Aspects pronostiques des troubles bipolaires

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Aspects pronostiques des troubles bipolaires
P. DELAMILLIEURE (1)
INTRODUCTION
ÉVOLUTION ET PRONOSTIC À LONG TERME
Le trouble bipolaire est une maladie fréquente qui touche 1 à 2 % de la population générale.
Les premières descriptions cliniques parlant de folie circulaire (Falret, 1851), de folie à double forme (Baillager,
1854) ou de folie maniaco-dépressive (Kraepelin, 1911)
évoquaient un trouble caractérisé par des épisodes cycliques maniaques et dépressifs, considéré comme de bon
pronostic du fait de l’absence d’évolution démentielle, en
opposition à la démence précoce.
Les descriptions actuelles, moins optimistes, évoquent
un mauvais pronostic en raison d’importantes conséquences psychosociales pour 30 à 60 % des patients. Il est
actuellement estimé que seuls 56 à 69 % des patients conservent un bon fonctionnement professionnel et 22 à 28 %
présentent une capacité à travailler satisfaisante (7, 26,
27). Le taux d’absence de récupération fonctionnelle pourrait toucher entre 63 % et 76 % des sujets bipolaires (12,
21, 24). Certains patients présenteront une dégradation
importante des relations interpersonnelles (amicales,
familiales et conjugales) et sociales (diminution des loisirs)
(4, 10, 14, 24) (tableau I).
Le trouble bipolaire est une pathologie hétérogène.
L’évolution du trouble bipolaire est très variable : rémission plus ou moins complète, chronicité, mortalité par suicide (taux de 15 %) ou d’origine somatique (cardiovasculaires, syndrome métabolique lié aux neuroleptiques).
L’étude de Zurich (1) s’intéressant à 219 patients bipolaires constate (figure 1) :
– un taux de rémission complète de 16 % (score supérieur à 60 à la Global Assessment Scale + dernier épisode
thymique datant de plus de 5 ans),
– un taux de rémission partielle de 25,5 % (score supérieur à 60 à la Global Assessment Scale + dernier épisode
thymique datant de moins de 5 ans),
– un taux d’altération fonctionnelle de 7,8 % (score
compris entre 1 et 60 à la Global Assessment Scale
+ dernier épisode thymique datant de plus de 5 ans),
– un taux de 27 % de rémission incomplète avec persistance de récurrences,
– un taux de 15,9 % de chronicité (symptomatologie
résiduelle avec une durée minimale de la continuité des
troubles d’au moins 2 ans),
– un taux de 7,8 % de suicide abouti.
TABLEAU I. — Altérations du fonctionnement psychosocial. D’après Zarate et al. (30).
Étude
Tsuang et al. (26)
Dion et al. (7)
Harrow et al. (11)
Tohen et al. (23)
Goldberg et al. (9)
Stratowski et al. (21)
Keck et al. (12)
Tohen et al. (25)
N
Période de suivi
Évolution
100
67
75
75
51
109
134
219
30 ans
6 mois
1, 7 ans
4 ans
4, 6 ans
1 an
1 an
2 ans
24 % mauvais fonctionnement professionnel
67 % mauvais fonctionnement professionnel
28 % incapacité à travailler
28 % incapacité à travailler
22 % incapacité à travailler
65 % absence de récupération fonctionnelle
73 % absence de récupération fonctionnelle
65 % absence de récupération fonctionnelle
(1) CHU de Caen.
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 21-4, cahier 2
S 21
P. Delamillieure
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 21-4, cahier 2
QUELS SONT LES FACTEURS PRONOSTIQUES ?
%
30
27 %
25,5%
Les caractéristiques sociodémographiques
25
20
16 %
L’âge de début de la maladie
15,9 %
15
7,8 %
7,8 %
10
5
0
Guérison
score
GAS
> 60
> 5 ans
depuis
dernier
épisode
Rémission
score
GAS
> 60
< 5 ans
depuis
dernier
épisode
Rémission Rémission Chronicité
dernier
incomplète incomplète
récurrences épisode
score
GAS
sans
< 60
rémission
> 5 ans
durée
depuis
minimum
dernier
2 ans
épisode
Suicide
FIG. 1. — Étude de Zurich : devenir de 219 patients bipolaires.
