Modalité et évidentialité en français

publicité
Langue française
http://www.necplus.eu/LFR
Additional services for Langue
française:
Email alerts: Click here
Subscriptions: Click here
Commercial reprints: Click here
Terms of use : Click here
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité dans le système
du français
Patrick Caudal
Langue française / Volume 2012 / Issue 173 / May 2012, pp 115 - 129
DOI: 10.3917/lf.173.0115, Published online: 25 May 2012
Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0023836812173082
How to cite this article:
Patrick Caudal (2012). Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité dans le système du français. Langue
française, 2012, pp 115-129 doi:10.3917/lf.173.0115
Request Permissions : Click here
Downloaded from http://www.necplus.eu/LFR, IP address: 88.99.165.207 on 05 Jun 2017
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 115 — #115
i
i
Patrick Caudal
CNRS & Université Paris-Diderot
Relations entre temps, aspect, modalité et
évidentialité dans le système du français
1. INTRODUCTION
1
La question centrale que j’entends aborder ici est celle du rôle du sens aspectuotemporel dans la construction des interprétations modales et évidentielles en
français. En particulier, j’étudierai de près les usages dits conjecturaux du futur –
sujet fécond dans la littérature récente (cf. Bellahsène 2007 ; Morency 2010 ; Saussure & Morency 2011) – m’efforçant de déterminer en quoi ils sont évidentiels
ou simplement modaux (on aura à l’esprit que les relations entre modalité et
évidentialité sont largement débattues, cf. McCready 2010 ; Faller 2011).
Je tenterai de montrer dans un premier temps (§ 2) que les catégories
aspectuo-temporelles jouent un rôle important dans la détermination des interprétations modales en français – notamment parce que les contenus modaux sont
en fait des descriptions d’états (comparables à des verbes statifs) placées sous
la portée des marques de temps-aspect (en tant qu’elles expriment des « points
de vue aspectuels » (cf. Smith 1991) distincts de la contribution aspectuelle du
verbe et de sa complémentation hors flexion). Puis, dans un second temps (§ 3),
j’appliquerai les résultats obtenus au domaine de l’évidentialité, en me penchant
sur les usages dits conjecturaux du futur (simple et antérieur). Je proposerai
notamment que les usages épistémiques et évidentiels du futur ne diffèrent pas
sur le plan de la sémantique, mais de la pragmatique, et que les paramètres
aspectuo-temporels constituent l’un des facteurs pouvant les différencier.
1. Je tiens à remercier Louis de Saussure pour ses objections et remarques, qui furent aussi nombreuses que
pertinentes.
LANGUE FRANÇAISE 173
rticle on line
115
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 116 — #116
i
i
Modalité et évidentialité en français
Ma démarche s’inscrit dans le cadre d’une approche informée par les sémantiques formelles dynamiques. Bien que les représentations (formes logiques)
ici proposées soient statiques (au sens d’une sémantique montagovienne), je
suppose qu’elles devraient être in fine intégrées dans un formalisme représentationnaliste, de type sémantique dynamique (cf. Kempson 2011), pour les rendre
sensibles au contexte. D’autre part, j’admets (comme dans nombre d’approches
non-formelles de la pragmatique, par exemple les approches pertinentistes)
que cette forme logique peut se trouver modifiée par la pragmatique au travers d’une « logique d’inférence de sens commun » (common sense entailment
logic, cf. Asher & Lascarides 2003) effectuant les inférences nécessaires à l’interprétation contextuelle d’un énoncé, et pouvant exploiter des connaissances
extra-linguistiques. J’admets, en outre, l’existence d’une strate spécifiquement
pragmatique et « légère » de conventionnalisation linguistique, ni explicable par
des processus pragmatiques libres, ni liée à des contraintes sur la forme linguistique (morpho-syntaxe), et précédant typiquement une évolution sémantique
(Caudal & Roussarie 2006 ; Caudal 2012). Elle correspond à une approche en
termes de polysémie (cf. Saussure, ce volume) des relations entre une valeur
sémantique et des usages pragmatiques conventionnalisés.
2. INTERACTION ENTRE TEMPS, ASPECT ET MODALITÉ
2.1. Relations entre sens aspectuo-temporel et modalité en français
L’analyse du rôle des formes aspectuo-temporelles dans des énoncés à sens
modal contrefactuel/irréel 2 est certainement l’un des problèmes les plus ardus
du domaine du TAM (Temps, Aspect, Modalité). On songera bien sûr aux
emplois dits irrealis ou contrefactuels de l’imparfait, par exemple dans les
constructions comparatives contrefactuelles telles que (1), ou dans les structures
conditionnelles :
(1)
Un mètre de plus / un peu plus, et le train déraillait.
Deux stratégies prédominent dans la littérature consacrée à de telles configurations.
La première consiste à postuler que ces temps sont à la fois temporellement
et modalement sous-spécifiés, et ont un sens de base inactuel, i.e. « non-présent »
(alternant entre un sens futur/modal, et un sens passé/non-modal) ; cf. par
exemple le « toncal » de J. Damourette et É. Pichon (1911-1936) ou le « faux
passé » de S. Iatridou (2000). La seconde stratégie consiste non pas à donner de
l’ampleur à la voilure sémantique des temps, mais à la réduire pour les rendre
navigables dans les eaux de la modalité. Par exemple, dans le cas de l’imparfait,
2. J’adopterai une théorie de la modalité recourant à des mondes possibles, à la Kratzer (1981). Le contrefactuel,
en tant que possibilité donnée comme accessible ou inaccessible au moment de l’énonciation, est ici pris comme
une catégorie de la modalité.
116
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 117 — #117
i
i
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français
cette approche consisterait à brider ou évacuer le contenu soit temporel, soit
aspectuel de ce temps ; voir la notion d’« allocentrisme » de L. de Saussure (2010)
(qui exprime « un moment envisagé depuis un point de vue distinct du point de
vue déictique du locuteur » ; l’imparfait est alors aspectuellement imperfectif,
mais temporellement sous-spécifié), ou celle de « virtualité » de W. De Mulder et
F. Brisard (2007) (qui voit dans l’imparfait une forme modale plutôt qu’aspectuotemporelle). La responsabilité incombe alors à la pragmatique d’enrichir de façon
appropriée une sémantique réduite.
