Langue française http://www.necplus.eu/LFR Additional services for Langue française: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité dans le système du français Patrick Caudal Langue française / Volume 2012 / Issue 173 / May 2012, pp 115 - 129 DOI: 10.3917/lf.173.0115, Published online: 25 May 2012 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0023836812173082 How to cite this article: Patrick Caudal (2012). Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité dans le système du français. Langue française, 2012, pp 115-129 doi:10.3917/lf.173.0115 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/LFR, IP address: 88.99.165.207 on 05 Jun 2017 i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 115 — #115 i i Patrick Caudal CNRS & Université Paris-Diderot Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité dans le système du français 1. INTRODUCTION 1 La question centrale que j’entends aborder ici est celle du rôle du sens aspectuotemporel dans la construction des interprétations modales et évidentielles en français. En particulier, j’étudierai de près les usages dits conjecturaux du futur – sujet fécond dans la littérature récente (cf. Bellahsène 2007 ; Morency 2010 ; Saussure & Morency 2011) – m’efforçant de déterminer en quoi ils sont évidentiels ou simplement modaux (on aura à l’esprit que les relations entre modalité et évidentialité sont largement débattues, cf. McCready 2010 ; Faller 2011). Je tenterai de montrer dans un premier temps (§ 2) que les catégories aspectuo-temporelles jouent un rôle important dans la détermination des interprétations modales en français – notamment parce que les contenus modaux sont en fait des descriptions d’états (comparables à des verbes statifs) placées sous la portée des marques de temps-aspect (en tant qu’elles expriment des « points de vue aspectuels » (cf. Smith 1991) distincts de la contribution aspectuelle du verbe et de sa complémentation hors flexion). Puis, dans un second temps (§ 3), j’appliquerai les résultats obtenus au domaine de l’évidentialité, en me penchant sur les usages dits conjecturaux du futur (simple et antérieur). Je proposerai notamment que les usages épistémiques et évidentiels du futur ne diffèrent pas sur le plan de la sémantique, mais de la pragmatique, et que les paramètres aspectuo-temporels constituent l’un des facteurs pouvant les différencier. 1. Je tiens à remercier Louis de Saussure pour ses objections et remarques, qui furent aussi nombreuses que pertinentes. LANGUE FRANÇAISE 173 rticle on line 115 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 116 — #116 i i Modalité et évidentialité en français Ma démarche s’inscrit dans le cadre d’une approche informée par les sémantiques formelles dynamiques. Bien que les représentations (formes logiques) ici proposées soient statiques (au sens d’une sémantique montagovienne), je suppose qu’elles devraient être in fine intégrées dans un formalisme représentationnaliste, de type sémantique dynamique (cf. Kempson 2011), pour les rendre sensibles au contexte. D’autre part, j’admets (comme dans nombre d’approches non-formelles de la pragmatique, par exemple les approches pertinentistes) que cette forme logique peut se trouver modifiée par la pragmatique au travers d’une « logique d’inférence de sens commun » (common sense entailment logic, cf. Asher & Lascarides 2003) effectuant les inférences nécessaires à l’interprétation contextuelle d’un énoncé, et pouvant exploiter des connaissances extra-linguistiques. J’admets, en outre, l’existence d’une strate spécifiquement pragmatique et « légère » de conventionnalisation linguistique, ni explicable par des processus pragmatiques libres, ni liée à des contraintes sur la forme linguistique (morpho-syntaxe), et précédant typiquement une évolution sémantique (Caudal & Roussarie 2006 ; Caudal 2012). Elle correspond à une approche en termes de polysémie (cf. Saussure, ce volume) des relations entre une valeur sémantique et des usages pragmatiques conventionnalisés. 2. INTERACTION ENTRE TEMPS, ASPECT ET MODALITÉ 2.1. Relations entre sens aspectuo-temporel et modalité en français L’analyse du rôle des formes aspectuo-temporelles dans des énoncés à sens modal contrefactuel/irréel 2 est certainement l’un des problèmes les plus ardus du domaine du TAM (Temps, Aspect, Modalité). On songera bien sûr aux emplois dits irrealis ou contrefactuels de l’imparfait, par exemple dans les constructions comparatives contrefactuelles telles que (1), ou dans les structures conditionnelles : (1) Un mètre de plus / un peu plus, et le train déraillait. Deux stratégies prédominent dans la littérature consacrée à de telles configurations. La première consiste à postuler que ces temps sont à la fois temporellement et modalement sous-spécifiés, et ont un sens de base inactuel, i.e. « non-présent » (alternant entre un sens futur/modal, et un sens passé/non-modal) ; cf. par exemple le « toncal » de J. Damourette et É. Pichon (1911-1936) ou le « faux passé » de S. Iatridou (2000). La seconde stratégie consiste non pas à donner de l’ampleur à la voilure sémantique des temps, mais à la réduire pour les rendre navigables dans les eaux de la modalité. Par exemple, dans le cas de l’imparfait, 2. J’adopterai une théorie de la modalité recourant à des mondes possibles, à la Kratzer (1981). Le contrefactuel, en tant que possibilité donnée comme accessible ou inaccessible au moment de l’énonciation, est ici pris comme une catégorie de la modalité. 