Le soignant face à lPenfant qui peut ou qui va mourir

Le soignant face à lenfant
qui peut ou qui va mourir
Daniel Oppenheim
Département doncologie pédiatrique et Unité de psycho-oncologie, Institut de Cancérologie
Gustave Roussy, 39 rue Camille Desmoulin, 94805 Villejuif
Il nest pas facile pour un soignant de trouver la juste position face à un enfant
qui peut ou qui va mourir. Les difficultés cliniques et éthiques sont intimement
liées, et inhérentes à cette situation. Nous en décrivons les principales, ainsi que
les façons de sy confronter. Au-delà des impératifs de bienfaisance, de respect
de son autonomie, de justice, les questions centrales sont : « qui est-il pour
moi ? » ;« qui suis-je pour lui ? » ;« que (me) veut-il ? » ;« que veux-je pour
lui ? ».Ceciimpliquedesavoircequest un enfant, ce questlamortpourlui,de
ne pas prendre au pied de la lettre ses paroles, de se méfier des idées toutes
faites, mais aussi dêtre suffisamment au clair avec sa vocation, ses idéaux, ses
objectifs, son travail et ses collègues. Il importe de tenir compte du présent et de
lavenir de lenfant, de ses parents et de sa fratrie (et de léquipe). Le travail
collectif est indispensable.
Mots clés : enfant, éthique, mort, soignant
Léthique du soignant est un enga-
gement responsable auprès de
celui quil a accepté de soigner, et
pour lequel il doit :
être compétent ;
penser à lintérêt de lautre et
non au sien ;
faire que les actions lui appor-
tent un bénéfice bien supérieur aux
risques, aux contraintes et aux incon-
vénients ;
assumer la responsabilité des déci-
sions mais ne pas oublier que le patient
doit être authentiquement daccord
avec celles-ci ;
veiller à ce quil ne perde pas
son autonomie, ainsi que le droit de
regard et de décision sur sa vie [1-3],
pas plus que sa dignité, et le sentiment
de sa valeur et de son identité.
Il importe également de penser au
présent et au court terme, mais aussi à
son devenir (aussi court quil puisse
parfois être) et à celui de ses proches
[4]. Il est donc nécessaire de tenir
compte de ce qui est important pour
lui (qui ne coïncide pas toujours tota-
lement avec lobjectif de la guérison)
[5, 6] et de ceux qui comptent pour
lui. Mais le soignant ne doit pas
oublier les autres patients, quelles
que soient leurs caractéristiques socia-
les, culturelles, académiques [7], qui
ne doivent être ni privilégiés par rap-
port à lui ni lésés par lattention qui lui
est portée.
Pour parler déthique, il est préfé-
rable de le faire en son nom personnel,
ce qui nest pas contradictoire avec la
connaissance de lexpérience et de la
réflexion éthique des autres, proches et
lointains, ni avec la confrontation avec
ces derniers.
Face à lenfant
Un enfant traité pour une maladie
grave peut en mourir. Les soignants ne
doivent pas être obsédés par cette
m
t
p
Tirés à part : D. Oppenheim
doi: 10.1684/mtp.2009.0262
mt pédiatrie, vol. 12, n° 6, novembre-décembre 2009
Dossier
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mort possible, même lorsque le pronostic est péjoratif, dès
le diagnostic ou en cours de traitement. Ils doivent le voir
comme nimporte quel autre enfant, ou nimporte quel
autre enfant malade. Parallèlement, ils ne peuvent ignorer
la réalité du pronostic. Il leur faut donc tenir compte de ces
deux réalités irréductibles :
cet enfant est un enfant vivant, tant quil vit ;
il est atteint dune maladie dont il peut mourir.
Cette position ne consiste pas en un compromis entre
optimisme et pessimisme, entre illusion et strict réalisme
médical, et il importe aussi de ne pas « zigzaguer » entre
ces termes extrêmes, selon les moments du traitement ou
les autres situations médicales auxquelles sont confrontés
les soignants. Cette position difficile ne peut être mainte-
nue seule. En effet, le travail collectif est nécessaire dans
un tel contexte, impliquant la compétence et la solidarité
entre soignants, mais aussi laccord authentique (jamais
stabilisé une fois pour toutes) avec les choix du service
(choix de recrutement, de traitement, organisation de
léquipe, choix financiers) et les décisions concernant
cet enfant. La mort possible dun enfant ne laisse pas ses
soignants indifférents, ce qui est rassurant, mais mobilise
leur regard sur leur place dans léquipe et leurs relations
aux collègues. Elle mobilise également les raisons mêmes
de leur vocation, de leurs choix professionnels (en pédia-
trie, en cancérologie pédiatrique, par exemple), surtout
lorsque, avec le temps, ils se sont confrontés à lexpé-
rience de la réalité avec les déceptions inévitables, les
doutes, les moments de découragement. Le stress, qui
découle de ces situations, est lune des causes majeures
de lusure des soignants [8]. Cest pourquoi la présence
dun soutien extérieur (un psychanalyste animant un
groupe de parole ou un groupe Balint) [9] est particulière-
ment utile. Mais ce peut être celui du « psy » du service
(psychologue, psychiatre, psychanalyste) qui occupe dans
léquipe une place un peu différente des autres soignants.
