Connotations du verbe voir dans le discours d’un aveugle-né Prep. Aura Celestina CIBIAN Universitatea « 1 Decembrie 1918 » Alba Iulia Les situations de communications qui font l’objet de notre étude ne sont autre chose qu’une machine a démonter pour voir comment elle fonctionne. L’étude vise cette part-la dans le mouvement d’ensemble qui concourt a l’agencement général. Les textes, machines a produire : a quel monde cette représentation emprunte-t-elle sa force ? 1. Le problème 1.1.Les emplois en discussion : Nous avons recueilli un corpus d’occurences de voir provenant d’un discours réel en roumain dont l’un des locuteurs est aveugle-né. C’est à partir de ce corpus que notre analyse sera effectuée. Bien qu’il s’agisse d’un dialogue, nous n’avons pris en considérations que les interventions du locuteur-aveugle, celles-ci contenant le problème à débattre. Nous avons également profité des renseignements fournis par certains informateurs, de sorte que nous avons pu déterminer le sens des exemples. (1) Ta voix ressemble à un ruisseau qui coule très vite et qui est tellement limpide qu’on puisse voir les pierres au fond de l’eau. [Ai o voce ca un râu care curge repede şi care-i atât de limpede încât poţi vedea pietrele de pe fundul apei.] (2) Voyons quelle heure il est ! [ Ia să vedem cât e ceasul !] (3) Un soir, je la vois s’approcher d’un air triste. [ O văd într-o seară că vine necăjită.] (4) Je vois que tu ne m’as pas oublié ! [Văd că nu m-ai uitat !] 1.2. Questions de recherche Nous avons déjà signalé que le but principal de cette étude est de préciser les sens de voir. A un premier abord, il nous semble important de déterminer la distribution de voir pour trouver les différences et les similarités de ses emplois. A un deuxième abord, les sens de voir seront analysés non pas à l’aide du contexte, mais en se rapportant au locuteur, plus précisément au schéma relationnel symbole linguistique – producteur – monde. Ce qui nous intéresse est d’un côté la relation entre l’expression linguistique et sa dénotation, de l’autre côté le niveau de représentation mentale située entre l’expression linguistique et le monde. Aussi notre étude s’inscrit-elle sur la voie des directions de recherche de la signification parmi lesquelles le rôle décisif revient à la sémantique référentielle. 2.Les occurences de voir 2.1.Synthèse théorique de voir telle qu’elle est proposée par les dictionnaires. I. V. intr. Percevoir les images des objets par le sens de la vue. C’est « un postulat bien ancré, qu’un nouveau-né...ça ne voit pas »(F. Leboyer). Ne plus voir : perdre la vue (aveugle). Ne voir que d’un oeil (borgne). Regarder sans voir. Voir trouble, confusément, mal, à peine. On ne voit pas à dix pas. « Tu as bu, Grémio, tu vois double »(Muss). Voir clairement, distinctement. On commence à y voir clair. Il n’y voit pas très bien : il souffre d’un trouble, d’une affection de la vue (bigleux, miro). Mettez vos lunettes pour mieux voir. Voir au loin, très loin. (Avoir des yeux de lynx, d’aigle). ◊Loc. Voir loin : prévoir – Voir avec les yeux de la foi : considérer les choses à la lumière de la foi. II. V. tr. dir. 1. Percevoir (qqch.) par les yeux. Voir qqch. De ses yeux, de ses propres yeux. Allus. Littér. J’ai vu, de mes yeux vu. Les aventuriers « avaient vu, de leurs yeux vu la mer Pacifique »(Michelet). Je le vois très bien. – distinguer. Il a tout vu, tout observé sans être vu. Je l’ai à peine vu. – apercevoir, entrevoir. Fig. Payer par curiosité. – J’ai vu cela dans le journal. – lire. ◊ Loc Voir le jour : naître, paraître (choses). Voir la paille dans l’oeil du voisin et ne pas voir la poutre dans le sien. Faire voir – montrer. Faites-moi voir les lieux, le fonctionnement de l’appareil. Il nous a fait voir ce qu’il fallait faire, comment il fallait procéder. ◊ Se faire voir avec qqn. Loc. fam. : Va te faire voir (chez les Grecs) ! (cf. aller au diable) ◊ Laisser voir : permettre qu’on voie ; ne pas cacher. Laissez-moi voir le cadeau. ◊ Avoir l’image dans l’esprit – se représenter. Voir qqn. en rêve en fermant les yeux . Ma future maison, je la vois en Italie. 