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Etudes de syntaxe : français parlé, français hors de France, créoles
Actes du colloque franco-allemand, Paris X, le 19 octobre 2007
Le marquage épistémique de l’énoncé en français parlé
Gerda Haßler
Université de Postdam
I. Le marquage épistémologique
Définition d’une notion
Le langage nous permet de parler du monde extérieur, mais notre connaissance du monde est
souvent imparfaite. C’est pourquoi le langage nous offre des moyens pour opérer une modalisation
épistémique des énoncés. Ce marquage épistémique concerne la langue écrite aussi bien que la
langue parlée, mais la langue parlée permet d’étudier mieux que dans la langue écrite les processus
en œuvre dans ce domaine. J’utilise le corpus français publié dans C-ORAL-ROM en gardant les
abréviations des auteurs (Cresti / Moneglia (2005). La partie française de C-ORAL-ROM a été établie
par l’équipe DELIC à Aix-en-Provence qui possède le plus large corpus de français parlé. Il est
constitué de 2,5 millions de mots qui sont accessibles à des logiciels montrant des concordances.
Grâce à la modalisation épistémique nous pouvons présenter les énoncés comme plus ou moins
probables. Pour réaliser cette modalisation épistémique, qui se présente comme quantitative, nous
pouvons utiliser des adverbes modaux, comme dans la phrase (1)
(1) Probablement, Jean va terminer son travail demain.
En français, le conditionnel épistémique, dit parfois « journalistique », est traditionnellement considéré
comme relevant de la catégorie linguistique de modalité. Le conditionnel dans la phrase (2)
exprimerait un fait douteux :
(2) Selon le communiqué d’hier, les syndicats seraient prêts à des négociations.
De la même manière, on considère le verbe modal devoir en interprétation épistémique comme un
marqueur de la modalité épistémique. Le verbe épistémique devoir de l’exemple (3) dénoterait la
« probabilité » :
(3) Pierre n’est pas venu à la réunion. Il doit être malade.
Quand nous opérons une modalisation épistémique, nous présentons les énoncés comme plus ou
moins probables. Après l’analyse des adverbes, j’examinerai aussi la proposition récente de
considérer le conditionnel et le modal devoir comme relevant de la catégorie de l’évidentialité.
La possibilité de mettre en œuvre un marquage évidentiel des énoncés nous permet d’indiquer la
source ou la nature de la source d’où provient l’information transmise. Dans cette hypothèse, le
conditionnel journalistique indiquerait que l’information transmise par l’énoncé est empruntée à autrui
(cf. Dendale 1994, Kronning2003 : 131) et le devoir épistémique dénoterait que l’information est
obtenue par inférence.
Avant de se poser la question de savoir s’il est utile de traiter le conditionnel et devoir en termes de
modalité épistémique ou d’évidentialité, je parlerai brièvement de la valeur de la catégorie
d’évidentialité en typologie et je montrerai l’interrelation de ces deux catégories en français parlé.
L’évidentialité dans la description de langues non-indoeuropéennes
Il y a des langues qui ont développé une catégorie grammaticale propre de l'évidentialité et qui
l’expriment de façon obligatoire. Dans quelques cas, ce sont des moyens développés par voie
métaphorique à partir des expressions qui désignent la perception de la parole. Dans leur nouvelle
fonction, ils ne font plus partie de la prédication, mais ils ne se réduisent pas non plus à des rapports
pragmatiques. Barnes (1984) a décrit le système des évidentiels dans la langue Tuyuca parlée au
Brésil et en Colombie. La notion d’évidentialité s’inscrit donc d’abord dans le contexte théorique des
1
processus de grammaticalisation et de la description de leurs résultats.
(4a) díiga apé-wi
football jouer -3ª PERS. PRET. VISUEL
‘Il a joué au football [je l’ai vu]’
(4b) díiga apé-ti
1
Pour l’étude de l’évidentialité voir Aikhenvald 2004, Aikhenwald/Dixon 2003, Chafe/Nichols 1986, Cornillie 2007,
Dendale/Tasmowski 1994, Dendale/Liliane Tasmowski (2001), Hoff 1986, Ifantidou 2001, Lazard 2001, Mushin 2001, Nuyts
2001, Plungian 2001, Willett 1988, Bybee/Perkins/Pagliuca (1994), Haßler 2001, 2003; et avec une désignation
consciemment différente (médiatisation) Guentchéva 1996. Pour la délimitation entre modalité épistémique et évidentialité
voir De Haan 1999, Frawley 1992, Jakobson 1957, Schlichter 1986, Squartini 2004, Volkmann 2005, Wachtmeister
Bermúdez 2006.
1
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Actes du colloque franco-allemand, Paris X, le 19 octobre 2007
football jouer-3ª PERS. PRET. NON VISUEL
‘Il a joué au football [je l’ai entendu, mais pas vu]’
(4c) díiga apé-yi
football jouer -3ª PERS. PRET. INFERENCE
‘Il y a des indices qu’il a joué au football, mais je ne l’ai pas vu’
(4d) díiga apé-yigi
football jouer -3ª PERS. PRET. COMMUNICATION
‘On m’a dit qu’il a joué au football’
(4e) díiga apé-hĩyi
football jouer -3ª PERS. PRET. DEDUCTION
‘Il est logique de supposer qu’il a joué au football’
Dans les traductions approximatives de ces phrases, le marquage de l’évidentialité se trouve
transformé en une phrase prédicative, ce qui ne correspond pas à l’original dans lequel l’évidentialité
se marque par une sorte de suffixe.
