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L’Encéphale (2012) 38, 194—200
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP
MÉMOIRE ORIGINAL
Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats
d’une étude comparative entre des patients français
et tunisiens
Crosscultural aspects of bipolar disorder: Results of a comparative study
between French and Tunisian patients
S. Douki a,∗, F. Nacef b, T. Triki b, J. Dalery a
a
b
CHS Le Vinatier, 95, boulevard Pinel, 69677 Bron cedex, France
Hôpital Razi, 2010 La Manouba, Tunisie
Reçu le 27 novembre 2009 ; accepté le 5 novembre 2010
Disponible sur Internet le 11 octobre 2011
MOTS CLÉS
Trouble bipolaire ;
Étude comparative
transculturelle ;
Culture ;
Environnement ;
Manies unipolaires
KEYWORDS
Bipolar disorder;
Cross-cultural
comparison;
∗
Résumé Malgré sa gravité, le trouble bipolaire demeure largement sous-estimé au profit des
dépressions unipolaires et de la schizophrénie. En particulier, des facteurs culturels contribuent
à modifier le profil épidémiologique et clinique du trouble et à induire des errances diagnostiques. C’est dans ce contexte que nous avons effectué une étude comparative entre deux
groupes de 40 patients bipolaires vivant dans des environnements géographiques et culturels
distincts (France et Tunisie) pour tenter d’identifier d’éventuelles différences symptomatiques
ou évolutives. Les résultats retrouvent des différences significatives, en particulier une prédominance des épisodes maniaques aussi bien comme mode inaugural de la maladie que comme
modalité évolutive dans ce pays du Sud. Par delà les biais méthodologiques, ces différences suggèrent l’influence de facteurs d’environnement tels les conditions climatiques de température
et d’ensoleillement. Il est important à l’heure de la mondialisation que les thérapeutes soient
sensibilisés à la dimension culturelle du trouble bipolaire afin d’offrir le bénéfice précoce des
traitements spécifiques au plus grand nombre. Par ailleurs, la primauté de la manie dans les pays
du Sud pourrait fournir une autre clé de compréhension et de traitement de la maladie bipolaire.
© L’Encéphale, Paris, 2011.
Summary
Background. — Bipolar disorders are one of the most potentially severe psychiatric disorders,
implying a high degree of morbidity and incapacity for patients. Indeed, the World Health Organization in 1996 ranked them as the sixth most disabling condition worldwide. Major advances
have been achieved in their understanding and management. However, too many patients do
not yet benefit from them. As a matter of fact, bipolar disorders are still underestimated
Auteur correspondant.
Adresse e-mail : [email protected] (S. Douki).
0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2011.
doi:10.1016/j.encep.2011.04.003
Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats d’une étude comparative
Cultural issues;
Environmental factors;
Unipolar mania
195
and under-recognized, being too often misdiagnosed with major depression or schizophrenia;
the DSM-IV acknowledges the trend of clinicians to overdiagnose schizophrenia (rather than
bipolar disorder), especially in ethnic groups and young people. Indeed, cultural factors may
impact the symptomatology and the course of the disease. In particular, it has been shown by
many authors that schizophrenia-like features are more likely to be found in southern countries.
Similarly, the same authors have reported more manic than depressive episodes during the
course of bipolar disorder.
Objective. — We aimed at comparing individuals with bipolar disorder living in two distinct
geographic and cultural environments, namely France and Tunisia.
Method. — Our study included two samples of 40 patients each, natives from the country, who
were admitted during 2007 to the hospitals of Razi (Tunis, Tunisia) and Le Vinatier (Lyon, France)
and suffering from a bipolar disorder according to the DSM-IV criteria. The French sample was
constituted by all the patients meeting the inclusion criteria and the Tunisian one was selected
by matching the patients by gender and duration of the disorder.