2. Etre spectateur, témoin de (qqch) Voir une pièce de théâtre, un film, un match – assister à « Avez-vous jamais vu les courses d’Angleterre ? »(Muss) J’ai vu toute la scène, le drame, l’accident. J’y suis allé seulement pour voir, en spectateur. 3. Etre, se trouver en présence de qqn. Je l’ai vu la semaine dernière. Je l’ai déjà vu, je ne l’ai jamais vu. 4. Regarder attentivement, avec intérêt. J’ai vu et corrigé ce texte. 5. (Abstrait) Se faire une opinion sur qqch. Voyons un peu cette affaire. Il faut voir ce qu’on peut faire. 6. Se représenter par la pensée. Voir la réalité telle qu’elle est. C’est une manière, une façon de voir. III. V. tr. ind. VOIR A : songer, veiller à. Il faudrait voir à ne pas nous raconter d’histoires ! – FAM. (Il) faudrait voir à voir ! il faudrait songer à faire attention (formule d’avertissement, parfois de menace). IV. SE VOIR v. pron. 1. Voir sa propre image. Se voir dans une glace. 2. Se rencontrer, se trouver ensemble. Des amoureux qui se voient en cachette. – Loc. fig. Ils ne peuvent pas se voir, ils se détestent. Etre, pouvoir être vu. Un film qui se voit avec plaisir. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure – visibe. 2.2. Les occurences de voir dans le corpus. Le verbe voir dont la valeur grammaticale et le sémantisme éclatent fit l’objet de plusieurs recherches, une des plus intéressantes étant celle de T. Cristea. Selon elle, « le verbe voir ne sépare pas le sensible de l’intelligible, il ne disjoint pas en langue ces deux composantes de la connaissance subjective. Mais d’autres valeurs énonciatives s’articulent à la perception ; tours et détours discursifs que le locuteur imagine sont présents dans l’ensemble d’énoncés centrés sur ce verbe. »(1986 : pp. 245-246) Le verbe voir éclate grosso modo en deux types : le perceptif et le modalisant, ce dernier pouvant être un épistémique ou un aléthique. (1) Ta voix ressemble à un ruisseau qui coule très vite et qui est tellement limpide qu’on puisse voir les pierres au fond de l’eau. ► le sens est concret, perceptif (2) Voyons quelle heure il est ! ► dans un contexte ordinaire, c’est à dire où le locuteur n’aurait pas été privé du sens de la vue, le verbe voir aurait eu tout comme dans l’exemple (1) le sens concret, perceptif, celui de percevoir les images des objets par le sens de la vue ; mais, en tenant compte de l’état physique du locuteur, nous constatons que le verbe voir bien qu’il reste dans l’aire du concret, a ici la valeur de constater par l’intermédiaire d’un autre sens – celui tactile ; une précision s’impose : le locuteur a une montre dont il touche le cadran pour constater l’heure. (3) Un soir, je la vois s’approcher d’un air triste. ► l’interprétation de vois (3) renvoie toujours à l’extralinguistique ; cette fois-ci le sens qui compense l’absence de la vue est celui l’auditif ; n’ayant pas de dates suffisantes, nous hésitons entre trois situations possibles : a) soit elle marchait à pas lents les trois cas dénotant une attitude b) soit elle soupirait de tristesse c) soit elle parlait d’une voix basse (4) Je vois que tu ne m’as pas oublié ! ► le sens est abstrait, voir y est l’équivalent de constater, c’est une valeur épistémique ; en tant que verbe épistémique, voir exprime différentes valeurs modales d’identification, d’évaluation, de certitude, d’indifférence, etc, valeurs qui peuvent être considérés comme une manifestation implicite de l’intention d’agir sur le locuteur. 3. Le verbe voir entre sens et référence La linguistique n’inclut pas seulement l’étude de la langue ou de la représentation de la langue en tant que système abstrait, mais aussi la façon dont un tel système est représenté dans la tête des parleurs et utilisé dans le but de communiquer leurs pensées. Nous envisageons donc à part une sémantique au senso stricto préoccupée du sens des expressions linguistiques, ce que les parleurs veulent dire à l’aide de ses expressions, aspect qui s’appuie entre autres sur la théorie des situations.[voir Cooper, Mukai et Perry 1990 ; Barwise, Gawron, Plotkin et Tutiya 1991]. 