L’Encéphale (2012) 38, 194—200 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP MÉMOIRE ORIGINAL Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats d’une étude comparative entre des patients français et tunisiens Crosscultural aspects of bipolar disorder: Results of a comparative study between French and Tunisian patients S. Douki a,∗, F. Nacef b, T. Triki b, J. Dalery a a b CHS Le Vinatier, 95, boulevard Pinel, 69677 Bron cedex, France Hôpital Razi, 2010 La Manouba, Tunisie Reçu le 27 novembre 2009 ; accepté le 5 novembre 2010 Disponible sur Internet le 11 octobre 2011 MOTS CLÉS Trouble bipolaire ; Étude comparative transculturelle ; Culture ; Environnement ; Manies unipolaires KEYWORDS Bipolar disorder; Cross-cultural comparison; ∗ Résumé Malgré sa gravité, le trouble bipolaire demeure largement sous-estimé au profit des dépressions unipolaires et de la schizophrénie. En particulier, des facteurs culturels contribuent à modifier le profil épidémiologique et clinique du trouble et à induire des errances diagnostiques. C’est dans ce contexte que nous avons effectué une étude comparative entre deux groupes de 40 patients bipolaires vivant dans des environnements géographiques et culturels distincts (France et Tunisie) pour tenter d’identifier d’éventuelles différences symptomatiques ou évolutives. Les résultats retrouvent des différences significatives, en particulier une prédominance des épisodes maniaques aussi bien comme mode inaugural de la maladie que comme modalité évolutive dans ce pays du Sud. Par delà les biais méthodologiques, ces différences suggèrent l’influence de facteurs d’environnement tels les conditions climatiques de température et d’ensoleillement. Il est important à l’heure de la mondialisation que les thérapeutes soient sensibilisés à la dimension culturelle du trouble bipolaire afin d’offrir le bénéfice précoce des traitements spécifiques au plus grand nombre. Par ailleurs, la primauté de la manie dans les pays du Sud pourrait fournir une autre clé de compréhension et de traitement de la maladie bipolaire. © L’Encéphale, Paris, 2011. Summary Background. — Bipolar disorders are one of the most potentially severe psychiatric disorders, implying a high degree of morbidity and incapacity for patients. Indeed, the World Health Organization in 1996 ranked them as the sixth most disabling condition worldwide. Major advances have been achieved in their understanding and management. However, too many patients do not yet benefit from them. As a matter of fact, bipolar disorders are still underestimated Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (S. Douki). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2011. doi:10.1016/j.encep.2011.04.003 Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats d’une étude comparative Cultural issues; Environmental factors; Unipolar mania 195 and under-recognized, being too often misdiagnosed with major depression or schizophrenia; the DSM-IV acknowledges the trend of clinicians to overdiagnose schizophrenia (rather than bipolar disorder), especially in ethnic groups and young people. Indeed, cultural factors may impact the symptomatology and the course of the disease. In particular, it has been shown by many authors that schizophrenia-like features are more likely to be found in southern countries. Similarly, the same authors have reported more manic than depressive episodes during the course of bipolar disorder. Objective. — We aimed at comparing individuals with bipolar disorder living in two distinct geographic and cultural environments, namely France and Tunisia. Method. — Our study included two samples of 40 patients each, natives from the country, who were admitted during 2007 to the hospitals of Razi (Tunis, Tunisia) and Le Vinatier (Lyon, France) and suffering from a bipolar disorder according to the DSM-IV criteria. The French sample was constituted by all the patients meeting the inclusion criteria and the Tunisian one was selected by matching the patients by gender and duration of the disorder. Results. — Our results were consistent with the existing literature, showing many similarities and some marked differences such as a greater rate of manic episodes in the onset and during the course of the illness as well. The main result was the type of the first episode: mania in three quarter cases in Tunisia and depressive in the same proportion in France. The same figures applied to the recurrences. Unipolar mania, in particular, was