Présentation du cas de Anne
Anne est une patiente schizophrène âgée de 43 ans, actuellement
suivie au centre hospitalier Montperrin. Les troubles psychotiques
débutent vers l'âge de 20 ans, suite à son départ du domicile
familial. Elle présente un tableau d'incurie et d'apragmatisme dans
son nouveau logement, associé à un syndrome dissociatif, un délire
polymorphe avec des idées de persécution centrées sur sa mère et un
automatisme mental avec des voix de femmes l'injuriant.
Après plusieurs hospitalisations en clinique privée et divers
traitements qui permettent d'atténuer la symptomatologie sans
abraser en totalité les idées délirantes, elle est hospitalisée pour la
première fois au CH Montperrin, sur le mode de l'hospitalisation
sur demande d'un tiers, en 1990. Lors de cette hospitalisation, elle
est enceinte de six semaines, grossesse qu'elle évoque très peu dans
son discours : ses préoccupations à ce sujet sont centrées sur son
image corporelle, elle réclame régulièrement aux infirmières des
crèmes contre les vergetures, des produits de beauté, manifestant ses
inquiétudes concernant sa prise de poids. Elle refuse de parler du
père de l'enfant, répétant à plusieurs reprises : « Mon enfant n'a pas
de père ». Une interruption thérapeutique de grossesse est réalisée
deux mois après, en partie sous la pression de la mère, toujours très
présente dans la prise en charge de sa fille.
Lors d'une hospitalisation ultérieure, Anne se lie avec un patient
schizophrène du pavillon, Jean-Marc, qu'elle épouse quelques mois
plus tard, pendant une période de stabilisation des troubles.
En 1996, elle est à nouveau enceinte. Elle interrompt d'elle-même
le traitement neuroleptique ainsi que le suivi psychiatrique. Elle
présente une décompensation délirante riche en post-partum ; les
idées délirantes sont centrées sur son enfant, un petit garçon : dans
ses propos, elle évoque une grossesse gémellaire, les infirmières lui
auraient volé sa fille à la naissance . Le délire concerne également
son mari et sa mère : « Mon mari a un frère jumeau, je suis
confrontée tantôt à l'un, tantôt à l'autre... J'ai deux mères, l'une est
vraie, l'autre est fausse... ».
Un traitement par Léponex® est instauré. Il entraîne une prise de
poids importante, mais il permet une réduction des troubles du
comportement, un apaisement de la symptomatologie productive,
avec la persistance d'idées délirantes de mécanisme imaginatif,
évoquant une paraphrénisation. Malgré les troubles psychiatriques,
le couple parvient à élever l'enfant, aidé par la mère de la patiente.
En décembre 1996, la mère d'Anne nous informe que sa fille a passé
il y a deux mois une mammographie suite à l'apparition d'une
induration mammaire droite, et a consulté divers gynécologues de la
région (dont un au centre anticancéreux de Marseille). L'image
radiologique présente des signes en faveur d'une malignité, les
médecins consultés préconisent une intervention chirurgicale, que la
patiente refuse.
Elle accepte cependant une hospitalisation dans le service du
médecin gynécologue l'ayant suivi lors de son accouchement.
L'intervention chirurgicale sera programmée, mais l'équipe
psychiatrique devra intervenir suite à des troubles du comportement
de la patiente : elle présente un délire paranoïde centré sur des idées
de mort, des sensations de transformation corporelle, des
hallucinations psychosensorielles menaçantes, ainsi qu'un déni
massif de la nature cancéreuse de sa pathologie. Le tableau
dissociatif est intense, associant une ambivalence majeure rendant
l'acceptation du geste chirurgical impossible, un maniérisme, un
discours diffluent et désorganisé, des angoisses de morcellement.
Nous décidons d'hospitaliser Anne au CH Montperrin, afin d'aider
la patiente à accepter l'intervention chirurgicale. Elle nous sollicite
continuellement par l'intermédiaire de plaintes somatiques variées
et bizarres, nécessitant des étayages corporels permanents : séances
de kinésithérapie, massages dorsaux, des jambes... Ses demandes
sont essentiellement centrées sur des préoccupations corporelles
concernant son aspect physique (masques capillaires, crèmes de
beauté, coiffeur.,.) Des idées délirantes à thème persécutoire,
rapidement résolutives, se développent envers des infirmières :
« Elles sont jalouses de moi parce que je suis plus belle qu'elles,
elles veulent me voler mon mari... »
Lors de l'hospitalisation, Anne présente un déni massif : « Je n'ai
pas de cancer, j'ai un grain de beauté à enlever au sein... » Elle
dénie également sa prise de poids importante, se pesant plusieurs
fois par jour en présence d'infirmières, s'exclamant avec joie
qu'elle a maigri et s'ôtant généreusement une trentaine de kilos...
Tout en refusant d'entendre le mot cancer, elle accepte néanmoins
l'intervention chirurgicale et les soins (radiothérapie et traitement
antihormonal) réalisés en service de gynécologie, avec toutefois une
présence constante de l'équipe psychiatrique. L'examen anatomo-
pathologique révèle un adénocarcinome mammaire de quatre
centimètres, avec un curage ganglionnaire positif.
Le tableau clinique est alors dominé par le syndrome dissociatif
(plus intense qu'auparavant) : angoisses de morcellement
envahissantes, préoccupations corporelles délirantes et
discordantes, maniérisme et discours diffluent. En revanche, la
symptomatologie délirante semble moins prégnante.
Le tableau dissociatif s'amende progressivement, le déni est moins
intense. Anne parvient enfin à évoquer, mais de façon très allusive,
son opération du cancer du sein. Elle verbalise alors en pleurant des
affects dépressifs.
Actuellement, elle est retournée à son domicile, suit son traitement
antihormonal par Zoladex® et accepte de consulter régulièrement
son médecin gynécologue. Le tableau dissociatif est moins franc,
persistent les idées délirantes riches, mal systématisées, évoquant
un délire en voie de paraphrénisation, à thème fantastique,
mégalomaniaque, de mécanisme imaginatif.
Commentaires sur le cas de Anne
Nous avons vu comment, dans ce cas clinique, une atteinte
somatique, analogue à celle de Mme F., le cancer du sein, est
également déniée, mais ne fait pas retour sous forme délirante. Au
contraire, l'atteinte corporelle a pour effet d'augmenter de façon
importante la dissociation et de diminuer les productions délirantes
en cours de paraphrénisation. L'hypothèse freudienne (1924 a et b)
selon laquelle la construction délirante fait suite à un mécanisme
actif de lutte contré une représentation intolérable nous aide à mieux
nous représenter ce mouvement psychique.
Il semble que la représentation traumatique contre laquelle elle se
défend ne fait pas retour de façon claire, comme chez Mme F. Nous
faisons l'hypothèse que la patiente s'en est défendue par le
mécanisme de morcellement. Ce mécanisme découpe activement
les constructions faites par la patiente : le délire en cours de
paraphrénisation. La patiente ne présente plus alors que des parties
de délire très peu reliées entre elles, peu compréhensibles, peu
construites, ou comme le décrit Bion dans un cas clinique, comme
un « nuage de délire » dans lequel on ne repère plus les éléments
éparpillés.