Toutefois, un nombre grandissant de travaux suggèrent au contraire que
les temps passés employés dans des énoncés contrefactuels (i) n’ont jamais de
valeur modale, et (ii) conservent leur plein sens aspectuo-temporel. Ces travaux considèrent que les configurations temps passé / interprétation modale
analogues à (1) associent un contenu aspectuo-temporel et un contenu modal distincts sémantiquement et morphologiquement (voire syntaxiquement), tels que
le premier porte sur le second, mais pas sur le contenu propositionnel lui-même
placé sous la portée du sens modal – on suppose au passage que les expressions modales décrivent des événements statifs (de croyance ou de désir), que
les temps peuvent quantifier (ce point sera justifié infra). Schématiquement, on
aurait la portée sémantique donnée en (2), pour toutes les formes ou expressions
modales (y compris des structures comme les conditionnelles) marquées par
des temps (et associant un contenu temporel avec un « point de vue aspectuel »,
Smith 1991). Ce qui nous donne trois domaines sémantiques hiérarchisés en
termes de portée :
(2)
De nombreuses références récentes consacrées au français ont apporté des
éléments probants en faveur de (2) 3 , de A.-M. Berthonneau et G. Kleiber (2006)
à P. Caudal (2011). Il nous sera impossible de les détailler ici 4 , mais en très
bref, l’intérêt de l’approche à portée sémantique (2) est d’expliquer de façon
élégante et économique (car sans hypothèses supplémentaires) 5 toute une série
de données. Ainsi, (2) prédit (cf. Caudal 2011) que le marquage temporel du
verbe des protases de structures conditionnelles ne porte pas sur la proposition
exprimée par la protase, mais sur le contenu modal exprimé par la construction ;
ceci explique la possibilité d’insérer un modifieur futur (demain) dans une protase
3. Gosselin (2010) recourt à la même idée, mais sans la justifier.
4. On trouvera chez Ippolito (2003), Mari (2011, 2012), Caudal (2011), entre autres, une multitude d’arguments
qui doivent amener à privilégier l’analyse à portée sémantique.
5. Il me semble relever du bon sens qu’une analyse qui doit sans cesse résoudre des conflits interprétatifs par
des enrichissements pragmatiques est moins économique qu’une analyse qui produit les interprétations idoines
sans devoir d’abord passer par la case « conflit », toutes choses étant égales par ailleurs, bien entendu.
LANGUE FRANÇAISE 173
117
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 118 — #118
i
i
Modalité et évidentialité en français
marquée au passé en (3) (Ippolito 2003), sans conflit sémantique. De même, le
fait que le temps porte sur le contenu modal de la structure conditionnelle et
non sur le contenu du verbe de la protase en (4a) explique le contraste aspectuel
avec (4b) (où le temps quantifie l’événement décrit par le verbe) : s’en allait en
(4a) décrit un événement vu (perfectivement) dans sa totalité, alors qu’il peut
décrire un événement en cours (imperfectif) en (4b). Et le contraste entre (4a) (où
l’événement décrit est perfectivement vu) et (5) (où il est vu imperfectivement)
ainsi que (6) fait sens si l’on considère que l’interprétation aspectuelle du contenu
propositionnel de la protase (sous la portée du modal, et donc hors de portée de
la flexion temporelle) est notamment déterminée par le type de procès du verbe
sous-jacent. Le domaine sémantique [3] en (2) est une zone de neutralisation de
l’aspect grammatical, se comportant exactement comme les propositions à temps
sous-spécifié, ou sans marquage aspectuo-temporel ; cf. J. Tonhauser (2011) 6 .
(3)
Si Yannig avait passé son examen de breton demain, il l’aurait réussi.
(4) a. Si Yannig s’en allait, on le saurait.
b. Yannig s’en allait.
(5)
Si Yannig était en train mourir, on le saurait.
(6)
Si Yannig était malade, on le saurait.
2.2. Effets interprétatifs du temps et de l’aspect avec les verbes de
modalité
Les effets interprétatifs des temps avec les verbes devoir et pouvoir offrent
un autre ensemble important d’observations en faveur de l’analyse à portée
(cf. Homer 2010 ; Mari 2012), en particulier les lectures dites « d’implication
d’actualité » (actuality entailment, Bhatt 1999) (IA dorénavant). Lorsque devoir et
pouvoir sont employés au passé simple (PS) ou au passé composé (PC) dans un
contexte perfectif 7 , ils sont capables d’une interprétation qui relève de l’avéré,
et non plus de l’irréel : cf. le sens de réussir à V assigné à pouvoir V au PC+PS
en (7a), et celui d’avoir/être Vparticipe passé sous la contrainte assigné à devoir V au
PC+PS en (7b), qui contrastent respectivement avec (8a) et (8b) :
(7) a.
b.
(8) a.
b.
Jean put+a pu s’enfuir.
Jean dut+a dû s’enfuir.
Jean pouvait s’enfuir.
Jean devait s’enfuir.
6. Très précisément, une Aktionsart atélique dans un domaine aspectuellement neutre favorise une interprétation
aspectuelle de type imperfective (cf. être malade en (6)) ; une Aktionsart télique y favorise une interprétation
perfective (cf. s’en aller en (4a)).
7. Comme un relecteur l’a observé, ces lectures sont bien entendu plus nettes avec le PS qu’avec le PC, car
le PC est aspectuellement ambivalent – il s’agit d’un temps à la fois passé et présent, et à la fois associé à
un point de vue perfectif et résultatif (i.e. décrivant les conséquences présentes d’un événement passé). Voir
Caudal & Roussarie (2006). On se concentrera ici sur le composant perfectif du PC.
