Éditorial Sang Thrombose Vaisseaux 2003 ; 15, n° 8 : 419–21 Intérêt de l’acide tranexamique en chirurgie cardiaque Jean-Pol Depoix Service d’anesthésie réanimation, hôpital Bichat-Claude-Bernard, 75877 Paris cedex 17, France Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017. Place de l’acide tranexamique parmi les antifibrinolytiques. Pourquoi les utiliser en chirurgie cardiaque avec circulation extracorporelle ? Parmi les antifibrinolytiques utilisés en chirurgie cardiaque, on distingue les antifibrinolytiques de synthèse : acide tranexamique, acide aminocaproïque, de l’antifibrinolytique naturel : aprotinine. L’activité antifibrinolytique de l’acide tranexamique a été décrite pour la première fois en 1964. C’est également en 1964 que l’acide aminocaproïque est proposé pour toute circulation extracorporelle (CEC) de plus de 60 min. Celui-ci était administré soit avant la CEC pour prévenir la fibrinolyse, soit après la CEC en cas de saignement important. L’idée était de réduire la fibrinolyse induite par l’ouverture du thorax et par la CEC [1]. Avec l’aprotinine, l’acide tranexamique est l’antifibrinolytique le plus utilisé en chirurgie cardiaque. L’acide tranexamique est un dérivé synthétique de la lysine. L’effet antifibrinolytique est obtenu par blocage réversible des sites de la lysine sur les molécules de plasmine. Ces agents préviennent la dissolution précoce du caillot, il faut que la coagulation ait débutée pour qu’ils soient actifs [1]. Les antifibrinolytiques diminuent le saignement par inhibition de la fibrinolyse, mais également par préservation de la fonction plaquettaire en bloquant les sites de liaison de la lysine des récepteurs plaquettaires GP1b [2]. En chirurgie cardiaque, la thrombopathie acquise est un mécanisme reconnu [1]. Celle ci se manifeste par un allongement du temps de saignement et une difficulté pour les plaquettes d’agréger in vitro. Depuis des décennies, les antifibrinolytiques ont été utilisés en chirurgie cardiaque. Mais les résultats étaient peu encourageants. Ceci est en partie lié à la posologie, souvent plus faible que celle recommandée actuellement mais aussi au moment d’utilisation par rapport à la CEC, les antifibrinolytiques étaient souvent employés après la CEC [3]. En 1987, un effet intéressant sur le saignement post-opératoire de l’aprotinine à fortes doses [4] relance l’intérêt pour les antifibrinolytiques. En 1987, des résultats similaires sont retrouvés avec l’acide tranexamique [3]. L’acide tranexamique est dix fois plus puissant que l’acide aminocaproïque, c’est pourquoi il est le plus utilisé des antifibrinolytiques de synthèse. Doit on pour autant s’engager dans la fibrinolyse prophylactique ? Comment choisir un antifibrinolytique ? Quelle est l’efficacité des antifibrinolytiques ? Il faudra bien entendu prendre en compte le coût par rapport au bénéfice que représente l’économie de produits sanguins. Correspondance : Jean-Pol Depoix E-mail : [email protected] Quand doit-on les utiliser ? Initialement, les antifibrinolytiques ont été plus souvent utilisés en postopératoire dans le but de traiter une fibrinolyse installée ; actuellement l’utilisaSTV, n° 8, vol. 15, octobre 2003 419 tion prophylactique de ces produits est de mise. Des études ont montré qu’il n’y avait pas intérêt à poursuivre le traitement après la chirurgie [5]. Quel que soit l’antifibrinolytique utilisé, le résultat est identique en terme d’utilisation des produits sanguins que le traitement soit conduit en per-opératoire ou en per- et post-opératoire. Quelle posologie pour l’acide tranexamique ? Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017. Des concentrations plasmatiques de 10 à 20 µg/mL semblent suffisantes pour obtenir une réduction de l’effet de l’activateur du plasminogéne tissulaire. Dans la littérature médicale, de nombreux schémas posologiques sont proposés. Les posologies, empiriques, sont extrêmement variables allant de plusieurs grammes en bolus à des perfusions continues jusqu’à la fin de la chirurgie ou jusqu’à 12 h après dans certaines études. Les schémas posologiques les plus usités actuellement comportent un bolus suivi d’une perfusion continue. La perfusion est interrompue après la fermeture cutanée. Une dose est également ajoutée au volume d’amorçage de la CEC. Il semble que 10 mg/kg d’acide tranexamique perfusé en 20 min suivi par une perfusion de 1 mg/kg/h suffisent pour obtenir des concentrations thérapeutiques. Un ajout de 50 mg dans la CEC y est souvent associé. Avec ce schéma thérapeutique, l’efficacité de l’acide tranexamique est proche de celle obtenue avec les fortes posologies d’aprotinine. En cas d’insuffisance rénale, les posologies sont adaptées. La dose de charge et la dose ajoutée au volume d’amorçage restent identiques, par contre