L’Encéphale (2012) Supplément 4, S179-S185 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep États mixtes Mixed states Pierre-Michel Llorca*, Thomas Charpeaud, Ludovic Samalin CHU Clermont-Ferrand, BP 69, Clermont-Ferrand cedex 01, France ; Clermont Université, Université d’Auvergne, France MOTS CLÉS Trouble bipolaire ; État mixte ; Nosographie ; Traitement KEYWORDS Bipolar disorder mixed state; Nosography; Treatment Résumé La question des états mixtes occupe depuis la fin du XIXe siècle une place importante dans la réflexion sur la nosographie psychiatrique. La définition actuelle de la mixité selon le DSM-IV, en tant qu’épisode de décompensation thymique du trouble bipolaire de type I, à côté des modes de décompensations dépressifs et maniaques, est sans doute peu opératoire et trop restrictive en pratique clinique. L’hétérogénéité des tableaux cliniques dans le trouble bipolaire, tend en effet, à définir la mixité dans le cadre d’une approche dimensionnelle, probable évolution du prochain DSM-V. Ce passage de « l’état mixte » à la « mixité » pourrait se révéler pertinent en pratique, tant les aspects évolutifs, pronostiques, mais aussi thérapeutiques sont particuliers lors de tels épisodes. © L’encéphale, Paris, 2012. Tous droits réservés. Summary The issue of mixed states has an important place in the debate on psychiatric nosography since the end of XIXth century. The current definition of mixed states according to the DSM-IV, as a thymic episode of bipolar disorder type I, is probably somewhat too restrictive in clinical practice. Due to the clinical heterogeneity of bipolar disorder, the mixed states will define within a dimensional approach, likely in the next DSM-V. As the evolution, the prognosis or the therapeutic strategies differ from what is applied in other thymic episodes, this transition from «mixed state» to manic or depressive episodes “with mixed features” may be relevant in practice. © L’encéphale, Paris, 2012. All rights reserved. Introduction Le trouble bipolaire est caractérisé par la fluctuation anormale de l’humeur, oscillant entre des périodes d’exaltation marquée (épisodes maniaques) et des périodes d’affaissement de l’humeur (épisodes dépressifs). La description classique de la manie associe de façon constante dans la littérature, différents symptômes considérés comme « typiques » : l’élation de l’humeur, la logorrhée, la tachypsychie, l’augmentation de l’activité et de l’énergie (associée à une diminution du besoin de sommeil), l’irritabilité, l’élévation de l’acuité perceptive, le vécu de persécution, l’hypersexualité, et enfin, l’impulsivité. *Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] © L’Encéphale, Paris, 2012. Tous droits réservés. L’épisode dépressif regroupe humeur dépressive, ralentissement psychomoteur, anhédonie, idées de mort et de culpabilité, troubles du sommeil et de l’alimentation (anorexie avec amaigrissement). Ces différents symptômes sont souvent regroupés en trois domaines principaux : • humeur ; • cognition et perception ; • activité et comportement. Dès 1864, Falret [1] soulève la problématique de la mixité qui sera largement étudiée par la suite : « … En effet, la manie, la mélancolie, la monomanie et la démence, que dans la classification régnante on considère comme des formes S180 P.-M. Llorca, et al distinctes, ne représentent que des états symptomatiques provisoires et ne réunissent aucune des conditions nécessaires pour constituer des espèces vraiment naturelles. Les caractères qui leur servent de base sont si secondaires et si peu nombreux que chaque jour on rencontre des aliénés qui peuvent à volonté figurer dans l’une ou dans l’autre de ces quatre catégories. Ces formes sont si peu naturelles que l’on a été conduit à admettre, par exemple, des manies mélancoliques et des mélancolies maniaques… Il est impossible de prévoir ce que deviendront dans l’avenir un maniaque ou un mélancolique que l’on observe à une période donnée de leur