« Anthropologie de la sexualité » de S. Breton ? Breton S., “Sexualité” in Dictionnaire de l´ethnologie et de l´anthropologie, Bonte-Izard (Editors), Paris, Puf, 1991 « Nous avons quelque peine à concevoir que la sexualité puisse mettre en question autre chose que l’acte sexuel. Mais pour beaucoup de sociétés, cet acte n’est pensable qu’en rapport avec des fins- sans qu’il s’agisse nécessairement de la seule reproduction qui lui donnent un régime d’existence sociale particulier, à mi-chemin du public et du privé, soit qu’un couple surpris dans le coït, comme chez les Yafar de Nouvelle-Guinée (Juillerat, 1986), puisse être immédiatement mis à mort, soit que l’accouplement fasse l’objet d’un spectacle, avec cette religiosité qui avait tant fasciné Bougainville à Tahiti, et qui eut l’écho que l’on sait dans la pensée des Lumières. Cela conduit à se demander si la catégorie de la sexualité, tant qu’elle postule l’autonomie de l’acte sexuel, n’est pas une fiction. Qu’est-ce qu’un acte sexuel ? Certaines sociétés de Nouvelle-Guinée (Herdt, 1981, 1984 ; van Baak, 1966 ; Godelier, 1982) pratiquent ce que l’on a appelé l’homosexualité rituelle, qui consiste, lors de l’initiation, en une insémination par fellation ou sodomie, parfois sous la contrainte, des jeunes garçons dans le but de les transformer en hommes par absorption de substance masculine. C’est que l’identité de genre ne saurait être réalisée par le seul développement naturel : contrairement à la substance féminine, la substance masculine est vouée à l’entropie si on ne la renforce pas, il revient donc à la société de 1 mettre en accord l’identité sexuelle des hommes et leur identité génitale. D’autres sociétés néo-guinéennes pensent parvenir au même résultat en extrayant du corps du novice une partie de sa substance féminine par saignée ou en lui faisant absorber une substance masculine autre que le sperme. On est donc en droit de se demander si l’acte homosexuel initiatique est bien un acte sexuel, ou si, inversement, toute autre méthode de renforcement de la masculinité n’en serait pas un à sa manière. Quelle est la finalité de l’acte sexuel ? B. Juillerat a décrit le premier accouplement des jeunes époux yafar, dans lequel les gestes de l’amour sont accompagnés d’incantations et d’actes rituels destinés à stimuler la fécondité cosmique. A la suite de quoi les fluides sexuels sont recueillis en vue de favoriser la fertilité agraire de la femme et la fertilité cynégétique de l’homme. Outre qu’on peut se demander où il commence et où il finit, l’acte sexuel acquiert une résonance qui dépasse le cadre strictement sexuel dans une région du monde où domine une théorie substantialiste de la procréation selon laquelle l’homme et la femme forment l’enfant en lui donnant la substance propre à leur sexe respectif, et où l’on voit parfois dans l’accouplement un moyen d’obtenir ces substances, hors d’une finalité procréatrice, dans le but d’une utilisation magique. C’est le cas chez les Marind-anim (Van Baal, 1966), où des orgies rituelles permettent de recueillir, reçus par une même femme, les spermes de plusieurs hommes qui a valeur de substance totémique du clan. L’idée que la sexualité ne se limite pas à l’acte génital trouve sa pleine expression dans la Chine ancienne. On y remarque, à côté d’un extraordinaire mysticisme sexuel, un grand développement de pratiques et d’institutions liées à la sexualité (Van Gulik, 1971), dont l’existence ne peut se comprendre que dans le contexte de la doctrine taoïste (Schipper, 1982) selon laquelle l’homme est un microcosme fonctionnant comme un macrocosme. L’union sexuelle est la réplique de l’interaction des forces cosmiques jumelles, le yin et le yang, essences respectivement féminine et masculine. Il ne s’attache à l’acte sexuel, qui est un devoir sacré relevant de l’ordre du monde, aucun sentiment de faute et donc de culpabilité. Qui est l’auteur de l’acte sexuel ? Dans les exemples dont il a été question, il semble difficile d’établir « la généalogie de l’homme de désir » dont parle Foucault (1984). Bien 2 sûr, la jouissance n’en existe pas moins, mais elle n’est plus présentée comme une fin immanente de l’acte sexuel ; d’autres visées viennent se greffer sur elle, de portée sociocosmique. Le sujet du désir, « herméneute de soi », est-il le sujet de l’acte sexuel ? Lorsque Foucault le cherche dans les pratiques de l’Antiquité occidentale, il ne retrouve que ce qu’il a commencé par poser, à savoir l’individu défini par sa seule subjectivité. Mais comment alors définir l’homme taoïste, qui se réserve pour préserver un ordre qui le dépasse, ou l’homme mélanésien, qui s’adonne au rite de passage homosexuel pour atteindre à l’hétérosexualité ? Le sujet du désir n’est-il pas hanté par un autre, par son être social ? Peut-on se contenter de décrire un sujet solipsiste, insécable, affranchi de son monde et de sa société, même dans ce qui semble n’appartenir qu’à lui - son désir et son acte ? » 3