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L’Encéphale (2009) Supplément 7, S261–S263
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
Dépressions sévères :
particularités du trouble bipolaire
Severe depression : specific features of bipolar disorder
C. Henry
Université Paris 12, Faculté de Médecine, IFR10, Créteil, F-94000
AP-HP, Hôpital Henri Mondor-Albert Chenevier, Pôle de Psychiatrie, Créteil, F-94000
Mots clés
Bipolaire ;
Dépression ;
Réactivité
émotionnelle
KEYWORDS
Bipolar disorder ;
Major depressive
episode ; Emotional
reactivity
Résumé Les dépressions bipolaires peuvent revêtir tous les aspects cliniques allant de la dépression
d’intensité légère à des dépressions sévères. Cependant, la sévérité des dépressions bipolaires vient du
fait qu’elles font partie d’une pathologie globalement invalidante et de leur difficulté de prise en charge
du fait de cette appartenance. Les antidépresseurs sont en effet difficiles à manier chez les sujets
bipolaires du fait du risque de virage de l’humeur, d’induction de cycle rapide ou d’état dysphorique
chronique. Une difficulté supplémentaire à laquelle nous confrontent les recommandations est le choix
du traitement. En effet, les guidelines actuels nous laissent le choix des thymorégulateurs seuls ou
associés à un antidépresseur ou d’un antipsychotique seul ou associé à un antidépresseur. Le
démembrement de l’hérétogénéïté clinique des dépressions bipolaires sera peut-être un élément de
réponse face à cette nouvelle complexité.
Abstract Bipolar depressions can present all the clinical aspects from a major depressive episode with
a mild intensity to severe one. However, part of this severity comes from the bipolarity by itself. Bipolar
disorders belong to the 10 most disabling conditions in the world. Moreover, the complexity of bipolar
depressions comes also from the complexity to treat them. Antidepressants are difficult to use in bipolar
subjects because the risk of switch, the possible induction of rapid cycles or of a chronic dysphoric state.
Currently, guidelines are not very helpful for the choice of the treatment in case of an acute major
depressive disorder. Indeed, the current guidelines give the choice between a mood stabilizer alone or
associated with an antidepressant, either between an antipsychotic more or less associated with an
antidepressant. A better understanding of the clinical heterogeneity of bipolar depression could help to
solve a part of this complexity.
La sévérité de la dépression bipolaire
en quelques chiffres
La dépression bipolaire est en soi un facteur de gravité à
plus d’un titre. Tout d’abord parce qu’elle fait partie intégrante d’une pathologie sévère puisque le trouble bipolaire
* Auteur correspondant.
E-mail : [email protected]
L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts.
© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés.
est classé parmi les 10 pathologies les plus invalidantes
[14]. La prévalence de la maladie maniaco-dépressive dans
sa forme classique est approximativement de 1 % mais
atteint 4,4 % si on inclut un spectre plus large prenant en
compte les troubles bipolaires de type II et ceux qui ne
remplissent pas totalement les critères mais dont la sévé-
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rité est particulièrement liée aux récurrences dépressives
[18, 13].
Un des éléments de mauvais pronostic reste le taux
d’erreur diagnostique en faveur de celui de dépression unipolaire [9]. De ces errances diagnostiques découle la mise
en place de traitements inappropriés consistant généralement en la prescription d’un antidépresseur seul.
En termes de gravité, le risque suicidaire est majeur chez
les sujets bipolaires et survient majoritairement au cours des
phases dépressives. Vingt-cinq pour cent de sujets bipolaires
feront au moins une tentative de suicide et 15 % des patients
ayant été hospitalisés décéderont par suicide [7]. De plus, il
existe une forte comorbidité avec des troubles psychiatriques
et somatiques qui aggravent la morbidité [12].
Éléments cliniques de gravité
des dépressions bipolaires
Les dépressions des troubles bipolaires peuvent revêtir toutes les formes cliniques décrites précédemment, allant
d’une intensité légère à sévère avec ou sans caractéristique psychotique.
Cependant certains critères sont généralement associés
aux dépressions bipolaires.
En termes de présentation clinique [5] les dépressions
bipolaires présenteraient plus fréquemment que les dépressions unipolaires :
•des symptômes atypiques ;
•des caractéristiques psychotiques ;
•des tableaux d’états mixtes dépressifs ;
•des dépressions agitées et anxieuses ;
•des dépressions « anergiques » ;
•des dépressions avec irritabilité et attaques de paniques.
En terme évolutif, les dépressions bipolaires ont un âge
de début plus précoce, des récurrences plus fréquentes et
chez la femme une survenue en post-partum plus fréquente. Elles peuvent se rencontrer au cours de cycles
rapides, mais semblent avoir une durée plus courte que les
dépressions unipolaires. Cependant, plus que la sévérité à
proprement parler, le problème posé par les dépressions
bipolaires est leur prise en charge.
Sévérité du fait de la difficulté à traiter
les dépressions bipolaires
Dans les dépressions bipolaires, l’usage des antidépresseurs
peut entraîner différents effets délétères.
Induction de virage de l’humeur
Généralement, il s’agit d’hypomanie ou de manie caractérisée par une irritabilité, moins sévère que les états maniaques spontanés et régressant rapidement à l’arrêt de
l’antidépresseur. Les antidépresseurs tricycliques induisent
davantage de manie que les inhibiteurs de recapture de la
sérotonine, mais la venlafaxine, ayant une action noradrénergique et sérotoninergique, se rapproche des tricycliques
C. Henry
quant à sa propension à induire des virages de l’humeur
[11]. Dans certains cas, il peut s’agir d’états mixtes, avec
notamment une augmentation du risque suicidaire. Les risques de virage semblent plus marqués quand il existe des
éléments de mixité de la dépression bipolaire, à savoir
des symptômes de manie intriqués à la symptomatologie
dépressive [4].