affection. Enfin, la transformation de la manie en mélancolie et vice versa, que plusieurs auteurs avaient déjà constatée, d’une manière accidentelle, mais dont la succession régulière nous a servi à constituer une forme spéciale, sous le nom de folie circulaire, est venue fournir un dernier argument contre l’admission de ces deux états symptomatiques comme espèces véritables de maladies mentales… ». Dans ce court extrait, cet auteur souligne : • la difficulté pour définir les symptômes spécifiques de chaque état (voire même pour caractériser les états maniaques et dépressifs), • la réalité clinique dans laquelle symptômes maniaques et symptômes mélancoliques sont associés, • la succession, éventuellement rapide, d’états thymiques différents chez un sujet donné. C’est Kraepelin qui tout au long des différentes versions de ses traités, va décrire de façon plus précise l’entité clinique correspondant aux épisodes mixtes [2]. Il introduit cette notion dans la cinquième édition de son traité, et la raffine dans les sixième et septième, notamment en prenant en compte les travaux de son élève Weygandt. Pour lui, dans un premier temps, l’état mixte se caractérise comme la survenue concomitante durant une même phase de la maladie, de symptômes de manie et de symptômes dépressifs. L’état mixte est considéré comme une véritable pierre angulaire de la maladie maniaco-dépressive : en effet, le fait qu’un symptôme thymique puisse être « remplacé » par un autre symptôme d’une tonalité opposée, témoigne du lien entre ces signes cliniques apparemment irréconciliables et fonde ainsi l’unité de cette maladie [3]. Après les travaux de Weygandt [4], Kraepelin décrira 6 types d’état mixte en fonction des combinaisons de symptômes observés dans les 3 domaines (humeur, cognition, activité psychomotrice) (Tableau 1) [6]. On retrouve : • manie anxieuse dépressive ; • manie avec pauvreté du discours ; • • • • manie inhibée ; manie stuporeuse ; dépression avec fuite des idées ; dépression agitée. Comme le souligne Benoit [7], cette description est plus taxonomique que psychopathologique, ne permettant pas une réelle réflexion sur la place des états mixtes dans la maladie maniaco-dépressive. Aspects cliniques Après ces publications classiques, de nombreux auteurs ont proposé des descriptions cliniques des états maniaques « purs » et des états mixtes, souvent basées sur l’étude de populations de sujets maniaques à partir de l’utilisation de différentes approches méthodologiques et statistiques. Ces deux états sont souvent définis l’un par rapport à l’autre ce qui n’est pas sans témoigner de l’embarras des auteurs pour délimiter ces entités. Distinction manie pure, manie mixte Pour certains auteurs, il s’agit d’états distincts, alors que d’autres les considèrent comme appartenant à un continuum et pouvant être observés au cours de l’évolution de la maladie bipolaire. Pour Court [8], la manie mixte serait un état transitionnel entre manie et dépression. Dans une perspective diachronique, Carlson et Goodwin [9] ont observé des patients au cours d’épisodes non traités et ont défini différents stades évolutifs de la manie. Les manifestations dysphoriques surviennent alors au cours de la période « finale » de l’évolution de la manie (Tableau 2). Approches dimensionnelles Certaines équipes ont, depuis de nombreuses années, utilisé des techniques statistiques telles que les analyses factorielles pour identifier les dimensions cliniques retrouvées chez les patients bipolaires et notamment dans la manie. Dès 1974, Beigel et Murphy [12] ont identifié deux dimensions distinctes dans le syndrome maniaque : • la dimension « Euphorique » (qui regroupe les symptômes dits « classiques ») ; Tableau 1 Formes cliniques d’état mixtes en fonction des manifestations symptomatiques associées (adapté de Azorin [5]) Humeur Cognition Psychomotricité Manie anxieuse dépressive D M M Manie avec pauvreté du discours M D M Manie inhibée M M D Manie stuporeuse M D D Dépression