116 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 117 — #117 i i Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français cette approche consisterait à brider ou évacuer le contenu soit temporel, soit aspectuel de ce temps ; voir la notion d’« allocentrisme » de L. de Saussure (2010) (qui exprime « un moment envisagé depuis un point de vue distinct du point de vue déictique du locuteur » ; l’imparfait est alors aspectuellement imperfectif, mais temporellement sous-spécifié), ou celle de « virtualité » de W. De Mulder et F. Brisard (2007) (qui voit dans l’imparfait une forme modale plutôt qu’aspectuotemporelle). La responsabilité incombe alors à la pragmatique d’enrichir de façon appropriée une sémantique réduite. Toutefois, un nombre grandissant de travaux suggèrent au contraire que les temps passés employés dans des énoncés contrefactuels (i) n’ont jamais de valeur modale, et (ii) conservent leur plein sens aspectuo-temporel. Ces travaux considèrent que les configurations temps passé / interprétation modale analogues à (1) associent un contenu aspectuo-temporel et un contenu modal distincts sémantiquement et morphologiquement (voire syntaxiquement), tels que le premier porte sur le second, mais pas sur le contenu propositionnel lui-même placé sous la portée du sens modal – on suppose au passage que les expressions modales décrivent des événements statifs (de croyance ou de désir), que les temps peuvent quantifier (ce point sera justifié infra). Schématiquement, on aurait la portée sémantique donnée en (2), pour toutes les formes ou expressions modales (y compris des structures comme les conditionnelles) marquées par des temps (et associant un contenu temporel avec un « point de vue aspectuel », Smith 1991). Ce qui nous donne trois domaines sémantiques hiérarchisés en termes de portée : (2) De nombreuses références récentes consacrées au français ont apporté des éléments probants en faveur de (2) 3 , de A.-M. Berthonneau et G. Kleiber (2006) à P. Caudal (2011). Il nous sera impossible de les détailler ici 4 , mais en très bref, l’intérêt de l’approche à portée sémantique (2) est d’expliquer de façon élégante et économique (car sans hypothèses supplémentaires) 5 toute une série de données. Ainsi, (2) prédit (cf. Caudal 2011) que le marquage temporel du verbe des protases de structures conditionnelles ne porte pas sur la proposition exprimée par la protase, mais sur le contenu modal exprimé par la construction ; ceci explique la possibilité d’insérer un modifieur futur (demain) dans une protase 3. Gosselin (2010) recourt à la même idée, mais sans la justifier. 4. On trouvera chez Ippolito (2003), Mari (2011, 2012), Caudal (2011), entre autres, une multitude d’arguments qui doivent amener à privilégier l’analyse à portée sémantique. 5. Il me semble relever du bon sens qu’une analyse qui doit sans cesse résoudre des conflits interprétatifs par des enrichissements pragmatiques est moins économique qu’une analyse qui produit les interprétations idoines sans devoir d’abord passer par la case « conflit », toutes choses étant égales par ailleurs, bien entendu. LANGUE FRANÇAISE 173 117 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 118 — #118 i i Modalité et évidentialité en français marquée au passé en (3) (Ippolito 2003), sans conflit sémantique. De même, le fait que le temps porte sur le contenu modal de la structure conditionnelle et non sur le contenu du verbe de la protase en (4a) explique le contraste aspectuel avec (4b) (où le temps quantifie l’événement décrit par le verbe) : s’en allait en (4a) décrit un événement vu (perfectivement) dans sa totalité, alors qu’il peut décrire un événement en cours (imperfectif) en (4b). Et le contraste entre (4a) (où l’événement décrit est perfectivement vu) et (5) (où il est vu imperfectivement) ainsi que (6) fait sens si l’on considère que l’interprétation aspectuelle du contenu propositionnel de la protase (sous la portée du modal, et donc hors de portée de la flexion temporelle) est notamment déterminée par le type de procès du verbe sous-jacent. Le domaine sémantique [3] en (2) est une zone de neutralisation de l’aspect grammatical, se comportant exactement comme les propositions à temps sous-spécifié, ou sans marquage aspectuo-temporel ; cf. J. Tonhauser (2011) 6 . (3) Si Yannig avait passé son examen de breton demain, il l’aurait réussi. (4) a. Si Yannig s’en allait, on le saurait. b. Yannig s’en allait. (5) Si Yannig était en train mourir, on le saurait. (6) Si Yannig était malade, on le saurait. 