Il fait en effet partie, comme eux, de cette équipe, mais
na pas les responsabilités de décider des traitements ou
de les appliquer. Les risques de déstabilisation de léquipe
sont forts, quil sagisse de faire bloc, ou au contraire
dêtre tenté par le chacun pour soi, ou encore de voir
sexacerber des divisions préexistantes, structurelles,
inévitables : entre « vieux » et « jeunes », entre médecins
et infirmières, entre ceux ou celles qui se sentent à laise
(voire attirés) par lenfant en danger et ceux ou celles qui
ne le supportent pas et préfèrent se mettre à distance.
Ces diverses attitudes sont compréhensibles, aucun
soignant nest un robot polyvalent, froid, supportant
toute situation sans émotion, et elles ne sont pas
dangereuses (ni pour léquipe, ni pour les patients), à
condition quelles restent compréhensibles aux uns et
aux autres, quelles ne soient ni excessives, ni systémati-
ques. Il ny a pas, dans une équipe, de « spécialistes » de
la mort de lenfant. En revanche, il peut y avoir des soi-
gnants spécialisés en soins palliatifs, en soins de support,
en traitement de la douleur, car ces activités demandent
une formation spécifique, qui peut se transmettre au sein
de léquipe.
Ainsi, face à un enfant qui peut ou qui va mourir, il
importe de savoir ce quest un enfant, un enfant atteint
dune maladie grave [10], ce quest la mort pour un enfant
et comment lui en parler [11], ce quest sa propre relation
à la mort et sa relation au patient. Celle-ci implique la
relation à lenfant (et à ladolescent ou au bébé), mais
également à ses parents et à sa fratrie, puisquun enfant,
encore moins quun adulte, nest jamais absolument seul.
Car la première condition de léthique est dêtre compé-
tent, particulièrement dans une situation où lautre attend
beaucoup, pour pouvoir répondre à son attente, ses
demandes, ses besoins, et garder une relation authentique
et égalitaire autant que possible avec lui, sans lui nuire.
Lenfant face à la mort
Face à la mort, un enfant, comme un adulte dailleurs,
mais à sa manière, se pose des questions nombreuses et
différenciées. Il se demande comment « le mourir » risque
de se passer. Il sappuie sur ce quil a pu voir dans sa
famille ou dans le service, mais également sur ce quil a
vécu jusqualors dans son traitement ou avant sa maladie.
La question de la douleur est, bien entendu, fondamen-
tale, mais aussi celle de tous les symptômes physiques
(troubles respiratoires, cutanés, gênes diverses)etilse
demande si ses soignants et ses parents pourront les trai-
ter. Il se demande sil pourra garder ses capacités physi-
ques et intellectuelles jusquau bout, et donc ne pas rester
passif, dépendant, coincé dans son lit. Mais aussi sil
pourra jouer avec sa fratrie et garder sa relation à elle
ainsi quà ses copains. Il se demande sil pourra aussi
continuer à dialoguer avec les autres, se faire compren-
dre, les comprendre. Cest pourquoi il faut être attentif
aux troubles cognitifs et aux troubles de la conscience,
ainsi quà tout ce qui peut gêner la préservation de cette
relation. Il peut sagir de trouver le juste équilibre du trai-
tement antalgique (calmer la douleur suffisamment, mais
préserver suffisamment la lucidité et la vigilance), du trai-
tement des hallucinations (lorsquelles sont excessive-
ment angoissantes et accaparent toute lattention de
lenfant) ou de la confusion mentale (qui risque deffrayer
les proches et de rendre lenfant incompréhensible à leurs
yeux, ou de susciter des malentendus gênants). Dans un
tel cas, ils se demandent sil ne devient pas fou, ou sils ne
doivent pas prendre au sérieux ses paroles et ses compor-
tements, et y percevoir la « vérité » de ce quil pense
deux.