avec fuite des idées D M D Dépression agitée D D M États mixtes S181 mixte, ont permis de déterminer des clusters de patients qui se distinguent à la fois par les critères cliniques mais aussi par l’évolution de la maladie, l’existence de comorbidités ou de critères socio-démographiques particuliers. On peut faire l’hypothèse que les sujets ainsi regroupés souffrent de sous-types distincts de manie. Ces travaux distinguent ainsi : • la manie « classique » et la manie « psychotique » d’une part, présentes dans toutes les analyses ; • et d’autre part, la manie « dépressive » retrouvée dans quatre de ces études [14,16,17,19], la manie dite « duale » qui correspond à la présence comorbide d’un abus de substance, retrouvée dans deux études [18,19], et enfin la manie « irritable ou agressive » retrouvée également dans seulement deux études [14,17]. En regard de ces travaux, la « manie dépressive » correspond à des sujets : • ayant présenté un premier épisode à polarité dépressive ou mixte ; • avec un haut niveau d’anxiété et de dépression ; • ayant un nombre élevé d’épisodes antérieurs et de tentatives de suicide ; • et la dimension de « Paranoïa destructrice » (qui regroupe les éléments psychotiques et d’agressivité). Des études plus récentes [13-15] portant sur des populations plus importantes retrouvent un nombre de facteurs plus élevé (Tableau 3). Ces différents facteurs démontrent le caractère multidimensionnel du syndrome maniaque. Ces résultats confirment la possible juxtaposition chez les patients maniaques, de dimensions « typiques » avec des dimensions dépressives, soulignant ainsi l’importance de la notion de mixité et validant l’intuition clinique initiale émise par Falret. Analyse en cluster L’analyse en cluster permet de regrouper, dans une population donnée, des patients présentant des caractéristiques communes, qu’elles soient d’ordres cliniques, sociodémographiques ou autres. Différents travaux [14,16-19] portant sur de larges populations de patients présentant un épisode maniaque ou Tableau 2 Approche dimensionnelle des états maniaques. Résultats d’analyses factorielles Azorin et al [10] n = 104 Cassidy et al [9] n = 237 Swann et al [11] n = 179 F1. Activation /instabilité F1. Dysphorie F1. Impulsivité F2. Hostilité F2. Accélération psychomotrice F2. Pessimisme anxieux F3. Déficit (inclus apparence et troubles du jugement) F3. Psychose F3. Hyperactivité (inclus humeur exaltée) F4. Psychose F4. Augmentation des fonctions hédoniques F4. Détresse apparente F5. Exaltation F5. Irritabilité/Agressivité F6. Dépression F5. Hostilité F6. Délire/psychose F7. Hypersexualité Tableau 3 Les stades de la manie [9] Stade I Stade II Stade III Dysphorie croissante Dépression Hostilité ouverte Colères Dysphorie nette Panique Désespoir Relâchement et incohérence des associations Idées délirantes bizarres Hallucinations Désorientation temporo-spatiale Idées de référence occasionnelles Humeur Labilité des affects Prédominance de l’euphorie Irritabilité si contrariété Cognition Expansivité, grandiosité Confiance en soi accrue Pansée cohérente mais parfois tangentielle Préoccupations sexuelles et religieuses Accélération des idées Fuite des idées Désorganisation cognitive Idées délirantes Comportement Hyperactivité psychomotrice Tachylogorrhée Dépenses inconsidérées Tabagisme Abus téléphoniques Accélération psychomotrice intense et continue Activité psychomotrice Pression langagière frénétique et souvent bizarre Agressions S182 • • • • • présentant des épisodes sans intervalles libres ; avec une altération importante du fonctionnement social ; de sexe féminin ; divorcées ou veuves ; ayant reçu un diagnostic préalable d’anxiété, de dépression, ou de trouble de la personnalité. Critères diagnostiques – Approche catégorielle P.