Results. — Our results were consistent with the existing literature, showing many similarities
and some marked differences such as a greater rate of manic episodes in the onset and during
the course of the illness as well. The main result was the type of the first episode: mania
in three quarter cases in Tunisia and depressive in the same proportion in France. The same
figures applied to the recurrences. Unipolar mania, in particular, was three times more common
in Tunisia than in France.
Discussion. — Beyond the methodological biases (in-patients recruitment, diagnosis habits,
cultural tolerance), these differences are also probably linked to climatic factors, such as
temperature and photoperiod.
Conclusion. — The early detection of bipolar disorder is of crucial importance to provide specific treatments to patients. In a world where psychiatrists are more and more exposed to
meet patients from various backgrounds, it is necessary to be aware of culture-bound features.
Besides, the primacy of mania, in southern countries, may be a key to deepen our understanding
of bipolar disorder and consequently its management.
© L’Encéphale, Paris, 2011.
Introduction
Le trouble bipolaire est un des troubles mentaux les plus
sévères que l’OMS situe au sixième rang des pathologies les
plus invalidantes [29]. Il est, en particulier, associé à un
risque élevé de conduites suicidaires et de complications
psychosociales (difficultés professionnelles, divorce, poursuites judiciaires) [6,20,36]. Des progrès considérables ont
été réalisés dans sa compréhension et son traitement et
pourtant trop nombreux sont encore les patients qui n’en
bénéficient pas, faute d’un diagnostic précoce. En effet,
le trouble bipolaire demeure grandement sous-estimé au
profit de la schizophrénie et de la dépression unipolaire.
Le retard au diagnostic et au traitement peut concerner
les deux-tiers des malades et atteindre plus de dix ans
[19], avec des conséquences parfois dramatiques. Plusieurs
études ont montré que des facteurs culturels, notamment,
contribuent à modifier le profil clinique du trouble et à
induire des errances diagnostiques. Dans les pays du Sud,
il a notamment été montré que des caractéristiques schizophréniformes étaient fréquemment observées au cours
des épisodes thymiques, surtout maniaques et surtout chez
les hommes. Dans l’étude de Chemingui [9], le diagnostic
de trouble bipolaire n’a ainsi été porté que chez le tiers
des patients de son échantillon. Mais déjà, Egeland [15]
avait constaté, dans son étude chez les Amish, que 79 % des
patients avaient reçu un premier diagnostic de schizophrénie compte tenu de la fréquence des troubles du cours de la
pensée et du délire. De même, dans une étude anglaise comparant des patients bipolaires caucasiens, afro-caribéens
et africains noirs, les auteurs ont montré que les noirs
présentaient un taux plus élevé de symptômes maniaques
et que les afro-caribéens présentaient plus de symptômes
psychotiques non congruents à l’humeur que les patients
maniaques d’autres ethnies [24]. De même, la prévalence
de la manie sur la dépression a été largement soulignée. Dès
1967, Diop [12] faisait observer que « la psychose maniacodépressive semble relativement rare en milieu africain, mais
le fait le plus frappant et le moins contestable est la fréquence nettement plus faible des formes mélancoliques par
rapport aux formes maniaques. L’unanimité des auteurs sur
ce point mérite d’être soulignée ».
Ainsi, Weissmann et al. [37], à l’issue d’une étude épidémiologique transculturelle du trouble bipolaire (TB) et
de la dépression majeure récurrente (DMR) menée dans dix
pays, concluaient que « les différences dans les prévalences
du trouble bipolaire suggèrent que des facteurs culturels
ou des facteurs de risque autres affectent l’expression
de la maladie ». C’est dans ce contexte que nous avons
entrepris une étude comparative entre deux populations
de sujets bipolaires vivant dans des environnements géographiques et culturels distincts, à savoir la France et
la Tunisie, pour tenter d’identifier les variations symptomatiques éventuelles de la maladie afin d’en favoriser la
reconnaissance.