three times more common in Tunisia than in France. Discussion. — Beyond the methodological biases (in-patients recruitment, diagnosis habits, cultural tolerance), these differences are also probably linked to climatic factors, such as temperature and photoperiod. Conclusion. — The early detection of bipolar disorder is of crucial importance to provide specific treatments to patients. In a world where psychiatrists are more and more exposed to meet patients from various backgrounds, it is necessary to be aware of culture-bound features. Besides, the primacy of mania, in southern countries, may be a key to deepen our understanding of bipolar disorder and consequently its management. © L’Encéphale, Paris, 2011. Introduction Le trouble bipolaire est un des troubles mentaux les plus sévères que l’OMS situe au sixième rang des pathologies les plus invalidantes [29]. Il est, en particulier, associé à un risque élevé de conduites suicidaires et de complications psychosociales (difficultés professionnelles, divorce, poursuites judiciaires) [6,20,36]. Des progrès considérables ont été réalisés dans sa compréhension et son traitement et pourtant trop nombreux sont encore les patients qui n’en bénéficient pas, faute d’un diagnostic précoce. En effet, le trouble bipolaire demeure grandement sous-estimé au profit de la schizophrénie et de la dépression unipolaire. Le retard au diagnostic et au traitement peut concerner les deux-tiers des malades et atteindre plus de dix ans [19], avec des conséquences parfois dramatiques. Plusieurs études ont montré que des facteurs culturels, notamment, contribuent à modifier le profil clinique du trouble et à induire des errances diagnostiques. Dans les pays du Sud, il a notamment été montré que des caractéristiques schizophréniformes étaient fréquemment observées au cours des épisodes thymiques, surtout maniaques et surtout chez les hommes. Dans l’étude de Chemingui [9], le diagnostic de trouble bipolaire n’a ainsi été porté que chez le tiers des patients de son échantillon. Mais déjà, Egeland [15] avait constaté, dans son étude chez les Amish, que 79 % des patients avaient reçu un premier diagnostic de schizophrénie compte tenu de la fréquence des troubles du cours de la pensée et du délire. De même, dans une étude anglaise comparant des patients bipolaires caucasiens, afro-caribéens et africains noirs, les auteurs ont montré que les noirs présentaient un taux plus élevé de symptômes maniaques et que les afro-caribéens présentaient plus de symptômes psychotiques non congruents à l’humeur que les patients maniaques d’autres ethnies [24]. De même, la prévalence de la manie sur la dépression a été largement soulignée. Dès 1967, Diop [12] faisait observer que « la psychose maniacodépressive semble relativement rare en milieu africain, mais le fait le plus frappant et le moins contestable est la fréquence nettement plus faible des formes mélancoliques par rapport aux formes maniaques. L’unanimité des auteurs sur ce point mérite d’être soulignée ». Ainsi, Weissmann et al. [37], à l’issue d’une étude épidémiologique transculturelle du trouble bipolaire (TB) et de la dépression majeure récurrente (DMR) menée dans dix pays, concluaient que « les différences dans les prévalences du trouble bipolaire suggèrent que des facteurs culturels ou des facteurs de risque autres affectent l’expression de la maladie ». C’est dans ce contexte que nous avons entrepris une étude comparative entre deux populations de sujets bipolaires vivant dans des environnements géographiques et culturels distincts, à savoir la France et la Tunisie, pour tenter d’identifier les variations symptomatiques éventuelles de la maladie afin d’en favoriser la reconnaissance. 196 Patients et méthodes Il s’agit d’une étude transversale de tous les patients hospitalisés entre le 1er janvier et le 31 décembre 2007 dans le pavillon Avicenne du CHS Le Vinatier et répondant aux critères DSM-IV de TB [2]. Ont été exclus les patients pour lesquels un certain nombre d’informations n’a pu être recueilli (en particulier le nombre précis d’épisodes antérieurs ou leur nature) de même que les patients qui n’étaient pas natifs du pays. Le groupe tunisien, recruté parmi les patients hospitalisés durant la même période dans le service de psychiatrie À de l’hôpital Razi, a été constitué en sélectionnant le même nombre de sujets appariés par sexe et par durée d’évolution de la maladie. De même n’ont été inclus que les sujets d’origine tunisienne. Au