La Volonté de Puissance chez Friedrich Nietzsche

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DANICK LIZOTTE
DANSER AUTOUR D'UN OUI:
La Volonté de Puissance chez Friedrich Nietzsche
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M. A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2007
© Danick Lizotte, 2007
Résumé
Le présent mémoire de maîtrise à pour but d'expliciter l'idée de Volonté de
Puissance chez Friedrich Nietzsche. Pour ce faire, le livre Ainsi parlait Zarathoustra sera
au centre de l'étude sur la Volonté de Puissance. Dans un premier temps, nous
introduirons la notion du Surhomme. Ensuite, le lecteur sera amené à travers les
différentes formes du nihilisme telles que développées dans le Zarathoustra. Ces trois
formes du nihilisme sont : le nihilisme réactif de l'homme; le Dernier Homme; l'Homme
Supérieur. La compréhension du nihilisme est très importante car il fait obstacle à
l'accomplissement de la Volonté de Puissance, c'est-à-dire à vouloir la vie sincèrement.
Enfin, après une maîtrise de l'idée du nihilisme, les notions d'Éternel Retour et de
Volonté de Puissance seront expliquées.
Table des Matières
Préface
Chapitre 1 : le Surhomme
Prologue
Esprit de créativité
Se laisser aller
L'homme est quelque chose qui doit être surmonté
Métamorphoses de l'esprit
Coup de dé
Parents et enfants
Zarathoustra et le Surhomme
Introduction à l'Éternel Retour
1
5
5
8
8
10
11
14
16
18
21
Chapitre 2 : le nihilisme de l'homme
La peur
L'homme est indéterminé
Vengeance
Égalité vs inégalité
L'ermite
Dieu est mort
Rencontre entre Zarathoustra et les hommes
Le rêve, créativité
23
24
24
26
28
31
32
35
38
Chapitre 2.2 : le Dernier Homme
Rencontre du Dernier Homme
Le Devin
Cauchemar de Zarathoustra
Création d'un feu de joie
À quoi Bon
Ne pas sombrer
41
41
43
44
47
50
51
Chapitre2.3 : l'Homme Supérieur
Figures de l'Homme Supérieur
Les rois
Le consciencieux de l'esprit
L'enchanteur
Le pape
Le plus laid des hommes
Le mendiant volontaire
L'ombre
Zarathoustra et les Hommes Supérieurs
Hiérarchie entre les hommes
Le culte de l'âne
La fuite des Hommes Supérieurs
53
53
56
57
58
60
61
65
68
70
73
74
76
Chapitre 3 : l'Éternel Retour et la Volonté de Puissance
L'anneau
Aphorisme 341 du Gai Savoir
Nietzsche et Heidegger
La Volonté de Puissance
De la rédemption
La Volonté de Puissance dans le monde
Danser autour d'un OUI
78
78
80
85
90
93
95
96
Postface
97
Bibliographie
Préface
Nietzsche a bouleversé de nombreuses pensées au 20IU11C siècle et encore au 21
siècle.
Non seulement a-t-il influencé et inspiré plusieurs philosophes et autres
intellectuels, mais il a prédit, tel un psychologue ou un sociologue, le monde dans lequel
nous vivons tel qu'il est devenu. C'est avec une lucidité peu commune qu'il a montré et
dénoncé l'évolution du nihilisme à travers l'histoire du monde occidental. En se servant
de termes nouveaux, peut-être trop nouveaux pour son temps, il a su analyser le mode
d'évolution psychologique et sociétale, l'humanité par delà bien et mal et par delà toute
la moralité religieuse.
Ces termes novateurs en philosophie permettent au penseur
Nietzsche de dénoncer la philosophie traditionnelle et celle qui s'insère, à part quelques
exceptions, dans le mode du nihilisme qui rabaisse la vie humaine. Pour le dire tout
simplement, Nietzsche s'acharne de manière radicale sur « les faiseurs de vérités ». On
peut penser à Socrate ou à Platon, au christianisme et ses dirigeants, à Kant ou Hegel
pour donner quelques exemples. Nietzsche n'a pas seulement critiqué et dénoncé le
nihilisme de l'homme, mais il a créé une philosophie nouvelle pour le dépasser. Cette
philosophie est celle du Surhomme et la Volonté de Puissance en est le centre.
Le grand danger dans la philosophie de Nietzsche c'est le dégoût de l'homme.'
C'est le plus grand danger pour Nietzsche lui-même, et évidemment ce dégoût est un
grand danger pour ses lecteurs. Selon Nietzsche l'homme de la masse, de la populace,
n'est pas l'homme sincère ou probe. Nietzsche, tel un minutieux psychologue, décrit
dans son œuvre cet homme; il argumente terriblement contre les valeurs de ce dernier, ce
1
NIETZSCHE, Friedrich, Ecce Homo, Flammarion, Paris, 1992, p. 157 (§6).
?.
qui mène le lecteur à s'en dégoûter.
Cependant, pour bien saisir Nietzsche, il faut
comprendre sa philosophie de dépassement de l'homme, il faut saisir comment ne plus
dégoûter de l'homme et de ses valeurs traditionnelles : « Zarathoustra s'est également
rendu maître de son grand dégoût pour l'homme : l'homme est pour lui une chose
informe, matière, pierre affreuse qui a besoin du sculpteur. »2
Si, dans les écrits de Nietzsche, nous nous arrêtons à son analyse du nihilisme et
que nous en restons là, le risque est de sombrer dans le nihilisme.
Toutefois, la
philosophie de Nietzsche est optimiste, affirmative, Nietzsche dépasse le nihilisme vers
un dire OUI profond à la vie et cette philosophie se nomme la Volonté de Puissance. La
compréhension de cette philosophie est exactement ce à quoi ce mémoire tente de mener.
La Volonté de Puissance consiste en l'aboutissement de la pensée de Nietzsche. Pour ce
faire, il faut passer par toute ce qui empêche ce but ultime de la vie, c'est-à-dire, le
nihilisme.
Donc, dans ce présent mémoire de maîtrise, il s'agit d'expliquer la Volonté de
Puissance dans la philosophie de Nietzsche.
C'est dans le livre Ainsi Parlait
Zarathoustra que l'auteur dévoile sa critique du nihilisme et démontre l'idée de
dépassement par la Volonté de Puissance, actionnée par le Surhomme.
Nous nous
sommes basés sur quelques commentateurs tels Deleuze, Haar, Valadier, Heidegger et
d'autres, pour comprendre la pensée de Nietzsche. Cependant, notre effort de maîtrise
s'est concentré à comprendre Nietzsche par Nietzsche. En effet, nous croyons que le
meilleur commentateur de Nietzsche est lui-même. Le défi a été de décortiquer son
œuvre par un exercice de lecture et d'analyse profonde du Zarathoustra et de son œuvre
en général afin de comprendre des termes comme l'Eternel Retour, la Volonté de
2
NIETZSCHE, Friedrich, Ecce Homo, Flammarion, Paris, 1992, p. 136.
3
Puissance et le Surhomme, qui ont été interprétés de maintes manières depuis la mort du
philosophe.
Pour comprendre le présent mémoire, il est important d'expliquer de quelle
manière il est construit. D'abord, dans le premier chapitre, nous présenterons celui qui
agit selon la Volonté de Puissance, c'est-à-dire le Surhomme. Ensuite, il sera question du
passage à travers les obstacles qui empêchent le Surhomme d'émerger, soit le nihilisme.
Ainsi, le chapitre deux amène le lecteur et le narrateur à franchir les trois formes de
nihilisme afin de comprendre ce qu'est la Volonté de Puissance : le premier nihilisme
étant celui de l'Homme, le deuxième étant le Dernier Homme et enfin le troisième
nihilisme, celui représenté par l'Homme Supérieur. Enfin, une fois le nihilisme compris
et surmonté théoriquement, nous aurons assez de connaissances pour passer au chapitre
trois, soit l'aboutissement du présent mémoire : la Volonté de Puissance, la pensée
centrale de l'univers nietzschéen. Il est à noter que ce parcours est celui suggéré par
Nietzsche lui-même dans son Zarathoustra. Nous tenons à conserver cette logique qui, à
notre avis, est la clé d'une compréhension profonde de la pensée de Nietzsche ainsi que
du parcours unique du personnage principal : Zarathoustra.
Soulignons que Zarathoustra, dans l'Histoire, est un réformateur religieux qui
prêcha une foi purifiée, orientée sur la lutte entre le bien et le mal: Grâce à Nietzsche, il
revient corriger son erreur pour prêcher une doctrine par-delà bien et mal et, par le fait
même, on assiste à un autodépassement de sa part :
C'est Zarathoustra qui a créé la plus fatale des erreurs, la morale : par conséquent il doit aussi être le
premier à reconnaître cette erreur. Non seulement il a en l'espèce une plus longue et plus grande
expérience qu'autre penseur - l'histoire entière est assurément la réfutation expérimentale du
COTTERELL, Arthur & STORM, Rachel, L'encyclopédie illustrée de la mythologie: un guide des
mythes et des légendes du monde antique, Celiv, Paris, 2000, p. 334.
4
principe du prétendu « ordre moral du monde » : plus important, Zarathoustra est plus véridique
qu'aucun autre penseur. Sa doctrine, et elle seule, comporte la véracité comme vertu suprême c'est-à-dire le contraire de la lâcheté de « l'idéaliste », lequel prend la fuite devant la réalité;
Zarathoustra a plus d'audace innée que tous les penseurs pris ensemble. (...) L'autodépassement de
la morale par la véracité, l'autodépassement du moraliste dans son contraire - en moi- , voilà ce que
signifie dans ma bouche le nom de Zarathoustra.4
Enfin, il est à noter qu'à travers ce personnage complexe, nous retrouvons en action des
thèmes fondamentaux de la pensée nietzschéenne.
4
NIETZSCHE, Friedrich, Ecce Homo, Flammarion, Paris, 1992, p. 153.
.s
Chapitre 1
Surhomme
« J'ai pour la première fois réuni en moi le juste, le héros, le poète,
le savant, le devin, le chef; j'ai étendu ma voûte au-dessus des
peuples, j'ai dressé des colonnes sur lesquelles repose un ciel
assez, fortes pour porter un ciel. » (Voilà comment
parlera le Surhumain)
Il fait froid pendant que la nuit s'essouffle et qu'enfin avant de disparaître laisse tout
bonnement la relève à l'aurore. Le vent souffle à travers un brouillard interminable. Son
bruit s'impose comme de sourdes lamentations provenant d'un lieu que l'on veut à tout
prix éviter. Le vent souffle à travers les arbres dont les branches claquent donnant ainsi
le son macabre d'une foule de spectateurs applaudissant à la suite d'une représentation
morbide de fauves gourmands dans une arène romaine quelconque : clac, clac, clac... Le
brouillard persiste dans une lourdeur grisâtre invivable. Un dernier morceau de lune
laisse entrevoir quelques reflets avant de disparaître sous une trop forte abondance de
lumière que le soleil se permettra. Le vent souffle sourdement et berce d'un profond
sommeil les oiseaux avant qu'ils entament leur longue journée à venir. Cependant, sur la
montagne l'air est pur et dégagé de tout brouillard. La voûte céleste est majestueuse dans
son éclat bleu matin colorée d'une douce robe orangée qui habille le ciel dans son
lointain orient. Le vent ne s'entend pas mais il se sent sur la peau et dans le nez. Malgré
sa puissance considérable, le vent caresse la peau avec une tendresse pleine de charisme
5
NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance II, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 457 (§594).
6
tandis que le nez jouit de toute la fraîcheur matinale et de ses arômes particuliers que le
vent porte sur ses épaules dans sa brise. Soudain, un petit bonhomme à l'air naïf se fait
voir dans cette aube précipitée. Du haut de sa montagne, il regarde le décor du brouillard
tel que décrit précédemment puis, il se laisse bouleverser par le spectacle magnifique de
couleur que le ciel porte à son œil. Il se laisse toucher par le vent qui le fait frissonner
quelque peu et qui provoque, chez notre bonhomme, un rire enfantin et amusant. Ensuite,
il n'hésite pas un instant à saisir toutes les odeurs que le vent lui apporte. Et comme pour
donner une voix au vent, une parole à la danse du vent, notre bonhomme se met à
« siffloter » et à danser sur cet air improvisé.
Sans aucun doute, une belle journée
s'annonce. Sans aucun doute, une journée heureuse va s'amorcer. Une journée telle
qu'on peut en trouver des milliers dans l'histoire : une journée intempestive.
Mais
toujours bien appréciée lorsqu'on prend le temps de la vivre...
Notre bonhomme est heureux aujourd'hui, il aura beaucoup à faire. Tout à coup,
le personnage voit un morceau de pierre non loin de là. C'est un petit monument ancien
sans importance aucune pour lui. Il regarde cette pierre longuement, sagement. 11 la
conserve en sa mémoire; il se ferme les yeux pour imaginer cette pierre selon ses
émotions, ses idées; il ouvre les yeux et s'en va valsant vers le morceau de roche. Il est
maintenant à côté de l'objet en question. Il touche délicatement la pierre comme si c'était
la première fois qu'il touchait une pierre. Il la touche comme s'il n'avait jamais rien
touché auparavant. La curiosité s'empare de lui en caressant cet objet d'une texture
particulière. Il cogne sur la pierre et voilà qu'il constate et apprécie la solidité de la
chose, sa dureté propre. Il la caresse et remarque à la fois une douceur et une froideur,
puis, sur d'autres surfaces, de la pierre plus rugueuse. II soulève la main avec sursaut
I
comme si la surprise était trop grande comparée à la surface qu'il touchait précédemment.
Maintenant, le petit bonhomme, dans son esprit naïf, essaie de soulever la pierre, mais
rien ne bouge. Il la pousse avec maints efforts, mais en vain : la pierre ne se déplace
toujours pas. Surpris par le poids de cet objet, il prend un moment de répit. Ainsi, notre
personnage s'assoit sur la pierre qui lui sert de tabouret et en profite pour reprendre son
souffle. Il regarde le ciel et laisse sécher les quelques gouttes de sueur par la fraîcheur
constante qu'apporte le vent. Le soleil n'est toujours pas apparent malgré une plus
grande clarté du ciel. Il fait beau.
Notre bonhomme est heureux aujourd'hui, il aura beaucoup à faire. Après avoir
apprécié l'état de cette pierre. Après avoir savouré les textures et les caractéristiques de
cette chose unique, notre personnage sort un marteau et un pic de son nécessaire. Voilà
deux objets qu'il connaît bien.
Il recule pour cadrer la pierre avec son regard une
dernière fois. Il s'avance devant son objet et le temps s'arrête. La passion augmente et
explose en son cœur et voilà qu'il pose son pic sur la roche et lui donne un coup de
marteau. L'objet vient de mourir, il vient d'être détruit à jamais. Enfin, avec une volonté
créatrice, notre petit bonhomme sculpte la pierre à sa manière. Tout en valsant, il fait de
l'objet ce qu'il veut bien. Il a le goût d'en faire ceci, alors il fera ceci. Il a le goût d'en
faire cela, alors il fera cela. Libre dans sa passion survoltée, il cogne de son marteau; il
soigne, par la suite, ses coups donnés. Pendant ce temps, le soleil fait son apparition et
ses rayons illuminent à la fois le jour et l'illuminé.
Le soleil s'est mis sur son 35
aujourd'hui! L'artiste se tourne vers le soleil le temps d'un bref clin d'œil et il retourne à
son œuvre. Et la journée passe...
s
*
Une première notion du Surhomme consiste en cet esprit de créativité naïve qu'on
peut retrouver chez un enfant. C'est ce « vouloir jouer » en abondance, jouer le devenir
peut-être? Jouer son devenir peut-être? Jouer avec le hasard? Une chose est certaine : le
Surhomme est créateur. Avec son marteau, il peut sculpter ce qu'il veut bien. Nous
définirons plus loin l'objet de sa sculpture. Il peut détruire ce qu'il veut bien. Nous
constaterons plus loin l'objet de sa destruction. Le Surhomme peut se qualifier comme
étant quelqu'un qui apprécie la terre, la nature, le moment présent, ce que la vie donne
gratuitement. Ainsi, le petit bonhomme respire l'air tendrement; il se laisse bercer par le
vent; il se laisse bouleverser par les couleurs du moment; il se laisse impressionner par
l'ambiance
de
tous
ces
miracles
et
c'est
ainsi
qu'il
avance.
Au fait, nous n'avons pas décrit physiquement notre petit bonhomme. Est-ce
même un homme que ce Surhomme? Nous savons qu'il habite seul sur sa montagne,
mais y a-t-il une nécessité pour le Surhomme d'être seul? Peut-être pas. Nous savons
qu'il est artiste; artiste de quoi? De la vie? La vie ce n'est pas seulement connaître les
choses, que courir les vérités, qu'être toujours lucide ou utile. La vie, c'est aussi sentir
une fleur, nager dans l'eau, faire l'amour passionnément ou se laisser caresser par la
douce chaleur du soleil. Bref, la vie c'est aussi être dans ce monde-ci et d'en apprécier
les dons, c'est-à-dire être amoureux du monde dans lequel nous vivons. Enfin, l'amour
de soi ou de la vie ce n'est pas de tout connaître et de tout maîtriser, c'est aussi de se
laisser aller! Non pas l'idée d'un laisser aller dans un sens péjoratif, c'est-à-dire d'errer
9
sans but, c'est plutôt de laisser les choses venir à soi plutôt que de toujours les chercher :
« Absolue nécessité d'abolir complètement toutes les fins; sans quoi nous ne pourrions
pas non plus tenter de nous sacrifier ou de nous laisser aller! Seule l'innocence du
devenir nous donne le maximum de courage et le maximum de liberté. »
En effet,
lorsqu'on se laisse aller, on se dépasse par le fait même : on devient ce qu'on est.
Cependant, en voulant tout maîtriser et connaître, on demeure une limite pour soi et une
barrière à son devenir. Voilà des maximes du Surhomme. Notre petit bonhomme n'est-il
pas amoureux du monde? Ne se laisse-t-il pas aller plutôt que de se questionner? Sa
passion créatrice permet de créer de nouvelles valeurs, ses valeurs. Ainsi, en sculptant le
petit monument ancien, il détruit les anciennes valeurs au profit des nouvelles, les
siennes. Voilà à quoi servent le marteau et le pic. Quel sacré petit bonhomme!
Cessons de supposer ce qu'est le Surhomme et laissons nous enseigner le
Surhomme par son plus vénérable connaisseur : Zarathoustra
*
Que fait ce Zarathoustra?
Il est celui qui enseigne le Surhomme.
À qui
Zarathoustra enseigne-t-il le Surhomme? À nous? Au peuple? À lui-même? Une chose
est certaine : le Surhomme doit sûrement s'apprendre puisqu'il peut s'enseigner. Une
question essentielle se pose : comment Zarathoustra connaît-il le Surhomme? Soit qu'il
l'a inventé; soit qu'il en a fait l'expérience en étant lui-même Surhomme; soit qu'il a
rencontré un Surhomme; soit qu'il est comme un prophète du Surhomme à venir. Nous
ne répondrons pas à ces questions maintenant, nous aurons l'occasion de connaître ce
6
NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance //, Les Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 287 (§54).
10
mystérieux personnage de Zarathoustra tout au long du présent texte.
Ceci dit, le
Surhomme pour Zarathoustra est le sens de la Terre. L'homme est quelque chose qui doit
être surmonté. Ainsi, le Surhomme est un avenir ou un devenir de l'homme, quelqu'un
qui donne un sens pour ce monde-ci : la Terre. Zarathoustra dit clairement aux hommes
de se méfier de ceux qui annoncent, qui prêchent une vieille histoire qui s'appelle le
monde supra-sensible (supraterrestre). Le monde supra-sensible est multiple. Qu'il
s'agisse du paradis chrétien ou du paradis des philosophes, le fameux monde des idées de
Platon et de la métaphysique en général, c'est du monde supra-sensible dont il est
question. Dans l'Histoire, nous constatons que c'est ce monde qui a dicté les valeurs et la
conduite idéale à suivre pour l'homme. En conséquence, le corps a été nié et rabaissé à
quelque chose de moins important, de moindre valeur, par rapport à ce monde d'en haut.
La vie a été niée au profit de l'autre monde. Ce monde qui ne bouge pas, qui ne devient
pas.
Ce monde qui offre une sécurité pour la conscience et une marche à suivre
universelle. Ce monde où il fait bon vivre. Zarathoustra dit :
Le Surhumain esl le sens de la lerre. Que votre volonté dise : que le Surhumain
soit le sens de la terre.
Je vous en conjure, mes frères, restez.fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui
vous parlent d'espoirs supraterreslres! Ce sont des empoisonneurs, qu'ils le
sachent ou non.
Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds el des empoisonnés euxmêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu'ils s'en aillent donc!
7
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre qui est pour tous et qui n 'est pour personne,
Trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, p. 11. (Prologue 3).
Il
Ainsi, le Surhomme est celui dont l'amour pour la Terre est le plus grand. L'homme est
quelque chose qui doit être surmonté. En quoi doit-il être surmonté? Il doit se surmonter
par lui-même, c'est-à-dire surmonter toutes les anciennes valeurs qui le constituent et qui
lui dictent comment vivre sa vie.