196
Patients et méthodes
Il s’agit d’une étude transversale de tous les patients hospitalisés entre le 1er janvier et le 31 décembre 2007 dans
le pavillon Avicenne du CHS Le Vinatier et répondant aux
critères DSM-IV de TB [2]. Ont été exclus les patients
pour lesquels un certain nombre d’informations n’a pu être
recueilli (en particulier le nombre précis d’épisodes antérieurs ou leur nature) de même que les patients qui n’étaient
pas natifs du pays. Le groupe tunisien, recruté parmi les
patients hospitalisés durant la même période dans le service de psychiatrie À de l’hôpital Razi, a été constitué en
sélectionnant le même nombre de sujets appariés par sexe
et par durée d’évolution de la maladie. De même n’ont été
inclus que les sujets d’origine tunisienne. Au total, nous
avons obtenu deux échantillons de 40 patients. Les données
ont été analysées sur EPI6.
Résultats
Données épidémiologiques
Sex-ratio
Contrairement aux troubles dépressifs, le trouble bipolaire
semble se répartir également entre les genres. C’était le cas
dans le groupe français de référence.
S. Douki et al.
Tableau 1
familiaux.
Âges moyens de début et antécédents
Antécédents familiaux
Absence d’antécédents familiaux
p
France
Tunisie
22,40
30,32
0,001
19,29
27,42
0,001
Âge de début
Nous avons retenu comme âge de début l’âge du premier
épisode thymique clairement défini. L’âge moyen semble
plus précoce dans le groupe tunisien (26 ans) que français
(29,38 ans), mais la différence n’est pas statistiquement
significative (p = 0,175). L’âge moyen de début est plus précoce dans les deux groupes et de façon significative chez
les patients ayant des antécédents familiaux de troubles
psychiatriques (Tableau 1).
Événements de vie
Des événements de vie précoces (carences affectives,
sévices physiques, abus sexuels, maladies graves etc.) sont
retrouvés dans une proportion équivalente (20 % en France
et 24 % en Tunisie) dans les deux groupes. Il en est de même
pour les facteurs de stress récents observés chez 75 % des
français et 70 % des tunisiens.
Données cliniques
Âge moyen
Les moyennes d’âge des deux échantillons sont comparables
(p = 0,1), se situant à 44,58 en France et 40,80 en Tunisie.
Remarquons toutefois les écarts entre les âges extrêmes,
avec un minimum de 18 ans en Tunisie (versus 23) et un maximum de 82 en France (versus 66). Cette différence reflète
certainement les pyramides des âges dans les deux pays
mais pourrait aussi suggérer des débuts (et des fins ?) plus
précoces en Tunisie.
Statut marital
Le résultat le plus significatif est un taux de divorce nettement plus élevé dans le groupe français (40 % versus 12,5 %,
p = 0,007). Le faible taux relatif observé en Tunisie peut être
expliqué par le contexte culturel, où des traditions plus
conservatrices opposent un frein important au divorce, surtout quand l’un des conjoints (surtout l’époux) souffre d’une
pathologie. Il est également vrai que les mêmes traditions
font aussi obstacle au mariage des malades mentaux, surtout
femmes. De fait, les patients tunisiens sont plus nombreux à
être célibataires (57,5 % versus 27,5 %) alors que l’âge moyen
est équivalent. Au total, seul environ un tiers des patients
dans les deux pays vit en couple (32,5 % en France et 30 %
en Tunisie).
Épisode initial
De façon impressionnante, l’image en miroir de la Fig. 1
illustre l’une des différences majeures dans l’expression de
la maladie : l’épisode inaugural est, dans les trois quarts
des cas, dépressif en France et maniaque en Tunisie. La
différence est hautement significative (p = 0,007).