Apparition de cycle rapide
L’incidence des cycles rapides, définis par la survenue
d’au moins quatre épisodes thymiques par an, a considérablement augmenté depuis l’usage extensif des antidépresseurs passant de 5 % à 20-25 %. Les cycles rapides
surviendraient d’autant plus facilement que les antidépresseurs sont poursuivis durant la période de normothymie, ou
sur une période supérieure à un an et chez des patients
ayant présenté des manies induites [16].
État dysphorique irritable chronique
Une autre conséquence fréquente, mais moins connue, de la
prescription au long cours d’antidépresseur chez les patients
bipolaires est l’apparition d’une dysphorie chronique irritable induite par les antidépresseurs. En général, cet état
chronique apparaît progressivement chez des patients bipolaires traités par antidépresseur en continu depuis des
années. Cet état associe une irritabilité, une humeur dysphorique très souvent associée à des idées suicidaires, et des
troubles du sommeil à type de sommeil agité avec réveils
fréquents au cours de la nuit [3]. La plupart des patients se
plaignent d’être « à fleur de peau » et d’être particulièrement sensibles à l’environnement. Ils s’avèrent en effet très
réactifs et très labiles émotionnellement, ce qui peut amener à poser à tort le diagnostic de trouble de la personnalité
car cet état ne répond pas aux critères stricts d’un épisode
thymique. Étant donné l’association d’une humeur triste et
d’idées suicidaires, l’antidépresseur est reconduit, ou changé
pour cause d’inefficacité. D’après les auteurs ayant décrit ce
tableau clinique, il est vraisemblable que ces tableaux sont
induits ou aggravés par les antidépresseurs.
Évolution des recommandations pour le traitement
des dépressions bipolaires : la difficulté du choix
Du fait des effets parfois délétères induits par les antidépresseurs dans les dépressions bipolaires, les recommandations d’avant 2003 préconisaient de prescrire en première
intention un thymorégulateur. Si un thymorégulateur était
déjà prescrit, il s’agissait alors d’optimiser ce traitement
en vérifiant la prise ou en ajustant éventuellement la posologie. En cas de non-réponse, un antidépresseur pouvait
être adjoint au traitement précédent. Récemment, des
études montrant l’efficacité de certains antipsychotiques
atypiques dans le traitement des dépressions bipolaires
[17, 2] ont entraîné des modifications majeures des recommandations. De manière caricaturale, la version de 2005
des guidelines du Texas [15] ne proposait le choix des antidépresseurs qu’en quatrième position. Les recommandations les plus récentes laissent le choix en première
intention entre un thymorégulateur seul ou en association
Dépressions sévères : particularités du trouble bipolaire
avec un antidépresseur, et certains antipsychotiques atypiques seuls ou en association avec un antidépresseur. Il
n’existe cependant aucune indication pour orienter le choix
du clinicien [19].
L’efficacité des antidépresseurs et des antipsychotiques
dans les dépressions bipolaires pose avant tout le problème
de l’homogénéité clinique des dépressions bipolaires. En
effet, de nombreux auteurs s’attachent à décrire l’hétérogénéité clinique des dépressions bipolaires. Issue de différentes approches, émerge l’idée qu’il existe différents
types de dépression bipolaire [8].
Koukopoulos [10], Benazzi [1] et Akiskal ont été les premiers à décrire les dépressions bipolaires avec des caractéristiques de mixité. Plus récemment, le Systematic
Treatment Enhancement Program for Bipolar Disorder
(STEP-BD) a montré que deux tiers des patients déprimés
bipolaires présentaient des symptômes concomitants de
manie [6]. Cette étude a également montré que ces patients
avaient une pathologie plus sévère, à savoir un âge de
début plus précoce, davantage de trouble bipolaire de type
I, plus de cycles rapides dans l’année précédente et une
histoire plus fréquente de tentatives de suicide [6]. De
plus, Frye et al.[4] ont montré que lorsqu’il existait des
symptômes maniaques associés à l’épisode dépressif, le risque de virage de l’humeur était plus important. Il est également possible de distinguer ces deux types de dépression
en tenant compte de leur niveau global d’activation et de
leur niveau de réactivité émotionnelle [8].
Ainsi, une meilleure caractérisation des différences
entre dépressions pures et dépressions mixtes semble indispensable, car elle peut permettre de dégager des indicateurs potentiels de pronostic à court terme et peut
également permettre d’orienter les choix thérapeutiques.
En effet, un mauvais choix thérapeutique peut entraîner
une aggravation des troubles et laisser penser que l’on a à
faire à une dépression sévère voire résistante.
Conclusions
Au-delà de la sévérité des troubles bipolaires, les dépressions bipolaires par leurs diversités cliniques et leurs particularités de prise en charge font partie, de fait, des
dépressions difficiles à traiter, et donc ceci leur confère, un
caractère de sévérité. Un mauvais choix thérapeutique
peut faire poser à tort le diagnostic de dépression résistante, alors qu’il peut s’agir d’une mauvaise réponse à une
classe thérapeutique donnée et qu’un changement de traitement peut entraîner la guérison.
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