118
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 119 — #119
i
i
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français
Nous passerons sur le fait que (7a) et (7b) peuvent à la rigueur avoir aussi des
lectures épistémiques ou radicales « perfectives duratives », telles que la possibilité ou l’obligation furent temporellement bornées dans le passé. L’important ici
est l’existence même des lectures IA, et de leur caractère « péri-modal » (et non
simplement modal), puisqu’elles relèvent de la réalisation d’un contenu modal
(radical) 8 normalement simplement irréel/contrefactuel : réalisation d’une capacité pour pouvoir (« Jean a réussi à s’enfuir ») et d’une obligation pour devoir
(« Jean a été contraint de s’enfuir »).
L’analyse à portée sémantique [2] explique aisément ces lectures : le contenu
perfectif des temps les marquant exigerait, en effet, que la description d’événement sur laquelle ils portent soit de type changement d’état (de Swart 1998) 9 . Or,
si l’on admet que devoir et pouvoir, en tant que verbes modaux, décrivent des états
mentaux (des croyances ou connaissances dans le cas des lectures épistémiques
et capacitatives, des désirs dans le cas des lectures déontiques), il s’ensuit qu’ils
ne présentent pas le type de procès requis par le PS (et le PC dans sa lecture
perfective), à savoir un prédicat de changement d’état – ce qui déclencherait
l’intervention d’un opérateur de coercion aspectuelle (cf. note 7), et une lecture
inchoative de l’argument statif (état mental) dénoté par le modal est déclenchée :
par exemple, d’une croyance (non-véridicible) que « la proposition P est possible » en vertu de lois physiques, etc. donnant des capacités à des agents, on
passe à la vérification de cette croyance (i.e. à une connaissance véridicible), et la
capacité sous-jacente est réalisée. « Pouvoir s’enfuir » en vient ainsi à signifier
« avoir réussi à s’enfuir » en (7a).
3. LE FUTUR, DE L’ÉPISTÉMIQUE À L’ÉVIDENTIEL
Dans ce qui suit, je mettrai les éléments généraux qui viennent d’être posés
sur les relations entre temps-aspect et modalité à l’épreuve de l’analyse de
différentes interprétations du futur simple, et en particulier de l’emploi du futur
dit « conjectural », simple (FutC) ou antérieur (FAC).
3.1. Le futur et l’analyse à portée
L’analyse qui domine la littérature consacrée au FutC est celle de la « vérification temporelle » (Saussure & Morency 2011 ; Bellahsène 2007). Selon elle, le
FutC exprimerait une croyance présente non véridicible, à valider ultérieurement. Mais comme le futur aurait un contenu sémantique purement temporel
8. Mais pas simple occurrence d’un événement décrit par le complément du verbe modal (contra Bhatt 1999
et Homer 2010).
9. De Swart (1998) observe que le PS est un temps aspectuellement sensible, en ce qu’il exige que le verbe
qu’il marque dénote un changement d’état (ceci vaut aussi pour le PC dans sa lecture perfective) – et si ce
verbe est atélique, une lecture inchoative (bornée à gauche) ou perfective durative (bornée à droite) lui est
imposée (par des opérateurs de coercion aspectuelle) pour satisfaire à cette exigence.
LANGUE FRANÇAISE 173
119
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 120 — #120
i
i
Modalité et évidentialité en français
(futur), l’effet de « conjecture présente » serait attribuable à un enrichissement
contextuel, cf. (9) :
(9)
Ce sera le facteur. [conjecture ancrée dans le présent]
Je vais proposer ici une analyse alternative, inspirée par le découpage morphosémantique déjà admis dans une partie de la littérature (cf. Camussi-Ni 2006)
que le sens du futur (et du conditionnel) se compose à partir du suffixe –r– (de
sens temporel et/ou modal, selon les analyses) et d’une désinence de présent
imperfectif venant d’avoir au présent vs désinence de passé imperfectif pour le
conditionnel (cf. Bres 2009 ; Caudal & Vetters 2005 ; Caudal 2011). Ce découpage
n’est pas sans rappeler celui sous-tendant l’analyse à portée (2). Je supposerai
que l’inférence portée par –r– (i) est d’un type sous-spécifié (pas nécessairement
modal, suivant Caudal & Vetters 2005) et (ii) possède un argument statif de type
état mental, quantifié par l’élément de sens imperfectif présent. De ce fait, comme
en (2), l’événement décrit par la base verbale serait hors de portée de la quantification aspectuo-temporelle, dans un domaine neutre pour le temps-aspect.
De fait, son interprétation aspectuelle dépend du type d’événement décrit par le
verbe au futur, et du contexte (Smith 1991). Ainsi, (10)-(12) rappellent (3)-(6) 10 :
un événement télique atomique (cf. lancer en (10)) favorise une lecture « globale »
perfective, tandis qu’un événement atélique autorise une vue imperfective (dormira en (11), sera malade en (12)) : e1 peut fournir l’arrière-plan de e2 en (11) et
(12), mais pas en (10).
(10)
(11)
(12)
Fañch lancera (e1 ) un caillou dans la mare lorsque Mona rentrera (e2 ).
Fañch dormira (e1 ) lorsque Mona rentrera (e2 ). (e2 ⊆ e1 )
(où e ⊆ e’ note l’inclusion de e dans e’)
Fañch sera malade (e1 ) lorsque Mona rentrera (e2 ). (e2 ⊆ e1 )
Par contraste, les analyses vérificationnelles ne posent pas la décomposition
sémantique (2) comme une valeur de base du futur ; selon elles, c’est suite à
un enrichissement contextuel qu’un contenu modal paraît sous la portée du
sens temporel du futur 11 (cf. Bellahsène 2007 et la notion de « méta-prédicat »).
Nous verrons qu’à cet égard et à d’autres, l’analyse à portée sémantique (2) a
l’avantage de l’économie théorique 12 .
10. Ce point est capital pour mon analyse : ce sont des observables justifiant que l’on étende au futur l’analyse
sémantique à portée (en plus de motivations morphologiques et diachroniques) ; ils en sont des conséquences
prévisibles. À l’inverse, les approches concurrentes qui seront évoquées doivent, en l’état, postuler la neutralité
aspectuelle du futur.