Il doit surmonter ces valeurs qui l'empêchent de
devenir ce qu'il est. Mais, qu'est-il exactement? Il est un devenir. Cela, le Surhomme le
sait; le Surhomme l'assume. Donc, s'il faut devenir ce que l'on est, alors il faut devenir
un devenir, c'est-à-dire qu'il faut devenir son propre devenir. Ainsi, la question de l'Être
est nuancée : l'Être bouge et se transforme. On n'est pas seulement, on devienù II ne
faut pas être immobile. Il ne faut pas être en état de « stase » mais plutôt en état
« d'extase ». En d'autres mots, il faut que ça bouge, que ça avance, que ça devienne:
c'est la vie! Le concept « Être » représente quelque chose de fixe tandis que le devenir
ne peut s'empêcher de « grouiller ». L'Être marche et le devenir danse. Ceci dit, nous
voyons clairement que le Surhomme, enseigné par Zarathoustra, est un devenir et
l'homme doit devenir et assumer son propre devenir pour être surmonté. Par conséquent,
le Surhomme est celui qui s'est surmonté et par le fait même il a été créateur de sa propre
vie. Il a créé son devenir. Ainsi, notre première définition du Surhomme est prouvée par
une perspective différente: le Surhomme est artiste. Il est artiste, c'est-à-dire qu'il est
créateur de sa propre vie plutôt que de se laisser influencer par l'autre monde. Il a aimé
sa vie et cette vie plutôt que cette vieille chimère qu'est le monde supra-sensible. Bref, le
Surhomme s'est surmonté au lieu de se réfugier dans l'arrière-monde.
Qu'est-ce que le Surhomme? Celui qui s'est surmonté. Faisons un pas de plus :
comment se surmonter? Pour répondre à cela, il faut plonger dans les métamorphoses de
l'esprit que suggère Zarathoustra. Le premier moment est celui du chameau. Ce dernier
12
porte les charges pesantes et les transporte sans dire mot à travers des déserts arides et
durs. Le chameau a les reins écrasés à force de porter ces immenses fardeaux. Malgré
toute la souffrance que provoque la charge, le chameau ne dit pas un mot et la porte dans
le rude désert. Un jour, le chameau prend, toutefois, conscience de lui-même et ne veut
plus porter les anciennes valeurs placées sur son dos par un maître ou un dieu
quelconque. Il en a assez de se taire et de porter sa charge. Le chameau ouvre sa bouche
et dit, avec conviction, tout en versant une larme de providence: «Je veux! » Tout à
coup, après avoir dit ces mots fatals et même pendant la prononciation de ces merveilleux
mots, le chameau n'est plus chameau, il rugit comme un fauve enragé. Il déchire de ses
longues dents la lourde charge qu'il transportait. Toutefois, quelqu'un le restreint. Le
maître l'empêche: «Tu dois! » lui crie le grand dragon. Le chameau rétorque: «Je
veux! ». Et une douloureuse bataille s'amorce à coup de « Tu dois » et de « Je veux ».
Le dragon lui lance ses écailles d'or sur lesquelles les anciennes valeurs sont forgées. Le
chameau les rejette en rugissant et en grondant: « Je veux! Je veux! Je veux!!! »8 Et la
guerre continue alors que le chameau devient un grand et fier lion. La tête du chameau
est maintenant garnie d'une crinière orangée, sa queue s'est allongée, sa gueule est
devenue meurtrière, ses larmes se sont évaporées, son corps est devenu fier avec des reins
intacts; le lion a gagné la bataille contre le dragon.
Cependant, la guerre n'est pas terminée. Le lion se sent bien seul sans sa charge;
il est tellement seul dans le désert. Peut-être que le désert et sa solitude sont sa nouvelle
charge, encore plus lourde? La victoire du «je veux » a détruit le « tu dois » mais que
faire à présent? Le lion marche seul dans le désert, mais il doit se préserver d'inventer un
autre « tu dois ». Il faut qu'il assume sa victoire et que son vouloir persiste. Il peut être
8
Je veux signifiant je ne veux pas d'ordre imposé.
13
difficile de tuer le « tu dois », mais il est encore plus difficile de le garder mort. Il est
tellement facile de retrouver sa charge, de ressusciter le « tu dois » et d'obéir. Mais, estce que le lion est capable d'enterrer le « tu dois »? Après avoir obéi pendant toute sa vie,
le chameau devenu lion doit maintenant se commander. Le lion doit apprendre à se
commander comme un gagnant et à obéir à ses commandements pour ainsi gagner en
liberté: libre de commander; libre de ses commandements. Pour une fois, le lion doit être
maître de sa vie et ainsi être libre. Mais, le lion reste un destructeur et un meurtrier
d'anciennes valeurs.
11 n'a pas la force de créer de nouvelles valeurs, le lion peut
seulement dire « Non » aux anciennes valeurs. Il est essoufflé du combat mené contre le
dragon et sa liberté nouvelle est bien assez grande comme récompense à son vouloir être
libre. Soudain, le lion perd de sa rage; ses crocs se rétractent; sa queue tombe par terre et
disparaît dans un sol nouveau; ses griffes disparaissent sous ses pattes; sa crinière se
transforme en petits cheveux bouclés; il se lève debout; il se gratte le nez et sourit: il est
devenu un enfant, un tout petit bonhomme. Il saute partout en regardant le ciel et chante
en dansant. Il fait des grimaces à des personnages qu'il se plaît à inventer. La seule
chose qu'il veut faire, c'est jouer. La liberté acquise par le lion a permis à un enfant d'en
sortir pour créer ses propres valeurs. Pourquoi le lion se métamorphose-t-il en enfant?
Zarathoustra de répondre:
L'enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur
elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
14
Oui, pour le jeu divin de la création, Ô mes frères, il faut une sainte affirmation :
l'esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner
son propre monde.
Tel est le chemin du Surhomme, celui qui veut son propre chemin!
*
Le chaos gronde dans le ciel, il fait chanceler le temps par ses cris horribles. La
lumière n'est que rumeur parmi ces sons affreux et sourds. Rien n'est compréhensible
dans cette sombre atmosphère et le silence, et la présence, et le bruit, et l'absence. Rien
ne se comprend dans ce terrible chaos. Il y a le doute et la vérité; il y a gourmandise et
sobriété.
Il y a la vie, la mort, l'envie et le désespoir!
Rien de commun, tout de
particulier. Rien de lié, rien d'uni. On entend des cris sur le tempo d'un cœur malade ou
robot. Il y a souffrance et plaisance dans un moment sordide et paradoxal. Le feu se
mêle à l'eau et forme une larme qui coule sur une joue encore toute chaude de stress, de
détresse. 11 y a des espoirs. Il y a talent et refoulement. Il y a paresse et bassesse et désir
d'être heureux. L'action n'est que fiction imaginative écrite dans un vieux livre oublié et
peut-être même brûlé. Le souvenir se perd profondément dans un tel chaos grandissant.
La liberté est soumise aux passions et à la jouissance immédiate.
Le temps n'est
qu'illusion dans ce chaos grandissant. Soudain, dans l'ombre angoissante apparaît une
lumière acre et beaucoup moins chaotique que le tableau présent. La lumière éblouit
l'œil du chaos morbide.
Cette lumière se transforme en quelque chose de
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H. Albert,
Mercure de France, Paris, p. 29. (Les trois métamorphoses).
15
compréhensible, de comprehensif; quelque chose que l'œil saisit.
Cette lumière se
transforme en douces mains qui s'enroulent autour de cette scène chaotique pour la
prendre très fort et l'embrasser.
Deux belles mains unies à jamais bercent ce chaos
maudit et lui donnent de l'amour.
Le chaos aime à se réchauffer dans ces mains
chaleureuses qui le bouleversent et le bercent. Le chaos devient de moins en moins
chaotique et commence à prendre forme. Il devient deux cubes qui se font brasser par
leurs maîtresses : les chaleureuses mains. Deux cubes avec six faces chacun roulent entre
les mains. Chacune des faces se regardent; une face sourit à une autre; une autre donne
un baiser à sa semblable; tandis qu'une face grogne contre une voisine, une autre en fait
fi et danse en roulant paisiblement dans les chaudes mains. Il y a de l'activité qui prend
sens. La vie prend sens. Les dés roulent dans les mains et se fracassent les uns contre les
autres. Tout à coup, les mains s'ouvrent et les dés sont précipités sur une table une seule
et unique fois. Ils roulent sur la table avec passion. Le hasard n'a pas prononcé sa
sentence. Les dés sont en mouvement et un moment décisif se présentera avec l'arrêt de
ces cubes. Quelles faces gagneront le privilège de regarder vers le haut? Les cubes
s'arrêtent; deux faces se marient. Le jeu est fini pour ce qui est du hasard : maintenant il y
aura nécessité. Il faut accepter et vivre avec le résultat donné. Les chaleureuses mains
n'ont pas décidé du résultat des dés bien qu'elles aient voulu les lancer. Il y a eu une
volonté à bercer le chaos pour ensuite le jouer, mais le résultat du jeu n'est qu'un pur
hasard. Et la conséquence est une nécessité. Vouloir un autre coup de dé serait vouloir
un autre monde que celui-ci.
Le Surhomme est celui qui accepte cette nécessité et fait avec. Il est peut-être
même celui qui a lancé les dés en son cœur, en son chaos. Peu importe, le Surhomme ne
16
lancera pas les dés à nouveau car il a accepté cette nécessité ici, ce monde-ci. Refuser le
coup de dé c'est refuser la réalité, la conséquence, la nécessité du hasard. Ainsi, le
Surhomme est comme le héros tragique dans le berceau de l'occident. Il accepte et veut
cette nécessité, son destin. Il porte sur son dos les conséquences de toutes ses actions. 11
vit et vit vraiment avec la nécessité des conséquences de ses actes : une joie tragique. Par
contre, le Surhomme s'oppose au culte du héros. Rendre grâce et s'agenouiller devant un
héros, c'est perdre du temps pour se rendre grâce et s'agenouiller pour soulever sa vie
d'un bras fort. II faut prendre le temps de se recueillir et de brasser le chaos en soi. Si
l'homme est quelque chose qui doit être surmonté, alors il est un passage, un pont, un
déclin. Le Surhomme sait cela.
*
Supposition : Comment le Surhomme pourrait-il exister par l'action même de
l'homme qui désire se surmonter ou devenir Surhomme? Comment créer ce Surhomme
d'une manière effective? Supposons une définition du Surhomme avec une perspective
toute autre : le Surhomme est un enfant créé par l'accouplement de deux êtres amoureux
qui envisagent et désirent plus que tout au monde créer un créateur. Ainsi, comme
Zarathoustra, les parents doivent enseigner à leur enfant ce qu'est un Surhomme. Qui
plus est, ils doivent lui montrer à créer ses propres valeurs. Ils doivent créer un créateur.
Comme Zarathoustra, les parents doivent connaître le Surhomme et vouloir ce dernier.
Ainsi, il faut que les parents veuillent leur propre déclin au profit de leur descendance.
Les parents sont garants de l'accomplissement du Surhomme par leur amour pour lui et
17
pour eux-mêmes.
Ils veulent mourir dans l'apogée et la gloire du Surhumain. Les
parents ne doivent pas montrer à l'enfant l'amour d'un monde au-delà, mais il faut que
l'enfant apprenne à croire et à vouloir ce monde ici, son monde, et d'aimer tout ce qui ce
passe en son petit cœur bambin. Les parents ont le devoir d'avoir brassé le chaos en eux
avant de créer un enfant. Voici les mots de Zarathoustra :
Je veux que la victoire et ta liberté aspirent à se perpétuer par l'enfant.
Tu dois
construire des monuments vivants à ta victoire et à ta délivrance.
Tu dois construire plus haut que toi-même. Mais il faut d'abord que tu sois construit
toi-même, carré de la tête à la base.
Tu ne dois pas seulement propager ta race plus loin, mais aussi plus haut. Que le
jardin du mariage te serve à cela.
Tu dois créer un corps d'essence supérieure, un premier mouvement, une roue qui
roule sur elle-même, - tu dois créer un créateur.
Mariage : c'est ainsi que j'appelle la volonté à deux de créer l'unique qui est plus que
ceux qui l'ont créé. Respect mutuel, c'est là le mariage, respect de ceux qui veulent
d'une telle volonté.10
Cette citation de la bouche de Zarathoustra confirme la tâche importante et cette destinée
que les parents se doivent de réaliser à l'égard de leur profond amour, leur enfant. Ce
dernier est l'avenir d'eux-mêmes. Les parents ne peuvent pas devenir Surhomme, mais
ils sont des héros garants d'un Surhomme. Ceci dit, le Surhomme n'est plus un mythe,
mais il est possible, effectivement, selon cette perspective du Surhomme. Enfin, le
Surhomme est enfant dans une métaphore et il est enfant réellement, comme possibilité.
10
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi partait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H.
Albert, Mercure de France, Paris, p. 78-79. (De l'enfant et du mariage).
18
*
Une question déjà posée mérite maintenant d'être fouillée et répondue : comment
Zarathoustra connaît-il le Surhomme?
Soit qu'il l'a inventé; soit qu'il en a fait
l'expérience en étant lui-même Surhomme; soit qu'il a rencontré un Surhomme; soit qu'il
est comme un prophète du Surhomme à venir.
1) Soit qu'il l'a inventé :
En effet, si Zarathoustra est le médiateur de la parole de son auteur, alors il l'a inventé.
Nietzsche a inventé le Surhomme et Zarathoustra représente un personnage qui enseigne
ce thème de la philosophie de Nietzsche, à savoir le Surhomme. Si Zarathoustra et
Nietzsche ne font qu'un seul et même être, alors le Surhomme a été inventé par
Zarathoustra/Nietzsche. Cependant, est-ce que Nietzsche et Zarathoustra sont la même
personne? On se questionnera ultérieurement sur cette dualité qui n'en est peut-être pas
une. Une chose est certaine, Zarathoustra a inventé le Surhumain dans la mesure où il est
la parole de Nietzsche.
2) Soit qu'il en a fait l'expérience en étant lui-même Surhomme :
Et si Zarathoustra était un Surhomme? De fait, au début du prologue, Zarathoustra veut
se refaire homme. S'il veut se refaire homme c'est qu'il n'est pas ou il n'est plus un
homme". Il veut faire l'expérience de l'homme à nouveau : se re-faire homme. De plus,
dans le deuxième paragraphe du prologue, Zarathoustra rencontre un vieillard qui a
1
' NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H.
Albert, Mercure de France, Paris, p. 8. (Prologue I).
I»)
souvenir de lui : « Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est limpide et sur sa lèvre ne
se creuse aucun pli de dégoût. Ne s'avance-t-il pas comme un danseur?
Zarathoustra s'est transformé, Zarathoustra s'est fait enfant, Zarathoustra s'est
éveillé : que vas-tu faire maintenant auprès de ceux qui dorment? »
Le vieillard dit clairement que Zarathoustra est un danseur et un enfant, les
caractéristiques propres au Surhomme.
Zarathoustra est enfant dansant et il veut
redevenir homme, donc Zarathoustra connaît le Surhomme, car il en a fait lui-même
l'expérience.
3) Soit qu'il a rencontré un Surhomme :
Si Zarathoustra est une figure du Surhomme, il va de soi qu'il a rencontré un Surhomme,
c'est-à-dire qu'il s'est rencontré lui-même. Il a fait l'expérience du Surhomme en luimême.
4) Soit qu'il est un prophète du Surhomme à venir :
Historiquement, Zarathoustra fut un réformateur religieux qui vécut dans les années 1200
avant Jésus-Christ. // prêcha une foi purifiée, orientée sur la lutte entre le bien et le
malP
Zarathoustra est conscient de son erreur d'avoir prêché la morale dualiste
Bien/Mal. Alors, il revient pour réparer son erreur en annonçant le Par delà Bien et Mal.
11 annonce une figure qui saura transfigurer les anciennes valeurs : le Surhomme. Ainsi,
Zarathoustra est un prophète avec un discours messianique et quasi biblique. II annonce
la venue d'un Surhomme qui viendra dépasser Zarathoustra lui-même grâce à ses
nouvelles valeurs. Ceci dit, Zarathoustra peut enseigner le Surhomme, car il en est
l'incontournable prophète.
12
Ihid., p. 8-9. (Prologue 2).
COTTERELL, Arthur & STORM, Rachcl, L'encyclopédie illustrée de la mythologie: un guide des
mythes et des légendes du monde antique, Celiv, Paris, 2000, p. 334.
13
20
Voilà des indices qui permettent de répondre à la question : pourquoi Zarathoustra
connaît-il le Surhomme? Cependant, il y a quelque chose de fort inquiétant dans ces
indices : que signifie le terme « retour »?
Il y a quelque chose d'inquiétant mais
d'annonciateur de la pensée nietzschéenne comme telle. Zarathoustra était homme, il est
devenu Surhomme et il veut redevenir homme. Il est venu jadis et veut revenir, et il
revient. Qu'est-ce que signifie ce fameux retour dont il est question à tout moment dans
le texte? Même la forme du l'ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra est un retour, une
boucle. Il se termine avec Zarathoustra seul sur sa montagne (les hommes supérieurs
l'ayant quitté), assis paisiblement avec son lion en attente de ses enfants. Ensuite, le livre
débute avec Zarathoustra sur sa montagne étant enfant, Surhomme. C'est comme si le
Zarathoustra débutait par la fin; ainsi, il y a un retour perpétuel, éternel. Nous savons
aussi que Nietzsche a eu l'idée du Zarathoustra en ayant une réflexion beaucoup plus
profonde : le Retour Éternel. Quelle terrible pensée que le Retour Éternel] Même
Zarathoustra tombe par terre lorsque ses animaux lui disent qu'il n'enseigne pas
seulement le Surhomme, mais aussi l'éternel retour. Cette pensée dont le poids est le
plus lourd laisse Zarathoustra dans un état très pénible au point où il doit envisager une
convalescence. Si Zarathoustra peut accepter ou plutôt assumer cette pensée de VÉternel
Retour, alors il est un Surhomme. Seul un Surhomme peut assumer le lourd poids de
cette pensée.
Voici le moment d'introduire le thème de l'Éternel Retour.
Ce thème sera
explicité et développé davantage au chapitre trois. Cependant, il faut l'introduire dès
maintenant pour bien comprendre toutes les caractéristiques du Surhomme. Pour ce faire,
nous nous servirons de l'aphorisme 341 du Gai Savoir qui, à notre avis, est le plus décisif
et révélateur en ce qui concerne l'Éternel Retour :
Le poids le plus lourd. - Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement
dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Celle vie, telle que lu la vis et l'a véeue, il
te faudra la vivre eneore une fois el encore d'innombrables fois; et elle ne comportera
rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir el chaque pensée el
soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi
revenir, et lout suivant la même succession et le même enchaînement - et également
celte araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moimême.
L'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui,
poussière des poussières! » -Ne le jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en
maudissant le démon qui parla ainsi?
Ou bien as-tu vécu une fois un instant
formidable où tu lui répondrais : « tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus
divin! » Si celle pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, loi, tel que tu es,
et, peut-être, l'écraserait; la question, posée à propos de tout el de chaque chose,
« veux-tu ceci encore une fois et encore d'innombrables fois? » ferait peser sur ton
agir le poids le plus lourd! Ou combien le faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour
ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime
et éternel?14
Faisons une analyse partielle de cet aphorisme pour saisir d'un premier œil l'Éternel
Retour, cette pensée dont le poids est le plus lourd. Voyons l'Éternel Retour comme un
14
NIETZSCHE, Friedrich, Le Gai Savoir, GF Flammarion, Paris, 1997, p. 279-280.
22
rapport suggestif à la vie, une proposition de vie et plus encore, une proposition à ta vie.
Si ta vie devait venir et revenir et revenir éternellement et identique à ta vie telle que tu
l'as vécue jusqu'à présent et telle que tu la vivras jusqu'à ta mort, serais-tu prêt à le
vouloir sincèrement?
Toutes tes erreurs et toutes tes peines; le bonheur d'une telle
journée et le malheur vécu dans une autre; tes angoisses et tes espoirs; le bras que tu t'es
cassé et l'amour que tu as reçu; la mort que tu as côtoyée et ta mort que tu vivras... Es-tu
prêt à vouloir tout ça à nouveau? Même les plus banals moments de ton existence : le
regard d'un inconnu; le repas gâché ou réussi d'un après-midi d'automne; la durée du
chemin d'un voyage; le repos pendant une longue grippe; lire un bouquin sans
profondeur; tourner en rond; écouter une. pièce de théâtre; jouer à la cachette durant
l'enfance... Bref, veux-tu toute ta vie? Même si tu meurs jeune, veux-tu toute ta vie?
Même si tu n'as pas le temps de tout faire, veux-tu toute ta vie? Veux-tu lire ce texte-ci?
Veux-tu écrire ce texte-ci? Veux-tu toutes les pensées qui te passent par la tête? Veux-tu
l'époque dans laquelle tu vis? Veux-tu même cette volonté de tout vouloir ta vie? Veuxtu avoir cette volonté comme puissance? Veux-tu être Volonté de Puissance...
...S'il y a un être qui porte en son cœur et qui assume cette pensée de lourdeur,
alors il est Surhomme : vouloir sa propre vie et vouloir son vouloir... Sincèrement.
23
Chapitre 2.1
L'Homme
« En vérité, l'homme est un fleuve impur.
Il faut être devenu océan pour pouvoir,
Sans se salir, recevoir un fleuve impur. »
Ainsi parlait Zarathoustra
Qu'est-ce qu'un humain? Il est un obstacle pour le Surhomme. Dans quelle
mesure est-il un obstacle au Surhomme? Dans la mesure où il est humain, trop humain.
Cette section de chapitre a pour objet le nihilisme réactif chez l'homme comme obstacle
au Surhomme. Qui est l'homme?
*
Les hommes16 ne peuvent se commander, alors ils sont commandés par des grands
hommes. Ils obéissent à plus grand qu'eux. Il faut absolument qu'ils obéissent sinon il y
a la peur, la crainte et l'insécurité. Paradoxalement, les hommes obéissent même dans la
souffrance. Qui plus est, ils s'inventent des souffrances, des douleurs, et les assimilent.