-M. Llorca, et al Ces deux classifications ne s’accordent ni sur la durée (une semaine contre deux semaines), ni sur la co-occurrence des troubles, la CIM10 acceptant l’alternance rapide de l’humeur. L’évolution du DSM semble dans sa 5e version s’orienter vers la disparition de cette notion « d’état mixte ». On parlera de « caractéristiques mixtes » d’un épisode thymique (maniaque, hypomaniaque ou dépressif) lors de la présence d’au moins trois symptômes de la tonalité opposée (issus d’une liste proposée). L’alternance des symptômes n’est pas prise en compte (http://www.dsm5.org). McElroy et al. [20] ont défini des critères opérationnels de « manie dysphorique », associant symptômes maniaques et symptômes dépressifs. C’est le nombre de ces derniers qui constitue un seuil diagnostique (Tableau 4). Cette définition est cohérente avec celle de Cassidy et al. [21] qui proposent de retenir la présence de deux symptômes parmi les six suivants pour pouvoir parler d’état mixte chez un sujet présentant une symptomatologie maniaque : • humeur dépressive ; • anhédonie ; • anxiété ; • culpabilité ; • suicidalité ; • fatigue. On peut citer également les définitions de Swann et al. [22] ou celles de Perugi [23] qui varient en fonction du type ou du nombre de symptômes dépressifs retenus. Ces critères sont plus « larges » que la classification du DSM dans sa quatrième version, pour laquelle, la cooccurrence d’un syndrome maniaque et d’un syndrome dépressif « complet » pendant au moins une semaine, est nécessaire pour établir le diagnostic d’état mixte (Tableau 5). La Classification internationale des maladies, dans sa 10e version (CIM10), associe quand à elle deux syndromes maniaque et dépressif pour définir les épisodes mixtes. L’épisode mixte se définit donc comme « une période d’au moins deux semaines, caractérisée par la présence de symptômes maniaques, hypomaniaques ou dépressifs, intriqués ou alternant rapidement (habituellement en l’espace de quelques heures) ». Tableau 5 Critères diagnostiques de l’épisode mixte selon le DSM-IV TR A. Les critères sont réunis, à la fois, pour un épisode maniaque et pour un épisode dépressif majeur (à l’exception du critère de durée) et cela presque tous les jours pendant au moins une semaine B. La perturbation de l’humeur est suffisamment sévère pour entraîner une altération marquée du fonctionnement professionnel, des activités sociales ou des relations interpersonnelles, ou pour nécessiter l’hospitalisation afin de prévenir des conséquences dommageables pour le sujet ou pour autrui, ou il existe des caractéristiques psychotiques C. Les symptômes ne sont pas dus aux effets physiologiques directs d’une substance (par ex., substance donnant lieu à abus, médicament ou autre traitement) ou d’une affection médicale générale (par ex., hyperthyroïdie) NB : Des épisodes d’allure mixte clairement secondaires à un traitement antidépresseur somatique (médicament, sismothérapie, photothérapie) ne doivent pas être pris en compte pour le diagnostic de trouble bipolaire I Tableau 4 Critères opérationnels du diagnostic de manie dysphorique. D’après McElroy et al [20]. Critères opérationnels du diagnostic de manie dysphorique A : Critères complets d’un syndrome maniaque ou hypomaniaque selon le DSM-III-R B : Présence simultanée de symptômes dépressifs associés * : 1 – humeur dépressive 2 – diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir présent dans presque toutes les activités 3 – gain de poids significatif ou augmentation de l’appétit 4 – hypersomnie 5 – ralentissement psychomoteur 6 – fatigue ou perte d’énergie 7 – sentiment d’indignité ou de culpabilité excessive 8 – sentiments de désespoir ou d’être sans aide 9 – pensées récurrentes de mort, idées suicidaires récurrentes, plans précis de suicide C : spectre diagnostique de la manie dysphorique (MD) MD avérée : si présence de 3 symptômes dépressifs MD probable : si présence de 2 symptômes dépressifs MD douteuse ou possible : si présence de 1 symptôme dépressif * Sont éliminés les symptômes communs avec la manie (insomnie, agitation, trouble de la concentration) États mixtes Le rationnel de cette modification repose notamment sur le