L’Encéphale, 2006 ;
32 :
21-4, cahier 2
S 21
Aspects pronostiques des troubles bipolaires
P. DELAMILLIEURE
(1)
(1) CHU de Caen.
INTRODUCTION
Le trouble bipolaire est une maladie fréquente qui tou-
che 1 à 2 % de la population générale.
Les premières descriptions cliniques parlant de folie cir-
culaire (Falret, 1851), de folie à double forme (Baillager,
1854) ou de folie maniaco-dépressive (Kraepelin, 1911)
évoquaient un trouble caractérisé par des épisodes cycli-
ques maniaques et dépressifs, considéré comme de bon
pronostic du fait de l’absence d’évolution démentielle, en
opposition à la démence précoce.
Les descriptions actuelles, moins optimistes, évoquent
un mauvais pronostic en raison d’importantes conséquen-
ces psychosociales pour 30 à 60 % des patients. Il est
actuellement estimé que seuls 56 à 69 % des patients con-
servent un bon fonctionnement professionnel et 22 à 28 %
présentent une capacité à travailler satisfaisante (7, 26,
27). Le taux d’absence de récupération fonctionnelle pour-
rait toucher entre 63 % et 76 % des sujets bipolaires (12,
21, 24). Certains patients présenteront une dégradation
importante des relations interpersonnelles (amicales,
familiales et conjugales) et sociales (diminution des loisirs)
(4, 10, 14, 24)
(tableau I)
.
ÉVOLUTION ET PRONOSTIC À LONG TERME
Le trouble bipolaire est une pathologie hétérogène.
L’évolution du trouble bipolaire est très variable : rémis-
sion plus ou moins complète, chronicité, mortalité par sui-
cide (taux de 15 %) ou d’origine somatique (cardiovascu-
laires, syndrome métabolique lié aux neuroleptiques).
L’étude de Zurich (1) s’intéressant à 219 patients bipo-
laires constate
(figure 1)
:
un taux de rémission complète de 16 % (score supé-
rieur à 60 à la
Global Assessment Scale
+ dernier épisode
thymique datant de plus de 5 ans),
un taux de rémission partielle de 25,5 % (score supé-
rieur à 60 à la
Global Assessment Scale
+ dernier épisode
thymique datant de moins de 5 ans),
un taux d’altération fonctionnelle de 7,8 % (score
compris entre 1 et 60 à la
Global Assessment Scale
+ dernier épisode thymique datant de plus de 5 ans),
un taux de 27 % de rémission incomplète avec per-
sistance de récurrences,
un taux de 15,9 % de chronicité (symptomatologie
résiduelle avec une durée minimale de la continuité des
troubles d’au moins 2 ans),
un taux de 7,8 % de suicide abouti.
TABLEAU I. —
Altérations du fonctionnement psychosocial. D’après Zarate
et al. (30).
Étude N Période de suivi Évolution
Tsuang
et al.
(26) 100 30 ans 24 % mauvais fonctionnement professionnel
Dion
et al.
(7) 67 6 mois 67 % mauvais fonctionnement professionnel
Harrow
et al.
(11) 75 1, 7 ans 28 % incapacité à travailler
Tohen
et al.
(23) 75 4 ans 28 % incapacité à travailler
Goldberg
et al.
(9) 51 4, 6 ans 22 % incapacité à travailler
Stratowski
et al.
(21) 109 1 an 65 % absence de récupération fonctionnelle
Keck
et al.
(12) 134 1 an 73 % absence de récupération fonctionnelle
Tohen
et al.
(25) 219 2 ans 65 % absence de récupération fonctionnelle
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L’étude de Goldberg retrouve un taux d’évolution favo-
rable de 40 % environ (9).
La chronicité, à distinguer des récurrences, est un phé-
nomène peu fréquent. Elle est souvent associée aux états
mixtes, aux cycles rapides et à une entrée dans la maladie
par un épisode dépressif.