2.2. Effets interprétatifs du temps et de l’aspect avec les verbes de modalité Les effets interprétatifs des temps avec les verbes devoir et pouvoir offrent un autre ensemble important d’observations en faveur de l’analyse à portée (cf. Homer 2010 ; Mari 2012), en particulier les lectures dites « d’implication d’actualité » (actuality entailment, Bhatt 1999) (IA dorénavant). Lorsque devoir et pouvoir sont employés au passé simple (PS) ou au passé composé (PC) dans un contexte perfectif 7 , ils sont capables d’une interprétation qui relève de l’avéré, et non plus de l’irréel : cf. le sens de réussir à V assigné à pouvoir V au PC+PS en (7a), et celui d’avoir/être Vparticipe passé sous la contrainte assigné à devoir V au PC+PS en (7b), qui contrastent respectivement avec (8a) et (8b) : (7) a. b. (8) a. b. Jean put+a pu s’enfuir. Jean dut+a dû s’enfuir. Jean pouvait s’enfuir. Jean devait s’enfuir. 6. Très précisément, une Aktionsart atélique dans un domaine aspectuellement neutre favorise une interprétation aspectuelle de type imperfective (cf. être malade en (6)) ; une Aktionsart télique y favorise une interprétation perfective (cf. s’en aller en (4a)). 7. Comme un relecteur l’a observé, ces lectures sont bien entendu plus nettes avec le PS qu’avec le PC, car le PC est aspectuellement ambivalent – il s’agit d’un temps à la fois passé et présent, et à la fois associé à un point de vue perfectif et résultatif (i.e. décrivant les conséquences présentes d’un événement passé). Voir Caudal & Roussarie (2006). On se concentrera ici sur le composant perfectif du PC. 118 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 119 — #119 i i Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français Nous passerons sur le fait que (7a) et (7b) peuvent à la rigueur avoir aussi des lectures épistémiques ou radicales « perfectives duratives », telles que la possibilité ou l’obligation furent temporellement bornées dans le passé. L’important ici est l’existence même des lectures IA, et de leur caractère « péri-modal » (et non simplement modal), puisqu’elles relèvent de la réalisation d’un contenu modal (radical) 8 normalement simplement irréel/contrefactuel : réalisation d’une capacité pour pouvoir (« Jean a réussi à s’enfuir ») et d’une obligation pour devoir (« Jean a été contraint de s’enfuir »). L’analyse à portée sémantique [2] explique aisément ces lectures : le contenu perfectif des temps les marquant exigerait, en effet, que la description d’événement sur laquelle ils portent soit de type changement d’état (de Swart 1998) 9 . Or, si l’on admet que devoir et pouvoir, en tant que verbes modaux, décrivent des états mentaux (des croyances ou connaissances dans le cas des lectures épistémiques et capacitatives, des désirs dans le cas des lectures déontiques), il s’ensuit qu’ils ne présentent pas le type de procès requis par le PS (et le PC dans sa lecture perfective), à savoir un prédicat de changement d’état – ce qui déclencherait l’intervention d’un opérateur de coercion aspectuelle (cf. note 7), et une lecture inchoative de l’argument statif (état mental) dénoté par le modal est déclenchée : par exemple, d’une croyance (non-véridicible) que « la proposition P est possible » en vertu de lois physiques, etc. donnant des capacités à des agents, on passe à la vérification de cette croyance (i.e. à une connaissance véridicible), et la capacité sous-jacente est réalisée. « Pouvoir s’enfuir » en vient ainsi à signifier « avoir réussi à s’enfuir » en (7a). 3. LE FUTUR, DE L’ÉPISTÉMIQUE À L’ÉVIDENTIEL Dans ce qui suit, je mettrai les éléments généraux qui viennent d’être posés sur les relations entre temps-aspect et modalité à l’épreuve de l’analyse de différentes interprétations du futur simple, et en particulier de l’emploi du futur dit « conjectural », simple (FutC) ou antérieur (FAC). 3.1. Le futur et l’analyse à portée L’analyse qui domine la littérature consacrée au FutC est celle de la « vérification temporelle » (Saussure & Morency 2011 ; Bellahsène 2007). Selon elle, le FutC exprimerait une croyance présente non véridicible, à valider ultérieurement. Mais comme le futur aurait un contenu sémantique purement temporel 8. Mais pas simple occurrence d’un événement décrit par le complément du verbe modal (contra Bhatt 1999 et Homer 2010). 9. De Swart (1998) observe que le PS est un temps aspectuellement sensible, en ce qu’il exige que le verbe qu’il marque dénote un changement d’état (ceci vaut aussi pour le PC dans sa lecture perfective) – et si ce verbe est atélique, une lecture inchoative (bornée à gauche) ou perfective durative (bornée à droite) lui est imposée (par des opérateurs de coercion aspectuelle) pour satisfaire à cette exigence. LANGUE FRANÇAISE 173 119 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 120 — #120 i i Modalité et évidentialité en français (futur), l’effet de « conjecture présente » serait attribuable à un enrichissement contextuel, cf. (9) : (9) Ce sera le facteur. [conjecture ancrée dans le présent] Je vais proposer ici une analyse alternative, inspirée par le découpage morphosémantique déjà admis dans une partie de la littérature (cf. Camussi-Ni 2006) que le sens du futur (et du conditionnel) se compose à partir du suffixe –r– (de sens temporel et/ou modal, selon les analyses) et