Lenfant cancéreux, par exemple, nest pas seulement
un enfant qui a un cancer et qui peut mourir (même si la
majorité dentre eux guérissent) ou qui va mourir, comme
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il peut être un enfant blond, grand, un écolier, un sportif
Tous ces éléments sajoutent à son identité fondamentale,
sans la bouleverser. Il nest pas laddition de ces trois ter-
mes, il est totalement chacun deux, qui tous ont une
importance majeure, et il importe quaucun deux
noccupe seul tout le terrain, recouvre ou exclut les
autres. Il sagit de notre responsabilité de soignant daider
lenfant et ses parents à tenir compte de ces trois
éléments.
Certains parents (ou certains adolescents) veulent pré-
server une normalité impossible à soutenir, comme si la
maladie nexistait pas. Dautres ne peuvent plus regarder
leur enfant quavec des yeux médicaux ou infirmiers,
attentifs aux seuls signes cliniques qui leur indiquent
lespoir, aussi minime et provisoire soit-il parfois, ou la
confirmation de son destin fatal et de leur détresse.
Dautres encore ne voient plus que la mort à venir (que
cela corresponde au pronostic médical ou pas), et pour
que cette attente intolérable (celle de sa mort, mais aussi
le constat de sa dégradation, et de leur impuissance à
laider) et la peur du vide que son absence laissera en
eux ne les fassent plus souffrir, ils se plongent vite, bruta-
lement, dans leau glacée du deuil prématuré. Chaque
parent peut éprouver, plus ou moins fortement et durable-
ment, ou répétitivement, ces tentations (et les soignants
ny échappent pas, même si chez eux elles nont, en
général, aucune commune mesure avec celles des
parents). Les soignants doivent aider les parents et lenfant
(et la fratrie) à préserver, jusquau bout, leur relation habi-
tuelle, à rester parents, fratrie, et lui enfant, même si cela
implique parfois daller très loin, bien plus loin quen
temps normal, dans ce que nécessite doccuper cette
place, tout en sadaptant aux éléments de la situation
(fatigue, faiblesse, troubles physiques, cognitifs).
La juste relation à lenfant
Léthique consiste dabord à penser à lautre, ici
lenfant, mais aussi, et peut-être encore plus, à se laisser
penser par lui : quil puisse nous percevoir derrière notre
fonction et notre travail de soignant. Ceci nimplique pas
un naïf et artificiel « copinage » (et surtout pas avec les
adolescents, malgré leurs demandes ou leurs incitations),
ni de dévoiler sa vie privée, ses pensées, ses émotions, ses
doutes et ses faiblesses, mais de ne pas se défendre de les
laisser transparaître, tout comme sa personnalité : rester
soi-même, sans utiliser sa fonction et sa blouse blanche
comme un écran, une muraille, un masque ou un imper-
méable. Ceci nest pas contradictoire, loin de là, avec
laccomplissement rigoureux des tâches professionnelles.
Il est important que lenfant puisse se voir dans notre
regard, dans notre visage. Si nous gardons un masque
impassible, une attitude trop contrôlée, nous le laissons
face à un mur, aveugle. Sil ne voit que de lémotion, de
la pitié ou du désarroi, son inquiétude et son propre
désarroi augmentent, il se voit comme dans un miroir
déformant, et nous ne lui apportons que du négatif.
Mais notre émotion incite à nous demander quelle en
est la cause : même si nous sommes des soignants sensi-
bles, nous ne sommes pas les parents de cet enfant. Est-ce
parce que nous nous sommes excessivement attachés à
lui (et pour quelles raisons ?), parce quil nous rappelle
dautres enfants, que nous avons soignés, nos propres
enfants, les épreuves que nous avons pu connaître dans
notre enfance ?... Sans entrer dans une auto-analyse, il est
bon de se poser ces quelques questions et de voir les pen-
sées ou les souvenirs quelles suscitent : cela nous aide à
prendre du recul, sans perdre notre sensibilité. Est-ce
parce que nous en avons trop vu et que nous commen-
çons à être usés, provisoirement ou plus durablement ?