Il y a au moins quatre raisons de marquer explicitement que l'énonciateur actuel n'est pas la source de
l'information: (1) il s'agit de la transmission d'un savoir généralement reconnu, (2) le locuteur actuel tient
son information d‘une troisième personne ou de l'ouï-dire, (3) il a déduit le contenu de son information à
partir d'autres circonstances, (4) le contenu de l'information est le résultat d'un raisonnement.
En prenant ces raisons comme point de départ dans une étude sur des langues qui n’ont pas de
marqueurs évidentiels morphologiques, on rencontre les problèmes théoriques posés par la
généralisation conceptuelle d’une catégorie linguistique telle que l’évidentialité. Il s’agit d’un des très
rares cas, dans l’histoire de la linguistique, dans lesquels la description des langues européennes
s’est emparée d’une catégorie élaborée dans un contexte non-indoeuropéen.
II. Des adverbes épistémiques et évidentiels dans la langue parlée française
Commençons l’analyse par le cas le plus facile du marquage épistémique, les adverbes modaux. Il y a
des adverbes qui dénotent le contenu de l’énoncé comme plus ou moins probable : probablement,
vraisemblablement, possiblement, éventuellement, peut-être. Ils se distinguent déjà par la fréquence
de leur usage dans le corpus. Dans la partie française de C-ORAL-ROM, nous avons trouvé 8
occurrences de probablement, 6 d’éventuellement, 207 de peut-être, tandis que vraisemblablement et
possiblement n’y sont pas représentés.
Peut-être
Pour l’adverbe le plus fréquent, peut-être, on constate l’usage très répandu comme adverbe de phrase
modalisant toute la prédication. En tant qu’adverbe de phrase, peut-être se pose soit après le verbe,
comme dans exemples (5) à (7), soit à la gauche de la proposition (8) :
(5) c’est peut-être l’anniversaire de sa mort / non ?
[ffamcv03]
(6) n’entraînent pas des jeunes des cités / qui eux aimeraient peut-être s’en sortir
autrement / # ça veut dire qu’on offre à la majorité des jeunes une perspective
[fnatpd02]
(7) CAR : il est peut-être à peine assez frais hein ?
[fpubmn03]
(8) et elle se repose // # et # moi je sais que peut-être / # je vais m'emparer de son âme /
# [fmedin02]
Mais on le trouve aussi comme modalisateur d’énoncés sans verbe :
(9) EST: ben / à une prochaine fois peut-être // [ftelpv24]
Peut-être remplit aussi la fonction d’affaiblissement d’un élément de la phrase dont le locuteur n’est
pas tout à fait sûr. Dans ce cas, il est mis avant ou après l’élément auquel il se rapporte :
(10) [/] ça doit remonter quand même [/] # ouais / ça fait peut-être six mois qu’on se connaît //
mais comme on se voit pas régulièrement // ben regarde là / ça faisait [/] ça faisait un mois / que
je l’avais pas vu [ffamcv07]
(11) c’est ce que je ressens / # qu’il faudra encore peut-être bien # une génération / #
[ffamdl06]
(12) il y a # trente ans maintenant / quarante ans peut-être / # disait la moyenne des
Français &euh [ffamdl21]
Il y a une position syntaxique de peut-être qui est particulièrement fréquente dans la langue parlée : il
est suivi de la conjonction que qui introduit une proposition formellement subordonnée, mais qui porte
le contenu principal de l’énoncé qui se modalise comme probable (peut-être que P) :
(13) C’est encore un mouvement / qui est assez important // # peut-être qu’il y a encore
des influences // #
[ffamcv03]
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Actes du colloque franco-allemand, Paris X, le 19 octobre 2007
(14) euh # non mais je voyais pas &f oui // # peut-être que j’avais pas envie / je voyais
<pas // &euh>
[ffamcv12]
(15) MAR: si il y avait eu moins de malhonnêteté / &euh peut-être que les gens auraient #
des relations // [ffamdl06]
(16) c’est plus encore / # parce que l’huile ça coûte cher / peut-être qu’avec la farine [/]
avec le [/] # la farine et l'eau [/] moi je sais [/] un peu de levure / on peut faire du pain
[fnatpr03]
Pour peut-être, cette structure semble être parfaitement possible et même parfois préférable à
l’insertion de l’adverbe dans la phrase qui exigerait plus d’effort et plus de planification. Du point de
vue fonctionnel, peut-être que remplit déjà la fonction d’un adverbe de phrase antéposé.