total, nous avons obtenu deux échantillons de 40 patients. Les données ont été analysées sur EPI6. Résultats Données épidémiologiques Sex-ratio Contrairement aux troubles dépressifs, le trouble bipolaire semble se répartir également entre les genres. C’était le cas dans le groupe français de référence. S. Douki et al. Tableau 1 familiaux. Âges moyens de début et antécédents Antécédents familiaux Absence d’antécédents familiaux p France Tunisie 22,40 30,32 0,001 19,29 27,42 0,001 Âge de début Nous avons retenu comme âge de début l’âge du premier épisode thymique clairement défini. L’âge moyen semble plus précoce dans le groupe tunisien (26 ans) que français (29,38 ans), mais la différence n’est pas statistiquement significative (p = 0,175). L’âge moyen de début est plus précoce dans les deux groupes et de façon significative chez les patients ayant des antécédents familiaux de troubles psychiatriques (Tableau 1). Événements de vie Des événements de vie précoces (carences affectives, sévices physiques, abus sexuels, maladies graves etc.) sont retrouvés dans une proportion équivalente (20 % en France et 24 % en Tunisie) dans les deux groupes. Il en est de même pour les facteurs de stress récents observés chez 75 % des français et 70 % des tunisiens. Données cliniques Âge moyen Les moyennes d’âge des deux échantillons sont comparables (p = 0,1), se situant à 44,58 en France et 40,80 en Tunisie. Remarquons toutefois les écarts entre les âges extrêmes, avec un minimum de 18 ans en Tunisie (versus 23) et un maximum de 82 en France (versus 66). Cette différence reflète certainement les pyramides des âges dans les deux pays mais pourrait aussi suggérer des débuts (et des fins ?) plus précoces en Tunisie. Statut marital Le résultat le plus significatif est un taux de divorce nettement plus élevé dans le groupe français (40 % versus 12,5 %, p = 0,007). Le faible taux relatif observé en Tunisie peut être expliqué par le contexte culturel, où des traditions plus conservatrices opposent un frein important au divorce, surtout quand l’un des conjoints (surtout l’époux) souffre d’une pathologie. Il est également vrai que les mêmes traditions font aussi obstacle au mariage des malades mentaux, surtout femmes. De fait, les patients tunisiens sont plus nombreux à être célibataires (57,5 % versus 27,5 %) alors que l’âge moyen est équivalent. Au total, seul environ un tiers des patients dans les deux pays vit en couple (32,5 % en France et 30 % en Tunisie). Épisode initial De façon impressionnante, l’image en miroir de la Fig. 1 illustre l’une des différences majeures dans l’expression de la maladie : l’épisode inaugural est, dans les trois quarts des cas, dépressif en France et maniaque en Tunisie. La différence est hautement significative (p = 0,007). Mode évolutif Soixante-trois pour cent des sujets ont présenté plus de trois épisodes. Le taux de récurrence annuelle est légèrement supérieur dans l’échantillon français (0,5 versus 0,42) mais sans différence significative (p = 0,785). En revanche, il existe des différences notables entre les deux sous-groupes concernant la nature des récurrences (Fig. 2). Enfin, les récurrences exclusivement maniaques sont trois fois plus fréquentes dans le sous-groupe tunisien (40 % versus 13 %). 70% 60% 50% 40% France 30% Tunisie 20% Statut professionnel Plus de la moitié des patients (55 %) en France est encore active et seulement le tiers (30 %) en Tunisie (p = 0,002). La différence s’explique surtout par le faible taux d’emploi des femmes dans ce pays (20 % versus 44 %). En revanche, elle est plus réduite concernant les hommes (50 % versus 56 %). 10% 0% Dépression Manie Figure 1 Comparaison entre les modes d’entrée dans le trouble bipolaire. Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats d’une étude comparative 80% 12 70% 10 60% 8 50% 40% France 30% Tunisie 6 2 10% 0 Figure 2 France 4 20% 0% J Dépression Manie Fréquence comparée des modalités de récurrence. Les caractéristiques psychotiques Les symptômes psychotiques qui accompagnent les épisodes thymiques surtout inauguraux sont une source majeure d’erreur diagnostique. Nos résultats confirment que les caractéristiques psychotiques sont particulièrement fréquentes et apparemment indépendantes de la culture. On observe même une plus grande fréquence dans le sousgroupe français (62,5 % versus 52,5 %) même si la différence n’est pas significative (p = 0,07). Les complications Le risque suicidaire Là encore, les différences sont hautement