11. Pour ce faire, Bellahsène (2007) s’appuie sur des règles d’« effets de sens » à la Gosselin (2010) ; par souci
de simplicité, je les considérerai aussi comme des cas d’enrichissement pragmatique.
12. Par économie théorique, j’entends une sorte de rasoir d’Occam : est économique une analyse qui (i) suppose
le plus petit nombre possible d’hypothèses axiomatiques (i.e. non réductibles à des axiomes plus simples) permettant d’expliquer le plus grand nombre d’observations empiriques et (ii) est motivée par le plus grand nombre
possible de généralisations empiriques indépendantes (typologiques, ou internes à une langue, synchroniques
ou diachroniques).
120
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 121 — #121
i
i
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français
J’adopte ici une conception kratzérienne simplifiée de la modalité (cf. Kratzer 1981), telle qu’une inférence modale (appelons-la INF) a deux arguments
propositionnels : un antécédent f (f étant en réalité une conjonction de propositions pertinentes dans l’arrière-plan conversationnel / la base cognitive de
l’énonciateur ; il s’agit des prémisses de l’inférence faite) et un conséquent y (la
proposition qui est l’objet de l’inférence/croyance exprimée). Dans le cas d’un
verbe de modalité, ou du futur et du conditionnel, le contenu propositionnel de
f est contextuellement déterminé 13 , alors que celui de y est linguistiquement
donné (par le complément du verbe modal, ou par la proposition marquée au
futur). La nature d’INF détermine la force de la conclusion tirée des prémisses.
A. Kratzer (1981 : 42), qui traite INF comme un quantificateur de haut niveau,
note ainsi que la quantification faite est plus forte dans le cas de must que de can
(quantification universelle vs existentielle).
Suivant P. Caudal (2011) et § 2.2, j’arguerai qu’INF possède, en outre, un
argument événementiel e (un état mental), noté e-INF (e-INF sera un état épistémique, si INF est une inférence épistémique) 14 . e-INF peut être aspectuotemporellement lié par une marque de temps. L’inférence INF dénotée par le
futur aurait donc trois arguments, et se noterait INF(e)(f)(y). e-INF serait présent et imperfectif du fait de la désinence de présent portée par le futur. Par
ailleurs, y (i.e. le contenu propositionnel de l’énoncé au futur) n’est pas quantifié aspectuo-temporellement, étant hors de portée de toute flexion temporelle.
Le temps/monde de y est donc contextuellement déterminé, et l’interprétation
aspectuelle assignée à l’événement sous-jacent ey dépendra (notamment) de
l’Aktionsart du verbe au futur, cf. (9)-(11) 15 .
3.2. Le futur conjectural : épistémique et/ou évidentiel ?
Je vais à présent tenter de déterminer si le FutC véhicule par INF des inférences épistémiques ou bien évidentielles. Suivant M. Squartini (2008 : 925), je
caractériserai le sens évidentiel par les propriétés singulières qu’il impose à
INF. On notera d’abord la nature contrainte des prémisses d’une inférence au
FutC. Elles doivent être médiatives, i.e. avoir une origine non-directe (hors de
sources de connaissances partagées et incontestables). Ainsi, si le FutC exclut
une perception visuelle claire en (9), il peut avoir pour prémisse une perception visuelle dégradée (ombre perçue dans le brouillard...), de même qu’une
perception auditive équivoque. Au contraire, une inférence épistémique est
insensible au caractère médiatif des prémisses en termes de typage de l’information (perception visuelle, ouï-dire...) comme d’incertitude (sauf si pour des
13. Mais dans le cas des structures conditionnelles en si P, Q, une partie des prémisses sont linguistiquement
réalisées, via la protase P.
14. Par souci de simplicité, je laisserai ici de côté la question des lectures déontiques du futur ; mais plutôt
qu’une croyance par exemple épistémique, e-INF pourrait exprimer une croyance déontique, dont les prémisses
seraient un désir (attribué à l’énonciateur et/ou à un tiers).
15. Je noterai eP tout événement décrit par une proposition P.
LANGUE FRANÇAISE 173
121
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 122 — #122
i
i
Modalité et évidentialité en français
raisons liées à la connaissance du monde, elles imposeraient que la conclusion soit véridicible) ; un futur épistémique (mais pas évidentiel) peut, en effet,
avoir pour prémisse une connaissance circonstancielle incontestable, comme en
(13) (cf. Squartini 2008, ainsi que Kratzer 1981 et sa définition des épistémiques
comme ayant une « base modale circonstancielle »). De même, le contraste entre
(14a) et (14b) dans le contexte où (i) l’énonciateur pourrait très clairement voir,
mais (ii) la personne vue serait un jumeau visuellement identique à son alter
ego, prouve qu’une observation visuelle claire est toujours interdite avec le FutC
(même si la prémisse en question reste non-véridicible comme en (14a), puisque
les jumeaux sont visuellement indistincts). Ce blocage d’une observation visuelle
directe démontre la nature conventionnelle 16 de l’usage en question. On remarquera aussi que si le FutC évidentiel refuse l’ouï-dire comme prémisse, l’emploi
évidentiel du conditionnel l’accepte (indépendamment de l’ancrage temporel de
l’ouï-dire), cf. (15). Enfin, il est remarquable que le conditionnel évidentiel soit
bloqué en (13) (*Il serait à bout) comme dans le contexte (14) (du moins sous une
forme déclarative). Ceci prouverait qu’il refuse lui aussi d’avoir des prémisses
visuelles, même non-véridicibles (en (13), un conditionnel évidentiel serait aussi
inacceptable) :
(13)
Au loin on voit apparaître un homme. Il doit être (*sera) à bout, car il
chancelle à chaque pas. (Squartini, 2008 : 923)
(14) a. #Ce sera Jean ! [contexte : visuel clair, jumeau]
b. Ce doit être Jean.
c. #Ce serait Jean.
(15)
D’après ce qu’on me dit + m’a dit, Yannig serait / #sera à Paris.