En ce qui concerne le rôle cognitif de peut-être, on peut remarquer qu’il introduit souvent une
supposition ou des fragments d’un savoir dont le locuteur ne dispose pas entièrement. Dans ces cas il
est presque toujours précédé de je (ne) sais pas et il marque l’effort du locuteur de donner des
explications qu’il ne peut pas donner avec sécurité :
(17) alors on peut imaginer qu’elle a [/] qu’elle a perdu son mari / je ne sais pas / peutêtre à la guerre / peut-être [/] je ne sais pas ce qui s'est passé
[fnatpr03]
(18) Mais ça marche mieux sur Aix // je sais pas pourquoi en fait # peut-être parce qu’il y
a plus d’étudiants // j’en sais rien [ffamcv02]
Probablement
Pour probablement, nous avons trouvé surtout des emplois comme adverbe de phrase, intégré après
le verbe ou antéposé:
(19) Le dix-neuvième siècle est aussi probablement / jusqu’à maintenant est aussi
probablement / jusqu' à maintenant [/] # est aussi probablement / # le siècle le plus / #
délaissé / du point de vue / des études métalexicographiques
[fnatte03]
(20) Mais c’est [/] c’est [/] c’est flagrant / que les [/] les [/]les [/]les [/] les maîtres des
classes [/] je &s [/] probablement je ne sais pas jusqu' où / parce que je me suis pas [/]
jamais préoccupé du second cycle / euh mettant ça hors de ma compétence // mais voir /
cette espèce de [/]de [/]de [/]de / comment dirais-je / d’incompréhension de leur mission
essentielle/
[ffamdl21]
Dans l’exemple (20), l’antéposition se trouve particulièrement soulignée par la rupture précédente : le
locuteur voulait dire je sais pas, mais il s’interrompt en introduisant un probablement qui marque son
incertitude particulière et ne se réfère pas au contenu propositionnel de la phrase, le fait de ne pas
savoir ne nécessitant pas de modalisation épistémique. Il continue par la formule de négation
complète je ne sais pas qui est très rare dans le corpus et qui marque un certain poids que le locuteur
lui concède.
Nous avons trouvé un exemple dans lequel probablement fonctionne comme peut-être comme
élément formellement subordonnant avec que :
(21) nombre / # de mots qui viennent du français // # donc probablement que ça vient du
français / mais &euh ça j’en suis pas sûre[fnatte02]
Ce phénomène pourrait s’expliquer par une certaine analogie des adverbes modaux qui se posent
dans une position syntaxique plus commode.
Éventuellement
Pour éventuellement, on peut constater la position de l’adverbe de phrase qui modalise le contenu
entier dans (22) ainsi que la relativisation d’un élément de la phrase, dans (23) d’un membre d’une
énumération :
(22) euh # moi je pense que on peut [/] on [/] oui on peut éventuellement vous mettre une
salle à disposition pour &euh pour les repas froids
[fpubdl02]
(23) euh ou sur des [/] dans les salons ou &euh éventuellement dans des galeries d’art /
mais enfin ça c' est pas pour tout de suite [ffamdl28]
Regardons maintenant les adverbes d’évidentialité. Y a-t-il des adverbes d’évidentialité en français ? Il
y a des adverbes qui, par leur sémantique lexicale, dénotent la provenance des connaissances
transmises par le locuteur du sens de la vue : visiblement, apparemment, évidemment. Dans le corpus
de C-ORAL-ROM, nous avons trouvé 6 occurrences de visiblement, 39 d’apparemment et 95
2
d’évidemment.
Visiblement
Pour visiblement, dans la majorité des cas, il est justifié de supposer une véritable liaison à ce qui est
visible. Son interprétation comme marqueur de l’évidentialité paraît donc possible. Dans (24),
2
Voir pour l’espagnol Haßler 2004.
3
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visiblement se réfère à l’apparence extérieure du Président qui donne à voir qu’il est fatigué. Dans
(25), il est question d’un texte dont les qualités extérieures montrent qu’il est achevé :
(24) de sa vigueur # en comparaison avec le Président / # visiblement fatigué // # lors
d’une manifestation à Hide Park /
[fmedrp03]
(25) alors que la préface / elle / # est un texte / # clos / # un texte / # visiblement achevé
/ # et / # non moins visiblement destiné / en quelque sorte à être lu
[fnatte03]
Mais, il y a au moins deux raisons de douter du caractère purement évidentiel de visiblement. D’abord
c’est son usage relativement peu fréquent qui met en doute sa capacité à marquer la provenance
visuelle du savoir du locuteur. Ensuite, c’est son usage dans des contextes où ce qui a été perçu
visiblement n’est pas clair :
(26) en fait ça faisait quand même quelques jours qu'on le trimbalait / et visiblement &euh
# c' est un peu l' habitude chez ces gens-là // euh il vivait à nos crochets quoi // il (/)
c’était le pique-assiette [ffammn11]
Cet usage flou de visiblement est rendu explicite par l’exemple (27)
(27) quand on se &p [/] quand on parlait même en société / visiblement donc d’après ce
[/] ce qu'on nous a dit après / # c’est qu’en fait ça [/] ça se voyait quoi // on voyait très
bien qu’on s’aimait dans le regard
[ffamdl03]
Dans cet exemple, le locuteur utilise visiblement pour décrire d’où il sait qu’on s’aimait dans le regard,
mais il dit tout suite que ce savoir, il l’a reçu par ouïe dire (d’après ce [/] ce qu'on nous a dit après),
pour revenir à la vue par l’expression ça se voyait quoi // on voyait très bien. Visiblement a donc perdu
sa valeur de marquer exclusivement la provenance des connaissances transmises par la vue, mais il
reste un marqueur de l’évidentialité plus générale.