Cela vaut la peine de nous interroger, sans honte ni culpa-
bilité, sur notre parcours professionnel et où nous en som-
mes. Est-ce parce que nous ne sommes ou navons pas
été totalement daccord avec les choix thérapeutiques
qui ont été faits, que cette émotion excessive exprime
notre colère, notre culpabilité, nos regrets ?... Nous pou-
vons nous poser ces questions en nous-mêmes, avec les
collègues, en réunion ou avec le « psy » du service. Cela
nimplique pas de dévoiler notre vie privée, cela
concerne notre travail. Léthique, cest aussi être suffisam-
ment au clair avec nous-mêmes pour que nos émotions,
notre trouble, ce que nous sommes avec nos qualités et
nos défauts, ne gênent pas trop la qualité de notre travail
et notre relation aux patients et à nos collègues.
La question de léthique
de la fonction soignante
La question majeure de léthique de la fonction soi-
gnante reste :
« qui est-il pour moi ? », et pas qui est-il ?
« qui suis-je pour lui ? », et pas seulement « me suis-
je bien présenté et identifié ? »
« quelle est la nature de la relation entre nous ? »,et
pas seulement une relation soignant-soigné, aussi
« humaine », chaleureuse et attentive quelle peut être.
Mais également quels sont nos objectifs ? Pas seule-
ment le traiter dans les meilleures conditions possibles et
selon létat actuel de la médecine, mais laider à ce quil
reste lui-même, quil garde son droit de regard et de déci-
sion sur sa vie, que la maladie et le traitement non seule-
ment ne le déstabilisent pas, mais ne lui fassent pas perdre
lestime de lui-même, le sentiment de son identité et de sa
valeur, la confiance en lui-même, en ses parents, en nous,
en la société dont nous sommes, lui et nous, membres, et
que ici, pour lui, nous représentons.
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Par ailleurs, quest-ce qui nous permet de lui faire ce
que nous lui faisons ? Et pas seulement bien évaluer les
bénéfices et les inconvénients ou les risques du traite-
ment ? Il ne sagit pas non plus de nous efforcer de tenir
lorsque la situation nous semble excessivement dure : il
importe de différencier volontarisme, culpabilité et senti-
ment de sa responsabilité, jamais acquis une fois pour
toute, à réévaluer sans cesse, non pour nous paralyser
mais pour avancer lucidement.
« Qui est-il pour moi ? »
Il sagit de chercher à le connaître, au-delà des néces-
sités médicales ou infirmières, au-delà des bouleverse-
ments provoqués en lui par sa situation médicale (le
trouble qui en découle) et les divers éléments qui la
constituent (fatigue, douleur, troubles cognitifs, physi-
ques, de conscience, y compris confusion mentale) afin
de retrouver, avec lui, les éléments fondamentaux de ce
quil a toujours été et quil reste. Lune des pires détresses
est de ne pas se reconnaître et de ne pas être reconnu par
les plus proches, doù limportance dêtre attentif à cette
phrase trop souvent entendue : « il a tellement changé, je
ne le reconnais plus ». Cet effort de le connaître ne doit
pas empêcher de respecter son opacité relative, néces-
saire, inévitable. Il est important (et lenfant y est attentif)
de sapprocher de lui, chercher à le comprendre, et pas
uniquement sur le plan technique, lorsquil ne peut plus
ou plus suffisamment parler clairement (le comprendre
dans lexpression de son visage, ses attitudes, ses moin-
dres gestes, son regard), mais en étant conscient quil res-
tera toujours une différence, une distance, une opacité
irréductible entre lui et nous, comme entre lui et ses
parents, lui et sa fratrie, comme aussi entre eux et nous.
Les souhaits de lenfant
Ce qui est important pour lenfant ne lest pas toujours
pour les parents, ou pour le soignant, et réciproquement.
Il faut se méfier de ce qui apparaît évident. Ceci peut
concerner le traitement de la douleur, des traitements
qui peuvent prolonger (un peu, significativement, pour
qui ?) la vie de lenfant, mais au détriment de ses projets,
de ses souhaits, de lattention que les parents doivent por-
ter à leurs propres parents malades ou à leur fils adoles-
cent en plein désarroi, à leur situation professionnelle.
Les motivations des uns et des autres peuvent apparaître
compréhensibles, raisonnables et rationnelles, ou inadé-
quates, ou encore découler de raisons de pertinence
diverses quil est bon de démêler avant de les accepter
ou de sy opposer [12]. Ces raisons peuvent être conscien-
tes, ou en rapport avec des pensées inconscientes (d
lintérêt que le psycho-oncologue ait aussi une formation
de psychanalyste), en rapport avec la situation actuelle de
lenfant ou avec des situations plus anciennes (par exem-
ple la relation des parents avec leurs propres parents) [13].