Ces données désignent le FutC comme un évidentiel inférentiel (Aikhenvald 2004),
tandis que l’usage évidentiel du conditionnel serait plus général.
Le caractère non-véridicible des prémisses du futur évidentiel explique, par
ailleurs, pourquoi des prémisses relevant des connaissances générales peuvent
causer des « ratages » évidentiels, cf. (16), qui ne serait acceptable (hors lecture
épistémique future à propos d’un univers à créer) que si, par exemple, il était
question d’un (autre) univers co-présent mais parallèle, et aux propriétés encore
incertaines.
(16)
#L’univers sera sphérique. (Saussure & Morency 2011)
Notons aussi que (12) est compatible avec peut-être ou certainement. Une apparence évidentielle pourrait-elle avoir ici une réalité épistémique ? (cf. la notion
de « stratégies évidentielles » dans Aikhenvald 2004 ; les formes épistémiques
peuvent avoir des usages contextuels par implicatures conversationnelles).
La proximité possible entre usages épistémiques et évidentiels du futur serait
à relier au caractère nécessairement non-véridicible des inférences faites dans
16. Au sens d’une conventionnalisation pragmatique, cf. § 1.
122
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 123 — #123
i
i
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français
les deux cas (sur la non-véridicibilité du FutC, voir Bellahsène 2007). Rappelons
qu’un jugement épistémique INF exclut la validité de y dans le monde actuel
(sans quoi un énoncé épistémique vaudrait une assertion simple ; or, Jean doit
être très certainement malade n’implique pas Jean est malade) 17 .
Cependant, l’ajout d’un adverbe épistémique ne sauve pas sera en (13), ce
qui suggère qu’il n’enlève rien au caractère évidentiel de l’inférence faite (une
observation visuelle claire reste illicite comme prémisse). Tout au plus, ajoute-t-il
une nuance épistémique à l’inférence évidentielle en (12), en modulant la force
de la quantification opérée par INF évidentiel sur les mondes présents possibles
dans lesquels y est validée.
3.3. Les paramètres aspectuo-temporels dans les différentes approches
du futur conjectural
Tournons-nous à présent vers les paramètres aspectuo-temporels déterminant
les interprétations épistémiques vs évidentielles du futur. Là réside l’une des
principales différences entre l’approche à portée (développée en § 3.1) et les
approches vérificationnelles.
Bien qu’extrêmement sophistiquée, l’analyse que proposent L. de Saussure
et P. Morency (2011) peut (je crois) se résumer comme suit : le futur ayant une
sémantique temporelle future (elle quantifie l’événement décrit par le verbe marqué au futur, et le place dans le futur), il y aurait une double inconsistance interprétative entre cette sémantique purement temporelle, et le fait contextuel que
le FutC exprime (i) une croyance (épistémique selon Saussure & Morency 2011)
relative à (ii) un état de fait présent. Cette double inconsistance provoquerait
un double enrichissement pragmatique : l’attribution à un tiers locuteur d’une
croyance à vérifier/valider au futur serait un enrichissement épistémique répondant à (i) ; l’attribution à l’énonciateur d’une conjecture présente résoudrait la
part temporelle (ii) de l’inconsistance. L. de Saussure et P. Morency (2011) proposent donc d’assigner via la pragmatique deux états de croyance/inférence
(e-INF pour mon analyse) au FutC : l’un situé dans le présent (e-INF1 ), attribué à
l’énonciateur ; l’autre, situé dans le futur (e-INF2 ), et qui serait « à vérifier » par
un tiers énonciateur « allocentrique » 18 .
Mais que faire en cas de hiatus temporel entre e-INF1 et e-INF2 (i.e. si le
premier s’arrête avant le début du second) ? L’énonciateur serait alors au moins
temporairement en désaccord avec le tiers allocentrique. Or, L. de Saussure et
17. Je n’adhère donc pas à la conclusion que Bellahsène (2007 : 259) tire du fait que le FAC est compatible
avec très certainement (cf. C’est un billet doux qu’une fillette aura très certainement glissé dans sa main),
à savoir que les prémisses associées sont données comme « irrévocables » (catégorie qui serait opposée à la
modalité épistémique, et donc de l’ordre de la connaissance partagée et admise). La certitude demeure une
catégorie de la modalité épistémique, et, en tant que telle, ne peut forcer aucune proposition (prémisse ou
conclusion) à être traitée comme vraie, et située dans l’arrière-plan conversationnel.
18. En outre, la vérification future aurait une fonction explicative de la croyance présente – elle la justifierait.
LANGUE FRANÇAISE 173
123
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 124 — #124
i
i
Modalité et évidentialité en français
P. Morency (2011) observent que le progressif périphrastique être en train de et le
passif (deux formes statives) facilitent les usages conjecturaux au FSC, et que les
verbes téliques, surtout ponctuels, tendent à les bloquer, cf. (17) :
(17) a.
b.
c.
d.
#/La bombe explosera. (FutC exclu)
#Jean mangera une crêpe. (FutC OK mais malaisé)
Jean sera en train de manger une crêpe. (FutC OK)
Jean sera malade. (FutC OK)
La série (17a-d) apporterait de l’eau au moulin de L. de Saussure et P. Morency
(op. cit.) en ce que le type de procès décrit par l’énoncé hors flexion – état en (17cd)
vs événement télique en (17ab) – déterminerait la persistance ou non-persistance
d’e-INF1 jusqu’à la vérification future (e-INF2 ) – les états étant naturellement nonbornés, ils pourraient « durer » jusqu’à e-INF2 ; les événements téliques étant
bornés à droite, ne le pourraient pas (ou difficilement).
On remarquera, cependant, qu’il y a là une petite zone d’ombre : si d’un côté,
L. de Saussure et P. Morency (2011) posent (avec justesse) que le sens conjectural
réside dans une croyance présente (e-INF1 ) distincte de l’état de fait exprimé
par le contenu propositionnel y de l’énoncé au futur, de l’autre, ils assimilent
la persistance temporelle d’eψ (événement décrit par y) à la persistance dans
le futur de la croyance e-INF1 . Or, il est dans l’absolu possible que l’intervalle
temporel où Je crois que P est valide diffère de celui où P est valide (cf. Je crois que
Pierre était malade) ; la persistance de eψ jusqu’à e-INF2 n’implique donc pas ipso
facto qu’un hiatus temporel soit impossible entre e-INF1 et e-INF2 .