C'est comme si la vie était douleur et souffrance. Pourtant, le geste de souffrance vient
des hommes, mais il est intégré et devient une particularité propre de la constitution
psychologique de l'homme. L'homme souffre comme le Christ sur la croix. L'homme
NIETZSHCE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, p. 11.
(Prologue 3).
16
L'homme est pris ici et tout au long du chapitre au sens générique, il comprend la femme : humain.
24
souffre comme un certain Adam et une Eve chassés du Paradis par leur propre créateur et
voués à la souffrance de la terre (pour monsieur) et à la douleur maternelle (pour
madame). L'homme est souffrance et il accepte cela comme un chameau porte sa charge
dans un désert sans dire mot (de toute façon un chameau ne parle pas).
Qu'est-ce qu'un homme? L'homme est-il tout simplement un peureux? Boo! Et
le voilà qui se sauve... L'homme a certainement peur de la mort, de sa finitude, plus que
tout au monde et il a peur de son passé. Car l'homme a une mémoire et il se souvient
heureusement des bons moments de sa vie mais aussi, par malheur, des moments les plus
lourds à porter. Il se rappelle et cela lui apporte de la souffrance. Par exemple, l'homme
va revivre dans sa mémoire l'instant où un être cher est mort; il se rappelle une erreur,
une gaffe, qu'il a commise jadis et qui devait rendre des gens bien tristes : le remords le
ronge comme des mites qui grugent lentement le plus beau morceau de bois. L'homme a
peur. Cependant, l'homme n'a pas seulement peur de son passé et de sa mort, il a peur et
souffre devant l'avenir. L'avenir? Oui, son avenir en tant qu'indéterminé. L'homme
n'est pas contraint de suivre tel chemin, il a le choix de ses possibilités de vie. Cette
multitude de possibles peut lui sembler comme un gouffre, un chaos et un profond abîme.
Il a peur de son avenir. Qui plus est, l'homme n'a pas seulement le choix entre des
possibilités quelconques, mais il peut créer ses propres possibilités, son propre chemin :
le chemin du Surhomme? Liberté certes, mais peut-être pas assez circonscrite pour un
homme qui aime, ou qui est trop habitué, à se faire commander. Qu'est-ce que l'homme?
Slogan nietzschéen : L'homme est l'animal non encore fixé.
Voilà une citation bien
énigmatique, non seulement l'homme est-il non encore fixé, mais aussi l'homme est
17
NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance II, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 323 (§168).
25
l'animal non encore fixé. Ceci dit, l'homme est un animal, et il est celui par excellence
indéterminé; le seul animal indéterminé. Selon Michel Haar :
Il invente la eulture pour résoudre les difficultés produites par cette inadaptation
native. Mais l'expression « animal non encore fixé » ne renvoie pas seulement à
l'indétermination
des
instincts
humains.
Se plaçant
dans
une
perspective
évolutionnistc, Nietzsche18 affirme que l'homme est un vivant qui, sur l'échelle des
êtres vivants, n'a pas encore trouvé sa place définitive, n'a pas encore atteint sa forme
la plus haute et la plus parfaite. L'homme est défini comme un animal capable de
transformations essentielles, comme un mutant, si l'on peut dire. De là viennent ses
souffrances et ses contradictions : de ce qu'il est appelé par l'avenir. L'homme est
hanté par son possible qui le surpasse. Il en est malade. Il est l'animal malade de son
•
19
avenir.
Les eaux viennent de crever, il y en a partout sur le plancher, allons vite à l'hôpital, le
bébé va bientôt sortir. Et le bébé sort, c'est un adorable petit garçon qui voit le jour.
Cependant, malgré tout l'anthropomorphisme qu'on projette dans cette petite masse de
chair, il n'y a pas encore le moindre sentiment d'humanité, c'est-à-dire de culture, de
mémoire et d'histoire.
11 faudra lui rentrer la culture dans la tête. Si un chevreuil
apprend à marcher l'heure après sa naissance, l'enfant, quant à lui, marchera dans
plusieurs mois. L'homme est un inadapté naturel. Il ne vivrait pas un jour seul dans la
nature à son premier jour de naissance. Ainsi, il invente la culture et bien évidemment les
villes. Vues de la lune, les villes sont comme des cicatrices de métal et de béton par ici et
par là dans le vert de la forêt, le brun de la terre et le bleu de la mer. Les villes sont
19
Le perspectiviste...
HAAR, Michel, Par-delà le nihilisme, PUF, Paris, 1998, p. 207.
26
comme une réaction peureuse de l'homme à l'égard de la trop dangereuse nature. Les
villes sont l'habitation de l'homme. Parlons-en...
Vengeance -Si tous les hommes étaient égaux, il n'y aurait plus de souffrance et
d'injustice. Si tous les hommes étaient égaux, on verrait la paix et l'amour jaillir de
l'humanité. L'égalité est la clé d'une société meilleure et bien. Est-ce là des paroles
politiques? Est-ce là des « marximes » du communisme? Oui, on peut appeler une
société communisme celle qui prône l'égalité effective entre les individus. Mais, qu'estce qui se cache derrière une telle pensée d'égalité? La vengeance...
Nous sommes au milieu d'une ville contemporaine. Les édifices nous entourent
et les trottoirs nous portent; les voitures circulent et le monde discute :
Monsieur -Bla bla bla?
Madame -Bla bla.
Monsieur -Bla bla bla!
L'enfant-Bla bla?
La mère -bla.
Ainsi, nous sommes dans une ville vivante : voilà un parc, une église, une rivière
qui nage dans une carapace de béton, une école et des enfants, et tout un peuple qui prône
l'égalité entre les hommes. Soudain, notre corps s'élève lentement vers le ciel comme si
la lune attirait la marée en nous; les trottoirs deviennent de plus en plus petits; les étages
des édifices passent, 1 2 3 4 5, puis nous sommes au-dessus du plus grand édifice. Notre
27
élévation ne s'arrête pas là, ça continue. Nous voyons le périmètre de la ville; elle
devient un cercle entouré de verdure; voilà un lac au loin et une montagne à côté. Tout à
coup, dans notre acmé (esprit de hauteur), on peut apercevoir un long bras noir qui sort
dans un champ au loin et qui monte vers le ciel pour retomber sur la ville. On dirait que
ce long bras brasse la ville. Que ce passe-t-il? Nous tournons la tête et en voilà un autre
qui s'articule et sort d'un lac près de la ville pour se projeter sur cette dernière. Puis, un
autre et un autre, des bras (ou pattes) géants qui sortent du sol à l'extérieur de la ville
pour revenir sur celle-ci. La racine de ces pattes semble être sous la ville. La jonction de
toutes ces artères se trouve sous la ville. Nous comptons huit longues pattes noires
exactement. On dirait une araignée recroquevillée sur elle-même. C'est une gigantesque
tarentule que l'on aperçoit sous notre corps. Elle détruit un danseur, elle détruit un
« critiqueur », elle détruit tous ceux qui sont particuliers, tous les hommes originaux, tous
les créateurs : l'égalité parmi les hommes!
Cette phrase sort de sa bouche visqueuse
avant de sucer la moelle des hommes désireux de la vie, de l'originalité. Cette araignée
s'appelle homme. Homme qui veut se venger de ceux qui le dépassent. Une araignée
triste et coléreuse qui crie : égalité parmi les hommes! Et voilà que la patte pointe vers
un barbu qui réussit à l'éviter et à se sauver sur sa montagne pour rejoindre des animaux,
un aigle et un serpent je crois. Ouf, au moins un survivant...
...Je me souviens d'une vérité qu'un certain Zarathoustra m'enseigna un jour:
« C'est avec ces prédicateurs de l'égalité que je ne veux pas être mêlé et confondu. Car
ainsi me parle la justice : « les hommes ne sont pas égaux. » Il ne faut pas non plus qu'ils
le deviennent. Que serait donc mon amour du Surhumain si je parlais autrement? »
2S
Le souvenir de cette phrase nous fait pleurer et il pleut sur la ville abondamment;
il pleut sur la ville et sur des centaines de parapluies. Si les hommes savaient qu'ils ne
sont pas égaux et s'ils l'acceptaient, alors ils iraient plus loin et encore plus loin...
Il faut dépasser la vengeance: «Car il faut que l'homme soit sauvé de la
vengeance : ceci est pour moi le pont qui mène aux plus hauts espoirs. C'est un arc-enciel après de longs orages20. »21
Comment pourrions-nous croire que les hommes sont égaux? Il faut être fou pour
le croire, ou idéaliste? Il y a cette histoire d'un homme que nous avons croisé un soir
dans les bois. Ce qui nous avait attiré était son cri fort, fauve, instinctif, comme si le cri
était poussé par un animal fort dérangé. Lentement, avec un sentiment de peur, nous
nous sommes approchés de l'endroit d'où provenait ce son affreux, cette lamentation
sordide et incomparable. Tout à coup, au loin, nous aperçûmes un être accroupi sur un
haut rocher devant un décor de clair de lune magnifique. Sa masse de chair animale
éclipsait la lune avec grandeur et sa silhouette s'imposait à notre œil comme Zeus devant
les Titans. Il criait et chaque fois son cri perçait le temps et nos tympans.
Nous nous
approchâmes tranquillement pour voir de plus près cette chose et nous constatâmes que
cet animal était bel et bien un être humain, nu comme un enfant, criant comme un loup
sous l'inspiration du jaune de la lune, perçant la nuit par la flèche de son cri. Avec
maintes précautions, nous allâmes lui parler pour le calmer un peu : « Que fais-tu là à
crier comme une bête, mon cher ami ?». Il rétorqua d'une voix plus humaine : « Je
retrouve mes instincts animaux lorsque je suis seul dans la nature, loin de la ville et des
20
Allusions à l'alliance entre Dieu el Noé dans la bible (Genèse 9 :13)
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H.
Albert, Mercure de France, Paris, p. 114. (Des tarentules).
21
2')
hommes corrompus par une société vile et mesquine ». Il continua : « Les hommes sont
bons à l'état de nature et non en société, car cela les corrompt. » Ensuite, notre homme
animal s'éternisa sur ces mots :
Lorsque l'homme <5tait jadis comme un animal dans la nature, il était bon.
Mais, l'âge des cabanes arriva bientôt lorsque les hommes se regroupèrent
entre eux en petite société, village, etc. Soudain, le pire est arrivé. Un
danseur est devenu le meilleur des danseurs, un musicien est devenu le
meilleur musicien, un architecte est devenu le meilleur architecte. Bref, c'est
ainsi qu'est née l'inégalité parmi les hommes.
Nous rétorquâmes: «Vive l'inégalité parmi les hommes! Vive les artistes! Vive la
vie! » et notre confrère se mit à crier de rage son désaccord et il s'enfuit après un dernier
cri : « Je suis Jean-Jacques.» Et oui, Jean-Jacques le fou moralisateur sous la lumière...
de la lune.
Voici les mots de Nietzsche pour conclure sur l'inégalité des hommes, mais aussi
conclure à propos de Jean-Jacques qui représente l'homme rancunier :
Contre Rousseau.
- l'homme, malheureusement, n'est plus assez méchant.
Les
adversaires de Rousseau qui disent que « l'homme est une bête de proie » n'ont
malheureusement pas raison. Le malheur, ce n'est pas que l'homme soit corrompu,
mais qu'il ait été débilité et moralisé. C'est justement dans la sphère que Rousseau a
combattue avec le plus de violence, que se trouvait l'espèce d'hommes encore
relativement vigoureuse et bien venue (celle qui avait encore ces passions intactes : la
volonté de dominer, la volonté de jouir, la volonté et la capacité de commander). Il
faut comparer l'homme du XVIIle siècle avec celui de la Renaissance (ou celui du
XVIIe siècle en France) pour sentir de quoi il retourne : Rousseau est un symptôme
du mépris de soi et de la vanité échauffée - deux signes que la volonté de domination
30
l'ait défaut; il moralise et, en homme raneunier, il eherehe dans les elasses dominantes
la cause de sa propre misère.
L'homme rancunier cherche dans les classes dominantes la cause de sa propre misère.
Voilà un énoncé très intéressant qui mérite d'être approfondi pour cerner davantage ce
qu'est l'homme. À nos yeux, cet énoncé a des consonances très chrétiennes. Pour voir
d'une perspective différente la psychologie de l'homme, nous allons comparer des faibles
non rancuniers à des faibles rancuniers (réactifs).
Lorsque les Grecs combattaient l'ennemi, avant de lui enlever la vie, ils lui
demandaient s'il voulait mourir avec honneur et grandeur ou s'il voulait vivre déshonoré
en étant esclave. Ainsi, le fort remportait la victoire en gagnant avec honneur ou en
mourant avec honneur, tandis que le perdant ou le faible qui voulait vivre était condamné
à être esclave. 11 faut dire que les forts appréciaient de manière sincère les faibles ou les
esclaves car ils étaient nécessaires au bon fonctionnement de la société grecque. Par ce
fait, les forts pouvaient se rendre sur l'agora pour parler sérieusement de politique ou de
sujets culturels; Socrate pouvait chercher la vérité; Platon pouvait créer le monde des
idées; Aristote pouvait écrire sa Métaphysique... Les esclaves étaient généralement bien
traités et on dit même qu'Aristote aurait libéré ses esclaves à sa mort en échange de leurs
services rendus.
Cependant, avec l'ère romaine et l'avènement du christianisme, les faibles ont
réagi de manière étrange à l'égard des forts ou de ceux qui voulaient vivre selon leurs
valeurs. Les faibles ont voulu se venger de la bonne condition des forts : ils sont
mauvais, nous sommes bons. Nous sommes bons, ils sont méchants. Bref, par rancune et
22
Nietzsche, Friedrich. La Volonté de Puissance II, Gallimard, Paris, 1995, p. 27 (§38).
31
désir de vengeance les faibles ont précipité les forts du côté obscur de la morale : le Mal.
Ainsi, les faibles (en l'occurrence les chrétiens) se sont mis à régner à la place de la
classe forte de l'humanité. Autant les forts dans la civilisation grecque appréciaient les
faibles (qui acceptaient eux-mêmes leur rôle suivant un code d'honneur et de
déshonneur), autant les faibles ont dénigré les forts par des sentiments réactionnaires dans
l'ère chrétienne. L'honneur remplacé par la moralité et la dualité bien/mal pour 2000 ans
de décadence. Et après? L'homme pourra-t-il un jour se surmonter? Et le fera-t-il avec
honneur, grandeur et créativité? C'était l'histoire esquissée rapidement entre deux types
de faibles dans l'histoire, mais présentant des instincts bien différents. Le dernier étant
nihiliste : nihiliste?
*
Le nihilisme chez, l'homme. Il étouffait dans la ville au milieu des hommes. Pour
être franc, il n'aimait pas les hommes. Son seul amour était Dieu. Il faut prier pour se
faire pardonner; il faut prier pour avoir la vie éternelle; il faut prier et se punir; il faut
toujours prier pour être dans le clan de Dieu. Toutefois, les hommes font vomir cet
homme. Puis, il prie Dieu pour se faire pardonner de détester ces créatures. Il ne reste
qu'une solution : c'est de s'exiler dans les bois et s'entourer d'une solitude profonde pour
pouvoir prier Dieu tous les jours en ayant peut-être la fortune d'oublier les hommes. Il
étouffait dans la ville au milieu des hommes, voilà la raison pour laquelle il s'est fait
ermite. Cela fait plusieurs années qu'il se lève tous les matins et prie; il déjeune et il prie;
il fait pénitence d'exister et prie; avant de s'endormir le soir, il prie. Une routine
sempiternelle, voilà la forme de sa vie. Il déteste la terre et le corps, sa propre chair :
hourra! Pour le paradis de Dieu. Hourra! Pour la vie éternelle après la mort de ce fichu
corps. Mon corps n'est qu'impureté face à mon âme, mon âme...
Voilà des maximes de l'homme, de l'ermite. L'homme croit à tout ce qui n'est
pas de ce monde-ci. Il croit à la vie éternelle enseignée par le Christ; il croit en toute
métaphysique qui le fera s'écarter de ce monde-ci : le bien, l'amour, la liberté, l'égalité...
Cette vie ici n'est que souffrance, elle est injuste, mais un jour je serai libéré de toute
cette souffrance par mon Père, le Créateur Divin : il est bon et juste. Amen.
L'ermite constitue sûrement la figure la plus marquante et le sommet du nihilisme
de l'homme. Qu'est-ce que le nihilisme de l'homme?
Le slogan nietzschéen le plus caractéristique concernant le nihilisme est
certainement le fameux Dieu est mort. Que signifie ce mystérieux, violent et tragique
énoncé? Dans un premier temps, il faut comprendre l'énoncé dans le contexte où il a été
écrit. Par exemple, voici la citation entière tirée du Zarathoustra :
Malheur à lous ceux qui aiment sans avoir une hauteur qui est au-dessus de leur pitié!
Ainsi me dit un jour le diable : « Dieu aussi a son enfer : c'est son amour des
hommes. »
Et dernièrement je l'ai entendu dire ces mots : « Dieu est mort ; c'est sa pitié des
hommes qui a tué Dieu ».24
Ainsi, nous pouvons dire de prime abord que ce n'est pas l'homme Nietzsche qui a tué
Dieu comme le veut parfois le préjugé populaire, mais il s'agit plutôt d'une constatation
C'est nous qui soulignons.
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, Trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, p. 102.
(Des miséricordieux).
24
33
de sa part. De plus, selon la citation, Dieu serait mort de sa pitié à l'égard des hommes.
Cela signifie que c'est Dieu lui-même qui n'a pas pu surmonter sa pitié et il est mort de
lui-même et par lui-même : Dieu serait-il un faible? Oui. Pour se reposer après sept
jours de création, il faut être un faible car l'artiste ne s'assoit pas sur ses lauriers : un
créateur est un créateur en verbe, en action. Cependant, il faut comprendre que dans ce
même énoncé, il s'agit bien du diable qui affirme avoir entendu dire que Dieu était mort à
Zarathoustra. Faut-il croire le diable? Faut-il croire au diable? Peut-on avoir confiance
en l'opposé de Dieu? Le diable nous joue-t-il un mauvais tour? ...
Pour continuer, l'énoncé n'affirme pas que Dieu n'existe pas et n'a jamais existé;
l'énoncé affirme que Dieu est mort.
Peut-être que Dieu s'est pendu?
Pourtant,
l'aphorisme 125 du Gai Savoir montre que ce sont les hommes qui ont tué Dieu : « Le
dément se précipita au milieu d'eux et les transperça du regard. « Où est passé Dieu?
Lança-t-il, je vais vous le dire! Nous l'avons tué, -vous et moi! Nous sommes tous ses
assassins! »
Ainsi, ce sont les hommes qui ont tué Dieu. Si nous y pensons réellement,
ce sont les hommes qui ont choisi la mort du Christ lorsque que Pilate prononçait les
mots Ecce Homo! Voici l'homme! Et les hommes décidèrent de sa mort. Dans la
mesure où le Christ personnifie Dieu sur la Terre, il est évident d'en déduire que
l'homme a tué Dieu réellement.
Ceci étant dit, nous constatons qu'il y a plusieurs manières d'interpréter le mot de
Nietzsche Dieu est mort. Le fait que l'homme ait tué Dieu montre en quelque sorte la
mort de la métaphysique et de la vérité transcendantale et absolue comme valeur de toute
chose. Mais, comment l'homme peut-il diriger sa vie sans vérité préétablie, sans chemin
tracé, sans la vie éternelle?! L'homme ne peut croire en la mort de Dieu; le créateur ne
2S
NIETZSCHE, Friedrich, Le Gai Savoir, GF Flammarion, Paris, 1997, p. 176-177 (§125).
34
peut abandonner ses créatures, cela serait trop absurde, insensé! Voilà une réaction
nihiliste. L'homme ne peut accepter ce monde-ci. C'est tout.
Cependant, il ne faut pas croire que le nihilisme est nouveau dans le monde. Toc,
toc, toc à la porte des temps modernes; l'homme ouvre et le nihilisme parle : Salut, c'est
moi le nihilisme, tu es bien l'homme, je suis venu chez toi, ton époque est rendue là...
Non, le nihilisme ne pénètre pas chez l'homme, il est le mouvement même de l'Histoire,
il est l'homme et son histoire. Pour comprendre plus en profondeur ce que cela signifie,
prenons une explication de Heidegger à propos du Nihilisme :
Le nihilisme est un mouvement historial, et non pas l'opinion ou la doetrine de telle
ou telle personne.
Le nihilisme meut l'Histoire à la manière d'un proeessus
fondamental à peine reconnu dans la destinée des peuples de l'Occident. Le nihilisme
n'est donc pas un phénomène historique parmi d'autres, ou bien un courant spirituel
qui, à l'intérieur de l'histoire occidentale, se rencontrerait à côté d'autres courants
spirituels, comme le christianisme, l'humanisme ou l'époque des lumières.
Le nihilisme est bien plutôt, pensé en son essence, le mouvement fondamental
de l'Histoire de l'Occident. Il manifeste une telle importance de profondeur que son
déploiement ne saurait entraîner autre chose que des catastrophes mondiales. Le
nihilisme est, dans l'histoire du monde, le mouvement qui précipite les peuples de la
terre dans la sphère de puissance des Temps Modernes. C'est pour cela qu'il n'est pas
seulement un phénomène de notre siècle, ni même du XIXe siècle [...] Le nihilisme
n'est pas non plus le produit de certaines nations, où les penseurs et les écrivains
parleraient délibérément de lui. Ou<mt à ceux qui s'en croient exempts, ils risquent
fort d'être ceux qui le développent le plus intensément. 6
HEIDEGGER, Martin, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 263-264.
35
On ne peut être plus clair : le nihilisme est le mouvement même de l'homme et de
l'histoire, Nietzsche l'a bien observé.