Mode évolutif
Soixante-trois pour cent des sujets ont présenté plus de
trois épisodes. Le taux de récurrence annuelle est légèrement supérieur dans l’échantillon français (0,5 versus 0,42)
mais sans différence significative (p = 0,785). En revanche, il
existe des différences notables entre les deux sous-groupes
concernant la nature des récurrences (Fig. 2). Enfin, les
récurrences exclusivement maniaques sont trois fois plus
fréquentes dans le sous-groupe tunisien (40 % versus 13 %).
70%
60%
50%
40%
France
30%
Tunisie
20%
Statut professionnel
Plus de la moitié des patients (55 %) en France est encore
active et seulement le tiers (30 %) en Tunisie (p = 0,002). La
différence s’explique surtout par le faible taux d’emploi des
femmes dans ce pays (20 % versus 44 %). En revanche, elle
est plus réduite concernant les hommes (50 % versus 56 %).
10%
0%
Dépression
Manie
Figure 1 Comparaison entre les modes d’entrée dans le
trouble bipolaire.
Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats d’une étude comparative
80%
12
70%
10
60%
8
50%
40%
France
30%
Tunisie
6
2
10%
0
Figure 2
France
4
20%
0%
J
Dépression
Manie
Fréquence comparée des modalités de récurrence.
Les caractéristiques psychotiques
Les symptômes psychotiques qui accompagnent les épisodes
thymiques surtout inauguraux sont une source majeure
d’erreur diagnostique. Nos résultats confirment que les
caractéristiques psychotiques sont particulièrement fréquentes et apparemment indépendantes de la culture. On
observe même une plus grande fréquence dans le sousgroupe français (62,5 % versus 52,5 %) même si la différence
n’est pas significative (p = 0,07).
Les complications
Le risque suicidaire
Là encore, les différences sont hautement significatives
entre les deux groupes (p = 0,003), puisque les patients
français sont 42,5 % à avoir des antécédents de tentative
de suicide (TS), là où les patients tunisiens sont 25 %.
Elles sont fort probablement liées à des facteurs culturels
(l’interdit islamique du suicide) et cliniques (la prévalence
de la dépression en France).
Le risque médico-légal
Les antécédents judiciaires sont aussi fréquents dans les
deux sous-groupes (10 % en France et 12,5 % en Tunisie) et
concernent surtout les hommes. Ils sont associés dans tous
les cas à un abus de substance. Les caractéristiques psychotiques présentes chez 100 % des patients tunisiens et 75 %
des patients français (p = 0,4) constituent un second facteur
de risque.
La comorbidité
197
F
Figure 3
France.
M
A
M
J
J
A
S
O
N
D
Répartition mensuelle des hospitalisations en
Comorbidité anxieuse
Les troubles anxieux constituent la pathologie comorbide
la plus fréquente du trouble bipolaire. Et pourtant, nous
n’avons observé de troubles anxieux que chez 30 % des
patients français et 3 % des patients tunisiens.
Antécédents familiaux
Des antécédents familiaux psychiatriques sont retrouvés
chez 36 % des patients, dont 42,5 % des tunisiens et 30 % des
français, sans que la différence soit significative (p = 0,2). Il
s’agit de troubles de l’humeur dans respectivement 17,5 %
et 12,5 % des cas (p = 0,3). En revanche, les antécédents
familiaux de suicide sont nettement plus importants dans
le groupe français que tunisien (43 % versus 5 %), même si
l’on tient compte du tabou qui pèse dans les cultures araboislamiques sur le sujet.
Saison d’hospitalisation
Nous retrouvons une répartition strictement bimodale
dans les deux pays mais avec un décalage de trois
mois : printemps-automne en Tunisie, été-hiver en France
(Fig. 3 et 4).
Discussion
Limites méthodologiques
La taille réduite des échantillons en limite certainement la
portée épidémiologique. De même, le recrutement exclusi12
10
L’abus de substances psychoactives
Il est équivalent dans les deux sous-groupes avec un taux de
près de 40 % (p = 0,87).