Et même si l’on met de côté cette difficulté technique, si la persistance de la
conjecture présente de l’énonciateur (e-INF1 ) est ramenée à la persistance d’eψ
(l’événement décrit par le verbe), alors elle ne pourra que possiblement durer
jusqu’à e-INF2 ; elle sera donc épistémiquement affaiblie. En effet, si une description non-bornée d’événement P(e) est donnée pour vraie en t, alors P(e) sera
seulement possible à t+n – parce que l’événement e aura pu s’interrompre entre t
et t+n 19 . Par conséquent, l’énonciateur et le tiers allocutaire n’auraient pas forcément des croyances identiques ; ceci met en péril une éventuelle « vérification ».
L’approche à portée sémantique esquissée en § 3.1 évite naturellement ces
problèmes de hiatus temporel, et est à mon sens plus rentable en termes de
pouvoir explicatif 20 . Rappelons que INF(e)(f)(y), inférence effectuée par le futur,
19. Le même mécanisme est en jeu dans les emplois dits de politesse de l’imparfait : « je voulais vous parler »
décrit un événement qui ne peut que possiblement s’étendre jusqu’au présent, et est donc modalement affaibli.
20. Saussure (ce volume) argue au contraire que la présente analyse est d’une complexité sémantique qui la
rend peu vraisemblable. Il me semble que cette complexité est un faible prix à payer (i) parce qu’elle s’inscrit
dans une théorie générale des relations temps/aspect/modalité/évidentialité, au travers des formes et des langues,
expliquant un nombre d’observations à ma connaissance inégalé, et (ii) parce qu’elle a un pouvoir prédictif
supérieur (voir ma critique de l’analyse vérificationnelle ici). Enfin, (iii) une analyse à portée sémantique du
futur est rendue tout à fait vraisemblable par l’interface morphologie/sémantique (cf. Camussi-Ni 2006 et la
diachronie (le futur du français étant un ancien futur analytique combinant le présent d’avoir et l’infinitif, issu
du futur périphrastique latin cantare habeo « j’ai à chanter » ; son potentiel modal est donc patent).
124
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 125 — #125
i
i
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français
place le contenu propositionnel y de l’énoncé au futur hors de la portée d’un marqueur aspectuo-temporel (cf. § 3.1 et (2)), de sorte que la localisation temporelle
et l’interprétation aspectuelle de l’événement ey décrit par y, sont contextuellement déterminées. Si donc ey s’avère présent, alors il est co-temporel de l’état de
croyance/inférence présent e-INF qui selon notre analyse est sémantiquement
décrit par le futur – et il n’y a pas de hiatus temporel possible entre l’état de
croyance et l’événement décrit par la proposition qui est crue vraie.
Le contraste entre (17ab) et (17cd) s’expliquerait aussi par des considérations
aspectuelles. Si ey est télique, étant donné qu’il n’est sous la portée directe
d’aucun marqueur aspectuo-temporel (le sens temporel présent du futur portant
sur e-INF), alors il tend à recevoir une interprétation perfective, « globale »
(surtout s’il est ponctuel), ce qui interdirait qu’il soit co-temporel avec e-INF qui
est, lui, présent – cette interprétation perfective forcerait une lecture épistémique
relative à un monde futur 21 . Ceci explique pourquoi seuls (i) les verbes statifs
au FSC et (ii) les énoncés au futur antérieur peuvent toujours avoir aisément une
lecture évidentielle (le composant accompli du FAC introduit un état résultant
et autorise donc une co-temporalité présente entre e-INF et cet état résultant, qui
a pertinence présente).
3.4. Futur antérieur et usage de « bilan »
Considérons maintenant les usages suivants du futur antérieur. On remarquera
qu’ils sont absolument incompatibles avec des adverbes épistémiques comme
peut-être ou probablement (ils ne sont donc pas épistémiques), et peuvent être
véridicibles (cf. les continuations avec des PC en (18) et (19)) :
(18)
(19)
(20)
[contexte : interview d’un pilote après la fin du Grand-Prix d’Angleterre de
Silverstone 2010] : Randy (6e ) n’est pas amer : « Ça aura été une belle course
pendant laquelle je me suis énormément fait plaisir ». (motoblogs.sports,
20/06/2010)
Encore une fois, le pilote du team LCR Honda, aura livré une belle bataille
avec les usines et termine sixième du Grand Prix AirAsia de GrandeBretagne après une belle séance de qualifications qui lui a valu la deuxième
position sur la grille de Silverstone. (ibid.)
« L’année 2010 aura été marquée par les accusations de Marc Bellemare et
je vous dirai franchement que ça aura été une des années les plus difficiles
de ma vie sur le plan personnel », a confié le chef libéral. (déclaration de
M. Jean Charest à l’agence QMI, 19/01/2011)
Le caractère véridicible des discours (18) et (19) exclut que les futurs qu’ils
contiennent aient une interprétation ou épistémique ou évidentielle (leur rejet
21. Les effets temporels de l’Aktionsart dans des contextes modaux sont bien connus : elle peut créer une
orientation temporelle future, Schulz (2007). La télicité dans un domaine aspectuellement neutre induit
facilement une lecture perfective, qui force alors à situer l’événement hors du présent ; sur l’« incompatibilité »
entre présent et perfectif, voir Malchukov (2009). Des effets comparables s’observent avec le conditionnel et
les emplois prospectifs du présent.
LANGUE FRANÇAISE 173
125
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 126 — #126
i
i
Modalité et évidentialité en français
des adverbes épistémiques confirme qu’il n’y a pas de quantification sur les
mondes possibles). Ces données ne sont pas aisément explicables pour les
analyses vérificationnelles 22 : comme celles-ci assignent au futur une sémantique
purement future, elles prédisent que l’état résultant décrit par l’accompli devrait
forcément être placé dans le futur (contre les observables en (18) et (19)) 23 .