fait qu’une proportion importante de sujets présentant un épisode maniaque ou dépressif, présente des symptômes de tonalité thymique opposée, sans qu’on puisse pour autant – compte tenu du caractère restrictif des critères diagnostiques – porter le diagnostic d’épisode mixte. Ainsi, Goldberg et al. [24] observaient dans une population de 1 380 patients bipolaires présentant un épisode dépressif majeur, seulement 1/3 d’épisode dépressif « pur » et 54 % de dépression avec 1 à 3 symptômes maniaques. Les sujets déprimés présentant jusqu’à 3 symptômes de la lignée maniaque pourraient par ailleurs être considérés comme présentant une vulnérabilité élevée à la bipolarité [10]. Cette approche suggère une nouvelle place de la mixité, passant dans les classifications actuelles d’entité syndromique « indépendante », à une dimension des épisodes thymiques, dans le futur DSM.5, ayant un impact à la fois en termes de pronostic et d’évolution, mais aussi d’approche thérapeutique. Le groupe de travail du DSM.5 a ainsi fait la proposition d’introduire cette notion de « caractéristique mixte » pouvant être portée aussi bien chez un sujet maniaque, qu’hypomaniaque ou déprimé. Il convient toutefois d’attendre la publication de la version définitive du DSM.5 prévue en mai 2013. Épidémiologie La prévalence des états mixtes est largement dépendante de la définition employée. Dans diverses études prospectives, la fréquence de survenue varie entre 19 et 66 %, si l’on utilise les critères de la CIM 10 ou les critères de Cincinnati [25]. Il existe dans la plupart des études une prédominance féminine. L’âge de début (premiers symptômes, premier traitement ou première hospitalisation) ne semble pas spécifique dans cette population. Dans une étude menée dans un échantillon de 1 000 patients présentant un état maniaque, Hantouche et al. [26] ont retrouvé un symptôme dépressif chez 204 sujets (18,7 %) et deux symptômes chez 331 (30,4 %). Les symptômes les plus fréquents étaient la labilité émotionnelle, l’irritabilité puis l’humeur dépressive et la fatigue. Les sujets présentant un épisode mixte étaient plus souvent de sexe féminin, pour lesquels l’errance diagnostique avait été significativement plus fréquente, avec notamment des diagnostics initiaux de troubles de la personnalité ou de comorbidité anxieuse. Une cohorte de 771 patients souffrant d’état maniaque [27] a permis d’isoler un échantillon important de patients présentant un état mixte (34 %). Ce dernier était caractérisé par une surreprésentation féminine, une évolution récente marquée par de plus nombreux épisodes, un nombre supérieur d’antécédents de tentatives de suicide et de cycles rapides et une atteinte fonctionnelle plus marquée (tant dans la vie quotidienne que sur le plan professionnel). Aspects évolutifs De nombreuses études ont étudié la survenue et l’évolution des états mixtes. Tout d’abord, peu de données permettent d’établir un pattern saisonnier, chez les patients présentant des états S183 mixtes. Cassidy et Caroll [28] ont décrit un pic de survenue à la fin de l’été, les manies pures survenant, pour ces auteurs, plutôt au printemps. L’impact de la saisonnalité dans la tonalité des décompensations thymiques, bien que faisant l’objet de descriptions anciennes, reste une donnée mal connue. À l’extrême, la théorie chronobiologique infradienne pourrait tendre vers une modélisation du risque de mixité des épisodes dépressifs, qui serait d’autant plus grand qu’ils surviendraient à distance de la fin de l’automne ou de l’hiver. La pertinence de ce modèle en pratique clinique courante reste bien entendu toute relative. Sur le plan thérapeutique, il est assez communément admis que les épisodes mixtes répondraient plus mal aux sels de lithium, mais aussi de façon plus globale, aux thérapeutiques mises en œuvre. Pourtant, les études portant spécifiquement sur les options thérapeutiques des épisodes mixtes, se confrontent à d’importantes difficultés méthodologiques, notamment