il faut diminuer la dose d’entretien [6]. La petite taille de la molécule d’acide tranexamique permet son hémofiltration. L’utilisation d’un hémofiltre pendant la CEC diminue la concentration plasmatique de l’acide tranexamique. Résultat sur le saignement et les besoins transfusionnels post-opératoires Avec le schéma thérapeutique du traitement prophylactique par antifibrinolytique de synthèse proposé, la réduction du saignement est de 29 % à 54 % selon les études [7]. Quel que ce soit l’antifibrinolytique de synthèse utilisé, le résultat est identique. En revanche, certaines études ont montré une supériorité de l’aprotinine sur l’acide tranexamique dans la réduction des pertes sanguines, en particulier dans les réinterventions et chez les patients traités par antiagrégants plaquettaires. Mais il n’y a pas d’évidence quant à la réduction des besoins transfusionnels [8].Ceci est primordial, car le résultat primitif attendu dans de telles études doit être la réduction transfusionnelle. 420 Y a t-il un risque thrombogéne, un risque anaphylactique avec les antifibrinolytiques de synthèse ? Certes, le traitement par antifibrinolytique est associé à un risque théorique de thrombose [1]. Aucune étude prospective versus placebo n’est disponible pour affirmer que ces produits sont sans risque. On sait que l’acide tranexamique provoque une génération de thrombine plus importante que l’aprotinine, d’où le risque de potentialisation d’un état d’hypercoagulabilité, mais il s’agissait d’études où de très fortes posologies étaient employées : 2 g/h. Que ce soit les incidences de thromboses veineuse, coronaire, cérébrale, les thromboses d’oxygénateurs de CEC ou les accidents anaphylactiques, rien n’a pu être mis en évidence lors de l’utilisation prophylactique de l’acide tranexamique en chirurgie cardiaque avec CEC [2]. Quelques rares cas cliniques ont décrits des infarctus du myocarde post-opératoires ou une thrombose massive précoce de valve au cours d’une intervention de Bentall [9]. Mais il est extrêmement difficile d’analyser ce genre d’accident et des conclusions hâtives doivent être évitées. L’utilisation d’acide tranexamique pendant la CEC permet d’utiliser un contrôle de l’héparinisation par ACT sans risque d’interférence. En cas de nécessité, la ré-héparinisation après neutralisation par la protamine n’est pas rendue plus difficile [2]. Coût du traitement Au vu des résultats de nombreuses études où il devient évident que l’utilisation des antifibrinolytiques, quoique efficace sur les pertes sanguines post-opératoires, ne parvient pas à diminuer les consommations de produits sanguins, il semble important d’utiliser le produit qui coûte le moins cher. Le faible coût du traitement par l’acide tranexamique donne un avantage à cette molécule par rapport à l’aprotinine [10]. Bien que l’analyse du coût soit complexe : prix de l’antifibrinolytique, des produits sanguins, durée de séjour en salle d’opération et en hospitalisation, coût d’une réintervention ; il semble néanmoins que cette analyse du coût bénéfice soit en faveur de l’acide tranexamique et explique sa large utilisation prophylactique en chirurgie cardiaque ■ Références 1. Hardy JF, Desroches J. Natural and synthetic antifibrinolytics in cardiac surgery. A review. Can J Anaesth 1992 ; 39 : 353-65. 2. Guenther CR. Tranexamic acid is better than aprotinin in decreasing bleeding after cardiac surgery. J Thorac Cardiovasc Surg 1994 ; 8 : 471-3. STV, n° 8, vol. 15, octobre 2003 7. Dunn CJ, Goa KL.Tranexamic acid: a review of its use in surgery and other indications. Drugs 1999 ; 57 : 1005-32. 4. Royston D, Taylor KM, Bidstrup BP, et al. Effect of aprotinin on need for blood transfusion after repeat open-heart surgery. Lancet 1987 ; 2 : 1289-91. 8. Corbeau JJ, Monrigal JP, Jacob JP, et al. Comparaison des effets de l’aprotinine et de l’acide tranexamique sur le saignement en chirurgie cardiaque. Ann Fr Anesth Reanim 1995 ; 14 : 154-61. 5. Casati V, Bellotti F, Gerli C, et al. Tranexamic acid administration after cardiac surgery. Anesthesiology 2001 ; 94 : 8-14. 9. Fanshawe MP, Shore-Lesserson L, Reich D. Two cases of fatall thrombosis after aminocaproic acid therapy and deep hypothermic circulatory arrest. Anesthesiology 2001 ; 95 : 1525-27. 6. Fiechtner BK, Nuttall GA, Johnson ME, et al. Plasma tranexamic acid concentrations during cardiopulmonary bypass. Anesth Analg 2001 ; 92 : 1131-6. 10. Nuttall GA, Oliver WC, Ereth MH, et al. Comparison of bloodconservation strategies in cardiac surgery patients at high risk for bleeding. Anesthesiology 2000 ; 92 : 674-82. Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017. 3. Horrow JC, Ellison N. Effectif haemostasis during cardiac surgery. Can J Anaesth 1992 ; 39 : 309-12 STV, n° 8, vol. 15, octobre 2003 421