Mais il est également essentiel de savoir jusquoù aller
dans la réflexion et la discussion, tenir compte de la dis-
ponibilité de lenfant et des parents à cette réflexion, de la
nécessité de prendre une décision.
Sa colère
De même, nous pouvons penser quil est préférable
que lenfant meurt apaisé et réconcilié (avec ses parents,
nous, lui-même, la société ?), mais il peut aussi vouloir
(plus ou moins consciemment) mourir en colère. Il na
aucune raison dêtre content de quitter cette vie quil
aime, à laquelle il tient. Cette colère peut correspondre
à son caractère, à ce quil a toujours été, à son identité
quil ne veut pas perdre : il veut mourir en restant lui-
même. Il se peut aussi que ni ses parents, ni ses soignants
nont trouvé les moyens de calmer cette colère, lorsquils
pensent quelle le fait souffrir au lieu de lui convenir. Mais
nous devons aussi nous demander si cette colère est bien
la sienne : nest-elle pas lexpression de celle de ses
parents, ou de leffet artificiel des corticoïdes, dune
confusion mentale, dune tumeur cérébrale ? Alors notre
attitude ne serait pas la même.
Sa douleur
Il en est de même pour lutilisation des antalgiques.
La priorité est de calmer la douleur autant que possible,
mais lenfant ou les parents (ils peuvent également avoir
des positions différentes) peuvent préférer la possibilité de
préserver la lucidité et une relation de qualité suffisam-
ment bonne entre eux, quitte à supporter (lenfant et les
parents, chacun à leur manière) la présence dune cer-
taine douleur. Inversement, lenfant peut souhaiter être
« shooté », parce que lui est insupportable lidée de sa
mort (indépendamment de la douleur), la détresse de ses
parents, ou le constat de son état physique ou cognitif, et
quil ne sait comment se retirer du monde autrement.
Il peut avoir envie den accélérer le moment le plus pos-
sible, pour navoir plus à se réveiller. Pour tous ces élé-
ments, à évaluer, une aide symptomatique ou de dialogue
peut être réalisée. Des parents peuvent faire la même
demande, pour des raisons semblables, parce quils ne
supportent plus la détresse muette dans ses yeux (quils
associent à des reproches terrifiants) ou, au contraire,
refuser les antalgiques jugés nécessaires par le médecin
et souhaités par lenfant pour garder encore une relation
suffisante avec lui, aussi longtemps que possible, quel
quen soit le prix.
Il ne sagit pas de juger ou de hiérarchiser la valeur de
ces attitudes, qui peuvent bouger dans le temps, mais de
les repérer, den comprendre la logique, daider lenfant et
ses parents à faire la part entre leurs bonnes raisons (celles
en accord avec la situation médicale et les autres, qui
découlent de craintes fantasmatiques, du sentiment de
ne pouvoir faire face à la situation et dy jouer suffisam-
ment son rôle, de la réactivation de souvenirs anciens).
Ainsi, il est possible daider les parents à percevoir la
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diversité des émotions de leur enfant sur son visage,
même lorsquil ne peut plus parler, à préserver la relation
avec lui, même quand sa conscience est faible, à différen-
cier rejet, dépression, révolte et besoin légitime à accep-
ter de se replier progressivement sur lui-même, de
rompre sans brutalité ses liens avec le monde et avec
ceux qui lhabitent (et dabord avec ses parents).
La proximité du décès
Il en est de même de la conscience (ou du savoir) sur
la proximité ou la certitude de sa mort. Le soignant est
souvent rassuré quand lenfant montre clairement quil a
compris sa situation (certains sont même tentés de lui
poser, parfois avec insistance, la question, mais cela
apparaît cruel et peu respectueux de sa position). Il faut
respecter le souhait de lenfant de ne pas savoir, à condi-
tion, bien entendu, que « son ignorance » ne découle pas
dun manque dinformation ou de compréhension, mais
que ce soit par trouble cognitif ou réticence psycholo-
gique à savoir (dans ce cas, il peut montrer des signes
dangoisse). Certains préfèrent savoir parce quils ont
toujours voulu savoir ou veulent prendre des décisions ,
mais parfois en préservant une marge dincertitude. Mais
même si lenfant dit quil sait, comment savoir ce que
recouvre cette parole et ce savoir. Les mots « mourir » ou
« mort » enveloppent tant déléments différents. Il le dit
peut-être pour rassurer, ou arrêter les questions, ou parce
quil croit savoir. Il est préférable de sappuyer sur les
signes dangoisse, dinquiétude, de désarroi, de dépres-
sion, de détresse, de mal-être, de gêne dans la relation
(avec nous ou avec ses parents), pour essayer, avec lui et
dans le dialogue, quels quen soient les modalités, de
mieux comprendre où il en est et ce quil attend de nous.