d’une désinence de présent imperfectif venant d’avoir au présent vs désinence de passé imperfectif pour le conditionnel (cf. Bres 2009 ; Caudal & Vetters 2005 ; Caudal 2011). Ce découpage n’est pas sans rappeler celui sous-tendant l’analyse à portée (2). Je supposerai que l’inférence portée par –r– (i) est d’un type sous-spécifié (pas nécessairement modal, suivant Caudal & Vetters 2005) et (ii) possède un argument statif de type état mental, quantifié par l’élément de sens imperfectif présent. De ce fait, comme en (2), l’événement décrit par la base verbale serait hors de portée de la quantification aspectuo-temporelle, dans un domaine neutre pour le temps-aspect. De fait, son interprétation aspectuelle dépend du type d’événement décrit par le verbe au futur, et du contexte (Smith 1991). Ainsi, (10)-(12) rappellent (3)-(6) 10 : un événement télique atomique (cf. lancer en (10)) favorise une lecture « globale » perfective, tandis qu’un événement atélique autorise une vue imperfective (dormira en (11), sera malade en (12)) : e1 peut fournir l’arrière-plan de e2 en (11) et (12), mais pas en (10). (10) (11) (12) Fañch lancera (e1 ) un caillou dans la mare lorsque Mona rentrera (e2 ). Fañch dormira (e1 ) lorsque Mona rentrera (e2 ). (e2 ⊆ e1 ) (où e ⊆ e’ note l’inclusion de e dans e’) Fañch sera malade (e1 ) lorsque Mona rentrera (e2 ). (e2 ⊆ e1 ) Par contraste, les analyses vérificationnelles ne posent pas la décomposition sémantique (2) comme une valeur de base du futur ; selon elles, c’est suite à un enrichissement contextuel qu’un contenu modal paraît sous la portée du sens temporel du futur 11 (cf. Bellahsène 2007 et la notion de « méta-prédicat »). Nous verrons qu’à cet égard et à d’autres, l’analyse à portée sémantique (2) a l’avantage de l’économie théorique 12 . 10. Ce point est capital pour mon analyse : ce sont des observables justifiant que l’on étende au futur l’analyse sémantique à portée (en plus de motivations morphologiques et diachroniques) ; ils en sont des conséquences prévisibles. À l’inverse, les approches concurrentes qui seront évoquées doivent, en l’état, postuler la neutralité aspectuelle du futur. 11. Pour ce faire, Bellahsène (2007) s’appuie sur des règles d’« effets de sens » à la Gosselin (2010) ; par souci de simplicité, je les considérerai aussi comme des cas d’enrichissement pragmatique. 12. Par économie théorique, j’entends une sorte de rasoir d’Occam : est économique une analyse qui (i) suppose le plus petit nombre possible d’hypothèses axiomatiques (i.e. non réductibles à des axiomes plus simples) permettant d’expliquer le plus grand nombre d’observations empiriques et (ii) est motivée par le plus grand nombre possible de généralisations empiriques indépendantes (typologiques, ou internes à une langue, synchroniques ou diachroniques). 120 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 121 — #121 i i Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français J’adopte ici une conception kratzérienne simplifiée de la modalité (cf. Kratzer 1981), telle qu’une inférence modale (appelons-la INF) a deux arguments propositionnels : un antécédent f (f étant en réalité une conjonction de propositions pertinentes dans l’arrière-plan conversationnel / la base cognitive de l’énonciateur ; il s’agit des prémisses de l’inférence faite) et un conséquent y (la proposition qui est l’objet de l’inférence/croyance exprimée). Dans le cas d’un verbe de modalité, ou du futur et du conditionnel, le contenu propositionnel de f est contextuellement déterminé 13 , alors que celui de y est linguistiquement donné (par le complément du verbe modal, ou par la proposition marquée au futur). La nature d’INF détermine la force de la conclusion tirée des prémisses. A. Kratzer (1981 : 42), qui traite INF comme un quantificateur de haut niveau, note ainsi que la quantification faite est plus forte dans le cas de must que de can (quantification universelle vs existentielle). Suivant P. Caudal (2011) et § 2.2, j’arguerai qu’INF possède, en outre, un argument événementiel e (un état mental), noté e-INF (e-INF sera un état épistémique, si INF est une inférence épistémique) 14 . e-INF peut être aspectuotemporellement lié par une marque de temps. L’inférence INF dénotée par le futur aurait donc trois arguments, et se noterait INF(e)(f)(y). e-INF serait présent et imperfectif du fait de la désinence de présent portée par le futur. Par ailleurs, y (i.e. le contenu propositionnel de l’énoncé au futur) n’est pas quantifié aspectuo-temporellement, étant hors de portée de toute flexion temporelle. Le temps/monde de y est donc contextuellement déterminé, et l’interprétation aspectuelle assignée à l’événement sous-jacent ey dépendra (notamment) de l’Aktionsart du verbe au futur, cf. (9)-(11) 15 . 