3.1. Diverses théories sur le langage Pourquoi les hommes parlent-ils ? c’est la question qui se trouve à la base des sciences évolutionnistes. Pour échanger des informations, transmettre des messages et ainsi augmenter leur chance de survie, en dépit de la théorie néodarwinienne de l’intelligence machiavélique conformément à laquelle il est désavantageux de transmettre des informations ; il vaut mieux se taire et garder pour soi les informations que les transmettre ; de ce point de vue, l’apparition du langage constitue un paradoxe évolutif. Pour Robin Dunbar, le rôle du langage ne réside pas tant dans l’échange d’informations que dans le maintien des relations sociales. C’est une forme de contact social destinée à entretenir les relations, à apaiser les conflits et à créer des liens d’attachement entre individus. Le propre du langage humain réside dans sa fonction référentielle, c’est-à-dire sa capacité à pouvoir rapporter les faits du monde. Pour J-Louis Dessalle, la tendance humaine à rapporter les événement a une fonction importante : celui qui parle attire l’attention autour de lui et s’attire une bonne place dans le groupe. Le langage aurait de ce point de vue une fonction essentiellement politique. Les linguistes cognitives soutiennent que le langage est sous la dépendance des processus cognitifs sous-jacents : schémas perceptifs et images mentales. Pour dire vite, ce n’est pas le langage qui structure la pensée, c’est la pensée qui façonne le langage. Par exemple, pour exprimer les modalités grammaticales telles que les temps, il faut d’abord se représenter le monde sous forme temporelle. La forme grammaticale n’est qu’un dérivé du schéma cognitif sous-jacent. Les catégories du langage telles que le verbe dépendent eux aussi des schémas cognitifs préalables (représentation de l’espace, de la causalité, de l’action, etc). A cet égard, l’apparition du langage n’est pas un mécanisme cognitif autonome, mais comme la spécialisation d’une aptitude plus fondamentale qui se serait déployée également dans d’autres domaines. Du point de vue de Chomsky, la connaissance linguistique est un fait fini, donné en soi, reposant sur une base innée ce qui évacue toute participation active du sujet. Là où Chomsky ne voit qu’une alternative ou bien un schéma inné s’imposant avec nécessité, ou bien des acquisitions extérieures mais variables, Piaget parle de l’existence des trois solutions : il y a bien hérédité ou les acquisitions extérieures, mais il y a aussi les processus d’équilibration interne ou d’autorégulation. Piaget emploie la notion de sujet épistémique – instance fonctionnelle qui permet à chaque individu de construire l’espace, le nombre, le temps, la vitesse, la causalité, le hasard, le langage. Conformément aux théories représentationnelles, la recherche de la signification équivaut a la recherche de la représentation mentale. Les significations sont des objets mentaux ou des concepts situés dans notre tête. La source des concepts est multiple : il paraît que 50-100 environ soient innés et identiques dans toutes les langues (termes sémantiques primaires et universaux ayant le rôle de donner naissance à d’autres concepts) ; d’autres sont nés suite à l’interaction avec le milieu naturel et sont diffusés dans la communauté linguistique ; ce dernier type serait responsable pour les différences essentielles qui séparent les langues naturelles. Selon Chomsky, les concepts innés prédominent, ils proviennent de l’essence de la nature humaine, notre tâche en tant que êtres doués d’une grammaire universelle étant celle d’attacher des étiquettes aux concepts (les mots proprement dits). Contrairement aux théories représentationnelles, les théories référentielles, orientées vers l’extérieur, vers le monde sont préoccupées par la signification informationnelle de la langue, des faits et situations décrits à l’aide de celle-ci. La signification consiste alors dans la relation entre les expressions linguistiques et les différentes types de choses. La langue nous permet de décrire aussi nos états intérieurs, des attitudes et processus mentaux (croyances, espoirs, désirs, ets), en ce cas la signification informationnelle est présente, mais non pas évidente compte tenu du fait que l’information est cette fois-ci individuelle et subjective. En conclusion, la sémantique référentielle est préoccupée des rapports entre les symboles linguistiques et réalité qu’elle soit extérieur ou intérieur. 