Les sciences cognitives ouvrent-elles des voies thérapeutiques dans la schizophrénie ? M. SAOUD (1), M. SENN, J. DALÉRY Le paradigme général de l’approche neuro-cognitive est l’intégration des opérations cognitives comme niveau intermédiaire entre les structures cérébrales et le comportement. Dans la schizophrénie, les fonctions exécutives et les troubles mnésiques sont les domaines cognitifs les plus perturbés (figure 1). Les troubles cognitifs constituent une caractéristique fondamentale des schizophrénies, puisque 75 à 85 % des sujets qui souffrent de cette maladie en présenteraient (10). Les facteurs cognitifs apparaissent, dans la schizophrénie, prédictifs du fonctionnement social (revue de la littérature de 9). Il existerait ainsi des corrélations entre des domaines d’activité spécifique et des fonctions cognitives : les troubles de la mémoire verbale à long terme ou des mauvaises performances au WCST (Wisconsin Card Sorting Test) semblent hautement prédictifs d’altération du fonctionnement dans les activités quotidiennes ou de l’intégration dans la communauté ; les troubles de la mémoire verbale à long terme et les troubles de la vigilance semblent hautement prédictifs de difficultés dans la résolution de problèmes interpersonnels ; ou encore, les troubles de la mémoire verbale à long terme ou des mauvaises performances dans l’utilisation de l’empan mnésique semblent hautement prédictifs de difficultés dans l’acquisition d’habiletés psychosociales. Motricité Fluence verbale Fonctions cognitives Vocabulaire Block Design Trails B Méta-analyse Trails A Premier épisode schizophrènique Emp amnésique WCST Mémoire visuelle Mémoire verbale Quotien intellectuel 0 0,5 1 1,5 2 Taille de l’effet (Différence par rapport aux contôles en nombre d’écart types) FIG. 1. — Profil des déficits cognitifs dans la schizophrénie ; adapté (3, 11). (1) CHS Le Vinatier, 95, boulevard Pinel, 69500 Bron cedex. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 903-6, cahier 4 S 903 M. Saoud et al. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 903-6, cahier 4 Une prise en charge des troubles cognitifs devrait donc conduire à une amélioration de la vie quotidienne des patients schizophrènes. PERSPECTIVES THÉRAPEUTIQUES DES SCIENCES COGNITIVES Pour évaluer les voies thérapeutiques ouvertes par les sciences cognitives dans la schizophrénie, on peut proposer un modèle heuristique de la psychologie cognitive, en intégrant le niveau neurobiologique (figure 2). Par exemple, les symptômes négatifs sont fortement corrélés aux fonctions exécutives, dépendant elles-mêmes du cortex pré-frontal dorsal, liés à un déficit dopaminergique : on peut alors proposer différentes thérapeutiques, complémentaires entre elles, impliquant aussi bien les antipsychotiques, que des thérapeutiques biologiques non médicamenteuses comme la rTMS (stimulation magnétique transcrânienne répétée), et que la remédiation cognitive. L’intérêt des neurosciences cognitives dans le développement des thérapeutiques biologiques antipsychotiques a par exemple été montré par l’utilisation du test d’inhibition de la réaction de sursaut (PrePulse Inhibition, ou PPI) : on sait que des anomalies de la réaction de PPI sont retrouvées chez le patient schizophrène ; or des tests pharmacologiques chez l’animal ont montré que les anomalies du PPI peuvent être induites par les agonistes dopaminergiques comme l’apomorphine, et corrigées par certains antipsychotiques (7, 8). Ceci peut ouvrir des pistes de développement pour de nouveaux médicaments antipsychotiques. L’intérêt des neurosciences cognitives dans le développement des thérapeutiques biologiques non médicamenteuses a été illustré par les travaux sur la rTMS. Les patients présentant des hallucinations auditives présentent de façon concomitante des altérations de la mémoire de source (4). On peut donc faire l’hypothèse que si les patients qui ont des hallucinations auditives ont des perturbations aux tests de mémoire de source, ils devraient présenter une amélioration de leurs performances à ces tests lorsqu’il existe une régression des hallucinations auditives. Ceci a été vérifié à Lyon avec la rTMS, qui a entraîné une amélioration nette des hallucinations auditives (16), mais également une amélioration aux tests de la mémoire de source (5). On retrouve donc une preuve indirecte d’une relation entre un symptôme (les hallucinations auditives), une fonction cognitive (la mémoire de source), et une région cérébrale (le cortex auditif). L’intérêt des neurosciences cognitives a également été montré pour les thérapeutiques non médicamenteuses, en particulier la remédiation cognitive – qui peut être définie comme un ensemble de techniques qui visent à aider les personnes à retrouver un meilleur fonctionnement dans leur vie quotidienne, comme par exemple, mieux se souvenir de ce qu’on a lu dans les livres ou les journaux ou mieux organiser ses activités. On considère actuellement qu’un programme de remédiation cognitive doit, pour être valide, répondre à différents critères : – Le type d’intervention peut être de trois ordres : l’entraînement cognitif ciblé (attention, mémoire, fonctions exécutives…) ; l’apprentissage de stratégies de compensation ; ou les modifications environnementales si on ne peut pas agir directement sur le déficit cognitif. – Les cibles du traitement peuvent être les performances à une tâche spécifique (par exemple les performances attentionnelles), ou des stratégies cognitives spécifiques comme des stratégies mnémotechniques. – Les paramètres d’évaluation sont les performances à des tests neuropsychologiques intrinsèques, une dimension cognitive multifactorielle, ou, de façon plus récente, le fonctionnement social et la symptomatologie clinique. – Enfin, les