*
Nous devons analyser à présent la rencontre entre Zarathoustra et les hommes
pour comprendre davantage, et d'une autre perspective, ce qu'est l'homme et son
nihilisme. Au début du prologue, il est dit que Zarathoustra veut retourner parmi les
hommes, il veut se refaire homme, il veut enseigner à l'homme comment se surmonter.
Ainsi, Zarathoustra se rend dans une ville et constate qu'il y a un rassemblement au
milieu de la ville.
Quelle chance pour Zarathoustra de pouvoir discourir à autant
d'oreilles à la fois! Le troupeau était là à attendre le spectacle d'un danseur de corde.
C'était un groupe d'hommes venus admirer, contempler, un homme qui se tenait plus
haut qu'eux.
Un homme qui savait surmonter, et surtout affronter, le danger des
hauteurs : c'était un danseur de corde. Zarathoustra se permit de faire un discours aux
hommes et d'enseigner le Surhomme à ceux-ci : l'homme est quelque chose qui doit être
surmonté. Cependant, Zarathoustra avait passé trop de temps seul sur sa montagne et il
avait sûrement oublié que les oreilles des hommes n'ont pas de trous pour entendre; elles
ne sont que des ornements qui décorent les têtes. Comment convaincre un troupeau qu'il
peut prendre sa vie en main et se commander? Comment convaincre les hommes que le
Surhomme est en eux et que son accomplissement dépend de la volonté de l'homme?
Comment faire comprendre à un homme qui se bouche les oreilles pour éviter un effort
fatal mais combien probe?
36
Enfin, après que Zarathoustra eut parlé du Surhomme, un rigolo se moqua de
Zarathoustra en le faisant annonciateur du danseur de corde (sur-homme, homme plus
haut) et la foule rit. Le danseur de corde commença alors son spectacle. Pendant ce
temps, Zarathoustra continua de discourir à propos de l'homme et du Surhomme :
« L'homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain, -une corde sur
71
l'abîme. »
Et encore : « Ce qu'il y a de grand dans l'homme, c'est qu'il est un pont et
non un but : ce que l'on peut aimer en l'homme, c'est qu'il est un passage et un
déclin. »28 Enfin : « Voici, je suis un visionnaire de la foudre, une lourde goutte qui
tombe de la nue : mais cette foudre s'appelle le Surhumain. »29
C'est ainsi que
Zarathoustra montra ce qu'est l'homme et c'est ainsi qu'il annonça le Surhomme. Mais,
le peuple ramassé sur la place publique se mit à rire de Zarathoustra. Le peuple ne
comprend pas les paroles d'un inconnu : la peur? L'indifférence?
Cependant, le génie et la volonté de Zarathoustra ne s'arrête pas là, il faut prendre
une autre voie pédagogique, montrons aux hommes le plus méprisable des hommes : le
dernier homme30. Après un discours sur le plus méprisable des hommes, le dernier
homme, Zarathoustra fut triste car les hommes souhaitaient le dernier homme; les
hommes voulaient ce dernier homme : ils n'ont pas compris Zarathoustra.
Ensuite s'ensuit une métaphore géniale sur ce qui vient de ce passer : l'annonce
du Surhomme; victoire du dernier homme; le Surhomme incompris. Comme mentionné
ci-dessus, le danseur de corde avait commencé son spectacle et marchait sur la corde. Si
l'homme est une corde suspendue sur l'abîme et si l'homme est un pont et non un but,
27
Prologue 4 du Zarathoustra.
Ibid.
2
"Md.
30
Nous ne développerons pas les caractéristiques du dernier homme car cette figure sera le centre d'intérêt
de la deuxième section du présent chapitre.
28
37
alors le danseur de corde est celui qui essaie de surmonter l'homme, de franchir le pont,
de marcher au-dessus de l'abîme au risque de sa propre vie. Ainsi, comme un Surhomme
(homme par-dessus les hommes effectivement) il marche sur la corde. Mais soudain, un
bouffon sort d'une porte et se précipite sur la corde s'en allant rapidement vers le danseur
de corde. Le danseur de corde reste un homme, car il s'arrête et regarde en arrière,
comme l'homme dans un élan qui soudain s'arrête pour regarder en arrière, la vie passée :
nostalgie. Et le bouffon se précipite et passe devant le danseur de corde qui perd le
contrôle de son jeu et tombe dans l'abîme. Ceci dit, nous sommes en présence d'une
métaphore qui illustre ce qui a été montré aux paragraphes 3, 4 et 5 du prologue.
Continuons dans la description de la métaphore. Pour éviter d'être écrasé par le corps
chutant du danseur de corde, le troupeau se disperse et les hommes courent pêle-mêle
comme des énergumènes tandis que Zarathoustra ne bouge pas. Enfin, le danseur de
corde tombe aux pieds de Zarathoustra; le blessé va bientôt mourir. La chute du danseur
de corde montre bien le déclin de l'homme, celui qui sait périr pour que le Surhomme
puisse s'accomplir. 11 est à remarquer que le bouffon est un gars bariolé' , c'est-à-dire
qu'il n'est pas homogène, il n'est pas identique à lui-même. Nous pouvons traduire ce
manque d'homogénéité du bouffon à l'égard de lui-même comme un manque de sincérité
envers lui-même. Il ne se connaît pas et agit de manière réactive envers le danseur de
corde. Il y a une certaine vengeance de la part du bouffon. Bref, il est l'incarnation du
nihilisme. Enfin, Zarathoustra appelle et fait du danseur de corde son ami. Ce dernier
prend conscience de sa condition d'homme avant de rendre l'âme. Il constate qu'il a été
domestiqué comme on domestique un chien pour le rendre bon et aimable.
Voilà
l'homme, un chien domestiqué. Mais, le danseur de corde a fait un métier dangereux et il
31
Trad. H. Albert, p. 17. (Prologue 6).
38
est mort par son travail, par ce qu'il voulait. C'est pourquoi il est l'ami de Zarathoustra.
Mais un mort est-il encore un ami?
Qu'avons-nous appris des hommes dans cette partie du prologue? Premièrement,
il faut prendre note que, contrairement aux hommes, Zarathoustra connaît les hommes. Il
en est le psychologue, il les connaît jusqu'au fond de leur cœur. C'est pourquoi il peut
annoncer le Surhomme, le sens de la vie de l'homme. Cependant, les hommes ne se
connaissent pas. Ils sont réactifs et ils font des gestes à caractère réactif. Par exemple,
lorsque Zarathoustra fait l'éloge du Surhomme, le troupeau se moque de lui et ne l'écoute
pas véritablement. Les hommes manquent de probité, le peu d'effort est bon pour eux,
c'est pourquoi ils désirent le dernier homme plutôt que le Surhomme. Les hommes sont
nihilistes, ils obéissent au lieu d'agir.
Comment l'homme pourrait-il croire en la vie ici après avoir rêvé pendant des
millénaires à un monde meilleur, ailleurs...
L'homme rêve à un monde meilleur,
ailleurs...
*
Le rêve -les hommes vivent le jour et dorment la nuit. Le Surhomme, quant à lui,
vit le jour et vit la nuit. Le rêve est très révélateur pour répondre à la question qui je
suis? Et qu'est-ce que je veux? Effet, l'être et la volonté son intrinsèquement liés chez
Nietzsche. Le rêve permet de révéler quelque indice sur la nature du sujet homme.
L'homme du ressentiment est celui qui emmagasine la vie et range les traumatismes dans
un coin de son esprit. Ainsi, les masques de l'homme sont des symptômes ou des effets
39
d'une expérience apparemment oubliée et non « voulue » en fonction du code moral
admis par la société dans laquelle il vit.
Le rêve est ce qui permet de vivre une
expérience de manière vraiment désirée (même intense) par l'homme mais qui serait
inadmissible réellement en société.
Par exemple, si dans la journée tu subis une
frustration dans ton emploi, ton patron porte une décision injuste à ton égard au point de
mettre ta vie ou ta carrière en péril, alors, dans ton sommeil, tu pourras certainement
rêver que tu châties ton patron et même tu peux rêver que tu le fais souffrir sauvagement
ou même que tu lui enlèves la vie. Ainsi, ton rêve te permettra de vivre les pulsions et les
actions que tu aurais certainement souhaité exécuter réellement au moment de l'injustice
à ton égard, mais la morale ou les valeurs admises par la société t'en empêchaient. Le
jour suivant, tu continueras à vivre en bonne santé mentale et tu passeras à autre chose; tu
résoudras le problème de la meilleure manière possible selon la légalité, les mœurs, etc.
Peut-être oublieras-tu tout cela? 11 faut oublier les moments malheureux dans une vie,
n'est-ce pas?
Que ferait le Surhomme? Ou que ferait quelqu'un qui aspire au Surhomme ou à
l'artiste? La nuit, il rêverait et ferait l'expérience voulue comme l'homme. Cependant,
le lendemain matin, il prendrait les données de son rêve et ferait un pas de plus, c'est-àdire qu'il transformerait l'expérience désirée et vécue dans le rêve en œuvre d'art,
peinture ou poésie par exemple, et en ferait une nouvelle expérience, expérience de
créativité, de transfiguration, il ferait une expérience de vie inoubliable et prometteuse en
elle-même : il vivrait. La souffrance serait transformée en affirmation de la vie plutôt que
de tomber dans le ressentiment et une douleur constante. Il y aurait une action réelle dans
ce monde-ci pour agir contre ou avec l'expérience vécue la veille et ensuite la nuit. Selon
40
Nietzsche, pour préciser davantage, si le monde est apparence, perception, interprétation,
etc., alors le rêve permet de critiquer et d'analyser les apparences du monde tout en
demeurant lui-même une autre apparence, perception :
l'apparence de l'apparence.
Enfin, le lendemain, une troisième apparence surgit sous la plume de l'artiste
transformant les apparences précédentes. Cette dernière apparence est désirée et, par le
fait-même, elle devient une création de l'artiste, mais une création de la vie également :
c'est la vie qui se transfigure. Ainsi, l'artiste/Surhomme gouverne sa vie au lieu de la
subir. L'artiste joue avec la vie selon sa volonté. Par contre, il ne faut pas croire que la
souffrance est écartée absolument, mais elle est sublimée ou transfigurée en création, en
action voulue; bref, elle est assumée.
L'homme essaie d'oublier la souffrance (la
souffrance augmente ainsi de plus en plus) tandis que l'artiste essaie de la vivre
réellement.
*
Ouf! Nous avons échappé à la tarentule qui n'en finit pas de ravager les danseurs
par sa soif de vengeance. Par notre esprit des hauteurs, nous sommes au-dessus de la
ville araignée. Nous avons surmonté le premier obstacle au Surhomme; nous avons
surmonté l'homme. Nous regardons encore ce spectacle lorsque soudain le vent se lève
et nous pousse vers l'horizon, il nous pousse vers le lointain. Il y a un océan au loin. La
vitesse augmente et le voyage commence. Attachez vos ceintures...
41
Chapitre 2.2
Le Dernier Homme
En vérité, dit-il à ses disciples, il s'en
faut de peu que ce long crépuscule ne
descende. Hélas! Commentferai-je
pour sauver ma lumière au-delà
de ce crépuscule!
Ainsi parlait Zarathoustra
Nous parcourons le vaste océan à vol d'oiseau. La vitesse avec laquelle nous
avançons est considérable. Nos yeux sont envahis d'images bleutées. D'abord, il y a la
mer et le reflet du ciel sur la mer : miroir. Ensuite, il y a le ciel et le reflet de la mer en
son œil : beauté.
Il semble y avoir de l'eau à l'infini dans ce gigantesque bassin
infranchissable. La terre n'est plus qu'un souvenir, une rumeur. Un soupçon de terre
ferme serait-il trop demander? Soudain, dans notre envolée au-dessus de l'océan, se font
voir des dizaines de baleines qui dansent sur l'eau; elles viennent et reviennent. C'est
formidable de voir ces géants marins se baigner. Désormais, il y a de l'eau, du ciel et des
baleines! L'espace est si large au milieu de cet infini qu'il semble que le temps devient
superflu, non pas qu'il s'arrête, mais qu'il est de moindre importance face au champ
d'océan qui orne notre voyage, notre envolée. Nous voyageons ainsi pendant trois jours
et trois nuits sans jamais voir la terre : la mer...
32
NIETZSCHE, Frédéric, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, p. 156. (Le
devin).
42
...Jusqu'au moment où nous constatons quelque chose au loin qui n'est pas de
l'eau; qui n'est pas bleu. Est-ce un mirage marin? Nous nous approchons de cette chose
qui nous paraît insensée, inhabituelle. Durant ces jours de vol, nous nous étions habitués
à ne voir que du bleu, qu'une fine et vaste couche d'eau. Nous avions oublié tout le reste
du monde dans notre confort marin et céleste. Et voilà qu'au milieu de nulle part apparaît
une figure humaine sur la mer. Il y a un homme assied sur une chaise dans une barque,
ou du moins ce qu'il en reste. On dirait de vieux morceaux de bois attachés entre eux
avec un ou deux clous rouilles. L'homme ne regarde ni vers le ciel ni vers la mer. 11 a le
regard vide sans pourtant être en état d'alerte : il se laisse aller. Il se laisse dériver. On
dirait un dernier homme sur ce gigantesque océan. Confortablement assis sur sa chaise
de bois, il est là, seul au monde. Est-il mort? Non. Veut-il se noyer? Non. Il se laisse
tout simplement aller.
Voilà que les pieds du bonhomme disparaissent sous l'eau. En effet, la barque de
l'homme s'est mise à sombrer. Surprise! L'homme ne fait rien pour se sauver la vie. Il
n'y a aucun réflexe de survie, il reste assis sur sa chaise maudite. L'eau lui arrive au
genou et le bonhomme est là, seul au monde, insouciant. La barque sombre jusqu'au
fond de l'eau et le bonhomme est là, parmi les étoiles de mer, les algues dansantes et
quelques poissons curieux. Il est assis sur sa chaise de bois au fond de l'eau, le regard
vide : il ne voit ni le ciel ni la terre; il voit seulement les bas fonds de l'océan. Il respire
de l'eau et expire de l'eau. Soudain, une horloge grand-père nage à côté de l'homme. Le
cadran mesure exactement vingt centimètres de diamètre. Le cadran fait une pulsation à
chaque deux secondes, le cadran double alors de diamètre et le temps avance d'une heure.
L'homme voit le temps passer, 1, 2, le temps double de surface, 1, 2, il rétrécit.
43
L'horloge grand-père fait le tour de l'homme trois fois de pulsation en pulsation et
disparaît. Pendant ce temps, le bonhomme voit sa vie défiler; le passé refait surface :
nostalgie. Aucune pensée pour le futur : pauvre homme qui se laisse aller. Il se noie au
fond du grand océan. Tiens, nous apercevons au loin de la terre, enfin!
*
Dans cette section, nous traiterons d'un nihilisme très particulier, soit le nihilisme
passif ou celui du Dernier Homme. Comme nous venons de le voir, une particularité de
ce nihilisme est de se laisser aller au point de ne même plus avoir la force de mourir.
Respirer reste un fardeau terrible. Et la volonté? Quelle volonté? Cependant, il ne faut
pas croire que ce type d'homme est inoffensif ou rare. C'est tout le contraire ; ce type de
nihilisme est très dangereux à l'égard de la vie ou plutôt comme étant l'état dans lequel la
vie se trouve. Il faut le décrire afin de bien cerner la pensée nietzschéenne et montrer un
obstacle majeur pour le Surhomme : le Dernier Homme. Pour ce faire, nous allons
voyager à travers les paroles de Zarathoustra et d'un nouveau personnage, un nouvel
orateur, un nouvel annonciateur : le Devin. Qu'est-ce que le Devin annonce exactement?
... et je vis une grande tristesse descendre sur les hommes.
Les meilleurs se
fatiguèrent de leurs œuvres.
Une doctrine fut mise en circulation et à côte d'elle une croyance : « Tout est
vide, tout est pareil, tout est passé! »
El de toutes les collines résonnait la réponse : « Tout est vide, tout est pareil,
tout est passé! »
44
Il est vrai que nous avons moissonné : mais pourquoi nos fruits ont-ils pourri
et bruni? Qu'est-ce qui est tombe la nuit dernière de la mauvaise lune?
Tout travail a été vain, notre vin a tourné, il est devenu du poison, le mauvais
œil a jauni nos champs et nos cœurs.
Nous avons tous desséché; et si le feu tombe sur nous, nos cendres s'en iront
en poussière : - Oui, nous avons fatigué même le feu.
Toutes les fontaines se sont desséchées pour nous et la mer s'est retirée. Tout
sol veut se fendre, mais les abîmes ne veulent pas nous engloutir!
« Hélas! Où y a-t-il encore une mer où l'on puisse se noyer? » ainsi résonne
notre plainte - cette plainte qui passe sur les plats marécages.
En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous
continuons à vivre éveillés - dans des caveaux funéraires!
C'est ainsi que parla le Devin. Il annonce la venue du Dernier homme, il annonce la
venue du grand désert, là où les points de référence n'existent plus. Dans le grand désert,
il n'y a plus de valeur, il n'y a plus de conviction, il n'y a même pas une corde pour se
pendre. Le désert est si vide qu'il n'y a rien pour créer quelque chose, quelque chose de
nouveau.
Après que le Devin eut parlé, Zarathoustra lui-même se sentit comme le Dernier
Homme, cet état dangereux qui nous fait errer çà et là. Il erra ainsi pendant trois jours et
sombra dans un sommeil. Il fit un rêve troublant, bizarre et rempli d'énigmes. Même
pour Zarathoustra ce rêve était une énigme. Il fallu un de ses disciples pour lui expliquer
NIETZSCHE, Frédéric, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. H. Albert, Mercure de France, Paris, p. 155. (Le
devin).
45
son rêve. En gros, Zarathoustra a rêvé qu'il était ce qu'il combat. Voici le rêve34 de
Zarathoustra tel que décrit par lui-même :
J'avais renoncé à toute espèce de vie; tel fut mon rêve. J'étais devenu veilleur et
gardien des tombes, là-bas sur la solitaire montagne du château de la Mort. C'est làhaut que je gardais les cercueils de la Mort : les sombres voûtes s'emplissaient de ces
trophées de victoire. A travers les cercueils de verre, les existences vaincues me
regardaient. Je respirais l'odeur d'éternités en poussières : mon âme était là, lourde et
poussiéreuse. Et qui donc eût été capable d'alléger son âme? La clarté de minuit
était toujours autour de moi et, accroupie à ses côtés, la solitude; et aussi un silence de
mort, coupé de râles, le pire de mes amis. Je portais des clefs avec moi, les plus
rouillées de toutes les clefs; et je savais ouvrir avec elles les portes les plus grinçantes.
Pareils à des cris rauques et méchants, les sons couraient au long des corridors, quand
s'ouvraient les ailes de la porte : l'oiseau avait de mauvais cris, il ne voulait pas être
réveillé. Mais c'était plus épouvantable encore, et mon cœur se serrait davantage,
lorsque tout se taisait et que revenait le silence et que seul j'étais assis dans ce silence
perfide. C'est ainsi que se passa le temps, lentement, s'il peut encore être question de
temps : qu'en sais-je, moi! Mais ce qui me réveilla finit par avoir lieu.
Trois fois des coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre, les voûtes
retentirent et hurlèrent trois fois de suite : alors je m'approchai de la porte. Alpa!
M'écriais-je, qui porte sa cendre vers la montagne? Alpa! Alpa! Qui porte sa cendre
vers la montagne? Et je serrais la clef, et j'ébranlais la porte et je me perdais en
efforts.
Mais la porte ne s'ouvrait pas d'un doigt! Alors l'ouragan écarta avec
violence les ailes de la porte : avec des sifflements et des cris aigus qui coupaient
l'air, il me jeta un cercueil noir : Et, en sifflant et en hurlant, le cercueil se brisa et
cracha mille éclats de rire. Mille grimaces d'enfants, d'anges, de hiboux, de fous et de
papillons énormes ricanaient à ma face et me persiflaient.
34
Je m'en effrayais
Ce texte nécessite d'être cité au complet afin de montrer la beauté du style de Nietzsche ainsi que la force
de ses descriptions et des images que cela engendre. De plus, ce texte est important pour la description et
la compréhension du dernier homme.
46
horriblement : je fus précipité à terre et je criais d'épouvante, comme jamais je n'avais
crié. Mais mon propre cri me réveilla : - et je revins à moi. - 3 5
Voilà un rêve bien agité et fort mystérieux. Un rêve qui peut rendre fou le plus sain
individu. Mais derrière ces images et ces métaphores, quel est le message qui se cache?
Tout d'abord, le rêve débute par le renoncement de Zarathoustra à toutes formes de vie.
N'est-ce pas là des paroles du nihilisme? Il était là, gardien de tombeau, l'âme lourde et
poussiéreuse. Ainsi, la lourdeur écrasait son âme, une âme peut-être même fatiguée. Des
râles coupaient le silence de la mort, des râles ou des lamentations, bref, des plaintes
réactives, les pires amis que Zarathoustra peut avoir, un ami inconsolable. La solitude le
hantait. C'est ainsi que se passa le temps, lentement, s'il peut encore être question de
temps : qu'en sais-je, moi!: le temps était lent certes, mais tellement lent qu'il s'était
peut-être arrêté. Le temps avait-il disparu? S'était-il évanoui? Était-ce le règne de l'un,
c'est-à-dire ce qui ne devient pas ou ne devient plus, l'identique : cauchemar! Ensuite, le
tonnerre frappa à la porte et un ouragan jeta un cercueil noir au pied de Zarathoustra.