Apparemment
C’est d’autant plus le cas d’apparemment, qui s’utilise surtout comme adverbe de phrase et qui ne
marque plus une apparence visible comme source du savoir transmis. Dans les exemples (28) à (30),
le locuteur marque une conclusion à partir de l’apparence extérieure d’une personne ou à partir
d’autres indices :
(28) / &euh # que Carole / elle avait [/] elle avait &euh apparemment trouvé l'homme de
sa vie / qu’elle pourrait pas en trouver un autre [ffamcv12]
(29) ses mœurs un peu bizarres hein on &sa [/] # il connaît apparemment [/] il connaît
toutes les boites de Lyon [ffammn01]
(30) trente pour cent de réduc / # parce que le gars apparemment les fait marcher
souvent // # donc il me ramène / # o
[ffamdl01]
Dans (31), apparemment se réfère plutôt à une conclusion tirée des circonstances (il est minuit) qu’à
une source visuelle :
(31) alors / # tout va bien // bon là on est apparemment les seuls patients // il est [/] il est
minuit / minu
[ffammn05]
Évidemment
Cet éloignement de la signification ‘d'une manière évidente, manifeste aux sens et notamment à la
vue’ est encore plus manifeste dans les exemples avec évidemment dans lesquels l’adverbe ne
marque qu’un renvoi par le locuteur de la responsabilité du contenu de l’énoncé à autrui :
(32) donc &euh &c [/] c'est une société assez fermée évidemment // et puis l' état / # n' a
aucune force // [ffammn17]
(33) on a de la danse hip hop / # &euh qui concerne évidemment beaucoup plus le
secteur adolescent
[ffammn27]
(34) &euh // on (ne) compte pas les heures évidemment // comme on dit / # on doit être à
autour de cinquante
[ffammn28]
(35) je vous le répète / # l'entreprise se doit / bien évidemment / # de connaître / #
parfaitement bien cet environnement
[fnatte01]
Comme nous l’avons vu à travers l’exemple des adverbes, la délimitation entre la modalité
épistémique et l’évidentialité pose problème. Même si nous partons d’éléments dont la fonction
originaire est le marquage de la provenance du savoir du locuteur, cette fonction est contingente à
celle de la modalisation épistémique. Dans une phrase comme (32a), la présence de l’adverbe
évidemment réduit la probabilité et l’évidence, ce qu’on peut voir facilement par une comparaison avec
(32b) :
(32a) C’est une société assez fermée évidemment.
(32b) C’est une société assez fermée.
Ce qui est vraiment évident ne nécessite pas une explication linguistique, c’est pourquoi chaque
marquage évidentiel subit un changement sémantique. Ce changement est dû au fait pragmatique
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que tout marquage évidentiel est interprété comme une restriction de l’évidence réelle de la phrase.
C’est aussi le cas de mots qui par leur signification lexicale signifieraient le plus haut degré
d’évidence.
III. Le verbe modal devoir
Ces dernières années, on a essayé d’utiliser le concept d‘évidentialité pour expliquer des
phénomènes décrits jusqu'ici de façon peu satisfaisante dans les langues romanes. Dans les travaux
de Patrick Dendale sur le verbe modal devoir, c’est une nécessité théorique qui entraîne la distinction
entre évidentialité et modalité. Dendale (1994) a étudié les valeurs modales de devoir qui présentent
une large variété d’emplois difficilement concevable en terme de modalité. Ce qui est commun à
toutes les occurrences de devoir, c’est l’expression d’un choix entre plusieurs inférences possibles à
partir d’un fait donné. La propriété évidentielle de devoir consisterait à choisir une des conclusions
possibles et à la marquer comme celle qui est probable. Il résume, pour ainsi dire, toute une suite de
procédés cognitifs réalisés par le locuteur, mais qui ne s’exprime pas en surface. Devoir ne marque
pas principalement une qualité épistémique de l’information donnée, mais il caractérise l’opération
même qui crée l’information. C’est donc une qualité autoréférentielle du langage qui produit la
distinction entre modalité et évidentialité.
Dans une description structurelle, devoir, en tant que marqueur évidentiel, se décrit par plusieurs
oppositions. Tout d’abord, il s’oppose à l’énoncé non-évidentiel qui présente l’information que Caroline
est malade comme fait „évident“ au sens strict (36a):
(36a) Caroline n’est pas au travail aujourd’hui. Elle est malade.
(36b) Caroline n’est pas au travail aujourd’hui. Elle doit être malade.
En tant que marqueur d’un processus créateur d’information, devoir s’oppose à d’autres marqueurs
d’évidentialité, comme le conditionnel épistémique dans (37b) qui indique un discours ou une réflexion
intérieure rapporté dans un récit, et la phrase subordonnée dans (37c) qui explique une vérité
généralement connue.
(37a) Tiens on sonne à la porte. Ça doit être le facteur.
(37b) Tiens on sonne à la porte. Ce serait le facteur.
(37c) Si on sonne à la porte à midi, c’est le facteur.