3.2. Le futur conjectural : épistémique et/ou évidentiel ? Je vais à présent tenter de déterminer si le FutC véhicule par INF des inférences épistémiques ou bien évidentielles. Suivant M. Squartini (2008 : 925), je caractériserai le sens évidentiel par les propriétés singulières qu’il impose à INF. On notera d’abord la nature contrainte des prémisses d’une inférence au FutC. Elles doivent être médiatives, i.e. avoir une origine non-directe (hors de sources de connaissances partagées et incontestables). Ainsi, si le FutC exclut une perception visuelle claire en (9), il peut avoir pour prémisse une perception visuelle dégradée (ombre perçue dans le brouillard...), de même qu’une perception auditive équivoque. Au contraire, une inférence épistémique est insensible au caractère médiatif des prémisses en termes de typage de l’information (perception visuelle, ouï-dire...) comme d’incertitude (sauf si pour des 13. Mais dans le cas des structures conditionnelles en si P, Q, une partie des prémisses sont linguistiquement réalisées, via la protase P. 14. Par souci de simplicité, je laisserai ici de côté la question des lectures déontiques du futur ; mais plutôt qu’une croyance par exemple épistémique, e-INF pourrait exprimer une croyance déontique, dont les prémisses seraient un désir (attribué à l’énonciateur et/ou à un tiers). 15. Je noterai eP tout événement décrit par une proposition P. LANGUE FRANÇAISE 173 121 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 122 — #122 i i Modalité et évidentialité en français raisons liées à la connaissance du monde, elles imposeraient que la conclusion soit véridicible) ; un futur épistémique (mais pas évidentiel) peut, en effet, avoir pour prémisse une connaissance circonstancielle incontestable, comme en (13) (cf. Squartini 2008, ainsi que Kratzer 1981 et sa définition des épistémiques comme ayant une « base modale circonstancielle »). De même, le contraste entre (14a) et (14b) dans le contexte où (i) l’énonciateur pourrait très clairement voir, mais (ii) la personne vue serait un jumeau visuellement identique à son alter ego, prouve qu’une observation visuelle claire est toujours interdite avec le FutC (même si la prémisse en question reste non-véridicible comme en (14a), puisque les jumeaux sont visuellement indistincts). Ce blocage d’une observation visuelle directe démontre la nature conventionnelle 16 de l’usage en question. On remarquera aussi que si le FutC évidentiel refuse l’ouï-dire comme prémisse, l’emploi évidentiel du conditionnel l’accepte (indépendamment de l’ancrage temporel de l’ouï-dire), cf. (15). Enfin, il est remarquable que le conditionnel évidentiel soit bloqué en (13) (*Il serait à bout) comme dans le contexte (14) (du moins sous une forme déclarative). Ceci prouverait qu’il refuse lui aussi d’avoir des prémisses visuelles, même non-véridicibles (en (13), un conditionnel évidentiel serait aussi inacceptable) : (13) Au loin on voit apparaître un homme. Il doit être (*sera) à bout, car il chancelle à chaque pas. (Squartini, 2008 : 923) (14) a. #Ce sera Jean ! [contexte : visuel clair, jumeau] b. Ce doit être Jean. c. #Ce serait Jean. (15) D’après ce qu’on me dit + m’a dit, Yannig serait / #sera à Paris. Ces données désignent le FutC comme un évidentiel inférentiel (Aikhenvald 2004), tandis que l’usage évidentiel du conditionnel serait plus général. Le caractère non-véridicible des prémisses du futur évidentiel explique, par ailleurs, pourquoi des prémisses relevant des connaissances générales peuvent causer des « ratages » évidentiels, cf. (16), qui ne serait acceptable (hors lecture épistémique future à propos d’un univers à créer) que si, par exemple, il était question d’un (autre) univers co-présent mais parallèle, et aux propriétés encore incertaines. (16) #L’univers sera sphérique. (Saussure & Morency 2011) Notons aussi que (12) est compatible avec peut-être ou certainement. Une apparence évidentielle pourrait-elle avoir ici une réalité épistémique ? (cf. la notion de « stratégies évidentielles » dans Aikhenvald 2004 ; les formes épistémiques peuvent avoir des usages contextuels par implicatures conversationnelles). La proximité possible entre usages épistémiques et évidentiels du futur serait à relier au caractère nécessairement non-véridicible des inférences faites dans 16. Au sens d’une conventionnalisation pragmatique, cf. § 1. 122 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 123 — #123 i i Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français les deux cas (sur la non-véridicibilité du FutC, voir Bellahsène 2007). Rappelons qu’un jugement épistémique INF exclut la validité de y dans le monde actuel (sans quoi un énoncé épistémique vaudrait une assertion simple ; or, Jean doit être très certainement malade n’implique pas Jean est malade) 17 . Cependant, l’ajout d’un adverbe épistémique ne sauve pas sera en (13), ce qui suggère qu’il n’enlève rien au caractère évidentiel de l’inférence faite (une observation visuelle claire reste illicite comme prémisse). Tout au plus, ajoute-t-il une nuance épistémique à l’inférence évidentielle en (12), en modulant la force de la quantification opérée par INF évidentiel sur les mondes présents possibles dans lesquels y est validée. 