À l’inverse, l’analyse à portée défendue ici étant compatible avec une inférence présente ni épistémique ni évidentielle, et laissant y temporellement sousspécifiée, ne chute pas sur (18)-(20). J’appellerai cet usage futur antérieur de bilan,
comme (18)-(20) expriment une sorte de bilan, sous la forme d’états résultants
(présents ou futurs, selon les contextes) évalués subjectivement – cf. l’emploi du
verbe appréciatif marquer en (20) de l’adjectif évaluatif belle en (18) et (19), et du
déictique ça en (18).
On observera que, dans cet usage, l’événement causateur des états résultants
ne peut être futur : il est soit passé, soit ancré dans le présent. Ainsi, Jean aura
passé ces épreuves avec brio ne peut avoir une lecture de bilan que si les épreuves
en question sont passées (mais proches) ou en cours, avec une lecture de type
« phase préparatoire » (Smith 1991). (Cette condition aspectuo-temporelle va
d’ailleurs de soi, s’agissant d’établir un bilan.)
Au total, les inférences dénotées par le futur en (18)-(20) se caractérisent par
(i) une conclusion y qui peut être véridicible (ce qui est impossible pour les
autres usages du futur), (ii) des prémisses véridicibles (événements passés ou
en cours) et (iii) l’incompatibilité avec les adverbes épistémiques. L’ensemble
de ces conditions prouve qu’INF ne peut ici dénoter une quantification sur les
mondes possibles, ou du moins ni épistémique ni évidentielle.
4. CONCLUSION
J’ai d’abord tenté de clarifier, dans cet article, les relations sémantiques qu’entretiennent temps-aspect et modalité en français, soulignant l’intérêt d’une
approche qui traiterait les contenus modaux comme des prédicats statifs dont
la variable d’événement serait quantifiée par les marques aspectuo-temporelles
(marques qui donc, ne pourraient porter sémantiquement sur les contenus propositionnels modalisés).
22. Saussure (ce volume) propose une explication reichenbachienne classique à ces données. Elle prédit
correctement que l’événement causateur du composant accompli (le E reichenbachien) peut être placé dans le
passé ou le présent. Elle me semble pourtant manquer l’essentiel sur le plan de la composition sémantique du
FAC : il s’agit d’un « accompli du futur », décrivant un état résultant (un peu comme le perfect anglais est un
accompli du présent, mais pas comme le PC du français, qui est plus que cela). L’événement causateur associé
(le E reichenbachien) est une simple implication logique (entailment) du futur antérieur, pas un élément de sa
dénotation sémantique (les quantifieurs temporels ne peuvent pas porter directement sur lui). Ce n’est donc
pas lui que le sens temporel du futur peut quantifier, mais un état résultant.
23. Sauf à ajouter la stipulation d’un « futur feint » dans une situation présente, comme le font par exemple
Saussure & Morency (2011).
126
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 127 — #127
i
i
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français
J’ai ensuite appliqué les résultats obtenus à l’analyse des lectures dites conjecturales du futur, le décomposant en un élément morphosyntaxique d’inférence
(le suffixe –r–, trace d’un infinitif, et qui n’est pas nécessairement de sens modal),
sous la portée d’un élément aspectuo-temporel présent imperfectif (désinence
d’avoir au présent). Le futur apparaît alors comme une forme inférentielle présente, qui n’est intrinsèquement ni future, ni modale, et acquiert ces lectures
contextuellement.
Je me suis efforcé d’établir que trois principaux paramètres empiriques différencient les usages conjecturaux du futur, que je modélise par une même
représentation INF(e)(f)(y), avec e état mental d’inférence ancré dans le présent
par la désinence de présent du futur, à savoir :
– L’ancrage temporel du conséquent y de INF : si y est ancrée dans un monde
présent, alors une lecture évidentielle ou « de bilan » prévaut, contre une
lecture épistémique si y est ancrée dans un monde futur ;
– La nature des prémisses f contextuellement déterminées : typage informationnel (une inférence évidentielle au futur refuse, par exemple, d’avoir pour
prémisses des perceptions directes, ou l’ouï-dire) et véridicibilité (l’usage évidentiel rejette les connaissances partagées – pas l’usage épistémique) ;
– La véridicibilité de y, qui est possible avec l’usage de bilan (si l’événement
causateur est passé), mais impossible avec les autres.
Il est remarquable que le futur épistémique contraigne uniquement la conclusion y de l’inférence, tandis que le futur évidentiel contraint aussi ses prémisses
f – ces catégories seraient donc deux pôles distincts sur le continuum sémantique des inférences, avec une possible zone de recouvrement.
Je tiens, pour conclure, à souligner que le pendant pragmatique de mon
analyse (l’identification contextuelle des propriétés d’INF et de ses arguments)
n’a pu être ici tout à fait développé 24 . Je considère les différents usages que
j’ai identifiés comme appartenant à un faible degré de convention linguistique,
au sens où ils mettraient en jeu des procédés pragmatiques qui ne sont pas
entièrement libres (et qui ont pour fonction de saturer une forme logique sousspécifiée (cf. § 1 ; Saussure (ce volume) et Caudal 2012). Mais je dois remettre
ces éclaircissements pragmatiques à de futures investigations.
Références bibliographiques
AIKHENVALD A. Y. (2004), Evidentiality, Oxford: Oxford University Press.
ASHER N. & LASCARIDES A. (2003), Logics of Conversation, Cambridge: Cambridge University
Press.
24. Je suis de même passé sur un nombre considérable d’effets interprétatifs dérivables de mon analyse du futur –
par exemple, une variante contextuelle libre de l’usage évidentiel, qui met en jeu le doute d’un énonciateur
sur ses propres souvenirs / ses croyances passées, présentés comme des sources médiatives d’information (un
genre d’emploi largement documenté dans les langues à évidentiels grammaticalisés, cf. Faller 2004).