Dans l’énoncé (38a), le futur antérieur du verbe, grâce à sa valeur inactuelle, permet de comprendre
l’énonciation comme une supposition, tandis que devoir souligne, dans la périphrase verbale de (38b),
la création d’une information. Il marque le choix entre plusieurs possibilités qui pourraient expliquer le
comportement d’une personne:
(38a) Il l’aura fait par pitié.
(38b) Il doit l’avoir fait par pitié.
La valeur évidentielle de devoir s’oppose à l‘expression de la perception concrète d’une chose par le
locuteur même qui rend superflue toute référence aux sources de son savoir. C’est pourquoi une suite
d‘énoncés comme (39) serait difficilement acceptable:
?
(39) Ça doit être ma mère. *Je l’avais immédiatement vue et reconnue.
L’instabilité des valeurs modales de devoir, qui s’étend de la nécessité à l’incertitude, conduit donc à
la conclusion que son noyau fonctionnel est l’indication de l’évidentialité (Dendale 1994, 37). Le point
de départ de l’introduction du concept d’évidentialité est une sorte d’économie de la
grammaticographie. Une multitude de fonctions qui tout d’abord ne semble être qu’énumérable se
réduit à un principe commun. La définition du marqueur évidentiel donnée par Dendale / Tasmowski
correspond à cette idée: « Dans ce contexte, un marqueur évidentiel est une expression langagière
qui apparaît dans l'énoncé et qui indique si l’information transmise dans cet énoncé a été empruntée
par le locuteur à autrui ou si elle a été créée par le locuteur lui-même, moyennant une inférence ou
une perception » (Dendale/Tasmowski 1994: 5).
Dans le corpus C-ORAL-ROM, on peut vérifier cette hypothèse sur la fonction évidentielle de devoir.
Après avoir exclu les occurrences de doit où il désigne une obligation, nous avons relevé 70 énoncés
dans lesquels la forme doit marque que l’information est obtenue par inférence. On pourrait ajouter
aux exemples analysés ceux avec les autres formes de devoir.
(40) une maman / euh # qui a accouché sous X / # et &euh / d’une petite fille / qui doit
avoir à peu prés quatorze ans maintenant // # et elle essayait de faire changer les papiers
[ffamcv10]
(41) vous voulez pas prendre le plat du jour ou le menu où ça doit vous coûter dans les
cent balles // # et puis vous so [ffammn22]
(42) qui c'est qui cite Winlox ? # on s'est dit / oh mais ça doit être Christophe / ça va // #
ça va / c'est bon // #
[fpubdl14]
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Dans les exemples (40) à (42), le verbe devoir a aussi bien une valeur évidentielle qu’une valeur
modale. Ce verbe dénote une modalité complexe, le ‘nécessairement vrai’, qui, une fois montrée,
produit l’effet de sens quantificationnel du ‘probablement vrai’, modalisation complexe qui résulte
d’une médiation inférentielle (Kronning 2003 : 141). Dans les exemples prototypiques utilisés par
Dendale, comme (36b), le premier énoncé présente une prémisse de cette inférence, et le deuxième
énoncé en fournit la conclusion. Ce n’est souvent pas le cas dans la langue parlée où les prémisses
ne se mentionnent pas toujours, faute de temps ou par économie.
Devoir s’emploie souvent dans des énoncés qui font référence explicite au fait que le locuteur ne sait
pas exactement ce qu’il dit. Dans ces contextes, devoir marque nettement une conclusion sur des
prémisses faibles dont la probabilité n’est pas très grande :
(43) *SOP: non // mais c’est vrai // il doit y avoir une raison / je sais pas [/] &euh je sais
pas
[ffamcv03]
(44) pour &euh [/] pour &euh # être [/] je sais pas // ça doit être pour eux [/] ils doivent être
[/] se sentir en paix
[ffamcv04]
(45) j'appelle / je dis / bon ben / je me suis dit / ça doit être la batterie / donc il faudrait
que je trouve que [ffamcv11]
Si le marqueur épistémique devoir relève aussi bien de la modalité que de l’évidentialité, on se
demande si ces deux catégories, telles qu’elles sont exprimées par ce marqueur, ont le même statut.
Selon Dendale (1994), devoir serait un marqueur essentiellement évidentiel. Kronning (2003 : 141) est
plutôt enclin à penser que ce marqueur est fondamentalement modal. À notre avis, devoir est un
marqueur qui relève des deux catégories linguistiques, faisant voir la difficulté de leur délimitation,
aussi bien que les adverbes avec une signification lexicale évidentielle (visiblement, apparemment,
évidemment).
Le français possède deux verbes où la modalité complexe coexiste avec l’évidentialité inférentielle,
devoir et pouvoir. On pourrait les exemplifier par les fragments discursifs (46) et (47) (Kronning 2003 :
141) :
(46) Marie n’est pas là. Elle a dû se tromper de date.
(47) Marie n’est pas là. Elle a pu se tromper de date.
