L’Encéphale (2013) 39, S167-S171 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP Modèles physiopathologiques des états mixtes Pathophysiological models of mixed states R. Belzeauxa*, E.C. Ibrahimb, J.-M. Azorina, E. Fakraa, M. Maurela, D. Pringueyc, A. Kaladjiand, D. Dassae, N. Corréarda, E. Duboisa, J.-A. Micoulaud-Franchia, M. Cermolaccea aSHU psychiatrie adultes, Solaris, Hôpital Sainte-Marguerite, 13274 Marseille cedex 09, France Marseille Université, CNRS, CRN2M, UMR 7286, Marseille, France cClinique de psychiatrie et de psychologie médicale, CHU Pasteur, 06002 Nice cedex, France dPôle de psychiatrie des adultes, CHU Robert-Debré, Avenue du Général-Koenig, 51092 Reims cedex, France ePôle de psychiatrie centre, Hôpital de La Conception, Boulevard Baille, 13006 Marseille, France bAix MOTS CLÉS Troubles bipolaires ; Tempérament ; Comorbidité KEYWORDS Bipolar disorders; Temperament; Comorbidity Résumé Les états mixtes sont des manifestations cliniques complexes des troubles bipolaires. Leur physiopathologie a été peu explorée à ce jour. Plusieurs modèles peuvent être proposés pour rendre compte des mécanismes physiopathologiques associés aux états mixtes. Ces modèles déÀnissent les états mixtes comme des états combinant simplement la dépression et la manie, comme des états de transition entre la manie et la dépression ou comme des formes sévères de dépression ou de manie. Les hypothèses physiopathologiques décrivent le rôle potentiel, dans ces modèles, des tempéraments ou de certains troubles de la personnalité, des comorbidités psychiatriques ou addictives, ou des pathologies organiques comme les dysthyroïdies. Cependant, l’existence d’une vulnérabilité génétique spéciÀque aux états mixtes reste à ce jour en suspens. © L’Encéphale, Paris, 2013. Tous droits réservés. Summary Mixed states are complex manifestations of bipolar disorders. Pathophysiology of mixed states remains unclear. Several models have been proposed to understand the mechanisms underlying these mood states. These models describe mixed state either as a combinaison of depression and mania, as well as a transition between mania and depression, or mixed state as a severe type of depression or mania. Pathophysiological hypotheses involve temperaments or some personality disorders, psychiatric comorbidities as well as substance use disorders, or thyroid dysfunction. However, the formal demonstration of any speciÀc genetic vulnerability to mixed state has not yet been provided. © L’Encéphale, Paris, 2013. All rights reserved. *Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (R. Belzeaux). © L’Encéphale, Paris, 2013. Tous droits réservés. S168 Introduction Les états mixtes déÀnissaient, dans le DSM-IV, une phase symptomatique du trouble bipolaire de type 1 au cours de laquelle coexistent des symptômes dépressifs et maniaques [1]. Cette déÀnition, considérée comme trop restrictive, a été l’objet de débats importants qui ont conduit à une évolution nosographique proposée par le DSM-5 qui supprime le concept même d’état mixte, pour déÀnir seulement une caractéristique de l’épisode maniaque, dépressif ou hypomane [2]. Cette évolution n’est Ànalement que la répétition des débats historiques alimentés par Kraepelin, Chaslin ou Schneider quant à l’existence et la classiÀcation des états mixtes déjà évoqués dans ce numéro (Cermolacce et al., dans ce numéro). Dans ce contexte, évoquer des modèles physiopathologiques des états mixtes pourrait paraître incongru, tant l’objet du modèle reste imprécis aux yeux du clinicien ou du chercheur. C’est sans doute la raison pour laquelle, dans de nombreux domaines habituels de la recherche psychologique ou physiopathologique, la bibliographie au sujet des états mixtes reste limitée [3]. Pourtant, la recherche clinique, psychopathologique ou physiopathologique peut sans doute apporter des connaissances qui pourraient éclairer un débat qui s’est trop longtemps limité à une discussion purement sémiologique. Nous souhaitons donc proposer ici une synthèse de la littérature à propos des modèles physiopathologiques des états mixtes. Cette synthèse vise à donner un panorama des modèles possibles à partir des données épidémiologiques, cliniques et biologiques décrites dans l’étude des états mixtes, à l’exception des études d’imagerie qui seront traitées dans un article spéciÀque de ce numéro (Kaladjian et al., dans ce numéro). États mixtes comme combinaison des manifestations de la dépression et de la manie Un premier modèle renvoie à la sémiologie classique des états mixtes, qu’on peut déÀnir comme combinatoire, qui les déÀnit