Ainsi, nous pouvons traduire l'ouragan ou le tonnerre par la fougue, la volonté. Enfin, le
cercueil se brisa et il y avait des éclats de rire et des grimaces d'enfants, d'anges, de
hiboux, de fous et de papillons qui riaient au visage de Zarathoustra. Ce dernier était
épouvanté, démuni et sûrement hanté par la désolation la plus profonde. Il cria et se
réveilla.
Comme le disciple le dit à Zarathoustra, les rires stridents venant détruire ou
ébranler l'antre des morts provenaient de Zarathoustra lui-même avec toute sa fougue et
sa volonté et aussi sa légèreté : qu'y a-t-il de plus léger qu'un rire? Et Zarathoustra
i5
Ibid.,p.
156-158. (Le devin).
47
s'était métamorphosé dans son rêve en celui qui va contre la pensée de Zarathoustra : le
nihiliste. Zarathoustra a incarné inconsciemment son ennemi, il a sympathisé avec lui, il
s'est placé dans la peau du nihiliste et est tombé devant la force de la volonté de
Zarathoustra substituée elle-même en éclats de rire, etc. Bref, Zarathoustra a su affirmer
la vie dans l'antre des morts.
*
Nous étions au moins dix personnes avec la force d'un géant et avec une volonté
passionnée de créer le plus beau feu de joie. Un feu plus grand qu'une montagne; un feu
plus enflammé qu'un cœur amoureux; un feu coloré comme les arbres en automne; nous
désirions notre feu de joie pour nous réchauffer pendant la nuit, pour le contempler et être
bien autour de lui. Pour ce faire, nous nous sommes préparés dans la journée. Nous
avons d'abord trouvé un endroit adéquat pour bâtir la charpente de notre feu à venir.
C'était une magnifique clairière entourée des plus beaux arbres robustes et gardiens.
Ensuite, quelques-uns s'en allèrent couper des arbres; d'autres ramassèrent des branches
sèches afin d'allumer le feu. D'autres placèrent des pierres pour former un cercle afin
d'encercler le feu. Ensuite, nous déplaçâmes les troncs d'arbres dans le cercle pierreux
pour former une pyramide de bois haute, très haute.
Nous attachâmes les troncs
ensemble avec de la corde afin d'apporter une plus grande solidité. Ainsi, après avoir
passé toute la journée à travailler, à construire, à créer, il vint enfin le moment où nous
pûmes allumer notre feu, notre œuvre. La couleur du ciel entre chien et loup nous poussa
à allumer la mèche et le feu s'alluma de lui-même. Quelle beauté! Quelle chaleur!
48
Quelle couleur! Toute la clairière était illuminée par notre effort et notre grandeur. Le
feu était le centre de l'univers et nous gravitions autour de lui tels des astres
phosphorescents. Nous étions tellement fiers de notre chef-d'œuvre et de la beauté d'un
feu vivant comme celui-là. Nous étions tous là, silencieux, assis autour du feu, fatigués
d'avoir tant travaillé. Mais l'effort valait le coup et, de toute façon, nous pouvions nous
reposer devant ce spectacle flamboyant.
Et les heures passèrent et le feu persistait
comme si c'était le premier feu voulant vivre à jamais; comme si Prométhée lui-même
était venu nous donner le feu, bref nos efforts avaient valu la peine. Mais la nuit passait
et le temps aussi et le feu perdait de sa vigueur. Il perdait de sa chaleur, de sa lumière, de
sa ferveur, de sa passion. Il n'y avait personne d'entre nous qui bougeait. Etions-nous
trop fatigués?
Étions-nous trop lâches?
Étions-nous tout simplement assis sur nos
lauriers? Tous ces efforts à réitérer : non! Il nous a fallu beaucoup trop d'efforts pour
faire ce feu. Recommencer serait absurde et nous ne sommes pas Sisyphe. Arriva ce qui
devait arriver, le feu se transforma en braises puis en cendres. Il s'était consumé et il
commençait à faire froid à l'aube. Le vent glacé fouettait notre chair. Nous étions là,
grelottants, devant le souvenir d'un feu magnifique et glorieux dans notre clairière
désormais sombre, très sombre, peut-être un peu trop sombre. Nous aurions dû alimenter
le feu et le garder fort et vigoureux, mais il était trop tard. D'ailleurs, qui avait la force de
reconstruire le feu? Personne.
Voilà une métaphore qui montre le caractère du nihilisme passif et plusieurs
caractéristiques du Dernier homme. Celui-ci se laisse aller. Par exemple, à force de se
plaire dans la réussite, dans le sommet de sa forme, il finit par se lasser des choses
précieuses et des moments uniques de la vie. Il s'habitue à tout et la lassitude l'envahit.
49
Il est comme un fruit qui apparaît d'abord petit, dur. Ensuite, le fruit devient gros, juteux,
de belle apparence.
Il est au sommet de sa beauté, de sa saveur, de ses qualités
nutritives... Mais, avec le temps le fruit fini par devenir mou, il rétrécit, il devient brun
et laid : il pourrit et finit par périr.
Au lieu de regarder le feu s'éteindre petit à petit, il faut l'alimenter pour le
conserver et, avec de la volonté, il est même possible de l'amplifier. Il ne faut pas faire
cet effort avec peine, mais avec fougue et passion. Il faut alimenter le feu avec amour et
sensibilité pour qu'il garde son être et ne périsse pas.
Bref, le Surhomme ou le
« désireux » de la vie, est celui qui alimente le feu et ne se lasse pas de la beauté du
monde et de toute sa plénitude si grandiose et délectable. Le monde s'offre à nous, mais
encore faut-il être amoureux pour le recevoir.
*
Qu'est-ce qu'un dernier homme? Est-il tout simplement celui qui se laisse aller?
Est-il tout simplement celui qui laisse tout aller, même lui-même? En quoi le dernier
homme est-il si dangereux...
car il l'est!?
Le désert est inoffensif, mais l'est-il
vraiment? Des gens meurent dans le désert... Est-il si inoffensif?
Dans la section précédente (2.1), la section sur l'homme ou le nihilisme réactif,
nous avons vu que l'homme est celui qui nie ce monde ici ou le dévalorise au profit d'un
au-delà, l'endroit où il conserve toutes les valeurs de son cœur, là où l'emmènent les
doux bergers qui savent caresser dans le bon sens du poil. Cependant, dans cette section
50
(2.2), le dernier homme est celui qui nie absolument l'au-delà. Qui plus est, il déteste se
faire caresser par la pitié d'un bon berger. Il ne peut pas supporter de se faire guider par
un meneur de troupeau : « Qui voudrait encore gouverner? Qui voudrait obéir encore?
Ce sont deux choses trop pénibles. Point de berger et un seul troupeau! Chacun veut la
même chose, tous sont égaux : qui a d'autres sentiments va de son plein gré dans la
maison des fous. »
Ainsi, ses valeurs ne sont pas orientées vers un paradis quelconque
ni vers les dires d'un chef quelconque. Il faut ajouter qu'en plus de nier l'au-delà, le
dernier homme dévalorise aussi ce monde ici. Ceci dit, le dernier homme fait preuve
d'un nihilisme complet puisqu'il nie tout : à quoi bon; tout est vain; rien ne vaut la
peine... « Voici mes ennemis : ceux qui veulent tout renverser et ne pas se construire
eux-mêmes. Ils disent : « tout cela est sans valeur » et refusent de créer des valeurs. »37,
de répondre Nietzsche. Ils sont dangereux ces derniers hommes, car ils détruisent tout et
ne construisent rien : À quoi bon!, crièrent-ils sur tous les toits. Ceci dit, nous constatons
que malgré son air inoffensif, le dernier homme est très dangereux. Bien sûr, il se laisse
aller, c'est d'ailleurs ce qu'on prétend dans le présent texte, mais cela peut apporter une
croyance très dangereuse. Le fait de se laisser aller peut entraîner bien des gens : et si
toute l'humanité criait À QUOI BON!, cela entraînerait le pire de tous les chaos. Si
l'humanité au complet faisait preuve de ce nihilisme passif, alors il n'y aurait plus de vie
possible... Voilà pourquoi il donne à faire peur et est très dangereux.
Tout ça est le savoir du Devin. Zarathoustra est le devin du Surhomme, tandis
que le Devin est celui du dernier homme. En ce sens, le Devin n'est pas lui-même
Dernier Homme, mais bien un voyant, celui qui voit l'avènement du dernier homme.
6
37
Zarathoustra, Prologue 5.
NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance 11, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 135 (§360).
5\
Ceci dit, le Devin est en quelque sorte l'alter ego de Zarathoustra. Il est le miroir de
Zarathoustra. Zarathoustra voudrait se boucher les oreilles en entendant les prophéties du
Devin, mais il sait que le Devin a raison et que la ligne est mince entre l'affirmation de la
vie et le grand dégoût.
Comme Nietzsche le propose dans l'appendice 47 de son
Zarathoustra : L'antipode du Surhumain, c'est le dernier homme : je les ai créés en même
temps™. Ils sont les deux faces d'une même pièce; ils sont l'envers et l'endroit. Bref, le
Surhomme incarnerait l'épanouissement de l'homme, tandis que le dernier homme serait
l'effondrement de l'homme.
*
Voici en conclusion un poème qui répond à la prose écrite au début de cette
section qui annonce le dernier homme. Ce poème permet en quelque sorte de faire face
au dernier homme, de le questionner et de le surmonter.
Ma barque
Il n'y a pas de terre
Il n'y a que la mer
Le vent me fait danser
Sur ma barque en danger
Je suis seul au monde
Dans ma barque maudite
Poséidon gronde
Mais je résiste
Trad. Albert.
Soudain, une passion m'emporte
Je perce de ma botte
Le bois pourri
De ma barque qui gît
L'eau caresse mes chevilles ébranlées
Des remords de passions viennent me toucher
Une larme sur ma joue fusionne avec la mer
O soleil tu me réchauffe et que tu m'es cher
Ma barque est maintenant ensevelie
Je suis perdu, pourtant j'aime la vie
Surtout quand je suis seul au monde
Parmi les vents qui grondent
Ma barque n'est plus
Je suis perdu
Non! Ce n'est pas terminé
Car je sais nager...
Et vous?
53
Chapitre 2.3
L'Homme Supérieur
Si vous vouiez monter haut, servez-vous de
vos propres jambes! Ne vous faites pas porter
en haut, ne vous asseyez pas sur le dos et la tête
d'autrui!
Ainsi parlait Zarathoustra
Enfin, le dernier homme a sombré sans nous avoir entraînés avec lui au fond du
vaste océan, ce gouffre qui engloutit tous les buts. Nous apercevons un morceau de terre
au loin. Est-ce un mirage marin? Non. Il y a un morceau de terre là-bas et l'horizon est
envahi par le multicolore. Il y a des arbres, des fleurs, des pierres, du sable, des odeurs
nouvelles, un large éventail de couleur qui s'éclate sous nos yeux : c'est magnifique!
Nous avions presque oublié la beauté de la terre ferme après ce long voyage au-dessus de
la mer. (Haaaaaa!) Que peut bien être ce cri de détresse? Il ne semble y avoir personne
ici. C'était sûrement un bruit quelconque. Nous voilà dans une vallée inhabitée, peutêtre la vallée de la solitude? Erreur, nous apercevons une première forme de vie, ce sont
deux hommes avec un âne. En regardant leur habillement, il semble que nous voyons
deux rois40 avec un seul âne. Où vont-ils? Voilà un homme barbu caché dans les
buissons qui écoute sûrement les rois discuter. Son ombre est étendue par terre et lui
tient les talons. Cet homme ressemble à un certain Zarathoustra. Est-ce lui?
39
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. par H. Albert, Mercure de France, Paris, p.
338. (De l'Homme Supérieur § 10).
40
Cf. Ibid., Entretien avec les rois, p. 283.
VI
Et nous poursuivons notre vol d'oiseau au-dessus d'un marécage; voilà des
sangsues. 11 y a un homme à travers ces sangsues. Il semble que l'homme vit avec ces
sangsues : serait-ce un consciencieux de l'esprit... des sangsues ? Que fait-il?
Ensuite, derrière un rocher, nous voyons un vieillard qui gesticule comme un fou.
On dirait qu'il cherche à enchanter le monde : est-ce un enchanteur42! Il joue avec la
perception des gens, est-ce un enchanteur! Et nous poursuivons notre envolée. Il y a une
montagne au loin, nous nous rendrons jusque là pour nous reposer un peu.
Il y a encore quelqu'un là-bas costumé d'une bien drôle de manière. On dirait un
prêtre avec sa robe. Non, c'est un pape seul dans la forêt parmi les fauves. Que fait-il là?
Sait-il que son dieu est mort? Peut-être est-il hors service41!
Tout à coup le paysage se transforme. Toute l'ambiance change pour devenir
quelque chose de morbide. Sous nos yeux, il n'y a plus de vie apparente. Les belles
couleurs se sont évanouies, les fleurs se sont fanées, le sourire a disparu. On dirait l'antre
de la mort sous nos ailes. Voilà un grand serpent agonisant. Est-ce que nous survolons la
vallée nommée Mort-des-Serpents! Il y a autre chose qui grouille ou qui gémit par là.
C'est un homme. Qu'il est laid cet homme! Il doit être le plus laid des hommes44. Il
tourne son regard vers nous; il voit que nous le voyons; on dirait qu'il veut nous
assassiner pour avoir vu ce qu'il est, pour avoir vu sa laideur. Vite! Fuyons...
Nous l'avons échappé de peu. Nous survolons désormais un plateau où sont
attroupées des dizaines de vaches.
Elles sont là, attroupées autour d'un homme.
Décidément, il semble que ce royaume ne soit pas le royaume de la solitude. Il y a
4l
Cf. Ibid., La sangsue, p. 288.
Cf. Ibid., L'enchanteur, p. 292.
43
Cf. Ibid., Hors de service, p. 300.
Cf. Ibid., Le plus laid des hommes, p. 305.
55
beaucoup de gens ici, dans ces lieux. Enfin bref, l'homme au milieu des vaches faisait un
discours à celles-ci. Il se dégageait de la bonté à travers ses paroles. Il se nommait luimême le mendiant volontaire 5. Quel spectacle étrange que d'avoir vu cet homme parler
à un troupeau de vaches.
Enfin, nous sommes arrivés. Nous survolons la montagne que nous visions pour
nous reposer un peu. Et nous nous perchons sur un arbre près d'une caverne joyeuse. Il
y a un homme assis dehors, on dirait un vieux devin qui attend quelques devinettes, à
deviner peut-être? Finalement, nous nous reposons après la douce salutation d'un aigle et
d'un serpent.
Le voyage a été long, mais combien épanouissant.
Chose curieuse,
pendant la journée, nous voyons toutes les personnes rencontrées en chemin venir une par
une à la joyeuse caverne : y aura-t-il une fête ce soir?
*
Cette dernière section du chapitre deuxième (2.3) a pour but de décrire et
d'expliciter le nihilisme de l'homme supérieur afin de franchir le troisième et dernier
obstacle au Surhomme. Jusqu'à maintenant, nous avons passé à travers le nihilisme de
l'homme, puis celui du dernier homme. Mais, qu'en est-t-il du nihilisme de l'homme
supérieur? De prime abord, il constate la mort de Dieu et nie les anciennes valeurs
comme le Surhomme. Cependant, il finit par remplacer Dieu par autre chose. Comme il
ne peut créer de nouvelles valeurs, alors il pose une vérité à la place de l'autre, la place de
Dieu doit être comblée. Il faut dire que Nietzsche aborde pour la première fois le thème
des Hommes Supérieurs seulement à la fin de son Zarathoustra, c'est-à-dire au livre
45
Cf. Ibid., Le mendiant volontaire, p. 311.
56
quatrième. Ainsi, nous remarquons une sorte de périodisation du nihilisme ou des formes
du nihilisme. Dans cette oeuvre, les Hommes Supérieurs sont supérieurs à l'Homme,
première figure du nihilisme. Ils sont aussi très supérieurs au Dernier Homme pour ce
qui est de l'appréciation de la vie. Mais en quoi les Hommes Supérieurs sont-ils plus
avancés et plus appropriés à l'enseignement de Zarathoustra? Enfin, sont-il réellement
ouverts aux paroles de Zarathoustra?
Afin de mieux cerner l'Homme Supérieur,
pénétrons directement dans ses figures telles que proposées par Nietzsche. Nous les
avons nommées ci-dessus en les survolant. Maintenant, il faut les analyser une par une.
*
Les Rois
D'abord, Zarathoustra était sur sa montagne, devant sa caverne, en compagnie du
Devin. Soudain, un cri de détresse retentit non loin de là. Zarathoustra décide de partir à
la recherche de celui qui est en danger. Le Devin46 souligne que c'est là le cri de
l'Homme supérieur qui appelle Zarathoustra.
Zarathoustra part à la recherche de
l'Homme Supérieur...
Zarathoustra rencontre d'abord deux rois accompagnés par un seul âne. Il y a un
roi de droite et un autre de gauche : s'agit-il d'une allusion à leur allégeance politique?
La gauche et la droite, un faux, un vrai? Mais pourquoi les rois sont-ils partis de leur
royaume? C'est parce que la populace règne. L'homme de troupeau règne. Et les rois
en sont dégoûtés. La populace signifie pêle-mêle. C'est un règne de fausseté et de
mensonge. Zarathoustra est d'accord avec la parole des rois, qui est aussi celle de
46
II est à noter que le Devin est venu voir Zarathoustra pour lui faire commettre son dernier péché: la pitié.
57
Zarathoustra : qu 'importe encore des rois. Il est à noter que Zarathoustra est en accord
avec l'idéologie des Hommes Supérieurs, du moins en partie, comparée à celle de
l'Homme et du Dernier Homme. L'Homme Supérieur est plus accompli que les deux
derniers. Pour continuer, Zarathoustra demande aux passants s'ils ont vu l'Homme
Supérieur et les deux rois affirment chercher eux aussi un Homme Supérieur à eux pour
lui offrir l'âne en cadeau afin que cet homme supérieur soit aussi plus haut sur terre.
Enfin, Zarathoustra, en créateur, prononce un couplet en l'honneur de la sagesse
étonnante des deux rois. Avec ce geste, Zarathoustra semble être pour les rois cet
Homme supérieur. Voilà ce qui trahit les deux rois. Ils semblent mettre une vérité, une
croyance, en autre chose qu'eux-mêmes. Ils s'assujettissent à Zarathoustra. Ils mettent
Zarathoustra au centre de leur croyance. Enfin, les rois sont invités à la caverne de
Zarathoustra : il y aura une fête ce soir!
Le consciencieux de l'esprit
Poursuivant sa route vers celui qui a lancé le cri de détresse, Zarathoustra se
heurte à un homme couché par terre, le bras en sang.
Et pour la première fois,
Zarathoustra fut pris de pitié47, le dernier des péchés que le Devin avait prédit à
Zarathoustra. L'homme était en colère, mais lorsque Zarathoustra se présenta, il changea
complètement d'humeur : « O bonheur! O miracle! Béni soit ce jour qui m'a attiré dans
ce marécage! Bénie soit la meilleure ventouse, la plus vivante d'entre celles qui vivent
aujourd'hui, bénie soit la grande sangsue des consciences, Zarathoustra! »
Cet homme
se nommait le consciencieux de l'esprit. Il avait appris cela de Zarathoustra et il était le
47
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Par H. Albert, Mercure de France, Paris, p.
289. (La sangsue).
48
IbieL, p. 290.
58
meilleur après lui. Le consciencieux de l'esprit est maître et connaît très bien le cerveau
de la sangsue, celle-ci étant la connaissance, la science. Tout le reste ne vaut rien pour
lui. Il veut connaître la vérité, une vérité, cette vérité-là. Rien d'autre ne vaut : « ma
conscience de l'esprit exige de moi que je sache une chose et que j'ignore tout le
reste. »49 Mais, son bras en sang illustre le mal que peut apporter la connaissance, cette
vérité qui suce le sang comme une sangsue. Il est simple de prévoir la mise en garde de
Zarathoustra face à un être si sévère avec lui-même pour la quête de sa vérité choisie.
Comme les rois, le consciencieux de l'esprit n'égale pas toute la richesse et les subtilités
de la pensée de Zarathoustra, bien qu'ils soient tous en accord avec sa pensée. Bref, ils
ne cernent pas totalement la doctrine de Zarathoustra et la biaisent par le fait même.
Enfin, le consciencieux de l'esprit fut invité à la caverne de Zarathoustra : il y aura une
fête ce soir!
L'enchanteur
Zarathoustra poursuivit sa route vers celui qui avait lancé le cri de détresse et il
rencontra un vieillard qui gesticulait comme un fou pour ensuite tomber ventre contre
terre. Zarathoustra ne se posa plus de questions, c'était sûrement l'Homme Supérieur,
celui qui avait crié plus tôt dans la journée. Le vieillard se lamentait à travers un poème
dans lequel il exprime sa colère à un dieu cruel, pour enfin sombrer paradoxalement dans
l'imploration de son amour. Mais les paroles de l'homme le trahissaient et Zarathoustra
le reconnu : un menteur, un manipulateur, un enchanteur. 11 avait trompé Zarathoustra et
amené ce dernier vers la pitié. Cependant, Zarathoustra est loin d'être dupe et son petit
jeu a été découvert par Zarathoustra. C'est la tromperie qui est au centre des valeurs de
49
Ibid, p. 290.
59
l'enchanteur. Sa manière d'être au monde est de tromper, mais il se connaît bien et il ne
peut plus rien se cacher à lui-même. Ce qu'il fait aux autres, il ne peut plus le faire à luimême : pour lui-même il est dépensé5 . Il a menti pour être grand et il est maintenant
dégoûté par le mensonge. Par contre, par rapport au Dernier Homme, l'enchanteur a
quelque chose de plus : il sait qu'il n'est pas grand, il connaît son dégoût et il est même
prêt à devenir petit pour se surmonter :
C'est à Ion honneur, reprit Zarathoustra, l'air sombre et le regard détourné vers le sol,
c'est à ton honneur d'avoir cherché la grandeur, mais cela te trahit aussi. Tu n'es pas
grand.