3.3. Les paramètres aspectuo-temporels dans les différentes approches du futur conjectural Tournons-nous à présent vers les paramètres aspectuo-temporels déterminant les interprétations épistémiques vs évidentielles du futur. Là réside l’une des principales différences entre l’approche à portée (développée en § 3.1) et les approches vérificationnelles. Bien qu’extrêmement sophistiquée, l’analyse que proposent L. de Saussure et P. Morency (2011) peut (je crois) se résumer comme suit : le futur ayant une sémantique temporelle future (elle quantifie l’événement décrit par le verbe marqué au futur, et le place dans le futur), il y aurait une double inconsistance interprétative entre cette sémantique purement temporelle, et le fait contextuel que le FutC exprime (i) une croyance (épistémique selon Saussure & Morency 2011) relative à (ii) un état de fait présent. Cette double inconsistance provoquerait un double enrichissement pragmatique : l’attribution à un tiers locuteur d’une croyance à vérifier/valider au futur serait un enrichissement épistémique répondant à (i) ; l’attribution à l’énonciateur d’une conjecture présente résoudrait la part temporelle (ii) de l’inconsistance. L. de Saussure et P. Morency (2011) proposent donc d’assigner via la pragmatique deux états de croyance/inférence (e-INF pour mon analyse) au FutC : l’un situé dans le présent (e-INF1 ), attribué à l’énonciateur ; l’autre, situé dans le futur (e-INF2 ), et qui serait « à vérifier » par un tiers énonciateur « allocentrique » 18 . Mais que faire en cas de hiatus temporel entre e-INF1 et e-INF2 (i.e. si le premier s’arrête avant le début du second) ? L’énonciateur serait alors au moins temporairement en désaccord avec le tiers allocentrique. Or, L. de Saussure et 17. Je n’adhère donc pas à la conclusion que Bellahsène (2007 : 259) tire du fait que le FAC est compatible avec très certainement (cf. C’est un billet doux qu’une fillette aura très certainement glissé dans sa main), à savoir que les prémisses associées sont données comme « irrévocables » (catégorie qui serait opposée à la modalité épistémique, et donc de l’ordre de la connaissance partagée et admise). La certitude demeure une catégorie de la modalité épistémique, et, en tant que telle, ne peut forcer aucune proposition (prémisse ou conclusion) à être traitée comme vraie, et située dans l’arrière-plan conversationnel. 18. En outre, la vérification future aurait une fonction explicative de la croyance présente – elle la justifierait. LANGUE FRANÇAISE 173 123 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 124 — #124 i i Modalité et évidentialité en français P. Morency (2011) observent que le progressif périphrastique être en train de et le passif (deux formes statives) facilitent les usages conjecturaux au FSC, et que les verbes téliques, surtout ponctuels, tendent à les bloquer, cf. (17) : (17) a. b. c. d. #/La bombe explosera. (FutC exclu) #Jean mangera une crêpe. (FutC OK mais malaisé) Jean sera en train de manger une crêpe. (FutC OK) Jean sera malade. (FutC OK) La série (17a-d) apporterait de l’eau au moulin de L. de Saussure et P. Morency (op. cit.) en ce que le type de procès décrit par l’énoncé hors flexion – état en (17cd) vs événement télique en (17ab) – déterminerait la persistance ou non-persistance d’e-INF1 jusqu’à la vérification future (e-INF2 ) – les états étant naturellement nonbornés, ils pourraient « durer » jusqu’à e-INF2 ; les événements téliques étant bornés à droite, ne le pourraient pas (ou difficilement). On remarquera, cependant, qu’il y a là une petite zone d’ombre : si d’un côté, L. de Saussure et P. Morency (2011) posent (avec justesse) que le sens conjectural réside dans une croyance présente (e-INF1 ) distincte de l’état de fait exprimé par le contenu propositionnel y de l’énoncé au futur, de l’autre, ils assimilent la persistance temporelle d’eψ (événement décrit par y) à la persistance dans le futur de la croyance e-INF1 . Or, il est dans l’absolu possible que l’intervalle temporel où Je crois que P est valide diffère de celui où P est valide (cf. Je crois que Pierre était malade) ; la persistance de eψ jusqu’à e-INF2 n’implique donc pas ipso facto qu’un hiatus temporel soit impossible entre e-INF1 et e-INF2 . Et même si l’on met de côté cette difficulté technique, si la persistance de la conjecture présente de l’énonciateur (e-INF1 ) est ramenée à la persistance d’eψ (l’événement décrit par le verbe), alors elle ne pourra que possiblement durer jusqu’à e-INF2 ; elle sera donc épistémiquement affaiblie. En effet, si une description non-bornée d’événement P(e) est donnée pour vraie en t, alors P(e) sera seulement possible à t+n – parce que l’événement e aura pu s’interrompre entre t et t+n 19 . Par conséquent, l’énonciateur et le tiers allocutaire n’auraient pas forcément des croyances identiques ; ceci met en péril une éventuelle « vérification ». L’approche à portée sémantique esquissée en § 3.1 évite naturellement ces problèmes de hiatus temporel, et est à mon sens plus rentable en termes de pouvoir explicatif 20 . Rappelons que INF(e)(f)(y), inférence effectuée par le futur, 19. Le même mécanisme est en jeu dans les emplois dits de politesse de l’imparfait : « je voulais vous parler » décrit un événement qui ne peut que possiblement s’étendre jusqu’au présent, et est donc modalement affaibli. 