en termes de définition de ces épisodes, ce qui pourrait finalement nuire à la mise en évidence, avec un bon niveau de preuve, d’une efficacité thérapeutique [29]. Comme retrouvés dans les analyses en cluster évoquées précédemment, les sujets présentant des états mixtes semblent avoir une trajectoire dépressive prédominante, avec des périodes de rémission plus courtes et moins nombreuses, et également une moins bonne récupération [19,25,30]. À partir des résultats d’études prospectives, au cours de la trajectoire d’un patient, le caractère mixte ou « pur » des épisodes semble persister, contrairement aux descriptions de Carlson et Goodwin [9] évoquées précédemment. Comorbidités – Suicidalité L’abus de substance est une comorbidité plus fréquente lors de la survenue d’états mixtes. Une fois de plus les imprécisions méthodologiques rendent les résultats de la littérature difficiles à interpréter. Cette comorbidité altère toutefois le pronostic et la réponse au traitement [31]. La comorbidité anxieuse favoriserait la survenue d’épisodes mixtes dans le cours évolutif du trouble bipolaire [26]. Deux mécanismes pourraient expliquer cette association : • la prescription plus fréquente d’antidépresseurs pour traiter le trouble anxieux, favoriserait les virages dysphoriques de l’humeur ; • il existerait une instabilité accrue de l’humeur du fait de la comorbidité (effet spécifique du trouble anxieux). La mortalité par suicide est 30 fois plus élevée dans le trouble bipolaire que dans la population générale [32]. Chez les patients présentant un épisode mixte, la suicidalité semble plus importante, bien que les données soient discutées en fonction de la méthodologie des différentes études. Dans une étude réalisée chez des adolescentes, la présence d’un état mixte multiplie par 4 le risque de geste suicidaire par rapport à celle d’un état dépressif majeur [33]. Dans une cohorte de patients maniaques ou mixtes, 54,5 % des patients mixtes étaient suicidaires contre 2 % des patients présentant une manie « pure » [34]. La non-résolution d’un état mixte serait associée à un risque accru de répétition des gestes suicidaires [32]. Pour certains, la présence d’idées suicidaires au cours d’un épisode maniaque oriente plus fortement vers le diagnostic d’état mixte avec une bonne valeur prédictive [35]. Ces patients doivent donc être considérés comme à haut risque suicidaire. S184 Prise en charge La difficulté de définition des états mixtes, que nous venons d’évoquer, explique le faible nombre d’essais cliniques contrôlés, randomisés, spécifiques. Le plus souvent ces patients sont regroupés avec les manies pures dans les essais cliniques, ce qui ne permet pas d’aboutir à des recommandations du grade le plus élevé. Les recommandations de pratique clinique sur la prise en charge du trouble bipolaire sont d’ailleurs scindés en deux groupes pour le traitement de l’état mixte : celles qui proposent des recommandations spécifiques et celles qui ne le différencient pas du traitement d’une manie classique. Mahli et al. [30], soulignent cet aspect méthodologique et le rôle dans les stratégies de premier rang des anticonvulsivants et des antipsychotiques de seconde génération (AP2G). Le choix reste bien sûr conditionné par les caractéristiques spécifiques du patient, le contexte clinique et les éventuels facteurs environnementaux. Les recommandations proposées sont donc assez générales. Comme le souligne l’Association française de psychiatrie biologique et neuropsychopharmacologie (AFPBN), la première étape consiste à évaluer et éventuellement interrompre les traitements en cours, augmentant le risque d’hypomanie ou de cycle rapide. Ce sont les antidépresseurs qui sont bien entendu mis sur la sellette dans ce cadre. De même, en cas de rechute, il convient de contrôler l’observance et d’optimiser le traitement en cours [36]. Si les AP2G et les anticonvulsivants semblent avoir montré un intérêt sur la symptomatologie maniaque comparable à celle