3.2. La question qui a déclenché l’idée d’aborder le sujet de notre étude est : « comment s’explique le fait qu’un aveugle-né emploie avec une si grande fréquence le mot voir ? » L’absence du sens de la vue fait qu’une personne vive dans un univers complètement différent de celui des gens ordinaires. En fait, ce n’est pas l’univers qui est différent, mais la perspective dont il est envisagé. A la question « Comment vous représentez-vous les couleurs ? » un aveugle répondit : « Ce n’est pas grave si je ne les vois pas comme vous ; cela ne m’empêche ni de vivre, ni d’aimer. Pourtant, le jaune c’est comme le soleil qui chauffe sur la peau, le vert comme le parfum de l’herbe mouillé le matin, le bleu comme l’océan quand tu es devant. » Parcourir le monde sans disposer des informations visuelles peut sembler une gageure. Pourtant, de nombreux aveugles, loin de rester repliés sur eux-mêmes, travaillent, voyagent, prennent les transports en commun. Au fil du temps, ils développent un système de perception sensorielle d'une surprenante acuité et parviennent littéralement à "toucher l'espace". Quand l'oeil est sain (Lc 11,34), il peut percevoir la lumière qui est Jésus. L'oeil sain est le regard intérieur qui guide l'homme, qui le maintient tout entier nettement orienté vers la lumière du monde (Jn 8,12), source de vie (Jn 1,4). -Jésus brille comme la lumière dans l'obscurité (Jn 1,5). Encore faut-il que les dispositions de chacun - l'oeil intérieur - permettent à la lumière de pénétrer le corps tout entier, pour que l'homme marche en direction de la vie. René Daumal, auteur de « L’Envers de la tête »(1939) conçoit un homme primordial au visage tourné vers le dedans, au regard introspectif, à l’oeil intérieur. Ne pouvant plus nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres reste seul derrière son visage. C’est ce que suggère la métaphore de la maison-corps et de l’homme qui l’habite : l’homme doit apprendre à se voir, non pas en surface comme les hommes creux qui ne peuvent aller que jusqu’à la surface des choses, mais tel qu’il est réellement. Il réapprend à se voir, à être, travaille à reconstruire l’Unité perdue de l’homme morcelé, divisé. C’est en partant de ces éléments qu’on peut expliquer l’emploi du verbe « voir » surtout dans l’exemple (1). Là où pour nous voir les pierres au fond de l’eau signifie percevoir ces pierres à l’aides des yeux (ce qui tient à l’expérience), pour le locuteur aveugle-né est une question de sentiment mis au service de la raison les deux le guidant vers l’imagination. Cette théorie nous rapproche des linguistes cognitives et de leur opinion selon laquelle c’est la pensée celle qui structure le langage et non pas inversement. Dans son livre « Les Mondes possibles dans les structures du langage » (« Lumile posibile in structurile limbajului »), Stefan Oltean développe le concept de monde possible. Ce concept a été proposé par Leibniz qui propose une approche théologique : Il y a dans la tête de Dieu plusieurs univers possibles ou des versions différentes de la réalité tirant leur origine de la Raison suprême. Le nombre des mondes possibles est infini ; un seul monde, le meilleur a eu la chance de se concrétiser par l’acte de création divin. Les nouvelles théories philosophiques ont accordé aux mondes possibles une acception sémantique : si la véridicité d’une phrase s’établit en fonction de sa correspondance avec la réalité, l’existence d’une multitude de mondes possibles permet d’affirmer qu’une phrase qui est vraie dans un monde peut être fausse dans d’autres. Donc, ce qui pour nous est réalité, pour le locuteur aveugle-né n’est qu’imagination. BIBLIOGRAPHIE o CHOMSKY, Noam, Knowledge of Language: its Nature, Origin and Use, New York: Praeger, 1986 o DUNBAR, Robin, Grooming, Gossip and the Evolution of Language, Harvard University Press, 1996 o DESSALLES, J-L, Les origines du langage. Une histoire naturelle de la parole, Hermès, 2000 o LAKOFF, George, Women, Fire and Dangerous Things (What Categories Reveal about the Mind), The University of Chicago Press, 1987 o OLTEAN, Stefan, Lumile posibile in structurile limbajului, Echinox, 2003 o PIAGET, Jean, La Psychologie de l’intelligence, 1947