Vieil enchanteur sinistre, ce que tu as de meilleur et de plus honnête, ce que
j'honore en toi, c'est que tu te sois fatigué de toi-même et que tu te sois écrié : « je ne
suis pas grand.51
Voilà pourquoi Zarathoustra peut lui accorder de la crédibilité.
Mais, même si
l'enchanteur sait qu'il n'est pas grand, désormais sa vérité est de chercher quelqu'un de
grand, de probe, de sage : Zarathoustra? Il faut noter que toutes les figures rencontrées
jusqu'à présent vénèrent et honorent Zarathoustra. Ils placent ce dernier sur le sommet
de leur croyance. Ils font de Zarathoustra une idole...
Enfin, Y enchanteur fut invité à la caverne de Zarathoustra : il y aura une fête ce
soir
5U
51
Ibid., p. 297. (L'enchanteur 2).
Ibid., p. 298. (L'enchanteur 2).
60
Le pape
Zarathoustra reprit encore une fois sa route vers celui qui avait lancé le cri de
détresse et il remarqua quelqu'un au loin. Quelqu'un de louche aux yeux d'un homme
comme Zarathoustra; quelqu'un qui est peut-être plus déplaisant que l'enchanteur
rencontré précédemment.
Il ressemblait à un prêtre cet homme assis là-bas.
Enfin,
c'était un pape, le dernier pape. 11 était là, errant sans plus de dieu. Il était hors service.
Il faut comprendre que c'est très étonnant de rencontrer un pape lorsque Dieu est mort.
Zarathoustra aurait pu rencontrer un prêtre ou un évêque ou simplement un fervent
croyant, un homme religieux.
Or, c'est un pape qu'il rencontre : Le pape.
Non
seulement un serviteur de Dieu, mais Le représentant de Dieu sur la Terre. Il affirme luimême la mort de son dieu. C'est pourquoi Zarathoustra peut s'intéresser à cet homme
perdu. Cependant, ce qui trahit le pape c'est que, même si Dieu est mort, même s'il n'a
plus de maître, il ne se sent pas libre pour autant. De plus, son critère de vérité est le
passé. Il croit maintenant en ses souvenirs : « Mais maintenant je suis hors de service, je
suis sans maître, et malgré cela je ne suis pas libre; aussi ne suis-je plus jamais joyeux, si
ce n'est en souvenir. »
Dans ce texte « Hors de Service », il y a un éclaircissement à la fois utile et
étonnant. Si le pape est le dernier serviteur de Dieu avant sa mort, alors il sait sûrement
pourquoi Dieu est mort. Chose étonnante, Dieu serait mort sous l'aspect du Dernier
Homme, c'est-à-dire quelqu'un que la fatigue a gagné; quelqu'un qui n'a plus de volonté;
quelqu'un de faible :
Ibid., p. 301. (Hors de service).
61
Mais il finit par devenir vieux et mou el tendre et compatissant, ressemblant plus à un
grand-père qu'à un père, mais ressemblant davantage encore à une vieille grand'mère
chancelante.
Le visage ride, il était assis au coin du feu, se faisant des soucis à cause de la
faiblesse de ses jambes, fatigué du monde, fatigué de vouloir, et il finit par étouffer un
jour de sa trop grande pitié."
Certes, Dieu est mort de sa pitié, le plus grand péché pour Zarathoustra, mais avant de
mourir, il avait toutes les caractéristiques du Dernier Homme. Il avait aussi l'aspect de
l'homme, c'est-à-dire qu'il représente la vengeance dont fait preuve l'homme : Dieu a
raté ses créations (l'homme) et il s'est vengé sur ces dernières.
Enfin, pourquoi le pape était-il venu dans le royaume de Zarathoustra? Il faut se
souvenir de l'ermite, ou du saint, rencontré par Zarathoustra dans le prologue. L'ermite
n'avait pas entendu dire que Dieu était mort et continuait à le prier et à l'honorer. C'est
lui que le dernier pape est venu voir, mais une fois arrivé à la cabane de l'ermite, il
constata son décès. Ainsi, sa recherche du plus pieux des croyants ayant échoué, le pape
décida de chercher le plus pieux des non-croyants, c'est-à-dire Zarathoustra. C'est pour
cela que le pape était là, errant, hors de service. Enfin, le pape fut invité à la caverne de
Zarathoustra : il y aura une fête ce soir!
Le plus laid des hommes
Zarathoustra continua son chemin, toujours à la recherche de celui qui avait crié.
À travers les forêts, par-dessus les montagnes, Zarathoustra cherchait.
Mais, il ne
trouvait rien. Et soudain, le paysage changea subitement. Zarathoustra se trouvait dans
5
Ibid., p. 303. (Hors de service).
62
un lieu étrange et bien inquiétant, c'était le royaume de la mort : « Là se dressaient de
noirs et de rouges récifs : et il n'y avait ni herbe, ni arbre, ni chant d'oiseau. Car c'était
une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes fauves; seule une espèce de
gros serpents verts, horrible à voir, venait y mourir lorsqu'elle devenait vieille. C'est
pourquoi les pâtres appelaient cette vallée : Mort-des-Serpents. »S4
L'ambiance, que les textes de Nietzsche réussissent à provoquer, change ici
radicalement . On le ressent à travers la lecture, mais aussi à travers les réflexions de
Zarathoustra qui affirme s'être déjà vu ici, dans ce lieu de la mort. Lorsque Zarathoustra
a rencontré le pape, il était question de la mort de Dieu entre autres, et le thème de la
mort s'est alors dessiné à travers un paysage : il est très intéressant de lire ce passage et
de constater que le thème exploité ici est transformé également dans le paysage décrit par
Nietzsche. Nous nous demandons si, dans le chapitre « de la vision et de l'énigme »,
lorsque Zarathoustra se retrouve devant le berger étouffé par un serpent, il ne se trouve
pas justement dans ce lieu de la Mort-des-Serpentl De fait, le berger tue le serpent pour
devenir Surhomme ou du moins un très grand rieur; donne-t-il la mort à un serpent dans
le royaume de la mort?
Dans ce royaume, Zarathoustra prend peur lorsqu'il voit quelque chose, une
créature à la forme humaine. Mais était-ce un humain? Cette chose prononce les mots
suivants :« Zarathoustra, Zarathoustra! Devine mon énigme! Parle, parle! Quelle est la
vengeance contre le témoin? [...] Tu te crois sage, Ô fier Zarathoustra! Devine donc
Ibid., 305. (Le plus laid des hommes).
' ' NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H.
Albert, Mercure de France, Paris, p. 305, section sur Le Plus Laid des Hommes.
63
l'énigme, toi qui brise les noix les plus dures, - devine l'énigme que je suis! Parle donc :
qui suis-je? »
Mais Zarathoustra fut pris de compassion pendant un instant. Cependant, cela ne
dura pas et il reconnut qui était cet homme. L'énigme? Cet homme est celui qui a tué
Dieu. Il se cache dans ces lieux, car il fuit la compassion des hommes. Il faut souligner
que nous sommes en présence d'un paradoxe dans le présent texte de Nietzsche. Dans la
section précédente, le pape a très bien dit à Zarathoustra que Dieu était mort par sa trop
grande pitié. Alors, comment Dieu pourrait-il avoir été assassiné? Zarathoustra ajoute
cependant que Dieu peut avoir plusieurs morts : « Vieux pape, [...] as-tu vu cela de tes
propres yeux? Il se peut bien que cela se soit passé ainsi : ainsi, et aussi autrement.
Quand les dieux meurent, ils meurent toujours de plusieurs sortes de morts » 7. Par
conséquent, Dieu peut avoir été tué à la fois par sa pitié et par un homme, mais ce qui est
surtout à retenir est que, dans les deux cas, c'est à cause de la pitié que Dieu est mort. De
fait, c'est en ayant pitié de l'homme le plus laid que ce dernier se vengea contre le témoin
de sa laideur, Dieu.
En effet, cet homme est le plus laid de tous les hommes. Il a tué Dieu parce que
ce dernier le voyait constamment. Dieu voyait l'horreur de cet homme. Sa honte devait
alors alimenter sa vengeance contre Dieu, sa haine contre Dieu, son meurtre!
Cependant - il fallut qu'il mourût : il voyait avec des yeux qui voyaient tout, - il
voyait les profondeurs et les abîmes de l'homme, toutes ses hontes et ses laideurs
cachées.
Ibid., p. 306. (Le plus laid des hommes).
Ibid., p. 303. (Hors de service). C'est nous qui soulignons.
64
Sa pitié ne connaissait pas de pudeur : il fouillait les replis les plus immondes
de mon être. Il fallut que mourût ce curieux entre tous les curieux, cet indiscret, ce
miséricordieux.
Il me voyait sans cesse moi, il fallut me venger d'un pareil témoin - sinon
cesser de vivre moi-même.
Le Dieu qui voyait tout, même l'homme : ce Dieu devait mourir! L'homme
ne supporte pas qu'un pareil témoin vive. 58
Ce qui caractérise le plus laid des hommes est certainement le meurtre de Dieu, mais plus
précisément la honte et surtout le refus de la compassion. Enfin, comme toutes les
figures précédentes, il demande la compagnie de Zarathoustra, il demande à être pris dans
les bras de Zarathoustra, il met Zarathoustra au sommet de ses croyances et de son
espérance. Voici ce qui l'indique :
A grand'peine j'ai échappé à la cohue des miséricordieux, afin de trouver le seul qui,
entre tous, enseigne aujourd'hui que « la compassion est importune » - c'est toi, Ô
Zarathoustra!
- que ce soit la pitié d'un Dieu ou la pitié des hommes : la compassion est une
offense à la pudeur. El le refus d'aider peut être plus noble que cette vertu trop
empressée à secourir.
Mais c'est celte vertu que les petites gens tiennent aujourd'hui pour la vertu par
excellence, la compassion : ils n'ont point de respect de la grande infortune, de la
grande laideur, de la grande difformité.
Malheureusement, c'est cette vertu des petites gens, de la populace, qui domine et c'est
parce qu'ils sont en plus grand nombre qu'ils semblent avoir raison. C'est par là même
58
Ibid., p. 309-310. (Le plus laid des hommes).
lbid., p. 308. (Le plus laid des hommes).
65
qu'ils ont acquis de la puissance. Cette vérité erronée est sortie de la bouche de celui qui
enseignait : je suis la vérité'0. Mais, c'est justement ce que Zarathoustra combat par son
enseignement. Voilà pourquoi il peut rendre légitimes les paroles de l'homme le plus
laid : ses paroles abondent dans le même sens que Zarathoustra :
Celui-là aussi s'aimait en se méprisant, - il est pour moi un grand amoureux et un
grand mépriseur.
Je n'ai jamais rencontré personne qui se méprisât plus profondément : cela
aussi est de la hauteur. Hélas! Celui-là était-il peut-être l'homme supérieur, dont j'ai
entendu le cri de détresse?
J'aime les hommes du grand mépris. L'homme cependant est quelque chose
qui doit être surmonté.(l1
L'homme doit être surmonté pour faire place au Surhomme et peut-être est-ce l'homme
supérieur qui est le plus près (prêt) de ce geste, de cette action?
Enfin, l'homme le plus laid fut invité à la caverne de Zarathoustra : il y aura une
fête ce soir!
Le mendiant volontaire
Zarathoustra quitta le plus laid des hommes avec l'esprit et le corps glacés, glacés
de solitude. Cependant, après de longues recherches, il finit par se réchauffer. C'est un
troupeau de vaches qui lui apporta de la chaleur et du réconfort pour sa solitude. Chose
curieuse, les vaches étaient rassemblées autour de l'homme qui leur faisait un discours.
Un homme dont la bonté couvrait les yeux, un pacifique. Il semble que Zarathoustra
' Ceci est une allusion précise à Jésus le Christ. Dans Jean 14:6.
lbid., p. 310-311. (Le plus laid des hommes).
61
66
dérangea le projet de l'homme par son arrivée. Mais, que faisait cet homme au milieu
des vaches? Il cherchait comme tout le monde le bonheur sur la Terre, mais quel était
son critère de vérité? Apprendre à ruminer. C'est pourquoi il était au milieu des vaches,
il les apprivoisait pour qu'elles lui apprennent à bien ruminer. Pourquoi apprendre à
ruminer? Pour vaincre le dégoût. Or, Zarathoustra se présenta comme celui qui n'a pas
de dégoût, voir précisément ce que cet homme cherchait à vaincre. C'est pourquoi cet
homme rempli d'amour peut avoir de la crédibilité aux yeux de Zarathoustra : il cherche
à surmonter le dégoût, à surmonter l'homme en lui.
Définitivement, les figures
rencontrées par Zarathoustra, jusqu'à présent, semblent constituer la clef de l'énigme, ou
du moins l'étape précédent l'état du Surhomme. Cependant, il semble que tous reculent
d'un pas juste avant de créer de nouvelles valeurs.
Précisons. Qui est cet homme qui cherche à ruminer pour vaincre le dégoût?
C'est le mendiant volontaire. Jadis, les riches et la richesse ont fini par le dégoûter. Il
était lui-même riche. Il a eu honte de sa richesse et il s'est fait pauvre. Une fois sans
argent, cet homme s'est donné comme projet d'aller parmi les pauvres pour leur donner
son amour. Cependant, il ne fut pas compris des pauvres, car ceux-ci veulent devenir
riches. Ils ne comprennent pas pourquoi un riche est devenu mendiant volontairement.
Incompris, c'est pour cela que le mendiant volontaire est venu parmi les vaches. Voici le
conseil ou le commentaire que Zarathoustra donne au mendiant volontaire : « C'est là
que tu as appris, interrompit Zarathoustra, combien il est plus difficile de bien donner que
de bien prendre, que c'est un art de bien donner, que c'est la maîtrise dernière
d'ingénieuse bonté. »62 Nous sommes ici en présence d'un thème qui revient très souvent
Ibid., p.313. (Le mendiant volontaire).
67
chez Nietzsche : c'est tout un art que de bien donner. En effet, parfois donner peut nuire
beaucoup plus qu'apporter la bonté.
Par exemple, lorsque les parents élèvent leur enfant, ils le récompensent et le
punissent pour lui apprendre à bien fonctionner en société, à bien se comporter dans la
vie. Il y a aussi l'amour inconditionnel que les parents doivent s'efforcer de donner à
leur petit « bout' chou ». Si les parents de l'enfant sont riches et expriment leur amour en
récompensant l'enfant avec de l'argent, il en résulte un problème humainement ou
affectivement réel. Quel type de personne va devenir le petit? 11 apprendra que l'argent
est ce qui est le plus important au monde, le plus précieux du monde. Mais, ce qui forge
l'identité de quelqu'un, ce n'est pas que l'argent et la richesse à tout prix, c'est aussi et
surtout la confiance, la quête de bonheur réel, la tendresse, la vertu, etc. Donc, il y a
donner et donner. Il est beaucoup moins difficile de donner cent dollars à quelqu'un
qu'on aime que de le regarder droit dans les yeux et lui dire : «je t'aime ». Cependant,
dans l'amour inconditionnel que se doivent de donner les parents à leur enfant, il y a un
aspect dangereux aussi : la possessivité. Il se peut que l'enfant se sente étouffé par un
excès d'encadrement ou de tendresse. L'enfant doit apprendre à voler de ses propres
ailes pour gagner une certaine confiance en lui; il ne faut pas brimer sa liberté. Bref, les
parents doivent faire preuve de sagesse en donnant à leur enfant pour le bien de ce
dernier. C'était là un exemple pour expliquer rapidement le thème du donner et du
prendre que l'on retrouve dans plusieurs textes de Nietzsche.
Pour revenir au mendiant volontaire, ce dernier, comme les figures rencontrées
précédemment, louange Zarathoustra pour ses sages conseils.
Enfin, le mendiant
volontaire est invité à la caverne de Zarathoustra : il y aura une fête ce soir!
68
L'ombre
Le mendiant volontaire et Zarathoustra venaient tout juste de se quitter lorsque
l'ombre de Zarathoustra prit la parole et appela Zarathoustra. Pendant un bref instant,
Zarathoustra fut pris de folie, avant de revenir à lui, pour ensuite écouter son ombre.
Cette figure de l'homme supérieur est la dernière rencontrée par Zarathoustra en cette
journée. Il faut ajouter qu'il ne fait3 pour nous, aucun doute que l'ombre est une figure du
voyageur et donc une sorte d'alter ego de Zarathoustra, lui-même grand voyageur63.
L'ombre est en fait le voyageur attaché au talon de Zarathoustra. L'ombre est
toujours en route. Cependant, à la différence de Zarathoustra, elle reste sans but et sans
demeure. L'ombre se pose des questions, par exemple, « pourquoi faut-il que je sois
toujours en route? Toujours instable? » Par son manque de but, par son errance, l'ombre
semble avoir les caractéristiques du Dernier Homme. En effet, l'ombre croyait aussi en
ce slogan : « rien n'est vrai, tout est permis. » La croyance la plus haute du Dernier
Homme. Pourtant, l'ombre n'est pas le Dernier Homme. Pendant que Zarathoustra
prêchait le Surhomme, son ombre errait à côté de lui en tant qu'épreuve constante pour
Zarathoustra lui-même?
Mais, comme les autres figures rencontrées précédemment,
l'ombre a pris conscience de ses fautes, de sa volonté instable, des erreurs commises.
Quel est le critère de vérité de l'ombre : trouver sa demeure.
Nietzsche avait écrit, quelques années plus tôt, le texte intitulé Le Voyageur et son Ombre. Ainsi, peutêtre que Nietzsche se projette lui-même dans cette section du Zarathoustra?
69
Vivre selon mon bon plaisir, ou ne pas vivre du tout : c'est ce que je veux, c'est ce
que veut aussi le plus saint. Mais, hélas! Comment y aurait-il encore pour moi un
plaisir?
Y a-t-il encore pour moi - un but? Un port où s'élance ma voile?
Un bon vent? Hélas! Celui-là seul qui sait où il va sait aussi quel est pour lui
le bon vent, le vent propice.
Que m'est-il resté? Un cœur fatigué et impudent; une volonté instable; des
ailes bonnes pour voleter; une épine dorsale brisée.
Cette recherche de ma demeure :
Ô Zarathoustra, le sais-tu bien, cette
recherche a été ma cruelle épreuve, elle me dévore.
« Où est ma demeure? » C'est elle que je demande, que je cherche, que j'ai
cherchée, elle que je n'ai pas trouvée. O éternel partout, () éternel nulle part, ()
éternel - e n vain!6'1
On sent le désir chez l'ombre de trouver sa demeure, même si sa volonté connaît des
failles. C'est pourquoi l'ombre gagne une certaine crédibilité aux yeux de Zarathoustra.
Chacune des figures rencontrées plus tôt ont été conseillées par Zarathoustra, mais elles
auraient pu tomber ou se faire assimiler par certaines pensées des Hommes Supérieurs,
comme celles de l'enchanteur, par exemple. Ce qui prouve la force de Zarathoustra, c'est
qu'il a surmonté chacune des figures rencontrées sur son chemin à la recherche de
l'Homme Supérieur.
Enfin, l'ombre fut invitée à la caverne de Zarathoustra : il y aura une fête ce soir!
*
Ibid., p. 318-319. (L'ombre).
70
Dès que Zarathoustra eut quitté son ombre, il continua à chercher l'Homme
Supérieur, celui qui avait poussé le cri de détresse.
Cependant, midi sonna et
Zarathoustra se reposa. Il y eut un moment de plénitude dans le cœur de Zarathoustra.
Pour lui, le monde s'était achevé, il était rempli de bonheur et de joie. Ensuite, il chercha
l'Homme Supérieur une partie de l'après-midi avant de retourner à sa caverne. Il n'avait
toujours pas rencontré celui qu'il cherchait. Lorsque Zarathoustra arriva à sa caverne, il
entendit à nouveau le fameux cri de détresse de l'Homme Supérieur. Cette fois, le cri
venait directement de sa caverne. Toutes les figures qu'il avait rencontrées pendant la
journée étaient l'Homme Supérieur!
Zarathoustra les avait attirées à sa caverne.
Décidément, il avait péché de gros poissons aujourd'hui. Zarathoustra parle en effet
d'aller pêcher de gros poissons humains au début du livre IV (L'offrande du miel) :
Une mer pleine de poissons multicolores et de crabes dont les dieux mêmes seraient
friands, en sorte qu'à cause de la mer ils deviendraient pêcheurs et jetteraient leurs
filets : tant le monde est riche en prodiges grands et petits !
Surtout le monde des hommes, la mer des hommes : - c'est vers elle que je jette
ma ligne dorée en disant : ouvre-loi, abîme humain!
Ouvre-toi et jette-moi tes poissons et tes crabes scintillants!
Avec ma
meilleure amorce j'attrape aujourd'hui pour moi les plus prodigieux poissons
humains!
C'est mon bonheur que je jette au loin, je le disperse dans tous les lointains,
entre l'orient, le midi et l'occident, pour voir si beaucoup de poissons humains
n'apprendront pas à mordre et à se débattre au bout de mon bonheur.
Jusqu'à ce que victimes de mon hameçon pointu et caché, il leur faille monter
jusqu'à ma hauteur, les plus multicolores goujons des profondeurs, auprès du plus
méchanl des pêcheurs de poissons humains.
71
Car je suis cela dès l'origine et jusqu'au fond du cœur, tirant, attirant,
soulevant et élevant, un tireur, un dresseur et un éducateur, qui jadis ne s'est pas dit en
vain : « Deviens qui tu es! ».