20. Saussure (ce volume) argue au contraire que la présente analyse est d’une complexité sémantique qui la rend peu vraisemblable. Il me semble que cette complexité est un faible prix à payer (i) parce qu’elle s’inscrit dans une théorie générale des relations temps/aspect/modalité/évidentialité, au travers des formes et des langues, expliquant un nombre d’observations à ma connaissance inégalé, et (ii) parce qu’elle a un pouvoir prédictif supérieur (voir ma critique de l’analyse vérificationnelle ici). Enfin, (iii) une analyse à portée sémantique du futur est rendue tout à fait vraisemblable par l’interface morphologie/sémantique (cf. Camussi-Ni 2006 et la diachronie (le futur du français étant un ancien futur analytique combinant le présent d’avoir et l’infinitif, issu du futur périphrastique latin cantare habeo « j’ai à chanter » ; son potentiel modal est donc patent). 124 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 125 — #125 i i Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français place le contenu propositionnel y de l’énoncé au futur hors de la portée d’un marqueur aspectuo-temporel (cf. § 3.1 et (2)), de sorte que la localisation temporelle et l’interprétation aspectuelle de l’événement ey décrit par y, sont contextuellement déterminées. Si donc ey s’avère présent, alors il est co-temporel de l’état de croyance/inférence présent e-INF qui selon notre analyse est sémantiquement décrit par le futur – et il n’y a pas de hiatus temporel possible entre l’état de croyance et l’événement décrit par la proposition qui est crue vraie. Le contraste entre (17ab) et (17cd) s’expliquerait aussi par des considérations aspectuelles. Si ey est télique, étant donné qu’il n’est sous la portée directe d’aucun marqueur aspectuo-temporel (le sens temporel présent du futur portant sur e-INF), alors il tend à recevoir une interprétation perfective, « globale » (surtout s’il est ponctuel), ce qui interdirait qu’il soit co-temporel avec e-INF qui est, lui, présent – cette interprétation perfective forcerait une lecture épistémique relative à un monde futur 21 . Ceci explique pourquoi seuls (i) les verbes statifs au FSC et (ii) les énoncés au futur antérieur peuvent toujours avoir aisément une lecture évidentielle (le composant accompli du FAC introduit un état résultant et autorise donc une co-temporalité présente entre e-INF et cet état résultant, qui a pertinence présente). 3.4. Futur antérieur et usage de « bilan » Considérons maintenant les usages suivants du futur antérieur. On remarquera qu’ils sont absolument incompatibles avec des adverbes épistémiques comme peut-être ou probablement (ils ne sont donc pas épistémiques), et peuvent être véridicibles (cf. les continuations avec des PC en (18) et (19)) : (18) (19) (20) [contexte : interview d’un pilote après la fin du Grand-Prix d’Angleterre de Silverstone 2010] : Randy (6e ) n’est pas amer : « Ça aura été une belle course pendant laquelle je me suis énormément fait plaisir ». (motoblogs.sports, 20/06/2010) Encore une fois, le pilote du team LCR Honda, aura livré une belle bataille avec les usines et termine sixième du Grand Prix AirAsia de GrandeBretagne après une belle séance de qualifications qui lui a valu la deuxième position sur la grille de Silverstone. (ibid.) « L’année 2010 aura été marquée par les accusations de Marc Bellemare et je vous dirai franchement que ça aura été une des années les plus difficiles de ma vie sur le plan personnel », a confié le chef libéral. (déclaration de M. Jean Charest à l’agence QMI, 19/01/2011) Le caractère véridicible des discours (18) et (19) exclut que les futurs qu’ils contiennent aient une interprétation ou épistémique ou évidentielle (leur rejet 21. Les effets temporels de l’Aktionsart dans des contextes modaux sont bien connus : elle peut créer une orientation temporelle future, Schulz (2007). La télicité dans un domaine aspectuellement neutre induit facilement une lecture perfective, qui force alors à situer l’événement hors du présent ; sur l’« incompatibilité » entre présent et perfectif, voir Malchukov (2009). Des effets comparables s’observent avec le conditionnel et les emplois prospectifs du présent. LANGUE FRANÇAISE 173 125 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 126 — #126 i i Modalité et évidentialité en français des adverbes épistémiques confirme qu’il n’y a pas de quantification sur les mondes possibles). Ces données ne sont pas aisément explicables pour les analyses vérificationnelles 22 : comme celles-ci assignent au futur une sémantique purement future, elles prédisent que l’état résultant décrit par l’accompli devrait forcément être placé dans le futur (contre les observables en (18) et (19)) 23 . À l’inverse, l’analyse à portée défendue ici étant compatible avec une inférence présente ni épistémique ni évidentielle, et laissant y temporellement sousspécifiée, ne chute pas sur (18)-(20). J’appellerai cet usage futur antérieur de bilan, comme (18)-(20) expriment une sorte de bilan, sous la forme d’états résultants (présents ou