observée dans la manie pure [37-40] ; en pratique la plupart des patients lors d’un épisode mixte sont traités par une association [27]. Une revue de la littérature récente tend d’ailleurs à démontrer une supériorité d’associations thérapeutiques telles que principalement AP2G et divalproate, par rapport aux monothérapies classiques, lithium compris [29]. De façon globale, les traitements qui peuvent être considérés, comme utilisables en première ligne sont les AP2G [11,41-43], le lithium ou le divalproate [40]. L'emploi d'une bithérapie AP2G et divalproate peut être considéré comme de grade I. L’emploi en monothérapie des AP2G ou du divalproate peut être considéré comme de grade II [44]. À côté de l’approche pharmacothérapique, les stratégies de prévention du suicide, mais aussi toutes les stratégies d’accompagnement ou psychothérapeutiques sont indispensables. Comme le précise l’AFPBN [36], « …durant une hospitalisation ou lors d’un accès maniaque, mixte ou dépressif majeur d’intensité sévère, l’information du patient et de la famille, et la thérapie de soutien sont les prises en charge non médicamenteuses de première ligne… ». Leurs buts sont notamment : • d’informer sur la maladie et sa prise en charge ; • d’augmenter l’alliance thérapeutique et l’observance médicamenteuse ; • de permettre au patient de développer des capacités d’adaptation notamment vis-à-vis des facteurs de stress. Conclusion Les états mixtes sont très fréquents bien que largement sous-identifiés. Ils posent un réel problème de caractérisation clinique, mais aussi physiopathologique. 07_Llorca.indd S184 P.-M. Llorca, et al Leurs caractéristiques, en particulier évolutives, justifient une attention toute particulière, mais il n’existe pas de stratégie de prise en charge spécifique. La modification probable de la nosographie, va certainement modifier leur abord et permettre, on peut l’espérer, une amélioration de la compréhension de cette entité clinique. Celle-ci étant actuellement définie de manière restrictive, alors qu’une approche dimensionnelle de la mixité pourrait probablement mieux rendre compte de la réalité clinique, et de la diversité des modes de décompensations thymiques, y compris pour des tonalités dominantes équivalentes. Déclarations d’intérêts P.-M. Llorca : Essais cliniques : en qualité d’investigateur principal, coordonnateur ou expérimentateur principal (Lundbeck, Roche, Lilly) ; Essais cliniques : en qualité de coinvestigateur, expérimentateur non principal, collaborateur à l’étude (Lundbeck, Roche, Lilly) ; Interventions ponctuelles : rapports d’expertise (Sanofi) ; Interventions ponctuelles : activités de conseil (BMS, Lundbeck, Roche, Lilly, Sanofi) ; Conférences : invitations en qualité d’intervenant (BMS, Lundbeck, Roche, Lilly, Sanofi) ; Conférences : invitations en qualité d’auditeur - frais de déplacement et d’hébergement pris en charge par une entreprise (BMS, Lundbeck, Roche, Lilly, Sanofi). T. Charpeaud : Essais cliniques : en qualité de co-investigateur, expérimentateur non principal, collaborateur à l’étude (Lundbeck, Roche, Lilly) ; Interventions ponctuelles : activités de conseil (Lundbeck). L. Samalin : Essais cliniques : en qualité de co-investigateur, expérimentateur non principal, collaborateur à l’étude (Lundbeck, Roche, Lilly) ; Interventions ponctuelles : activités de conseil (BMS) ; Conférences : invitations en qualité d’auditeur - frais de déplacement et d’hébergement pris en charge par une entreprise (BMS). Références [1] Falret JP. Des maladies mentales et des asiles d’aliénés: leçons cliniques. Paris : Baillière et fils ed ; 1864. [2] Kraepelin E. Psychiatric. 5th Ed. Leipzig, Germany: Barth; 1896 (1st edition 1883). [3] Maggini C, Salvatore P, Gerhard A, et al. Psychopathology of Stable and Unstable Mixed States: A Historical View. Compr Psychiatry 2000;41:77-82. [4] Weygandt W. Ueber die Mischzustaende des manischdepressiven Irreseins. 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