significatives entre les deux groupes (p = 0,003), puisque les patients français sont 42,5 % à avoir des antécédents de tentative de suicide (TS), là où les patients tunisiens sont 25 %. Elles sont fort probablement liées à des facteurs culturels (l’interdit islamique du suicide) et cliniques (la prévalence de la dépression en France). Le risque médico-légal Les antécédents judiciaires sont aussi fréquents dans les deux sous-groupes (10 % en France et 12,5 % en Tunisie) et concernent surtout les hommes. Ils sont associés dans tous les cas à un abus de substance. Les caractéristiques psychotiques présentes chez 100 % des patients tunisiens et 75 % des patients français (p = 0,4) constituent un second facteur de risque. La comorbidité 197 F Figure 3 France. M A M J J A S O N D Répartition mensuelle des hospitalisations en Comorbidité anxieuse Les troubles anxieux constituent la pathologie comorbide la plus fréquente du trouble bipolaire. Et pourtant, nous n’avons observé de troubles anxieux que chez 30 % des patients français et 3 % des patients tunisiens. Antécédents familiaux Des antécédents familiaux psychiatriques sont retrouvés chez 36 % des patients, dont 42,5 % des tunisiens et 30 % des français, sans que la différence soit significative (p = 0,2). Il s’agit de troubles de l’humeur dans respectivement 17,5 % et 12,5 % des cas (p = 0,3). En revanche, les antécédents familiaux de suicide sont nettement plus importants dans le groupe français que tunisien (43 % versus 5 %), même si l’on tient compte du tabou qui pèse dans les cultures araboislamiques sur le sujet. Saison d’hospitalisation Nous retrouvons une répartition strictement bimodale dans les deux pays mais avec un décalage de trois mois : printemps-automne en Tunisie, été-hiver en France (Fig. 3 et 4). Discussion Limites méthodologiques La taille réduite des échantillons en limite certainement la portée épidémiologique. De même, le recrutement exclusi12 10 L’abus de substances psychoactives Il est équivalent dans les deux sous-groupes avec un taux de près de 40 % (p = 0,87). La différence se situerait plutôt au niveau de la nature des substances utilisées. En Tunisie, les patients ont recours, par ordre de fréquence décroissante, à l’alcool, au cannabis et aux stimulants. En revanche, chez les patients français, la consommation de drogues illicites devance celle de l’alcool et des psychotropes. La différence entre les deux groupes tend vers la significativité (p = 0,06) et reflète probablement la disponibilité des produits dans les deux pays. 8 6 Tunisie 4 2 0 J Figure 4 sie. F M A M J J A S O N D Répartition mensuelle des hospitalisations en Tuni- 198 Tableau 2 S. Douki et al. Fréquence des épisodes maniaques inauguraux en Tunisie. Premier épisode Khalfallah, 1987 [22] Douki, 1994—1997 Chemingui, 1995 Maniaque 67 % 65 % 59 % vement hospitalier a probablement contribué à la sélection des cas les plus sévères. Par ailleurs, la différence de fonctionnement des deux services peut donner à penser que les deux groupes ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble des patients bipolaires de leurs pays, notamment en France, où le dense réseau de soins psychiatriques offre tant d’alternatives. Enfin, l’étude rétrospective des antécédents, fût-ce auprès des patients eux-mêmes ou de leur entourage, doit inciter à la prudence quant à l’exactitude de certains paramètres comme l’âge de début, le mode de début ou le nombre précis d’épisodes antérieurs. Toutefois, certains résultats sont suffisamment significatifs pour autoriser quelques conclusions et susciter au moins des interrogations. Les similitudes Il apparaît que les similitudes sont plus nombreuses que les différences. En particulier, le trouble bipolaire est une pathologie grave qui peut engager le pronostic vital et compromettre l’adaptation psychosociale. Dans les deux groupes, une majorité de sujets est isolée (célibataires ou divorcés) et sans activité professionnelle. L’abus de substances est la principale comorbidité et favorise les passages à l’acte médico-légaux, chez les hommes. Ce résultat est conforme aux données de la littérature montrant que le risque de passage à l’acte violent est deux fois plus important chez l’homme bipolaire par rapport à la population générale mais il n’est plus que de 1,2 en absence d’abus [14]. Tandis que la comorbidité anxieuse et le risque de tentative de suicide menacent surtout les femmes, notamment en France, à ce propos, nous pensons que le chiffre de 