comme l’association de symptômes dépressifs et maniaques. Dans ce cas, le modèle physiopathologique est celui de l’association d’une physiopathologie spéciÀquement dépressive surajoutée à une physiopathologie spéciÀquement maniaque, ou bien comme une physiopathologie non spéciÀque des épisodes thymiques, quelles que soient leurs valences. L’hypothèse est soutenue dans plusieurs travaux de psychiatrie biologique. Dans une étude sur le taux d’albumine et la numération formule sanguine de patients souffrant de R. Belzeaux, et al. manie mixte ou de manie pure, Cassidy et coll. décrivent un taux plus bas d’albumine et un taux plus élevé de leucocytes, comme de polynucléaires neutrophiles et de monocytes, qui pourraient caractériser une activation immunitaire plus importante chez les patients ayant des signes de mixité, rappelant ainsi des mécanismes physiopathologiques habituellement associés à la dépression [4]. Avec le même type d’hypothèse, des travaux plus anciens sur l’axe corticotrope décrivent également plus d’anomalies du test de suppression à la dexaméthasone chez les patients mixtes que chez les patients souffrant d’un épisode maniaque, comme ce qui est observé dans les dépressions mélancoliques [5]. Dans un sens un peu différent, des travaux aujourd’hui un peu anciens rapportés par Grunze et coll. ont montré des anomalies des métabolites des mono-amines dans le liquide céphalorachidien (LCR) répartissant les patients souffrant d’un état mixte en deux groupes, le premier qui les rapprochent des patients déprimés, le second qui les rapprochent des patients maniaques [3]. États mixtes comme transition d’un épisode thymique à un autre épisode de polarité opposée Une autre vision des états mixtes parfois décrite dans la littérature est celle d’un état de transition entre les deux épisodes maniaques et dépressifs. Ce type de modèle repose sur l’hypothèse d’un continuum entre la dépression et la manie, la manie étant parfois considérée comme la forme quantitativement la plus sévère de tous les épisodes thymiques et les états mixtes comme des formes intermédiaires [5]. Des travaux intéressants sur l’évolution prospective de la réactivité émotionnelle aux cours des épisodes thymiques soutiennent cette hypothèse. Ces travaux récents ont décrit plusieurs types de trajectoires de la réactivité émotionnelle au cours de ces épisodes [6]. Il est frappant de constater qu’une très large majorité de patients souffrant d’un état mixte est classée comme ayant une « activation transitoire », qui traduit une hyperréactivité émotionnelle ayant tendance à diminuer vers un retour à la norme au bout de quatre semaines d’évolution, là où les patients souffrant d’un épisode maniaque sont classés majoritairement comme ayant une activation persistante, c’est-à-dire une hyperréactivité émotionnelle élevée et persistante à quatre semaines malgré une diminution et, enÀn, là où les patients souffrant de dépression sont répartis de façon beaucoup moins systématisée dans les différentes trajectoires. Une hypothèse intéressante qui peut illustrer du point de vue neurobiologique ces observations cliniques, sans doute en lien avec des effets thérapeutiques ou iatrogènes des traitements psychotropes, a également été proposée Modèles physiopathologiques des états mixtes pour modéliser la symptomatologie mixte plutôt dans un contexte de symptomatologie dépressive prédominante ou de dépression mixte. Ce modèle fait l’hypothèse qu’une déplétion rapide en dopamine peut-être responsable, dans sa phase initiale, de symptômes moteurs et psychiques qui ressemblent à des signes de mixité [7]. Cette hypothèse s’appuie en particulier sur la description, chez des patients comme chez des témoins sains, du syndrome dysphorique lié aux neuroleptiques classiques, connus pour être des inhibiteurs des récepteurs dopaminergiques D2. Ce syndrome est caractérisé par l’apparition, dès l’ingestion d’une dose sufÀ sante de neuroleptique ou d’inducteur pharmacologique de déplétion en dopamine, de signes cliniques tels qu’une agitation psychomotrice, des impatiences, de l’anxiété, de l’hostilité, une augmentation de l’impulsivité et des variations rapides de l’humeur. Ces signes cliniques pourraient être la résultante de la réaction biologique immédiate et transitoire d’autorégulation induite par la déplétion ou le blocage dopaminergique. Ce tableau clinique évolue en général vers des signes plus classiques de dépression tels que le ralentissement psychomoteur, l’apathie et l’humeur dépressive. Si cette hypothèse pourrait rendre compte des fréquentes transitions manie – dépression