La différence se situerait plutôt au niveau de la nature
des substances utilisées. En Tunisie, les patients ont recours,
par ordre de fréquence décroissante, à l’alcool, au cannabis
et aux stimulants. En revanche, chez les patients français, la
consommation de drogues illicites devance celle de l’alcool
et des psychotropes. La différence entre les deux groupes
tend vers la significativité (p = 0,06) et reflète probablement
la disponibilité des produits dans les deux pays.
8
6
Tunisie
4
2
0
J
Figure 4
sie.
F
M
A
M
J
J
A
S
O
N
D
Répartition mensuelle des hospitalisations en Tuni-
198
Tableau 2
S. Douki et al.
Fréquence des épisodes maniaques inauguraux en Tunisie.
Premier épisode
Khalfallah, 1987 [22]
Douki, 1994—1997
Chemingui, 1995
Maniaque
67 %
65 %
59 %
vement hospitalier a probablement contribué à la sélection
des cas les plus sévères. Par ailleurs, la différence de fonctionnement des deux services peut donner à penser que
les deux groupes ne sont pas forcément représentatifs de
l’ensemble des patients bipolaires de leurs pays, notamment
en France, où le dense réseau de soins psychiatriques offre
tant d’alternatives. Enfin, l’étude rétrospective des antécédents, fût-ce auprès des patients eux-mêmes ou de leur
entourage, doit inciter à la prudence quant à l’exactitude
de certains paramètres comme l’âge de début, le mode
de début ou le nombre précis d’épisodes antérieurs. Toutefois, certains résultats sont suffisamment significatifs pour
autoriser quelques conclusions et susciter au moins des
interrogations.
Les similitudes
Il apparaît que les similitudes sont plus nombreuses que
les différences. En particulier, le trouble bipolaire est une
pathologie grave qui peut engager le pronostic vital et
compromettre l’adaptation psychosociale. Dans les deux
groupes, une majorité de sujets est isolée (célibataires ou
divorcés) et sans activité professionnelle. L’abus de substances est la principale comorbidité et favorise les passages
à l’acte médico-légaux, chez les hommes. Ce résultat est
conforme aux données de la littérature montrant que le
risque de passage à l’acte violent est deux fois plus important chez l’homme bipolaire par rapport à la population
générale mais il n’est plus que de 1,2 en absence d’abus
[14].
Tandis que la comorbidité anxieuse et le risque de tentative de suicide menacent surtout les femmes, notamment
en France, à ce propos, nous pensons que le chiffre de 3 %
retrouvé dans l’échantillon tunisien est très probablement
sous-estimé. En effet, Trad [35], dans une étude systématique auprès de 83 patients bipolaires avait rapporté un
taux de 44,6 % comparable à celui retrouvé par Mc Elroy
et al. [27] dans un échantillon de 288 patients. La charge
génétique est importante, mais la maladie est également
favorisée par des événements de vie précoces et son déclenchement est étroitement lié à des facteurs de stress. Dans
une étude sur 61 patients bipolaires suivis pendant deux ans,
Elliot et al. [16] ont montré que le risque de récidive était
multiplié par 4,5 en cas de survenue de facteurs de stress.
Bourgeois et Verdoux [5] ont également noté la présence
chez 64 % de patients bipolaires des évènements de vie dans
les trois mois qui précèdent leur hospitalisation. Sur le plan
séméiologique, les caractéristiques psychotiques sont aussi
fréquentes durant les épisodes morbides. De fait, Bourgeois
et Verdoux [5], avaient observé des idées délirantes chez
plus de la moitié des bipolaires et des hallucinations chez le
quart. Toutefois, la différence réside dans le caractère non
congruent à l’humeur qui est retrouvé avec une plus grande
fréquence chez les patients originaires de pays non occiden-
taux et notamment au cours des épisodes maniaques où le
taux des hallucinations peut atteindre 44 % [9].