futurs, selon les contextes) évalués subjectivement – cf. l’emploi du verbe appréciatif marquer en (20) de l’adjectif évaluatif belle en (18) et (19), et du déictique ça en (18). On observera que, dans cet usage, l’événement causateur des états résultants ne peut être futur : il est soit passé, soit ancré dans le présent. Ainsi, Jean aura passé ces épreuves avec brio ne peut avoir une lecture de bilan que si les épreuves en question sont passées (mais proches) ou en cours, avec une lecture de type « phase préparatoire » (Smith 1991). (Cette condition aspectuo-temporelle va d’ailleurs de soi, s’agissant d’établir un bilan.) Au total, les inférences dénotées par le futur en (18)-(20) se caractérisent par (i) une conclusion y qui peut être véridicible (ce qui est impossible pour les autres usages du futur), (ii) des prémisses véridicibles (événements passés ou en cours) et (iii) l’incompatibilité avec les adverbes épistémiques. L’ensemble de ces conditions prouve qu’INF ne peut ici dénoter une quantification sur les mondes possibles, ou du moins ni épistémique ni évidentielle. 4. CONCLUSION J’ai d’abord tenté de clarifier, dans cet article, les relations sémantiques qu’entretiennent temps-aspect et modalité en français, soulignant l’intérêt d’une approche qui traiterait les contenus modaux comme des prédicats statifs dont la variable d’événement serait quantifiée par les marques aspectuo-temporelles (marques qui donc, ne pourraient porter sémantiquement sur les contenus propositionnels modalisés). 22. Saussure (ce volume) propose une explication reichenbachienne classique à ces données. Elle prédit correctement que l’événement causateur du composant accompli (le E reichenbachien) peut être placé dans le passé ou le présent. Elle me semble pourtant manquer l’essentiel sur le plan de la composition sémantique du FAC : il s’agit d’un « accompli du futur », décrivant un état résultant (un peu comme le perfect anglais est un accompli du présent, mais pas comme le PC du français, qui est plus que cela). L’événement causateur associé (le E reichenbachien) est une simple implication logique (entailment) du futur antérieur, pas un élément de sa dénotation sémantique (les quantifieurs temporels ne peuvent pas porter directement sur lui). Ce n’est donc pas lui que le sens temporel du futur peut quantifier, mais un état résultant. 23. Sauf à ajouter la stipulation d’un « futur feint » dans une situation présente, comme le font par exemple Saussure & Morency (2011). 126 i i i i i i “LF_173” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2012/3/11 — 0:29 — page 127 — #127 i i Relations entre temps, aspect, modalité et évidentialité en français J’ai ensuite appliqué les résultats obtenus à l’analyse des lectures dites conjecturales du futur, le décomposant en un élément morphosyntaxique d’inférence (le suffixe –r–, trace d’un infinitif, et qui n’est pas nécessairement de sens modal), sous la portée d’un élément aspectuo-temporel présent imperfectif (désinence d’avoir au présent). Le futur apparaît alors comme une forme inférentielle présente, qui n’est intrinsèquement ni future, ni modale, et acquiert ces lectures contextuellement. Je me suis efforcé d’établir que trois principaux paramètres empiriques différencient les usages conjecturaux du futur, que je modélise par une même représentation INF(e)(f)(y), avec e état mental d’inférence ancré dans le présent par la désinence de présent du futur, à savoir : – L’ancrage temporel du conséquent y de INF : si y est ancrée dans un monde présent, alors une lecture évidentielle ou « de bilan » prévaut, contre une lecture épistémique si y est ancrée dans un monde futur ; – La nature des prémisses f contextuellement déterminées : typage informationnel (une inférence évidentielle au futur refuse, par exemple, d’avoir pour prémisses des perceptions directes, ou l’ouï-dire) et véridicibilité (l’usage évidentiel rejette les connaissances partagées – pas l’usage épistémique) ; – La véridicibilité de y, qui est possible avec l’usage de bilan (si l’événement causateur est passé), mais impossible avec les autres. Il est remarquable que le futur épistémique contraigne uniquement la conclusion y de l’inférence, tandis que le futur évidentiel contraint aussi ses prémisses f – ces catégories seraient donc deux pôles distincts sur le continuum sémantique des inférences, avec une possible zone de recouvrement. Je tiens, pour conclure, à souligner que le pendant pragmatique de mon analyse (l’identification contextuelle des propriétés d’INF et de ses arguments) n’a pu être ici tout à fait développé 24 . Je considère les différents usages que j’ai identifiés comme appartenant à un faible degré de convention linguistique, au sens où ils mettraient en jeu des procédés pragmatiques qui ne sont pas entièrement libres (et qui ont pour fonction de saturer une forme logique sousspécifiée (cf. § 1 ; Saussure (ce volume) et Caudal 2012). Mais je dois remettre ces éclaircissements pragmatiques à de futures investigations. Références bibliographiques AIKHENVALD A. Y. 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