Ces deux verbes s’opposent du point de vue sémiotique en termes de quantification épistémique
complexe (universalité vs. existence) et non en termes de médiation épistémique. En d’autres termes,
devoir décrit un processus qui a plus de probabilité, tandis que pouvoir décrit quelque chose qui peut
exister, mais avec moins de probabilité. La quantification épistémique est une propriété définitoire de
la modalité épistémique, qui la distingue de la médiation ou de l’évidentialité, définie, elle, en termes
non quantificationnels de source épistémique. On pourrait ajouter une remarque diachronique : devoir
et pouvoir connaissent des lectures déontiques et aléthiques, diachroniquement primaires, qui
s’opposent par la même différence quantificationnelle (universalité vs. existence) à l’intérieur des
espaces conceptuels du déontique et de l’aléthique. Ils sont devenus polysémiques en acquérant des
acceptions épistémiques. Ceux-ci semblent dominer dans la langue parlée, ce qui pourrait contribuer
à la perte de la différence quantificationnelle et à l’interprétation plutôt évidentielle.
IV. Le conditionnel comme marqueur de « l’information empruntée »
Comme devoir, le conditionnel épistémique du français est un marqueur mixte qui dénote la « nonprise en charge » en tant que modalisation aussi bien que la catégorie de l’évidentialité. Le
conditionnel, appelé aussi « journalistique » parce qu’il s’emploie surtout dans la presse, se définit par
la non-prise en charge du contenu de l’énoncé. Le locuteur, ou le journaliste, attribue cet énoncé
automatiquement à un autre énonciateur, qui est un être linguistique abstrait qui peut ou non
correspondre à un être physique réel. Mais il est difficile de déterminer la valeur évidentielle du
conditionnel, si on ne veut pas se limiter à la constatation simple que la responsabilité pour le contenu
est renvoyée à une instance non définie.
Comme Zlatka Guéntchéva l’a démontré, le conditionnel connaît des emplois dans lesquels il est
impossible de déterminer s’il s’agit d’un discours rapporté ou d’une inférence. Dans l’usage
journalistique, le conditionnel peut contribuer à l’effacement des limites entre les différentes espèces
de l’évidentialité. Dans l’exemple (48), utilisé par Guentchéva (1994: 17/18), il est impossible de
distinguer si l’affirmation de la cause de la mort est déduite du diagnostic donné antérieurement ou s’il
s’agit d’une énonciation des médecins rapportée par le journaliste :
(48) Les résultats des examens réalisés, notamment à l’hôpital neuro-cardiologique de
Lyon, par le docteur T., neuro-cardiologue, et par le professeur V., toxicologue, font état
de la présence dans le sang, où le taux d’alcoolémie atteignait 1,8 gramme, d’opiacés, de
la morphine en particulier. La cause de la mort serait ainsi une crise cardiaque
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Etudes de syntaxe : français parlé, français hors de France, créoles
Actes du colloque franco-allemand, Paris X, le 19 octobre 2007
déclenchée dans un contexte de prise d’opiacés par voie buccale qui ne semble pas
devoir être assimilé à une «surdose». Ces constatations des experts donnent lieu à
l’ouverture d’une instruction pour infraction à la législation sur les stupéfiants qui va tenter
de retrouver le fournisseur d’éventuels produits prohibés. (Le Monde, 17 juin 1993)
Ce qu’on peut déduire de cet exemple c’est seulement qu’il s’agit d’une énonciation qui ne repose pas
sur l’expérience du locuteur ou sur ses connaissances en cette matière.
L’analyse du corpus C-ORAL ROM a montré que cet usage du conditionnel épistémique est loin d’être
limité aux textes journalistiques. On le trouve aussi bien dans la langue parlée où il donne un
caractère vague au contenu des énoncés :
(49) pour des raisons de sécurité // # c' est pourquoi / il serait impossible aujourd’hui / de
placer côte à côte / # deux A 380 //
[fmedsc01]
(50) c’est une pédagogie comme on serait censé avoir des outils communs / comme cet
outil de clés tu vois / ou les gamins cochent // # ça c’est [/] c’est un outil qui serait censé
les suivre [ffammn10]
(51) essentiel nous échappe // # et donc l’amour / ben ça serait une question de [/] de
dosage entre intimité et distance [ffamcv01]
Dans les exemples (49) à (51), il est impossible de décider s’il s’agit d’une inférence du locuteur ou s’il
rapporte l’opinion d’autrui. Ce n’est que le contexte qui peut donner des indices pour la détermination
de la source du locuteur. Dans l’exemple (52), la présence du verbe du ‘dire’ prétendre indique que la
proposition le jeune Bruno se serait mis à pleurer relève du discours rapporté :
(52) qu’on le prétend / # que le jeune Bruno se serait mis à pleurer // # par ailleurs / #
[fnatla03]
Dans l’exemple (53) qui présente deux formes de conditionnel, par contre, il est impossible de
déterminer s’il s’agit d’un discours rapporté ou d’une conclusion du locuteur.