Enfin, la récurrence est pratiquement la règle, même
si la fréquence exacte est difficile à apprécier, et ce sur
un mode saisonnier bimodal. L’évolution saisonnière du
trouble bipolaire est amplement argumentée [8,17] ; on
observe généralement une prédominance d’hospitalisations
pour épisode maniaque au printemps et en été, contrastant
avec une prédominance d’admissions pour épisodes dépressifs en automne et en hiver.
Les différences
En fait, la différence majeure qui est mise en évidence
est celle de la prévalence de la dépression dans le groupe
français et celle de la manie dans le groupe tunisien, aussi
bien comme forme d’entrée dans la maladie que comme
modalité de récurrence. La fréquence nettement plus élevée des manies unipolaires au Sud de la Méditerranée en
est l’illustration la plus marquante. Cette observation est
d’autant moins contestable qu’elle confirme la majorité des
études antérieures [1,10,28,39].
L’épisode initial
Les études réalisées dans les pays occidentaux tendent à
montrer que les épisodes dépressifs précédent habituellement le premier épisode maniaque [4,11,32]. Roy-Byrne
et al. [34] estiment à 60 % les modes de début dépressifs et Canceil et al. [7], à 66 % sur une population de
224 patients français. C’est, entre autres, ce qui explique
le retard au diagnostic de bipolarité qui s’impose souvent
en France devant des virages iatrogènes (13 % versus 2 %).
À l’inverse, dans les pays du Sud, les épisodes maniaques
semblent être le mode le plus fréquent d’entrée dans la
maladie (Tableau 2).
Le mode évolutif
Une étude de la fondation Stanley portant sur le suivi de
258 patients a montré que ces sujets étaient déprimés trois
fois plus de temps que maniaques [33]. De même, Judd et al.
[21], après un suivi hebdomadaire de 146 patients TBI sur
une moyenne de 12,8 ans (2 à 20 ans), ont rapporté que ces
sujets étaient symptomatiques pendant 47,3 % du temps ;
ils présentaient, en particulier, des symptômes dépressifs
pendant 32 % du temps, des symptômes maniaques pendant seulement 9,3 % du temps et des épisodes mixtes
durant 6 % du temps. Au contraire, la manie semble, en
dehors de l’Occident, la modalité prévalente de récurrence. Hensi [18], Leff et al. [26] ont également observé
une sur-représentation de sujets originaires de l’Inde dans
une population de patients bipolaires en Grande-Bretagne,
Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats d’une étude comparative
dans un rapport de trois pour un. De même, Lee [25] à
Hong Kong, a-t-il retrouvé une prévalence élevée de manies
récurrentes et la rareté des dépressions unipolaires. Et dans
une étude de patients bipolaires en Israël, une prédominance d’épisodes maniaques a été observée, par rapport
aux épisodes dépressifs, « contrairement à ce qui est habituellement retrouvé chez les patients européens » [31].
Dans une étude tunisienne antérieure portant sur près de
178 patients, les récurrences maniaques (4,92) étaient près
de trois fois plus fréquentes que les récurrences dépressives
(1,73) [13].
Enfin, l’évolution à type de manies unipolaires est loin
d’être rare, même s’il est établi que les épisodes dépressifs d’intensité modérée peuvent être méconnus au cours de
l’évolution de la maladie, surtout dans les études rétrospectives. L’étude en Tunisie de 129 patients suivis en moyenne
depuis 17 ans, dont six ans de façon prospective a retrouvé
un taux de manies unipolaires de 36,6 % [13]. Ce taux est particulièrement élevé en comparaison des études occidentales
[3].
Et pourtant, selon une revue de la littérature d’Angst
et al. en 2004 [3], les « manies pures » étaient déjà observées « très fréquemment » par Kraepelin dans l’Île de Java
dès 1920. Dans une étude prospective évaluant l’évolution
de patients chinois présentant des manies récurrentes, les
auteurs n’ont observé aucun épisode dépressif durant un
suivi de dix ans [38]. C’est pourquoi la classification chinoise
des troubles mentaux a choisi de maintenir la catégorie
diagnostique : « manie unipolaire », considérant qu’elle était
valide pour les patients chinois [25].