LANGUE FRANÇAISE 173
127
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 128 — #128
i
i
Modalité et évidentialité en français
BELLAHSÈNE L. (2007), « L’expression de la conjecture : le cas du futur en français », in
D. Bouchard, I. Evrard & V. Etleva (éds), Représentations du sens linguistique, Bruxelles :
De Boeck & Duculot, 253-256.
BERTHONNEAU A.-M. & KLEIBER G. (2006), « Sur l’imparfait contrefactuel », Travaux de linguistique 53, 7-64.
BHATT R. (1999), Covert Modality in Non-finite Contexts, PhD Thesis, University of Pennsylvania.
BRES J. (2009), « Dialogisme et temps verbaux de l’indicatif », Langue française 163, 21-39.
CAMUSSI-NI M.-A. (2006), Analyse formelle et conceptuelle des formes verbales du français
contemporain : À la croisée du passé simple et de l’imparfait, du futur et du conditionnel,
les concepts « ±potentiel » et « ±défini », Thèse de l’Université de Rennes 2.
CAUDAL P. (2011), “Towards a novel aspectuo-temporal account of conditionals”, Cahiers
Chronos 22, 179-209.
CAUDAL P. (2012), “Pragmatics”, in R. Binnick (ed.), The Oxford Handbook of Tense and Aspect,
Oxford/New York: Oxford University Press, 269-305.
CAUDAL P. & ROUSSARIE L. (2006), “Brands of perfects: semantics and pragmatics”, in P. Denis
et al. (eds.), Proceedings of the 2004 Texas Linguistics Society Conference: Issues at the
Semantics-Pragmatics Interface, Somerville (MA): Cascadilla, 13-27.
CAUDAL P. & VETTERS C. (2005), « Un traitement conjoint du conditionnel, du futur et de l’imparfait :
les temps comme des fonctions d’actes de langage », Cahiers Chronos 12, 109-124.
DAMOURETTE J. & PICHON É. (1911-1936), Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la
langue française, vol. 5, Paris : d’Artrey.
DE MULDER W. & BRISARD F. (2007), « L’imparfait marqueur de réalité virtuelle », Cahiers de
praxématique 47, 97-124.
DE SWART H. (1998), “Aspect Shift and Coercion”, Natural Language and Linguistic Theory 16
(2), 347-385.
FALLER M. (2004), “The Deictic Core of <Non-Experienced Past> in Cuzco Quechua”, Journal of
Semantics 21 (1), 45-85.
FALLER M. (2011), “A possible worlds semantics for Cuzco Quechua evidentials”, in L. Nan &
D. Lutz (eds), Proceedings of SALT 20, Ithaca: CLC Publications, 660-683.
GOSSELIN L. (2010), Les modalités en français : la validation des représentations, Amsterdam :
Rodopi.
HOMER V. (2010), Actuality Entailments and Aspectual Coercion, Ms., Institut Jean-Nicod.
IATRIDOU S. (2000), “The Grammatical Ingredients of Counterfactuality”, Linguistic Inquiry 31
(2), 231-270.
IPPOLITO M. (2003), “Presuppositions and Implicatures in Counterfactuals”, Natural Language
Semantics 11 (2), 145-186.
KEMPSON R. (2011), “Formal semantics and representationalism”, in C. Maienborn, K. von
Heusinger & P. Portner (eds), Semantics: An International Handbook of Natural Language
and Meaning, Berlin: Mouton de Gruyter, 216-241.
KRATZER A. (1981), “The notional category of modality”, in H.-J. Eickmeyer & H. Rieser (eds),
Words, worlds and contexts: New approaches in word semantics, Berlin: de Gruyter, 38-74.
MALCHUKOV A. (2009), “Incompatible categories: resolving the <present perfective paradox...>”,
in L. Hogeweg, H. de Hoop & A. Malchukov (eds), Cross-linguistic Semantics of Tense,
Aspect, and Modality, Amsterdam/Philadelphie: John Benjamins, 13-33.
MARI A. (2011), Quantificateurs polysémiques, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches
de l’Université Paris IV.
128
i
i
i
i
i
i
“LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 129 — #129
i
i
Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français
MARI A. (2012), « Pouvoir au passé composé : effet épistémique et lecture habilitative », in
L. de Saussure & A. Rihs (éds), Études de sémantique et de pragmatique françaises, Bern :
Peter Lang, 67-100.
MCCREADY E. (2010), “Evidential Universals”, in T. Peterson & U. Sauerland (eds), Evidence
from Evidentials, Vancouver: University of British Columbia, 105-127.
MORENCY P. (2010), « Enrichissement pragmatique du futur », Cahiers Chronos 21, 197-214.
ROCCI A. (2006), « Le modal italien dovere au conditionnel : évidentialité et contraintes sur
l’inférence des relations de discours argumentatives », Tranel 45, 71-98.
SAUSSURE L. DE (2010), « Pragmatique procédurale des temps verbaux : la question des usages
interprétatifs », in C. Vet, N. Flaux & D. Stosic (éds), Interpréter les temps verbaux, Bern :
Peter Lang, 129-160.
SAUSSURE L. DE (2012), « Modalité épistémique, évidentialité et dépendance contextuelle »,
Langue française 173, Paris : Armand Colin (ce volume).
SAUSSURE L. DE & MORENCY P. (2011), “A cognitive pragmatic view of the French epistemic
Future”, Journal of French Language Studies [DOI:10.1017/S0959269511000445].
SCHULZ K. (2007), Minimal models in semantics and pragmatics: Free choice, exhaustivity, and
conditionals, Ph.D, Universiteit van Amsterdam.
SMITH C. (1991), The Parameter of Aspect, Dordrecht: Kluwer.
SQUARTINI M. (2008), “Lexical vs. grammatical evidentiality in French and Italian”, Linguistics 46
(5), 917-947.
TONHAUSER J. (2011). “Temporal reference in Paraguayan Guaraní, a tenseless language”.
Linguistics and Philosophy (publié en ligne le 03/11/11).
LANGUE FRANÇAISE 173
129
i
i
i
i
Téléchargement