D’après Angst et al. (1).
L’étude de Goldberg retrouve un taux d’évolution favorable de 40 % environ (9).
La chronicité, à distinguer des récurrences, est un phénomène peu fréquent. Elle est souvent associée aux états
mixtes, aux cycles rapides et à une entrée dans la maladie
par un épisode dépressif.
La mortalité est plus fréquemment associée à des épisodes mixtes en raison du risque suicidaire plus élevé. Les
idéations suicidaires sont plus fréquentes lors des états
dépressifs et des épisodes mixtes (13) (figure 2). Le taux
de mortalité par suicide est plus élevé en cas de début
précoce, d’épisode thymique sévère, et d’accélération des
cycles.
La définition d’âge de début est variable (1) :
– 15 ans pour l’âge d’apparition des premiers symptômes,
– 18,7 ans pour l’âge du diagnostic,
– 22 ans pour l’âge du premier traitement,
– 25,5 ans pour l’âge de la première hospitalisation.
Un âge de début de la maladie inférieur à 18 ans, est
un facteur de mauvais pronostic. En effet, on retrouve
dans ce cas un plus grand nombre de récurrences, d’épisodes mixtes, de cycles rapides, des périodes d’euthymie
plus courtes, et une moins bonne réponse aux thymorégulateurs. Les comorbidités associées sont plus
fréquentes : abus de substances, troubles anxieux. Le
taux d’actes médicolégaux est plus important (2, 19).
Les sujets bipolaires ayant un début précoce (moins de
17 ans) présentent davantage d’antécédents familiaux de
troubles de l’humeur, d’antécédents personnels de violence (verbale, physique ou sexuelle), de difficultés
d’apprentissage, et de pathologie à cycles rapides.
En revanche, le nombre de tentatives de suicide ne diffère pas de manière significative selon l’âge de début des
troubles (22) (figure 3).
70
60
50
40
NS
30
20
10
0
Idéations suicidaires et statut clinique
%
50
45
40
35
30
25
20
15
10
5
0
50 %
m
CD
AT
47,1%
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TS
Âge de début précoce < 17 ans (n = 82)
Âge de début tardif > 17 ans (n = 179)
16,1 %
4,3 %
de
iso sif
Ép pres
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de
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4,9 %
de
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P mis
ré
s
FIG. 2. — Idéations suicidaires et statut clinique.
D’après Lopez et al. (13).
FIG. 3. — Stanley Foundation Bipolar Network.
D’après Suppes et al. (22).
Les patients à formes de début tardif présentent plus
souvent des éléments psychotiques et sont plus à risque
de troubles neurologiques, en particulier d’accidents vasculaires cérébraux (29).
Le sexe
Certains auteurs considèrent que le trouble bipolaire
féminin est de moins bon pronostic à cause d’un plus
S 22
L’Encéphale, 2006 ; 32 : 21-4, cahier 2
Aspects pronostiques des troubles bipolaires
grand nombre d’épisodes dépressifs. D’autres auteurs
considèrent que le trouble bipolaire masculin est de moins
bon pronostic en raison de la plus grande fréquence des
épisodes maniaques.
Le niveau socio-économique
Un niveau socio-économique bas est un élément de
mauvais pronostic.
Les antécédents familiaux de trouble de l’humeur
Les patients ayant des antécédents familiaux de trouble
de l’humeur ont un moins bon pronostic. On retrouve plus
fréquemment dans ce cas, des formes à début précoce
et des épisodes maniaques ainsi qu’un fort taux de mortalité (18) (figure 4).
chez 28 % des patients. Mais leur nombre est probablement sous-évalué en raison de formes atténuées de la
maladie non repérées. La stabilisation survient souvent
après le quatrième épisode. La survenue d’épisodes
maniaques serait de moins bon pronostic ; elle serait plus
fréquente chez les hommes et en cas d’antécédents familiaux de trouble de l’humeur (23).