Voilà qui en dit énormément sur le projet de Zarathoustra. Maintenant, ce projet est
accompli, il a péché les poissons : ce sont les Hommes Supérieurs rassemblés dans sa
caverne, à sa hauteur. Pour Zarathoustra, ce sont les meilleurs poissons humains, ceux
qui sont garants de l'accomplissement de l'homme et de la venue du Surhomme.
Zarathoustra a voulu pêcher les hommes pour qu'ils viennent à lui avant qu'il descende
lui-même parmi les hommes.66
Les Hommes Supérieurs étaient tous là dans la caverne de Zarathoustra, à la
hauteur de Zarathoustra.
Cependant, ils ne sont pas les hommes que Zarathoustra
attendait. Ils ne sont que des ponts par lesquels des hommes plus forts vont passer pour
se surmonter : Surhommes!
Vous n'êtes que des ponts : puissent de meilleurs que vous passer de l'autre côté!
Vous représentez des degrés : ne vous irritez donc pas contre celui qui vous franchit
pour escalader sa hauteur!
Il se peut que, de votre semence, il naisse un jour, pour moi, un fils véritable,
un héritier parfait :
mais ce temps est lointain.
Vous n'êtes point ceux à qui
appartiennent mon nom et mes biens de ce monde.
Ce n'est pas vous que j'attends ici dans ces montagnes, ce n'est pas avec vous
que je descendrai vers les hommes une dernière fois. Vous n'êtes que des avanl-
' NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H.
Albert, Mercure de France, Paris, p. 277. (L'offrande du miel).
66
Ceci dit, nous affirmons que le livre IV du Zarathoustra se situe curieusement avant le livre I, c'est-àdire avant que Zarathoustra descende parmi les hommes. Nous affirmons cela en fonction de "l'éternel
retour" que nous expliciterons davantage au chapitre suivant. L'ouvrage de Nietzsche fait preuve d'éternel
retour, même dans sa forme.
72
coureurs, venusi vers moi pour m'annoncer que d'autres, de plus grands, sont en route
vers moi, - non point les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété, ni
ce que vous avez appelé « ce qui reste de Dieu sur la terre ».
- Non, non! Trois fois non! J'en attends d'autres ici sur ces montagnes et je
ne veux point, sans eux, porter mes pas loin d'ici,
- d'autres qui seront plus grands, plus forts, plus victorieux, des hommes plus
joyeux, bâtis d'aplomb et carrés de la tête à la base : il faut qu'ils viennent, les lions
rieurs!
O mes hôtes, hommes singuliers, - n'avez-vous pas encore entendu parler de
mes enfants? Et dire qu'ils sont en route pour venir vers moi?6
Enfin, pour Zarathoustra, c'est l'Homme Supérieur qui est garant du Surhomme parce
qu'il a su désespérer de lui-même, il a su décliner en quelque sorte. Mais, il reste un
obstacle encore, il reste le danger de la populace. La populace est maîtresse et règne par
sa majorité en ce monde; son instinct de conservation, sa volonté de se conserver la rend
maître; cela lui donne une certaine puissance, la puissance de la tradition ou des
anciennes valeurs. Chez Nietzsche, il y a un dégoût de la tradition, de la conservation car
elle brise la liberté des plus forts, des originaux. Cette tradition de l'homme est le plus
grand danger au Surhomme, car ce dernier doit voir le jour par le déclin de l'homme.
C'est l'Homme Supérieur qui est capable d'être un pont entre deux rives : la prochaine et
la lointaine.
Il a peut-être la force de ne pas se faire assimiler par la tradition et
disparaître dans la populace.
Mais, demandons-nous à nouveau pourquoi l'Homme
Supérieur est-il un obstacle pour le Surhomme? Zarathoustra a fait venir les Hommes
Ibid., p. 328-329. (La salutation).
73
Supérieurs à sa caverne parce qu'il croit en eux pour le devenir du Surhomme. Alors
encore une fois, qu'est-ce qui constitue des obstacles?
Nietzsche admet une hiérarchie entre les hommes. Oui, il y en a de meilleurs que
d'autres. 11 y en a de plus forts que d'autres. La probité68 serait de savoir quel type de
personne nous détermine (fort, faible), de l'accepter dignement, et d'agir en fonction de
sa quantité de force. Si les faibles acceptent leur faiblesse au lieu de se conserver et
d'espérer plus qu'ils ne le peuvent, ils propulseraient ainsi les plus forts vers les plus
hauts sommets de la vie. Et les forts ne seraient pas humbles au sens où ils ne nieraient
pas leur force. Non! Non! Trois fois Non! Ils seraient propulsés vers les plus hautes
montagnes de la vie. Voilà le danger en ce qui concerne le concept de « hiérarchie » chez
Nietzsche : c'est de nier cette inégalité parmi les hommes! Le plus fort de son côté doit
savoir descendre des sommets les plus confortables, il doit savoir dépasser le nirvana
(avec la « Heiterkeit », la belle humeur) et non s'asseoir dessus. Il faut avoir du courage
et savoir vivre dangereusement. Même si tu es au sommet de ta gloire et de ton bonheur,
tu dois savoir descendre activement de ta chaise en velours pour vivre d'autres
expériences de vie qui feront de ta vie le plus beau des mystères enivrants. Cela ça n'a
pas de prix, même pas celui d'un nirvana! N'est-ce pas là la liberté? Oh! La liberté ça se
vit, ça ne se contemple pas.
Prenons une parole de Zarathoustra : « Est-ce que je
recherche le bonheur? Je recherche mon œuvre! » 9 Ceci dit, il n'est pas question de
chercher le bonheur, mais de construire une œuvre, une vie. Ce chemin est celui du
Surhomme.
Rien n'est pour moi plus précieux et plus rare aujourd'hui que la probité. (Zarathoustra, p. 337)
Ibid., p. 381. (Le signe).
74
Mais, pourquoi l'Homme Supérieur est-il un obstacle au Surhomme? Certes, il ne
croit plus en Dieu et aux anciennes valeurs. Cependant, il ne peut pas créer de nouvelles
valeurs et la place de Dieu est vide. Un vide angoissant qu'il faut remplir rapidement.
La science, la vérité... N'importe quoi, mais il lui faut mettre quelque chose à la place de
Dieu! Zarathoustra le leur dit :
O hommes supérieurs, ce qu'il y a de plus mauvais en vous : c'esl que tous vous
n'avez pas appris à danser comme il faut danser; - à danser par-dessus vos lêles!
Qu'importe que vous n'ayez pas réussi!
Combien de choses sonl encore possibles! Apprenez donc à rire par-dessus vos
têtes! Élevez vos cœurs, bons danseurs, haut, plus haut! Et n'oubliez pas non plus le
bon rire !
Cette couronne du rieur, cette couronne de roses à vous, mes frères, je jette
cette couronne! J'ai canonisé le rire; hommes supérieurs, apprenez donc - à rire!7"
À la suite de ces paroles, les Hommes Supérieurs ont ri comme de vrais « rieurs »
pendant un instant. Toutefois, leur rire s'arrêta et un culte religieux apparut. Celui qui
dit toujours OUI fut vénéré par tous les Hommes Supérieurs. Celui qui dit OUI à tout,
tout, tout : l'âne. « I-A »71 dit l'âne. « I-A » répéta l'âne. Il dit toujours OUI. Ainsi,
l'âne venait de prendre la place de Dieu. Cela était comme un coup de poignard dans le
cœur de Zarathoustra. Ils n'ont rien compris. Il y a des NON affirmateurs.
Posons
quelques questions à l'âne :
Es-tu un âne?
I-A de répondre l'âne.
70
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H.
Albert, Mercure de France, Paris, p. 345. (De l'Homme Supérieur §20).
71
JA signifie oui en allemand.
75
Es-tu divin?
I-A de répondre l'âne.
As-tu faim?
I-A de répondre l'âne.
Es-tu un imbécile?
I-A de répondre l'âne.
Il y a des NON qui sont affirmateurs et des OUI imbéciles. II faut savoir dire de vrais
OUI et de vrais NON, l'âne ne sait pas ça.
Bref, les Hommes Supérieurs ont remplacé Dieu par un âne, quelle absurdité!
*
Par la suite, il y eut une fête formidable où minuit, l'heure la plus sombre,
s'enchevêtrait au midi, l'heure la plus joyeuse. Une fête dionysiaque, une joie tragique.
Cependant, nous ne développerons pas davantage ce moment-ci, car il y est question
d'Éternel Retour, de Volonté de Puissance et d'extase dionysiaque, que nous
développerons dans le dernier chapitre. Examinons plutôt le matin suivant cette nuit tout
autant festive qu'émancipatrice.
Zarathoustra sentit le monde s'accomplir. Il était assis hors de sa caverne pendant
que les Hommes Supérieurs dormaient encore. Il ne pouvait pas ne pas dire bonjour à
son soleil matinal; ainsi il s'était éveillé plus tôt pour accueillir son soleil au matin.
76
Nous " fîmes pareil à la suite d'un long repos bien mérité, car nous avons voyagé
longtemps pour arriver jusqu'ici, sur cette montagne. D'abord, nous nous sommes élevés
au-dessus de la ville araignée qui voulait nous rendre égal aux hommes. Nous avons
ensuite traversé le vaste océan sans sombrer au fond de l'abîme avec le Dernier Homme.
Enfin, nous avons franchi toutes les figures de l'Homme Supérieur.
Nous allons
maintenant saluer Zarathoustra, celui qui nous attend depuis des lustres.
Et nous
voltigeons au-dessus de Zarathoustra en lui lançant des flèches d'amour. Il est là qui
caresse son lion rieur venu le trouver pour nous accueillir, nous ses enfants, des dizaines
de colombes ayant surmonté la vie dans toutes ses difficultés pour venir le trouver, ce
cher Zarathoustra. Nous avons dansé autour de Zarathoustra et du lion rieur et nous les
avons caressés de tout notre cœur. Zarathoustra pleurait de joie et nous l'aimions pour
ça. C'était le plus beau matin de l'histoire! Mais, les Hommes Supérieurs sortirent de la
caverne et poussèrent le fameux cri de détresse avant de s'enfuir. Peut-être eurent-ils
peur du lion? Quoi qu'il en soit, ils ont réagi, ils se sont enfuis : « toute grande vérité
n'arrive que très tardivement à conquérir les Hommes Supérieurs : douleur pour les
penseurs sincères. »
Quant à nous, nous sommes là avec Zarathoustra!
Place au
Surhomme! Que le Surhumain vive! Nous avons surmonté et surtout pris connaissance
des obstacles au Surhomme! Nous sommes prêts à connaître la philosophie de Friedrich
Nietzsche : L'Eternel Retour et la Volonté de Puissance!
*
72
73
Nous, lecteurs el narrateur.
NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance /, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 217 (§1)
77
Notre bonhomme est heureux aujourd'hui, il aura beaucoup à faire. Après avoir
apprécié l'état de cette pierre. Après avoir savouré les textures et les caractéristiques de
cette chose unique, notre personnage sort un marteau et un pic de son nécessaire. Voilà
deux objets qu'il connaît bien. Il recule pour admirer la pierre une dernière fois. Il
s'avance devant elle et le temps s'arrête. La passion augmente et explose en son cœur et
voilà qu'il pose son pic sur la roche et lui donne un coup de marteau. L'objet vient d'être
détruit à jamais. Enfin, avec une volonté créatrice, notre petit bonhomme sculpte la
pierre à sa manière. Tout en valsant, il fait de l'objet ce qu'il veut bien. Il a le goût d'en
faire ceci, alors il fera ceci. Il a le goût d'en faire cela, alors il fera cela. Libre dans sa
passion survoltée, il frappe avec son marteau; il soigne par la suite ses coups. Pendant ce
temps, le soleil fait son apparition et ses rayons illuminent à la fois le jour et l'illuminé.
Le soleil s'est mis sur son 35 aujourd'hui! L'artiste se tourne vers le soleil durant le
moment d'un bref clin d'œil et il retourne à son œuvre. Et la journée passe...
...La journée était presque terminée.
Une journée mémorable car le petit
bonhomme avait sculpté une œuvre d'art tellement belle qu'un corps humain ne peut
qu'être ébranlé devant pareille majesté. Notre petit bonhomme avait sculpté un sage
vieillard assis sur une pierre. Le vieillard regardait vers le ciel et au-dessus de sa tête
voltigeaient des colombes joyeuses. A côté du vieillard, reposait un lion qui semblait rire
sous la caresse du vieillard et les « chatouillements » des colombes. Quelle magnifique
sculpture! Vous auriez dû voir cela. Quelle beauté que ce trio couplé. C'est comme si le
monde s'était accompli dans l'œuvre de notre petit bonhomme...
78
Chapitre 3
L'Éternel Retour et la Volonté de Puissance
« Comment l'esprit qui porte le poids
de destin le plus lourd, une tâche fatale
peut être néanmoins l'esprit le plus léger
et le plus transcendant - Zarathoustra est
un danseur. »74
Soudain, un bruit très aigu se fait entendre au loin. Quelque chose de métallique
est probablement tombé sur le plancher en céramique. Le bruit ne devient pas sourd, il
perdure dans le temps, dans l'espace. Il se transforme en diverses textures vibrantes.
C'est comme si la chose inconnue roulait lentement dans la maison et se transformait
subitement à chaque fois qu'elle passait d'une pièce à une autre. D'abord, un roulement
sur la céramique de la cuisine. L'anneau métallique passe entre les jambes d'un couple
assiégé à la table sur laquelle repose un repas copieux et savoureux, sur laquelle du vin
éclaté par la flamme d'une chandelle présente une magnifique robe bourgogne. Le temps
s'est arrêté pour les deux amoureux. Ils arborent un sourire unique, un regard tendre, un
don de soi pour le présent... L'anneau roule sur le plancher du long couloir sombre. Le
bruit du roulement sur ce bois rigide se transforme en son grave et éraillé malgré sa
74
NIETZSCHE, Friedrich, Ecce Homo, GF-Flammarion, Paris, 1992, p. 132 (§6).
79
constance.
Il traverse lentement le jeu
de trois enfants qui courent et dansent
frénétiquement. On entend le cri d'une mère : « Faites moins de bruit les enfants! » Et
les enfants de rétorquer en chœur : « on ne joue pas, on danse maman! C'est sérieux tu
sais. » Effectivement, chaque enfant prend son rôle au sérieux. Qui plus est, on dirait
que le rôle auquel adhère l'enfant n'est plus un simple rôle, mais sa manière d'être au
monde; comme si ce rôle dansant avait plus d'importance que la vie normale d'un enfant.
À moins que ce rôle représente justement la vie? Les enfants sont tellement sérieux
lorsqu'ils s'amusent! Ensuite, le bruit du roulement de l'anneau se transforme en son
plus sourd lorsqu'il passe sur le mince tapis d'une bibliothèque. Un téléviseur diffuse les
images d'une tragédie survenue quelque part au Moyen-Orient. Ces images montrent une
femme qui pleure sur le corps ravagé de son mari et une fillette brûlée sauvagement.
Voilà un moment douloureux dans la vie de cette femme inconnue. Une femme qui
souffre la mort de son mari et peut-être même de sa propre fille. La télévision, ne
pouvant se contenir de passer ces horribles images, verse une larme qui coule timidement
sur le meuble et enfin sur un livre d'Homère. L'anneau se mouille en passant dans la
flaque de larmes pour ensuite traverser dans le salon. Le bruit du roulement s'éteint sur
le tapis touffu situé devant le sofa. L'anneau ralentit son mouvement pour enfin s'arrêter
à côté de mon livre par terre, le Gai Savoir de Nietzsche.
Je regarde cet anneau
étrangement et je suis surpris de la coïncidence entre l'anneau mystérieux et l'anneau
nietzschéen de l'aphorisme 341, Le poids le plus lourd. L'anneau éternel, l'Éternel
Retour...
*
KO
Le passage clé dans l'oeuvre de Nietzsche qui touche l'Éternel Retour est
l'aphorisme 341 du Gai Savoir. Nous l'analyserons maintenant de manière profonde et
dans le détail pour comprendre davantage cette pensée, mystérieuse au premier regard, la
pensée de l'Éternel Retour. Voici l'intégralité de l'aphorisme retranscrit de nouveau :
Le poids le plus lourd. - Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement
dans ta plus solitaire solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis et l'a vécue, il
te faudra la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois; et elle ne comportera
rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et
soupir et tout ce qu'il y a dans ta vie d'indiciblement petit et grand doit pour toi
revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement - et également
celte araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moimême.
L'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui,
poussière des poussières! » -Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en
maudissant le démon qui parla ainsi?
Ou bien as-tu vécu une fois un instant
formidable où tu lui répondrais : « tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus
divin! » Si cette pensée s'emparait de toi, elle te métamorphoserait, loi, tel que tu es,
et, peut-être, t'écraserait; la question, posée à propos de tout et de chaque chose,
« veux-tu ceci encore une fois et encore d'innombrables fois? » ferait peser sur ton
agir le poids le plus lourd! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour
ne plus aspirer à rien d'autre qu'à donner cette approbation et apposer ce sceau ultime
et éternel ?7S
Tout d'abord, l'aphorisme débute par un titre, un titre qui surprend, un titre qui
alimente la curiosité : le poids le plus lourd. Non pas un poids lourd, ni une lourdeur
75
NIETZSCHE, Frédéric, Le Gai Savoir, GF Flammarion, Paris, 1997, p. 279-280.
81
quelconque, mais le plus lourd de tous les poids. La pesanteur qui ne peut être plus
pesante. Ce titre est à la fois pesant et étonnant, il incite à lire l'aphorisme à l'instant
même, mais non pas sans causer une certaine crainte. La crainte se maintient dès la
première phrase par le démon qui apparaît de manière silencieuse et subite. Il n'apparaît
pas n'importe où, il apparaît dans la plus solitaire de toutes tes solitudes. Il apparaît donc
dans l'endroit le plus intime qui puisse t'appartenir : ta solitude. La solitude n'est pas un
endroit dans l'espace mais un état profond dans lequel l'esprit, la conscience se côtoie, se
regarde, se pense. Habituellement, la conscience se laisse divertir par la télévision, le jeu,
le boulot, la musique, le rêve, l'exercice, le vin. Mais, dans la plus solitaire des solitudes,
elle ne fait rien d'autre que d'être avec elle- même. Comme Pascal le disait, il est
difficile pour les gens de rester seuls et tranquilles, d'être au repos. Donc, ce démon
apparaît pendant que tu es dans cet état profond que nous pouvons qualifier de méditatif
et d'exceptionnel. Cependant, il faut ajouter que l'énoncé reste au conditionnel. Ce n'est
pas que le démon apparaisse essentiellement, mais S'IL t'apparaissait, alors... Ensuite,
demandons-nous, dans la même phrase, qu'est-ce que ce démon! Il n'y a pas d'autre
description que le mot démon pour qualifier ce personnage. Est-il noir? Est-il petit? At-il une forme humanoïde? Nietzsche n'en parle pas. Il n'en parle pas car ce n'est pas
important de connaître l'apparence de ce démon. Il est une voix et son message renferme
quelque chose de tellement important qu'il ne faut pas se le représenter mentalement pour
ne pas ajouter de superficialité autour du message qu'il porte. Par contre, nous pouvons
avancer deux raisons pour lesquelles
Nietzsche utilise ce syntagme.
La première
conception du mot démon est du type chrétien, un genre de diable qui apporterait un
message anti-chrétien, une parole qui pourrait ébranler le message chrétien. La deuxième
82
raison pourquoi Nietzsche utilise ce personnage est plus pertinente. Il conçoit le démon
comme dans l'antiquité, c'est-à-dire comme une voix intérieure porteuse de vérité, le
démon de Socrate par exemple; la petite voix intérieure qui te parle, te conseille, te
questionne, à l'exception que Socrate suivait toujours cette voix tandis que dans
l'aphorisme qui nous concerne, il y a un choix qui s'installe.
On peu également le
comparer au Méphistophélès du docteur Faust. Peut-être serait-il même un oracle comme
celui qui, avec sagesse, annonça à Socrate qu'il était le sage des sages ou encore celui qui
parla à Moïse dans le buisson ardent? Bref, une parole des plus importantes annonçant
quelque chose de grandiose : munie d'une fatalité horrible ou d'une sincère rédemption.
La moitié du reste de l'aphorisme 341 du Gai Savoir renferme la parole, le
message du démon. Quel est ce message? Cette vie, telle que tu la vis et l'a vécue, il te
faudra la vivre encore une fois et d'innombrables fois... La parole du démon s'ouvre en
te pointant, en pointant la vie que tu as vécue et comment tu l'as vécue, c'est-à-dire le
style ou la manière dont tu vis ta vie, il faudra que tu la vives une autre fois, puis une
autre, puis une autre. Il faut noter que le démon parle de la vie comme d'un verbe; il n'y
a pas la vie et vivre, comme si la vie consistait en un concept abstrait. La vie se vit. Le
démon poursuit avec une précision très importante : tu revivras ta vie comme elle a été
vécue. Il n'est pas question de changer quoi que ce soit, tu revivras tes peines et tes joies,
tout ce dont tu as voulu ainsi que tout ce que tu regrettes, tous tes souvenirs ainsi que tout
ce que tu as oublié. Les moments longs, les moments courts. Chacun de tes doutes ou
chacune de tes réussites, il te faudra les revivre et ce, à la même époque, dans le même
ordre. Tu meurs jeune, tu mourras jeune encore et encore. Tu es heureux, alors tu seras
heureux encore et encore. Pour continuer, en ce qui a trait à la parole du démon, pour
8:i
être moins abstrait en parlant de la vie, ce dernier pointe l'araignée qui marche juste là
devant, puis le clair de lune qui peint une lueur dans la pièce, et lui même, le démon,
reviendront dans ta vie au même moment, au même instant, dans ta même solitude, dans
ta grande plénitude. Enfin, le démon termine son message par un énoncé formidable :
l'éternel sablier de l'existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des
poussières!76 11 te fait entrer dans le temps d'une manière presque apeurante. Le sablier
est renversé pour toujours, et toi aussi puisque tu es une des poussières, un grain de sable
dans ce sablier, dans cette existence.