(53) car même le rapport des experts-psychiatres / n' est pas concluant // # son caractère
serait dominé par l' égocentrisme / # une certaine exaltation passionnelle/ quoi de plus
naturel pour un homme qui n’a jamais connu une véritable et sincère affection / à
rechercher continuellement une amitié / # ou un bonheur qu' il n' a jamais connu // # il
serait même inaffectif / selon ce rapport // # cependant il est certain que la période à
laquelle ont été / effectués ces tests médicaux / est une période de grande émotion, voir
de crise [fnatla02]
Il y a des linguistes qui distinguent le discours rapporté de la catégorie évidentielle de « l’information
empruntée », mais il me semble qu’il y a de bonnes raisons de ne pas le faire. Si l’on considère le
discours rapporté comme un acte d’énonciation effectivement accompli, en le présentant comme tel,
on remarquera tout d’abord qu’il est impossible de juger de cet accomplissement. De plus, cette
présentation comme tel n’a pas lieu en langue parlée, ou bien elle se fait sous la forme introductive
réduite à il dit. Avec l’intonation, il dit s’emploie surtout pour introduire le discours direct (54) et il
reprend souvent un autre verbe du dire (55), représentant la forme stéréotypée du discours rapporté :
(54) oui / mais j’ai pas pu faire autrement // # alors il dit enfin / on va regarder la récolte
de la journée
[fnatpr03]
(55) il y avait là / une femme veuve effectivement / # qui ramassait du bois // # il l’appela /
et il dit / # va me chercher je te prie / un peu d' eau dans un vase [fnatpr03]
On utilise plutôt « l’information empruntée », soit rapportée, soit attribuée à un être linguistique abstrait
et inconnu, avec laquelle on extrait une certaine information en l’attribuant à un tiers ou à une
collectivité, spécifié ou non, sans faire référence à cet acte d’énonciation.
Faut-il alors discuter le conditionnel et devoir en distinguant la modalité épistémique et l’évidentialité ?
Bien sûr, il existe de nombreuses langues où les marqueurs inférentiels n’impliquent pas une
modalisation épistémique, par exemple le turc, le persan, le tuyuca. Dans ces langues, l’usage de
marqueurs évidentiels ne touche pas leur valeur quantificationnelle du ‘probablement vrai’ de la
nécessité épistémique. Même en français, il y a des cas d’un marquage évidentiel sans conséquence
pour la valeur modale épistémique. Ainsi, le passé composé peut servir de marqueur inférentiel, sans
opérer une modalisation épistémique (Guentchéva 1994: 27)
(56) Regarde les yeux rouges du concierge! – Il a pleuré ! – Non, il a dû boire.
L’énoncé Il a pleuré ! est présenté comme vrai, c’est-à-dire comme relevant de la modalité simple non
3
marquée, et le passé composé indique que le contenu de cet énoncé est le produit d’une inférence.
La prémisse de cette inférence est la rubescence oculaire du concierge qui se trouve formulé dans
l’intervention initiale de cet échange conversationnel. Mais l’emploi inférentiel du passé composé est
très marginal et peut être considéré comme un effet contextuel ou situationnel.
3
Cela ne contredit pas le potentiel de l’imparfait dans les langues romanes, voir Reyes 1990, Reyes 1994, Haßler 1998, Haßler
2002.
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Etudes de syntaxe : français parlé, français hors de France, créoles
Actes du colloque franco-allemand, Paris X, le 19 octobre 2007
Comme on l’a vu à travers l’exemple des adverbes, de devoir et du conditionnel, l’usage de
marqueurs évidentiels conduit facilement à des valeurs modales. Il peut même mener à une
pragmatisation des éléments évidentiels comme apparemment et évidemment dont les significations
lexicales perdent leur trait évidentiel immédiat, la ‘visibilité’. C’est pourquoi je propose de supposer
une coïncidence sémiotique des marqueurs mixtes de la modalité épistémique et de l’évidentialité.
V. Le discours médiatisé et les langues en contact
Il serait prometteur d’étudier les moyens linguistiques qui servent à renvoyer la responsabilité d’une
énonciation à une autre personne dans une communauté bilingue. La conscience linguistique et le fait
de se sentir à l’aise en utilisant sa langue maternelle se reflètent, entre autre, dans la disposition du
locuteur pour prendre en charge le contenu et la forme de l’énonciation ou de renvoyer la
responsabilité à un autre. Pour une communauté bilingue, on pourrait supposer que les marqueurs
évidentiels utilisés tendent à une généralisation, peut-être même à une grammaticalisation
secondaire.
4
Nous avons pu constater, à partir d’un corpus sociolinguistique, que l’usage de [idi:] (< il dit) chez les
francophones de Montréal connaît un certain nombre de particularités. Tout d’abord, [idi:] s’utilise
aussi quand la source de l’information n’est pas connue. Il n’est pas exclu avec une référence à
plusieurs personnes, une personne féminine, où même à quelque chose dont l’existence est niée. La
propriété commune que l’élément [idi:] a dans ces emplois est surtout celle d’introduire une rupture
textuelle. Cette rupture peut se lier à un changement du niveau syntaxique: ce qui suit est une
constituante immédiate de la phrase matrice, explicable elle-même comme une phrase. La rupture
annoncée peut se limiter aux embrayeurs personnels. Elle est vérifiable par des erreurs et des
autocorrections qui concernent l’emploi des pronoms:
(57) il dit "ça m'empê: ça t'empêchera pas...(CM 127,72 ff)
Dans le discours spontané, il serait normal d’employer les pronoms selon les références déictiques de
la situation actuelle. C’est ce que le locuteur fait en commençant, quand il utilise le pronom me pour
se désigner lui-même.