Sur 20 épisodes successifs, les hommes présentent
plus d’épisodes maniaques et les femmes davantage
d’épisodes dépressifs (1).
La présence de symptômes psychotiques
Leur présence est associée à un taux élevé de rechute
et à une plus grande sévérité des épisodes polyphasiques
(3, 6).
Les caractéristiques cliniques associées
18
16
14
12
10
8
6
4
2
0
Les cycles rapides
Le trouble bipolaire à cycles rapides concerne 14 à
56 % des sujets bipolaires selon les études (moyenne
retenue de 20 % pour Schneck et al., 20). Les cycles rapides s’atténuent après 2 à 3 ans d’évolution. Ils sont associés à un moins bon pronostic à long terme, une moins
bonne réponse thérapeutique, un plus grand nombre de
dépressions chroniques et un risque suicidaire plus élevé
(5, 6, 16).
< 25 ans
26-40 ans
> 40 ans
ATCD familiaux
Absence d’ATCD familiaux
FIG. 4. — ATCD familiaux et âge de début.
D’après Mendlewicz et al. (18).
Les comorbidités
La comorbidité anxieuse est un facteur de mauvais pronostic avec une majoration du taux de tentatives de suicide. Elle englobe le trouble anxieux généralisé, le trouble
panique avec ou sans agoraphobie, la phobie sociale, le
trouble obsessionnel compulsif (2, 17) (figure 5).
Les caractéristiques des épisodes thymiques
La polarité
Il existe des facteurs pronostiques pour les troubles
bipolaires de type I.
Ainsi, un épisode index dépressif ou mixte implique un
pronostic plus réservé qu’un accès maniaque index. On
constate alors une moins bonne évolution sur 15 ans de
la séquence dépression/manie/intervalle libre, avec une
augmentation de la durée et du nombre des épisodes thymiques et un plus grand risque de passage à la chronicité.
(10, 15, 28).
Le nombre
Le trouble bipolaire est marqué par une cyclicité de phases dépressives et maniaques. On retrouve un épisode
maniaque chez 53 % des patients et plus de trois épisodes
80
70
60
50
40
30
20
10
0
le
té
ux
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bie
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+
TO
C
PT
ES
G
TA
Trouble anxieux actuel
Trouble anxieux sur la vie entière
FIG. 5. — Prévalence de la comorbidité anxieuse.
D’après McElroy et al. et Carter et al. (2, 17).
S 23
P. Delamillieure
Les addictions touchent environ 40 % des sujets bipolaires alors qu’elles touchent 10 % de la population générale. Les conduites addictives surviennent après le début
de la maladie, notamment pour les formes à début précoce. L’abus de substances illicites et d’alcool favorisant
les rechutes thymiques (dépressives ou maniaques) et
l’apparition d’éléments psychotiques, peuvent chroniciser
un épisode dépressif et majorer la fréquence des états
mixtes, des cycles rapides et le risque suicidaire (8).
La non-compliance au traitement
Elle entraîne une augmentation du risque de rechutes
et des conduites addictives, du nombre d’hospitalisations,
de prescription de neuroleptiques.
La résistance au traitement
L’existence de cycles rapides, de dépression chronique
et d’état mixte favorise la résistance au traitement (14).
CONCLUSION
Le trouble bipolaire implique très souvent des altérations psychosociales importantes. Une accumulation de
manifestations psychopathologiques constitue un facteur
prédictif du devenir psychosocial des patients. Ces données soulignent l’intérêt d’une prise en charge précoce
avec un repérage des formes à début précoce, l’instauration d’un traitement pharmacologique et psychothérapique, et d’une éventuelle réhabilitation psychosociale.
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