Le dialogue est ainsi essentiel, mais particulièrement diffi-
cile. Le soignant peut être tenté de ne pas aborder les ques-
tions difficiles [14], de penser à tort [15] que le patient
ne souhaite pas connaître sa situation médicale [16], mais
le dialogue peut sapprendre [17, 18].
Il est bon de se demander en quoi pourraient nous
rassurer ces réponses (« Je sais »), ou la phrase « tu peux
partir », que certains trouvent important de prononcer ?
Lenfant peut la comprendre comme une autorisation,
mais également un abandon, comme lexpression de la
tendresse de ses parents ou de leur désir den finir au
plus viteIl semblerait préférable que chacun lui montre
en actes sa position.
Les parents lui disent quils ne lui en veulent pas de sa
maladie et des problèmes quelle leur a causés, quils ne
regrettent pas sa naissance, quils gardent la mémoire des
moments heureux vécus ensemble, quils ne loublieront
pas, quils ne le remplaceront pas, que leur désir de cou-
ple qui fut à lorigine de sa naissance reste préservé. Sa
fratrie lui dit quelle ne lui en veut pas davoir accaparé
lattention et le temps des parents, de les abandonner, que
sa place parmi eux restera préservée : sil est laîné, il le
restera. Ses soignants lui disent quils ne lui en veulent pas
des colères, des oppositions quil a pu montrer, quils
soccuperont de lui jusquau bout, quils ne loublieront
pas, lui et les qualités quil a montrées tout au long du
traitement. Chacun le dit, le montre, avec sa personnalité
propre et la relation spécifique tissée avec lui.
Ainsi, chacun, de sa position spécifique, continue à
reconnaître lenfant, malgré les transformations physi-
ques, cognitives, psychiques que la maladie a pu induire,
et reste reconnaissable (pas interchangeable, pas ano-
nyme, pas réduit à sa fonction) aux yeux de lenfant.
Les soignants comme les parents doivent trouver le juste
équilibre entre le sentiment davoir fait, depuis le début,
ce quils devaient faire, et le doute quant à leurs inévita-
bles insuffisances. Ils peuvent alors accepter les éventuels
reproches, formulés ou tacites, de lenfant ou deux-
mêmes. Ces reproches peuvent porter sur les aspects
strictement médicaux ou relationnels : avons-nous tou-
jours été attentifs à ses demandes, ses craintes et ses
doutes, ses discrets signes de détresse ? Lenfant est parfois
bien plus tolérant avec les insuffisances des adultes
(lorsquelles sont de bonne foi, non égoïstes) que les
adultes eux-mêmes. Il importe de distinguer le sentiment
de culpabilité (troublant négativement) du sentiment de
responsabilité (poussant à la lucidité et à lacquis de
lexpérience).
Conclusion
Il est bon de se poser ces questions, sans excès, de
savoir quelles existent et que les réponses ne peuvent
être en oui ou non. Ceci aide à la pratique clinique quo-
tidienne autant quà définir les décisions des soins, mais
aussi à mieux se situer par rapport à la question « que
nous lui voulons-nous ? », et pas seulement « que
voulons-nous pour lui ? ». Quelle idée nous faisons-nous
de ce qui serait bien pour lui, suivant quel idéal ou quel-
les images ? Nous sommes inévitablement influencés par
notre histoire, par ce qui circule dans notre société [19],
ce que nous avons perçu de ce qui serait bien pour lui,
même si lenfant ne lexprime pas clairement (mais en
revanche il repère bien ce qui ny correspond pas lorsquil
le subit). De même, nous pouvons nous demander si ce
que nous faisons est dabord dans son intérêt ou dans le
nôtre, ce qui nest pas forcément condamnable, ni contra-
dictoire. Ainsi, proposer un essai de phase I-II signifie
donner une chance supplémentaire à un enfant auquel
les autres traitements ne peuvent plus rien apporter, mais
cest aussi pour le médecin vérifier une hypothèse,
espérer une publication dans un journal prestigieux,
contribuer à définir et mettre en œuvre de nouveaux
traitements. Les points de vue du patient et du médecin
peuvent être différents sans être contradictoires [20].
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