La préférence pour l’élément [idi:] en tant que marqueur du commencement d’un discours rapporté
s’explique par sa neutralité qui va plus loin que dans le français standard. Dans l’exemple (58), [idi:]
marque l’instruction adressée à l’interlocuteur de regarder ce qui suivra comme une énonciation dans
une situation autre que celle qui est donnée. Il y a des éléments linguistiques qui s’y ajoutent:
l’intonation impérative qui marque le caractère de l’énonciation dans sa situation, le système déictique
créé, dans lequel le pronom tu se réfère à un élève auquel le professeur s’adresse. Cette référence ne
s’introduit pas et elle n’est visible que par la rupture, le pronom tu ayant désigné jusqu’ici
l’interlocuteur.
(58) ((question: Fait-que là tu as pas l'impression que les cours que tu as suivis ça va
t'aider beaucoup?)) Mais non mais ici puis: rien qu'un ex: tu-sais tu as l'anglais ici c'est:
ils l'apprennent pas comme il faut tu-sais ils t'apprennent ça avec des: ils te font n:
mettons un exemple ils te font une phrase bon bien [idi:]
" 'faut que tu refasses les
mêmes phrases ' faut juste ' tu changes les mots puis tu as l'image à côté c'est ça qui fait
que ' faut que tu: l'image 'faut que tu marques le mot à la place". (rire) Niaiseux au bout'
tu-sais <oui humhum> Tu-sais-je veux-dire j'ai été capable de faire ça mais Crime je sais
pas plus' mon anglais. (rire) <oui>.
Si l’on voulait voir un pronom il dans cette suite de sons [idi:], celui-ci ne se déterminerait ni de façon
cataphorique ni de façon anaphorique. On pourrait objecter qu’il est connu qu’il s’agit du professeur,
mais il semble plus proche des données linguistiques de dire que l’élément [idi:] est simplement un
marqueur de la rupture et du renvoi de la responsabilité communicative. Dans cette fonction, [idi:] n’a
plus besoin de référence personnelle.
Dans un autre exemple, [idi:] se réfère sans problème à une institutrice, une tendance qui contredit
particulièrement l’emploi très élargi des formes féminines dans le français canadien:
(59) Ben, comme le premier jour qu’on vient à l’école, on...la maîtresse donne des livres,
5
[idi:] „OK“.
Cette observation nous semble confirmer que [idi:] tend à devenir un marqueur de l’évidentialité et
qu’il perd, dans certains contextes, sa référence personnelle qui comporterait obligatoirement une
distinction entre le féminin et le masculin.
4
Thibault / Vincent (1990)
5
L’exemple vient d’un corpus d’énonciations de jeunes d‘Hawkesbury, Ontario (cf. Mougeon/Beniak 1991)
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Etudes de syntaxe : français parlé, français hors de France, créoles
Actes du colloque franco-allemand, Paris X, le 19 octobre 2007
Dans des exemples de locuteurs acadiens cités de (60) à (63), les marqueurs évidentiels peuvent
venir d’une autre langue.
Pour compléter les exemples de départ, ajoutons que, dans le discours des personnes bilingues, ces
marqueurs de l’origine du savoir se trouvent souvent liés à des alternances codiques (code-switching,
King /Nadasdi 1999). Un corpus d’interviews enregistrées par des sociolinguistes en Acadie contient
des énoncés tels que
(60) I guess qu’on est pas mal tout pareil. (19.2A.255, Abram-Village)
(61) I think j’ai plus peur des chenilles qu’une serpent. (30.2A.47, Saint-Louis)
(62) Ils avont pas mal de la misère, I guess. (01.1B.407, Abram-Village)
(63) C’est sept ou huit heures, je sais pas, huit heures, I imagine. (33.1B.810, SaintLouis)
I guess, I think, I imagine sont introduits en tant que marqueurs de l’incertitude épistémique dans un
discours en français.
Ces éléments anglais ont une forte tendance à exprimer l’incertitude du locuteur comme individu. Ces
verbes ne se rencontrent qu’à la première personne du singulier, de plus, les verbes anglais qui sont
employés désignent des opérations cognitives (guess, think, don’t know, imagine, believe, suppose,
be sure, bet, can’t see), on ne trouve pas de verbes énonciatifs à leur place (say, tell, ask, remember,
show, explain).
Les approches mentionnées ont en commun de supposer une fonctionnalisation secondaire d’une
distinction, existant en langue standard ou s’établissant en langue non-standard. Mais le point de vue
de l’évidentialité pourrait ouvrir une perspective plus large sur le fonctionnement de plusieurs moyens
du français. Le marquage évidentiel permet un certain désengagement vis-à-vis du contenu
propositionnel qu’exprime l’énoncé. En opérant une modalisation, le locuteur s’engage à des degrés
variables sur la vérité de son énoncé. Quand il fait explicitement référence à la source épistémique ou
à la prise de conscience du contenu de l’énoncé, le locuteur se désengage dans une certaine mesure
(Kronning 2003 : 145).
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Etudes de syntaxe : français parlé, français hors de France, créoles
Actes du colloque franco-allemand, Paris X, le 19 octobre 2007
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