avec une période mixte intermédiaire, en permettant d’intégrer la déplétion dopaminergique faisant suite à l’hyperactivité dopaminergique de l’épisode maniaque, les observations préliminaires qui fondent son rationnel restent fragiles. Le syndrome dysphorique lié aux neuroleptiques n’est peut- être pas fondamentalement de nature thymique, et les symptômes psychiques évoqués dans un contexte d’akathisie sont à interpréter avec précaution. Ce type de modèle questionne d’ailleurs directement l’effet des traitements sur les transitions d’une forme à l’autre d’épisode thymique. Les antidépresseurs sont souvent cités comme un facteur de précipitation d’un épisode dépressif à un épisode mixte et/ou hypomane ou maniaque, en particulier en présence de symptômes maniaques même discrets au cours d’un épisode dépressif majeur, autrement dit dès lors que le tableau clinique est évocateur d’un état mixte qu’il soit caractérisé ou non [8]. Pour autant, il semble que les facteurs cliniques prédictifs de la transition de la dépression vers un autre type d’épisode ne soient pas spéciÀques aux patients bipolaires traités par antidépresseurs par rapport aux patients n’ayant pas ce type de traitement [9]. Mais ce modèle déÀnissant l’état mixte comme état transitoire est remis en cause d’une part par l’existence d’épisode mixte isolé de tout autre épisode thymique et « spontané », en particulier sans cause iatrogène, et d’autre part par la sévérité observée de certains épisodes mixtes, qui, d’ailleurs, a amené à discuter d’autres modèles, dont celui déÀnissant les états mixtes comme des formes plus sévères d’épisodes maniaques ou dépressifs. S169 États mixtes comme forme sévère d’épisode maniaque ou d’épisode dépressif majeur En effet, suivant une intuition clinique assez commune, plusieurs arguments cliniques et épidémiologiques permettent d’envisager les états mixtes comme des formes sévères de dépression ou de manie [5]. Cette hypothèse s’appuie sur le fait qu’il existerait, chez les patients présentant des épisodes mixtes, plus d’épisodes chroniques et un moins bon fonctionnement inter-critique. De même, dans une classiÀcation des manies, Carlson et coll. notent les critères de mixité (dysphorie nette, désespoir) dans le stade le plus sévère de manie [10]. EnÀn, les travaux sur la polarité prédominante des troubles bipolaires montrent une association plus forte des épisodes mixtes avec la polarité dépressive du trouble et une forte association avec le risque suicidaire, suggérant donc également que l’épisode mixte puisse être une forme sévère de dépression [11]. Ce modèle physiopathologique n’a pas donné lieu à notre connaissance à des travaux physiopathologiques concluants et il reste cependant très hypothétique, la littérature apportant également des arguments invalidant l’hypothèse d’une sévérité accrue des épisodes mixtes par rapport aux autres types d’épisode thymique [5]. États mixtes comme l’association d’un épisode thymique à des facteurs de personnalité ou de tempérament On doit à Akiskal l’idée que les états mixtes pourraient être des épisodes maniaques survenant sur un tempérament dépressif ou cyclothymique ou des épisodes dépressifs survenant sur un tempérament hyperthymique [5], autrement dit un épisode de polarité opposée à celle du tempérament prédominant. Par ailleurs, une étude a pu montrer que c’était le facteur « consciencieux » du modèle « Big Àve » de la personnalité qui était le plus lié au nombre d’hospitalisations pour état mixte chez des patients souffrant d’un trouble bipolaire de type I [12]. Par extension, une autre hypothèse séduisante caractérisant la vulnérabilité à la mixité est l’existence d’une instabilité thymique intrinsèque chez le sujet comme on la décrit par exemple dans le tempérament cyclothymique, qui se manifesterait également au cours des épisodes [5]. Suivant la même hypothèse, il est possible que le trouble de la personnalité borderline soit un facteur de vulnérabilité à la mixité, du fait par exemple de l’existence permanente d’une forte réactivité de l’humeur [13]. L’impulsivité est également une dimension clinique souvent associée aux états mixtes [3]. Elle est sans doute à l’origine d’une plus grande vulnérabilité au suicide des patients souffrant d’état mixtes, même si des travaux doivent mieux explorer cette dimension. S170 Finalement, malgré l’aspect séduisant de ce type de modèle, les données physiopathologiques manquent à ce jour. États mixtes comme l’association de comorbidité psychiatrique à un trouble bipolaire L’anxiété état ou trait, comme le tempérament anxieux ou les troubles