moyens utilisés peuvent être individuels ou de groupes, et ils peuvent utiliser des moyens informatiques (remédiation assistée par ordinateur). Modèle de neuropsychologie cognitive Neurobiologie Antipsychotiques Déficit dopaminergique Neuroanatomie Thérapeutique biologique non médicamenteuse Cortex préfrontal dorsal Fonctions cognitives Remédiation cognitive Fonctions exécutives Symptômes négatifs Symptômes Psychiatriques FIG. 2. — Modèle de la neuropsychologie cognitive ; adapté (17). S 904 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 903-6, cahier 4 Les sciences cognitives ouvrent-elles des voies thérapeutiques dans la schizophrénie ? LES REMÉDIATIONS COGNITIVES Les premières tentatives de remédiations cognitives datent des années 1970, où l’on cherchait par exemple à améliorer les troubles attentionnels des patients schizophrènes (14), ou les troubles mnésiques par des stratégies d’encodement (13). L’entraînement cognitif ciblé a été exploré avec des tests comme le Wisconsin (1, 2) ou des programmes d’entraînement de l’attention (18) ou encore des programmes d’entraînement de la mémoire ou des fonctions exécutives (15). Mais ces études ont montré des limites : leurs effets sont limités aux tâches concernées par l’entraînement, sans généralisation aux autres performances cognitives, ni utilisation de ces stratégies dans la vie quotidienne du sujet. L’apprentissage de stratégies de compensation peut se pratiquer selon trois techniques : la récupération espacée, avec des intervalles de rétention de plus en plus grands ; l’estompage, les indices étant progressivement estompés ; et l’apprentissage sans erreur, avec une exposition répétée à la réponse correcte. Les avantages de ces stratégies de compensation sont les suivants : (1) elles limitent la production d’erreurs durant l’apprentissage, (2) elles exploitent les fonctions cognitives intactes (par exemple la mémoire implicite), (3) elles sont utilisables dans de nombreuses situations. Il est d’ailleurs possible d’utiliser de manière combinée plusieurs de ces techniques. Une étude de Kern et al. (12) a par exemple testé, pour deux tâches distinctes, deux stratégies d’apprentissage pour deux groupes de patients schizophrènes : l’une par essais et erreurs, et l’autre par apprentissage sans erreur. Le groupe ayant bénéficié d’un entraînement sans erreur a présenté une amélioration nette, directement après l’entraînement, pour les deux tâches ; mais trois mois après, les performances à une seule des deux tâches restaient satisfaisantes. Une étude de Wykes et al. (19) a montré, avec des validateurs externes, un effet durable des stratégies de remédiation cognitive assistée par ordinateur, puisqu’ils ont constaté qu’après 6 mois de traitement, le groupe ayant bénéficié de ces stratégies conservait le bénéfice du traitement. LES STRATÉGIES THÉRAPEUTIQUES CENTRÉES SUR LE TRAITEMENT DE L’INFORMATION Les perturbations cognitives fondamentales de la schizophrénie concernent le traitement de l’information, faisant intervenir la séquence attention-concentration/mémoire de travail/raisonnement logique/fonctions exécutives. Une alternative thérapeutique aux techniques classiques de remédiation cognitive serait donc de travailler sur ces fonctions cognitives de base. L’équipe de Lyon a réalisé un travail dans ce domaine, en utilisant le logiciel Rehacom® présentant des niveaux de difficultés croissantes, sur lesquelles le sujet peut travailler à son rythme (14 séances individuelles sur 7 semaines). Ce logiciel comporte un module attention/concentration, un module de mémoire topologique, un module de raisonnement logique par complètement de série, et un module de fonctions exécutives correspondant à un shopping dans un supermarché virtuel. Les résultats de l’étude exploratoire montrent une amélioration au niveau des 4 modules, cette amélioration étant confirmée sur des validateurs externes, comme le CPT, le WSCT, ou le test de mémoire RMBT (figure 3). Niveaux atteints de la première à la 7e séance des 4 modules REHACOM® 25 Attention Mémoire Logique Shopping 20 15 10 5 n = 30 patients schizophrènes 0 1 2 3 4 5 6 7 1,4 1,2 1 0,8 0,6 0,4 0,2 0 CPT-IP D4f 11 10,5 10 9,5 9 8,5 8 7,5 RBMT 20 16 12 8 4 0 Av Ap Ap Av WCST % err. Pers. Av Ap FIG. 3. — Amélioration des fonctions cognitives entraînées (adapté de 6). S 905 M. Saoud et al. Enfin, l’avenir des stratégies de remédiation cognitive repose peut-être sur la possibilité d’agir sur l’environnement du patient : des stratégies ont par exemple été élaborées, pour proposer au sujet schizophrène des « maisons intelligentes », lui offrant des repères qui lui rappellent par exemple certaines tâches à effectuer. CONCLUSION On est passé en quelques années d’une approche cognitive descriptive, mettant en lien des symptômes et des fonctions cognitives, à une approche pro-cognitive. Les objectifs de ces nouvelles stratégies sont d’accroître l’adaptation des patients dans leur vie quotidienne, d’augmenter leur autonomie, de favoriser leur qualité de vie et leur insertion professionnelle et sociale. Les moyens mis en œuvre sont multiples : médicaments pro-cognitifs, remédiation cognitive, ou thérapeutiques biologiques non médicamenteuses. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 903-6, cahier 4 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. Références 1. BELLACK AS, BLANCHARD JJ, MURPHY P et al. Generalization effects of training on the Wisconsin Card Sorting Test for schizophrenia patients. Schizophr Res 1996 ; 19 (2-3) : 189-94. 2. BELLACK AS, WEINHARDT LS, GOLD JM et al. Generalization of training effects in schizophrenia. Schizophr Res 2001 ; 48 (2-3) : 255-62. 3. BILDER RM, GOLDMAN RS, ROBINSON D et al. 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