La mortalité est plus fréquemment associée à des épi-
sodes mixtes en raison du risque suicidaire plus élevé. Les
idéations suicidaires sont plus fréquentes lors des états
dépressifs et des épisodes mixtes (13)
(figure 2)
. Le taux
de mortalité par suicide est plus élevé en cas de début
précoce, d’épisode thymique sévère, et d’accélération des
cycles.
QUELS SONT LES FACTEURS PRONOSTIQUES ?
Les caractéristiques sociodémographiques
L’âge de début de la maladie
La définition d’âge de début est variable (1) :
15 ans pour l’âge d’apparition des premiers symptô-
mes,
18,7 ans pour l’âge du diagnostic,
22 ans pour l’âge du premier traitement,
25,5 ans pour l’âge de la première hospitalisation.
Un âge de début de la maladie inférieur à 18 ans, est
un facteur de mauvais pronostic. En effet, on retrouve
dans ce cas un plus grand nombre de récurrences, d’épi-
sodes mixtes, de cycles rapides, des périodes d’euthymie
plus courtes, et une moins bonne réponse aux thymoré-
gulateurs. Les comorbidités associées sont plus
fréquentes : abus de substances, troubles anxieux. Le
taux d’actes médicolégaux est plus important (2, 19).
Les sujets bipolaires ayant un début précoce (moins de
17 ans) présentent davantage d’antécédents familiaux de
troubles de l’humeur, d’antécédents personnels de vio-
lence (verbale, physique ou sexuelle), de difficultés
d’apprentissage, et de pathologie à cycles rapides.
En revanche, le nombre de tentatives de suicide ne dif-
fère pas de manière significative selon l’âge de début des
troubles (22)
(figure 3)
.
Les patients à formes de début tardif présentent plus
souvent des éléments psychotiques et sont plus à risque
de troubles neurologiques, en particulier d’accidents vas-
culaires cérébraux (29).
Le sexe
Certains auteurs considèrent que le trouble bipolaire
féminin est de moins bon pronostic à cause d’un plus
FIG. 1. —
Étude de Zurich : devenir de 219 patients bipolaires.
D’après Angst
et al. (1).
FIG. 2. —
Idéations suicidaires et statut clinique.
D’après Lopez
et al. (13).
0
10
16 %
25,5%
7,8 %
27 %
15,9 %
7,8 %
20
30
%
Guérison Chronicité
dernier
épisode
sans
rémission
durée
minimum
2 ans
récurrences
score
GAS
> 60
> 5 ans
depuis
dernier
épisode
score
GAS
> 60
< 5 ans
depuis
dernier
épisode
score
GAS
< 60
> 5 ans
depuis
dernier
épisode
SuicideRémission Rémission
incomplète
Rémission
incomplète
25
5
15
0
10
50 % 47,1%
16,1 %
4,3 % 4,9 %
35
50
%
Épisode
dépressif
Épisode
mixte
Épisode
subsyndromique
Épisode
maniaque
Phase de
rémission
Idéations suicidaires et statut clinique
40
45
5
20
15
25
30
FIG. 3. —
Stanley Foundation Bipolar Network.
D’après Suppes
et al. (22).
Âge de début précoce < 17 ans (n = 82)
Âge de début tardif > 17 ans (n = 179)
0
10
20
30
40
50
60
70
ATCD fam
Difficultés
apprentissage
Cycles rapides
Évolution
défavorable
ATCD
violence
TS
NS
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21-4, cahier 2 Aspects pronostiques des troubles bipolaires
S 23
grand nombre d’épisodes dépressifs. D’autres auteurs
considèrent que le trouble bipolaire masculin est de moins
bon pronostic en raison de la plus grande fréquence des
épisodes maniaques.
Le niveau socio-économique
Un niveau socio-économique bas est un élément de
mauvais pronostic.
Les antécédents familiaux de trouble de l’humeur
Les patients ayant des antécédents familiaux de trouble
de l’humeur ont un moins bon pronostic. On retrouve plus
fréquemment dans ce cas, des formes à début précoce
et des épisodes maniaques ainsi qu’un fort taux de mor-
talité (18)
(figure 4)
.
Les caractéristiques des épisodes thymiques
La polarité
Il existe des facteurs pronostiques pour les troubles
bipolaires de type I.