anxieux au sens du DSM IV sont fréquemment associés aux états mixtes selon de nombreuses études cliniques ou épidémiologiques [14-17]. Cependant, aucun résultat d’étude physiopathologique n’a permis d’explorer les causes de l’interaction entre anxiété et mixité. Il existe par ailleurs un débat clinique et épidémiologique sur le rôle des pathologies addictives dans la vulnérabilité à l’épisode mixte [5,14]. Certaines études ont relevé le rôle de la consommation d’alcool, en particulier sur les états mixtes prédominés par la dépression [18]. États mixtes comme l’association de comorbidité somatique à un trouble bipolaire On retrouve dans la littérature quelques études concernant des prévalences plus élevées de certaines pathologies somatiques chez les patients présentant un épisode mixte par rapport à des patients présentant un épisode maniaque ou dépressif. Les pathologies thyroïdiennes ont été les plus fréquemment évoquées, avec des résultats contradictoires plutôt en faveur d’une fréquence accrue d’hypothyroïdie chez les patients mixtes [5,19], bien que l’éventualité de l’effet d’une hyperthyroïdie associée ne puisse être exclue [20]. Dans ce cas également, il est difÀcile, avec les données actuelles, de faire la part des choses entre les effets directs d’une pathologie thyroïdienne surajoutée sur un épisode thymique donné. Il est d’ailleurs incertain que le résultat de cette comorbidité ne soit pas limité à l’association de la sémiologie d’un épisode thymique et de la pathologie thyroïdienne mimant alors un état mixte, comme par exemple un ralentissement psychomoteur et une asthénie expliqués par une hypothyroïdie d’apparition concomitante à un épisode maniaque. On retrouve également dans la littérature une fréquence accrue de traumatismes crâniens chez les patients souffrant d’épisode mixte suggérant un effet péjoratif de lésions cérébrales même discrètes sur l’évolutivité du trouble bipolaire [14,21]. Cette comorbidité pose cependant les mêmes problèmes cliniques et physiopathologiques que ceux évoqués plus haut. R. Belzeaux, et al. États mixtes comme manifestation clinique spéciÀque d’une vulnérabilité spéciÀque Si les épisodes mixtes sont considérés comme des entités autonomes, celles-ci supposent alors un modèle « tripolaire » du trouble bipolaire [5]. Une analyse factorielle récente justiÀe cette vision en décrivant un facteur mixte spéciÀque, marqué à la fois par l’anxiété, le risque suicidaire et l’agitation psychomotrice [22]. Ce facteur spéciÀque est d’ailleurs associé à une fréquence importante des épisodes mixtes et moindre des épisodes maniaques que chez les autres patients souffrant de trouble bipolaire. Cette idée trouve un écho dans l’observation qu’il y aurait plus d’antécédents familiaux dépressifs unipolaires que de troubles bipolaires chez les patients souffrant d’état mixte, suggérant l’hypothèse d’une double hérédité spéciÀque chez les patients [5]. Cependant ces intuitions cliniques ne sont pas encore étayées par des données publiées de biologie moléculaire qui rapporteraient par exemple l’association sélective de certains polymorphismes génétiques à des patients « mixtes » ou à polarité mixte plutôt qu’à des patients bipolaires en général. Conclusion L’ensemble de ces modèles, très hypothétiques et s’appuyant malheureusement sur peu de données expérimentales convaincantes, a été présenté artiÀciellement de façon segmentée ici, mais ils ne s’excluent pas mutuellement. Ils soulignent sans doute l’hétérogénéité probable des états mixtes, et donc l’hétérogénéité des processus physio- et psychopathologiques sous-jacents. Dans ce contexte, Swann et coll. suggèrent que les états mixtes « ne surviennent pas au hasard ». Les états mixtes pourraient être le résultat d’une physiopathologie spéciÀque faisant intervenir une vulnérabilité génétique spéciÀque et/ou l’effet stable d’une comorbidité telle que les troubles addictifs ou les traumatismes crâniens, auxquels s’ajoutent des facteurs ponctuels liés à l’épisode en particulier [14]. L’effet des changements nosographiques apportés par le DSM 5 sur la production de nouvelles connaissances sur la mixité sont difÀciles à anticiper, mais certains commentateurs s’inquiètent déjà d’une perte trop grande de spéciÀcité du problème clinique et physiopathologique et donc d’un risque de confusion plus grande, dans un domaine pourtant déjà complexe [2,23]. Liens d’intérêts Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt pour cet article. Modèles physiopathologiques des états mixtes Références [1] Association AP. 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