199
14
12
10
8
TUNIS
6
LYON
4
2
0
J F M A M J J A S O N D
Figure 5
Lyon.
Évolution mensuelle de la photopériode à Tunis et
présentent un épisode maniaque spontanément, d’autres
nécessitent des activateurs non spécifiques, et d’autres
encore des activateurs plus spécifiques tels les antidépresseurs ou l’électroconvulsivothérapie (ECT) » [23] ? Cette
hypothèse ne rend toutefois pas compte de l’hospitalisation
également décalée des épisodes dépressifs. Si en France
les patients déprimés sont admis en hiver plutôt qu’en
automne, c’est peut-être parce que les traitements ambulatoires sont privilégiés, grâce à la densité des structures
extrahospitalières et que seuls les épisodes résistants sont
adressés à l’hôpital.
Certaines études suggèrent que la mélatonine pourrait
jouer un rôle dans le caractère saisonnier du trouble bipolaire.
Conclusion
Interrogations ?
Nous ne pouvons certes pas exclure des biais méthodologiques liés à des variations culturelles de tolérance de la
pathologie mentale ou des critères d’hospitalisation et de
traitements psychiatriques. La tolérance des pathologies
peu bruyantes, comme la dépression et la forte stigmatisation des soins psychiatriques, ont pu conduire à une
sous-évaluation des épisodes dépressifs. Il est toutefois peu
probable que les épisodes pathologiques les plus sévères, y
compris dépressifs, auraient pu échapper aux soins hospitaliers. Aussi, pouvons-nous au moins invoquer l’existence
d’une forme clinique autre du trouble bipolaire, négatif en
quelque sorte du TB type II, qui serait caractérisée par des
épisodes maniaques francs (M) et des épisodes dépressifs
modérés (d).
Bien des facteurs pourraient contribuer au déterminisme
de ces variations cliniques et évolutives tels notamment
les conditions de température et d’ensoleillement. Les facteurs climatiques avaient déjà été incriminés par les auteurs
comme Myers et al. [30], Carney et al. [8], Osher et al. [31]
ou Douki et al. [13], qui avaient observé que l’incidence
hospitalière des épisodes maniaques épousait strictement
les variations de la photopériode.
Ainsi, le décalage saisonnier entre les deux pays pourraitil expliquer le décalage noté dans les hospitalisations des
patients maniaques français et tunisiens (Fig. 5). La différence de la durée d’insolation favoriserait une éclosion
plus précoce et plus fréquente des épisodes maniaques dans
les pays du Sud. En d’autres termes « là où certains sujets
Les troubles bipolaires sont manifestement une affection
hétérogène dont l’expression dépend de facteurs individuels
et environnementaux. Les conditions climatiques dans les
pays du Sud contribuent probablement à démasquer précocement la bipolarité et à favoriser des formes cliniques de
type Md ou MM.
Dans un monde où les mouvements migratoires amènent
de plus en plus fréquemment les soignants à rencontrer
des patients d’origine géographique variée, il est important
de connaître ces particularités culturelles pour optimiser le
traitement de ces pathologies. Il faudrait, notamment, privilégier le diagnostic de trouble bipolaire face à des tableaux
psychotiques aigus chez les jeunes maghrébins. . . jusqu’à
preuve du contraire.
Par ailleurs, l’activation de la bipolarité à la faveur de
facteurs environnementaux pourrait être une clé pour mieux
comprendre certaines des causes de la maladie, orienter les
recherches et proposer des thérapeutiques plus spécifiques
comme la mélatonine.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
Remerciements
Drs T.D’Aamato, M. Saoud, H. Zeroug-Vial.
200
Références
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