3 % retrouvé dans l’échantillon tunisien est très probablement sous-estimé. En effet, Trad [35], dans une étude systématique auprès de 83 patients bipolaires avait rapporté un taux de 44,6 % comparable à celui retrouvé par Mc Elroy et al. [27] dans un échantillon de 288 patients. La charge génétique est importante, mais la maladie est également favorisée par des événements de vie précoces et son déclenchement est étroitement lié à des facteurs de stress. Dans une étude sur 61 patients bipolaires suivis pendant deux ans, Elliot et al. [16] ont montré que le risque de récidive était multiplié par 4,5 en cas de survenue de facteurs de stress. Bourgeois et Verdoux [5] ont également noté la présence chez 64 % de patients bipolaires des évènements de vie dans les trois mois qui précèdent leur hospitalisation. Sur le plan séméiologique, les caractéristiques psychotiques sont aussi fréquentes durant les épisodes morbides. De fait, Bourgeois et Verdoux [5], avaient observé des idées délirantes chez plus de la moitié des bipolaires et des hallucinations chez le quart. Toutefois, la différence réside dans le caractère non congruent à l’humeur qui est retrouvé avec une plus grande fréquence chez les patients originaires de pays non occiden- taux et notamment au cours des épisodes maniaques où le taux des hallucinations peut atteindre 44 % [9]. Enfin, la récurrence est pratiquement la règle, même si la fréquence exacte est difficile à apprécier, et ce sur un mode saisonnier bimodal. L’évolution saisonnière du trouble bipolaire est amplement argumentée [8,17] ; on observe généralement une prédominance d’hospitalisations pour épisode maniaque au printemps et en été, contrastant avec une prédominance d’admissions pour épisodes dépressifs en automne et en hiver. Les différences En fait, la différence majeure qui est mise en évidence est celle de la prévalence de la dépression dans le groupe français et celle de la manie dans le groupe tunisien, aussi bien comme forme d’entrée dans la maladie que comme modalité de récurrence. La fréquence nettement plus élevée des manies unipolaires au Sud de la Méditerranée en est l’illustration la plus marquante. Cette observation est d’autant moins contestable qu’elle confirme la majorité des études antérieures [1,10,28,39]. L’épisode initial Les études réalisées dans les pays occidentaux tendent à montrer que les épisodes dépressifs précédent habituellement le premier épisode maniaque [4,11,32]. Roy-Byrne et al. [34] estiment à 60 % les modes de début dépressifs et Canceil et al. [7], à 66 % sur une population de 224 patients français. C’est, entre autres, ce qui explique le retard au diagnostic de bipolarité qui s’impose souvent en France devant des virages iatrogènes (13 % versus 2 %). À l’inverse, dans les pays du Sud, les épisodes maniaques semblent être le mode le plus fréquent d’entrée dans la maladie (Tableau 2). Le mode évolutif Une étude de la fondation Stanley portant sur le suivi de 258 patients a montré que ces sujets étaient déprimés trois fois plus de temps que maniaques [33]. De même, Judd et al. [21], après un suivi hebdomadaire de 146 patients TBI sur une moyenne de 12,8 ans (2 à 20 ans), ont rapporté que ces sujets étaient symptomatiques pendant 47,3 % du temps ; ils présentaient, en particulier, des symptômes dépressifs pendant 32 % du temps, des symptômes maniaques pendant seulement 9,3 % du temps et des épisodes mixtes durant 6 % du temps. Au contraire, la manie semble, en dehors de l’Occident, la modalité prévalente de récurrence. Hensi [18], Leff et al. [26] ont également observé une sur-représentation de sujets originaires de l’Inde dans une population de patients bipolaires en Grande-Bretagne, Les aspects culturels du trouble bipolaire : résultats d’une étude comparative dans un rapport de trois pour un. De même, Lee [25] à Hong Kong, a-t-il retrouvé une prévalence élevée de manies récurrentes et la rareté des dépressions unipolaires. Et dans une étude de patients bipolaires en Israël, une prédominance d’épisodes maniaques a été observée, par rapport aux épisodes dépressifs, « contrairement à ce qui est habituellement retrouvé chez les patients européens » [31]. Dans une étude tunisienne antérieure portant sur près de 178 patients, les récurrences maniaques (4,92) étaient près de trois fois plus fréquentes que les récurrences dépressives (1,73) [13]. Enfin, l’évolution à type de manies unipolaires est loin d’être rare, même s’il est établi que les épisodes dépressifs