Ainsi, un épisode index dépressif ou mixte implique un
pronostic plus réservé qu’un accès maniaque index. On
constate alors une moins bonne évolution sur 15 ans de
la séquence dépression/manie/intervalle libre, avec une
augmentation de la durée et du nombre des épisodes thy-
miques et un plus grand risque de passage à la chronicité.
(10, 15, 28).
Le nombre
Le trouble bipolaire est marqué par une cyclicité de pha-
ses dépressives et maniaques. On retrouve un épisode
maniaque chez 53 % des patients et plus de trois épisodes
chez 28 % des patients. Mais leur nombre est probable-
ment sous-évalué en raison de formes atténuées de la
maladie non repérées. La stabilisation survient souvent
après le quatrième épisode. La survenue d’épisodes
maniaques serait de moins bon pronostic ; elle serait plus
fréquente chez les hommes et en cas d’antécédents fami-
liaux de trouble de l’humeur (23).
Sur 20 épisodes successifs, les hommes présentent
plus d’épisodes maniaques et les femmes davantage
d’épisodes dépressifs (1).
La présence de symptômes psychotiques
Leur présence est associée à un taux élevé de rechute
et à une plus grande sévérité des épisodes polyphasiques
(3, 6).
Les caractéristiques cliniques associées
Les cycles rapides
Le trouble bipolaire à cycles rapides concerne 14 à
56 % des sujets bipolaires selon les études (moyenne
retenue de 20 % pour Schneck
et al.
, 20). Les cycles rapi-
des s’atténuent après 2 à 3 ans d’évolution. Ils sont asso-
ciés à un moins bon pronostic à long terme, une moins
bonne réponse thérapeutique, un plus grand nombre de
dépressions chroniques et un risque suicidaire plus élevé
(5, 6, 16).
Les comorbidités
La comorbidité anxieuse est un facteur de mauvais pro-
nostic avec une majoration du taux de tentatives de sui-
cide. Elle englobe le trouble anxieux généralisé, le trouble
panique avec ou sans agoraphobie, la phobie sociale, le
trouble obsessionnel compulsif (2, 17)
(figure 5)
.
FIG. 4. —
ATCD familiaux et âge de début.
D’après Mendlewicz
et al. (18).
12
10
6
4
8
2
18
16
14
0< 25 ans 26-40 ans > 40 ans
ATCD familiaux
Absence dATCD familiaux
FIG. 5. —
Prévalence de la comorbidité anxieuse.
D’après McElroy
et al.
et Carter
et al. (2, 17).
Trouble anxieux actuel
Trouble anxieux sur la vie entière
0
60
Sans anxiété
Trouble anxieux
quelconque
Trouble panique
+ agoraphobie
Agoraphobie
Phobie sociale
TOC
ESPT
TAG
70
80
50
40
30
20
10
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S 24
Les addictions touchent environ 40 % des sujets bipo-
laires alors qu’elles touchent 10 % de la population géné-
rale. Les conduites addictives surviennent après le début
de la maladie, notamment pour les formes à début pré-
coce. L’abus de substances illicites et d’alcool favorisant
les rechutes thymiques (dépressives ou maniaques) et
l’apparition d’éléments psychotiques, peuvent chroniciser
un épisode dépressif et majorer la fréquence des états
mixtes, des cycles rapides et le risque suicidaire (8).
La non-compliance au traitement
Elle entraîne une augmentation du risque de rechutes
et des conduites addictives, du nombre d’hospitalisations,
de prescription de neuroleptiques.
La résistance au traitement
L’existence de cycles rapides, de dépression chronique
et d’état mixte favorise la résistance au traitement (14).
CONCLUSION
Le trouble bipolaire implique très souvent des altéra-
tions psychosociales importantes. Une accumulation de
manifestations psychopathologiques constitue un facteur
prédictif du devenir psychosocial des patients. Ces don-
nées soulignent l’intérêt d’une prise en charge précoce
avec un repérage des formes à début précoce, l’instaura-
tion d’un traitement pharmacologique et psychothérapi-
que, et d’une éventuelle réhabilitation psychosociale.
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