d’intensité modérée peuvent être méconnus au cours de l’évolution de la maladie, surtout dans les études rétrospectives. L’étude en Tunisie de 129 patients suivis en moyenne depuis 17 ans, dont six ans de façon prospective a retrouvé un taux de manies unipolaires de 36,6 % [13]. Ce taux est particulièrement élevé en comparaison des études occidentales [3]. Et pourtant, selon une revue de la littérature d’Angst et al. en 2004 [3], les « manies pures » étaient déjà observées « très fréquemment » par Kraepelin dans l’Île de Java dès 1920. Dans une étude prospective évaluant l’évolution de patients chinois présentant des manies récurrentes, les auteurs n’ont observé aucun épisode dépressif durant un suivi de dix ans [38]. C’est pourquoi la classification chinoise des troubles mentaux a choisi de maintenir la catégorie diagnostique : « manie unipolaire », considérant qu’elle était valide pour les patients chinois [25]. 199 14 12 10 8 TUNIS 6 LYON 4 2 0 J F M A M J J A S O N D Figure 5 Lyon. Évolution mensuelle de la photopériode à Tunis et présentent un épisode maniaque spontanément, d’autres nécessitent des activateurs non spécifiques, et d’autres encore des activateurs plus spécifiques tels les antidépresseurs ou l’électroconvulsivothérapie (ECT) » [23] ? Cette hypothèse ne rend toutefois pas compte de l’hospitalisation également décalée des épisodes dépressifs. Si en France les patients déprimés sont admis en hiver plutôt qu’en automne, c’est peut-être parce que les traitements ambulatoires sont privilégiés, grâce à la densité des structures extrahospitalières et que seuls les épisodes résistants sont adressés à l’hôpital. Certaines études suggèrent que la mélatonine pourrait jouer un rôle dans le caractère saisonnier du trouble bipolaire. Conclusion Interrogations ? Nous ne pouvons certes pas exclure des biais méthodologiques liés à des variations culturelles de tolérance de la pathologie mentale ou des critères d’hospitalisation et de traitements psychiatriques. La tolérance des pathologies peu bruyantes, comme la dépression et la forte stigmatisation des soins psychiatriques, ont pu conduire à une sous-évaluation des épisodes dépressifs. Il est toutefois peu probable que les épisodes pathologiques les plus sévères, y compris dépressifs, auraient pu échapper aux soins hospitaliers. Aussi, pouvons-nous au moins invoquer l’existence d’une forme clinique autre du trouble bipolaire, négatif en quelque sorte du TB type II, qui serait caractérisée par des épisodes maniaques francs (M) et des épisodes dépressifs modérés (d). Bien des facteurs pourraient contribuer au déterminisme de ces variations cliniques et évolutives tels notamment les conditions de température et d’ensoleillement. Les facteurs climatiques avaient déjà été incriminés par les auteurs comme Myers et al. [30], Carney et al. [8], Osher et al. [31] ou Douki et al. [13], qui avaient observé que l’incidence hospitalière des épisodes maniaques épousait strictement les variations de la photopériode. Ainsi, le décalage saisonnier entre les deux pays pourraitil expliquer le décalage noté dans les hospitalisations des patients maniaques français et tunisiens (Fig. 5). La différence de la durée d’insolation favoriserait une éclosion plus précoce et plus fréquente des épisodes maniaques dans les pays du Sud. En d’autres termes « là où certains sujets Les troubles bipolaires sont manifestement une affection hétérogène dont l’expression dépend de facteurs individuels et environnementaux. Les conditions climatiques dans les pays du Sud contribuent probablement à démasquer précocement la bipolarité et à favoriser des formes cliniques de type Md ou MM. Dans un monde où les mouvements migratoires amènent de plus en plus fréquemment les soignants à rencontrer des patients d’origine géographique variée, il est important de connaître ces particularités culturelles pour optimiser le traitement de ces pathologies. Il faudrait, notamment, privilégier le diagnostic de trouble bipolaire face à des tableaux psychotiques aigus chez les jeunes maghrébins. . . jusqu’à preuve du contraire. Par ailleurs, l’activation de la bipolarité à la faveur de facteurs environnementaux pourrait être une clé pour mieux comprendre certaines des causes de la maladie, orienter les recherches et proposer des thérapeutiques plus spécifiques comme la mélatonine. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Remerciements Drs T.D’Aamato, M. 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