L'image que suscite cette métaphore, par sa
puissance, donne à réfléchir sur notre existence. On dirait une phrase biblique ou, du
moins, les termes semblent être bibliques. Éternité; poussière des poussières; existence.
Ceci dit, le sablier réprésente la vie qui revient éternellement et toi tu es une poussière
parmi d'autres poussières qui vit et qui revient avec le temps, l'existence.
Pour
continuer, dans l'analyse de l'aphorisme, le narrateur (ou Nietzsche) prend la parole et
s'adresse au lecteur en posant une question. Comment réagirais-tu si un démon te parlait
ainsi? L'enverrais-tu promener? Angoisserais-tu sur le sort fatal de ta vie? Est-ce que le
poids de cette affirmation t'écraserait et aplatirait ton existence? Ou est-ce que tu lui
ferais face en lui répondant du tac au tac, tu es un dieu et jamais je n'entendis rien de plus
divin! Tu te tiendrais debout devant cet oracle en applaudissant son affirmation. Le
narrateur poursuit en disant que si tu acceptais tout ce que le démon a dit sur la vie, le
retour de ta même vie, cette vie pareille, pareille, pareille, devra revenir et revenir pour
toujours,
si tu les voulais cela te MÉTAMORPHOSERAIT77.
métamorphoserais-tu?
En quoi te
Le narrateur mentionne que cette pensée t'écraserait par sa
Aphorisme 341 du Gai Savoir.
C'est nous qui soulignons.
84
grandeur ou elle te soulèverait vers un agir où tu devrais aimer la vie et son devenir, ta
vie et tes actions pour que cette même vie revienne et revienne. L'aphorisme se termine
par l'affirmation du narrateur et le vouloir de l'Éternel Retour. Tu aimerais tant vivre, tu
voudrais tellement ta vie que, sans hésiter, tu voudrais que cette vie revienne. Bref, tu
voudrais vivre ta vie pour l'éternité. Non pas avoir une vie éternelle, mais plutôt vouloir
ta vie plusieurs fois, la même. Cette pensée métamorphoserait ta vie puisque ta vie
revient. Autant revivre une vie que tu veux. Si tu réalises et tu prends conscience de
l'Éternel Retour, alors tu feras de ta vie à venir ce que tu veux, selon ton goût, à ta
manière. Tu devras assumer toutes les conséquences de tes actions, les petites comme les
grandes. Bref, tu voudras ton devenir et ainsi tu deviendras ce que tu es.
Il faut préciser que Nietzsche ne dit pas que cela sera facile. Non, il y aura des
efforts à faire et des souffrances à vivre pour faire de ta vie un cadeau sincère.
Bien sûr, il faut comprendre que l'Éternel Retour chez Nietzsche n'existe pas de
manière cosmologique. Ce n'est pas le temps circulaire comme dans l'Antiquité grecque.
Tout ne revient pas en boucle. Chez Nietzsche, le terme de l'Éternel Retour est un outil
de travail, je dirais même un outil esthétique pour vivre ta vie. Peut-être également une
suggestion morale pour vivre ta vie. L'Éternel Retour chez Nietzsche est un concept,
qualifions-le de mystérieux, pour donner un sens à la Volonté de Puissance, c'est-à-dire
un sens à la Vie.
Prenons une pause : présentement, ou plutôt quand j'ai écrit ce texte, cette partie
du texte, il était important pour moi de le vouloir vraiment pour être probe avec moimême. Je voulais faire l'expérience de vouloir ce moment à vie. Dans tout mon mémoire
de maîtrise, le passage sur l'Éternel Retour était le plus angoissant pour moi. Au début,
H5
je n'étais pas certain de le saisir complètement et je ne suis pas encore certain de le saisir
sous toutes ses facettes, et beaucoup de commentateurs que j'ai lus ne m'ont pas donné
satisfaction dans leur manière de voir l'Éternel Retour chez Nietzsche. À mon avis, le
meilleur commentateur de Nietzsche est Nietzsche lui-même. Bref, je voulais vouloir ce
moment d'écriture pour le restant de ma vie et pour toujours. Mais, la question que je me
pose : pouvons-nous vouloir chaque moment de notre vie, chaque seconde de notre vie
consciemment et vraiment?
Heidegger a écrit un essai dans son recueil nommé Essais et Conférences qui
s'intitule Qui est le Zarathoustra
de Nietzsche?
Dans ce texte, Martin Heidegger
s'interroge sur l'Éternel Retour de Nietzsche, ou plutôt l'Éternel Retour de Yldentique à
la manière heideggérienne.
Certes, le penseur du Dasein est certainement un des
premiers à avoir vu et compris la véritable pensée de Nietzsche. Cependant, lorsqu'on lit
profondément les pages de Nietzsche, nous constatons que Heidegger s'est trompé sur
divers points lorsqu'il disserte sur l'Éternel Retour. Essayons de mettre en lumière ces
confusions pour comprendre davantage le terme d'Éternel Retour chez Nietzsche. Tout
d'abord, Heidegger pense que l'Éternel Retour consiste en un passé qui revient sans
cesse.
Ce passé, il revient sans cesse comme Yldentique : le même.
Une faute est
commise ici par Heidegger car, comme nous l'avons vu dans l'analyse de l'aphorisme
341 du Gai Savoir, le passé ne revient pas comme ça. Il n'y a pas le passé et toi. Le
passé revient si tu le veux. C'est une action volontaire que de vouloir la vie à nouveau.
86
11 n'y a pas la vie qui revient et toi qui doit vivre et chanceler dans ce cercle
interminable : Etourdissement. Non! L'Éternel Retour est une suggestion pour vouloir la
vie, ta vie et ainsi la vivre et la métamorphoser selon toi et tes aspirations. L'Éternel
Retour est un prédicat de la Volonté de Puissance, c'est-à-dire à la vie qui se veut, au
vouloir voulant. Voulant quoi? Son action de vouloir justement. On peut la nommer
Ariane pour parler poétiquement : aimer deux fois plutôt qu'une. Aimer Thésée et se
faire abandonner par lui, ne pas entrer dans le nihilisme en s'apitoyant sur son sort et
tomber en amour une seconde fois, avec Dionysos, et être récompensée par ce dernier
pour avoir voulu deux fois, pour avoir voulu toujours plus.
Un autre point sur lequel Heidegger se trompe est le suivant, à savoir la question
du retour de l'Identique : l'Éternel Retour de l'Identique. Ce n'est pas l'Éternel Retour
de l'Identique, mais l'Éternel Retour du Différent. En effet, si tu prends conscience de
l'Éternel Retour comme mode ou postulat de ta vie à venir, comme Nietzsche le dit dans
l'aphorisme 341 du Gai Savoir, cela te changera et te métamorphosera. Tu deviendras
autre chose et ta vie suivra ta volonté, elle sera volonté. Plutôt que de « subir », tu
« commanderas ». Donc, SI tu avais à revenir et revenir éternellement pour vivre cette
vie telle que tu la veux, alors ce n'est pas l'identique qui reviendrait, mais la
métamorphose à venir, ton devenir autre, ou plutôt ton devenir toi, c'est-à-dire un être qui
devient.
Un troisième point sur lequel nous pouvons critiquer Heidegger se situe dans le
passage suivant: «Zarathoustra est le maître qui enseigne le SurHomme.
Mais s'il
enseigne cette doctrine, c'est uniquement parce qu'il est celui qui enseigne le Retour
éternel de l'Identique. Cette pensée du Retour éternel est, par son rang, la première, la
87
pensée « la plus abyssale ». C'est pourquoi Zarathoustra l'enseigne la dernière, et alors
même toujours avec hésitation. »
dernier.
En fait, Zarathoustra n'enseigne pas cette pensée en
Ce sont ses animaux qui lui affirment qu'il enseigne l'Éternel Retour en
enseignant le Surhomme. Donc, Zarathoustra enseigne, depuis le début, la pensée de
l'Éternel Retour. Il ne s'en rendait pas compte et lorsqu'il apprend cette nouvelle, cela le
foudroie. Le «punch » ou le comble de l'intensité n'est pas dans le dénouement de
l'enseignement de Zarathoustra, mais dans cette prise de conscience par « l'enseigneur »
lui-même de la force grandiose de son enseignement. Ceci dit, l'intrigue se trouve à la
fois dans la prise de conscience de celui qui enseigne et dans la double prise de
conscience de celui qui reçoit cet enseignement. En effet, celui qui reçoit l'enseignement
est à la fois surpris et frappé par la grandeur de cette pensée qu'est l'Éternel Retour, mais
encore doublement surpris par l'effet foudroyant que cette pensée cause chez son
« enseigneur », en occurrence Zarathoustra.
Fait anecdotique, je crois que l'auteur
moustachu a voulu écrire l'effet de la prise de conscience de l'Éternel Retour sur
Zarathoustra parce que cela lui est arrivé biographiquement en 1880 sur le rocher de
Surlej à Sils-Maria :
El nous nous rappelons aussi que Nietzsche, sur le rocher de Surlej, a pleuré de joie à l'idée de
l'éternel retour, non seulement dans le bonheur de la découverte, mais en acquérant la conviction,
existentiellement pragmatique, que la vie individuelle aussi, parce qu'elle se répète, prend un poids
énorme. La pensée capable d'atteindre les plus vastes lointains - il l'appelle « cosmique » - s'affine
pour saisir la plus immédiate proximité et confère ainsi au sentiment de la vie le plus intime et le
plus individuel, la dignité de l'éternel. Il n'y a tout simplement rien d'éphémère. Aucune nuit
intersidérale n'est assez étendue pour effacer l'importance du grain de sable qu'est "l'individu".7
78
79
HEIDEGGER, Martin, Essais et conférences, Gallimard, France, 1958, p. 137.
SAFRANSKI, Rudiger, Nietzsche. Biographie d'une pensée, Actes Sud, Arles, 2000, p. 222.
88
Pour revenir au passage de Essais et Conférences de Heidegger, il y a une autre confusion
de la part de l'auteur. Lorsqu'il affirme que la pensée de l'Eternel Retour est la pensée la
plus abyssale, et c'est pourquoi Zarathoustra l'enseigne la dernière, il y a une faute ici
de commise. Ce texte semble stigmatiser la pensée de Nietzsche et cela est confirmé
dans la conclusion que donne Heidegger80, que cette pensée est énigmatique, mystique,
difficile à cerner. Lorsque Nietzsche parle de pensée abyssale, il ne veut pas dire pensée
creuse, profonde, noire, cachée, mystérieuse, incompréhensible.
Il veut dire que la
conséquence de cette pensée est abyssale. La lourdeur des conséquences causée par la
pensée de l'Éternel Retour pèse tellement en gravité qu'elle peut te projeter dans l'abîme
de l'instant.
Zarathoustra lui-même est projeté dans les enfers souterrains par cette
pensée dont le poids est le plus lourd. Donc, il faut voir disparaître et ensevelir ce
préjugé, présent depuis un peu plus de cent ans, à savoir que l'Eternel Retour chez
Nietzsche serait quelque chose de mystérieux.
Nous croyons que c'est là une
échappatoire trop facile à laquelle certains commentateurs de Nietzsche, Heidegger y
compris, ont conclu trop souvent. Répétons que c'est la conséquence de l'affirmation de
l'Eternel Retour qui engendre des conséquences à la fois lourdes et périlleuses (belles et
grandioses aussi) plutôt que le concept d'Éternel Retour lui-même en sa définition.
Enfin, un dernier point à souligner en ce qui concerne l'Éternel Retour tel que
cerné par Heidegger : « L'éternel retour du même est le plus haut triomphe de la
g I
Métaphysique de la volonté qui désire éternellement son vouloir même. »
On peut
douter que l'Éternel Retour chez Nietzsche soit un concept métaphysique. Cependant,
80
81
HEIDEGGER, Martin, Essais et conférences, Gallimard, France, 1958, p. 147.
HEIDEGGER, Martin, Qu'appelle-t-onpenser?, PUF, Paris, 1959. p. 79.
89
l'Éternel Retour n'est pas une fin en soi ou quelque chose qui se situe ailleurs, quelque
chose de suprasensible.
Comme nous l'avons vu précédemment, l'Eternel Retour
consiste en une suggestion, un tremplin, pour et vers la Volonté de Puissance. Celui-ci ne
réside pas en dehors de la vie, il la suggère dans une affirmation, un dire Oui profond.
Finalement, Heidegger qualifie l'Éternel Retour comme étant l'Être de l'étant alors que
c'est plutôt la Volonté de Puissance qui est l'Être de l'étant. L'Être chez Nietzsche, c'est
la Vie et son devenir alors que l'Éternel Retour est son affirmation. Mais, une question
se pose : s'il y a une métaphysique chez Nietzsche, serait-ce le Surhomme? Quelque
chose à venir de plus ou moins précis? Je ne crois pas, car qualifier de métaphysique le
Surhomme serait de le nier ou de ne pas lui accorder de valeur en lui, c'est-à-dire croire
de ne pas croire en son avènement. Le Surhomme serait en conséquence une chimère, un
fantasme, en dehors de la vie, alors qu'il est justement celui qui l'affirme.
Même si Heidegger semble avoir fait erreur, du moins en partie, quant à la
compréhension de l'Éternel Retour chez Nietzsche, il faut quand même le saluer pour
avoir étudié l'auteur Nietzsche et l'avoir compris, avoir démystifié les préjugés à son
sujet, et mis de l'ordre dans sa pensée chamboulée par l'incompréhension occasionnée le
nazisme par exemple. Il a montré que Nietzsche a été un penseur de la vie et non de la
puissance, de la force, de la domination. Il a démontré que Nietzsche n'était pas un
penseur du négatif, mais qu'il était le penseur du nihilisme dans le but de le dépasser,
donc un penseur optimiste, positif. Bref, les confusions rencontrées dans l'oeuvre de
Heidegger à l'égard de la pensée de Nietzsche se trouvent peut-être dans la torsion qu'il
fait de la pensée nietzschéenne pour appuyer sa propre pensée. Le penseur de Sein und
Zeit a bien vu que Nietzsche a perçu l'être comme étant le temps.
90
*
Qu'est-ce que la Volonté de Puissance? La volonté est d'abord un concept qui
signifie l'état d'une personne. On peut dire que quelqu'un a une volonté, une telle
volonté, il veut ceci ou cela. Mais, lorsque nous ajoutons le mot « puissance » à la suite
de « volonté », qu'est-ce que cela ajoute exactement? Que la personne qui porte une
volonté est puissante?
Qu'on est puissant lorsqu'il y a preuve de volonté?
Chez
Nietzsche, la Volonté de Puissance signifie plus qu'un simple concept, elle est une
volonté voulant, c'est-à-dire une action perpétuelle et agissante sans arrêt. Ce n'est pas
un concept arrêté, mais une force vivante qui fait qu'une chose ou un être est et devient
ce qu'il est. Ceci dit, la Volonté de Puissance n'est pas quelque chose d'irréel ni de
métaphysique mais bien le sens de la réalité, de la vie. Ainsi, la vie est synonyme de
Volonté de Puissance et par ce fait, elle dépasse le concept par son mystère et sa
difficulté à définir. En effet, comment peut-on définir avec exactitude ce qu'est la vie?
Elle est tellement changeante, contingente et fortuite que la définir ne serait possible qu'à
chaque instant et différemment. Cependant, le fait d'employer la locution « Volonté de
Puissance », à la vie nous renseigne sur cette dernière. Le fait d'utiliser le verbe vouloir
n'est pas accidentel chez Nietzsche. Si on veut la vie qui est elle-même volonté alors il y
a preuve de Volonté de Puissance. C'est la volonté qui est une puissance de vivre.
Evidemment, pour vouloir une chose, la logique veut que nous connaissions la chose en
question. Mais, si la Volonté de Puissance est une volonté de la vie, comment peut-on
connaître la vie? Qui plus est, peut-on connaître la vie? Nous pouvons dire que c'est en
91
vivant que l'on vit. Cet énoncé peut paraître tautologique. Donnons un exemple. Si
vivre signifie agir, poser des actions, alors il faut connaître l'action à poser avant d'agir
ou de connaître l'effet de l'action après l'avoir faite. Ainsi, il y a un savoir qui se
développe, une connaissance de la vie qui s'installe. En ce sens, l'expression « c'est en
vivant que l'on vit » prend toute sa signification.
De plus, chaque action que nous
commettons fait que nous nous connaissons toujours un peu mieux et acquérons en même
temps une connaissance sur la vie et sur la manière de vivre. Avec la doctrine de
l'Éternel Retour, nous pouvons privilégier certaines actions à d'autres et ainsi vouloir ou
ne pas vouloir. Toute cette dynamique, vouloir ou non et ainsi décider des actions
envisageables et voulues, nous permet de nous connaître. Ainsi, la Volonté de Puissance
se traduit comme étant la plus grande sincérité de notre âme. Il faut noter qu'il y a des
conséquences à toutes les actions que nous faisons dans la vie et même une action qui
semble parfois sans importance peut avoir des conséquences bouleversantes et revêtir un
poids énorme. Donc, la Volonté de Puissance signifie vouloir toute sa vie et faire de sa
vie quelque chose, un moment, qu'on l'on voudrait vivre et revivre à tout jamais. Ceci
dit, il faut aussi vouloir les conséquences de nos actions et vivre intensément la
souffrance et le bonheur qui font la complexité d'une vie. L'accomplissement de la
Volonté de Puissance n'est pas possible dans la réaction mais dans l'action.
Réagir
contre le monde, c'est faire preuve de nihilisme. Se venger contre la vie est un signe de
faiblesse. Il n'est pas difficile d'avoir du ressentiment mais bâtir un monde, une vie,
voilà un travail ardu. Construire sa vie et faire preuve de Volonté de Puissance signifie
créer de nouvelles valeurs. Créer de nouvelles valeurs veut dire évaluer et juger le
monde, la vie. Il faut l'évaluer pour vouloir la vie selon la doctrine de l'Éternel Retour.
92
Donc, il faut mettre de côté les anciennes valeurs, les valeurs traditionnelles, et réévaluer
le monde. Le Surhomme est celui qui porte l'homme ou plutôt, il est l'état dans lequel se
trouve l'homme pour se dépasser et dépasser la tradition.
Après avoir acquis une connaissance plus précise sur la philosophie de Nietzsche
tout au long du présent mémoire, reprenons l'exemple de la métamorphose dans le
Zarathoustra pour mieux expliciter la Volonté de Puissance et le Surhomme qui en fait
preuve : le chameau, le lion et l'enfant.
Le Surhomme consiste en celui qui porte
l'homme traditionnel vers son dépassement.
Est-ce que le Surhomme est un
aboutissement ou une manière d'être de l'homme pour se dépasser? Le chameau porte sa
charge (les valeurs traditionnelles) et le lion rugit pour signifier NON à la tradition. Sans
la force du lion contre la tradition l'enfant ne peut pas émaner. Certes, le lion n'a pas la
capacité de créer de nouvelles valeurs, mais son refus d'obéir est absolument nécessaire
pour que l'homme puisse se surmonter. Il faut spécifier que c'est une métamorphose
d'un être dont il est question, et non pas de trois êtres différents. Ainsi, l'homme, dans
son devenir autre (qui est en réalité un devenir soi) constitue un passage. Voici une
citation de Heidegger pour expliciter davantage ce point :
L'homme est l'animal non encore déterminé; [...]
Mais pour que l'être de l'homme
traditionnel puisse tout d'abord être déterminé, il faut que l'homme traditionnel soit mis audessus de lui-même. L'homme traditionnel est le dernier homme en ce sens qu'il n'est pas
capable - et cela veut dire : qu'il ne veut pas - s'assujettir lui-même, ni mépriser ce qu'il y a
de méprisable dans la « façon » dont il a été jusqu'ici. C'est pourquoi il faut, pour l'homme
traditionnel, que soit recherché le passage au-delà de soi-même, que soit trouvé le pont vers
cet être qui, devenu celui de l'homme traditionnel, lui permette d'être le vainqueur de ce qu'il
y a de «traditionnel», de ce qu'il y a de «dernier» en lui.
Nietzsche incarne pour
commencer dans la figure de Zarathoustra cette façon d'être, aperçue par lui, de l'homme qui
93
se surpasse. Nietzsche choisit pour cet homme qui se sur-passe, qui ainsi se met au-dessus de
soi et ainsi se détermine enfin, un nom qui prête beaucoup trop au malentendu. Nietzsche
nomme l'homme qui sur-passe l'homme traditionnel : « le Surhomme ».82
Ce passage ou ce « sur-passement » est pour Nietzsche la délivrance de la vengeance.
C'est-à-dire le dépassement du ressentiment contre la vie : « Car il faut que l'homme soit
sauvé de la vengeance : ceci est pour moi le pont qui mène aux plus hauts espoirs. C'est
un arc-en-ciel après de longs orages. »83
*
Un passage marquant du Zarathoustra, qui montre bien le lien nécessaire entre
l'Eternel Retour et la Volonté de Puissance, est De la Rédemption. Citons une partie de
ce texte :
Volonté - c'est ainsi que s'appelle le libérateur et le messager de joie. C'est là ce que je vous
enseigne, mes amis! Mais apprenez cela aussi : la volonté elle-même est encore prisonnière.
Vouloir délivre : mais comment s'appelle ce qui enchaîne même le libérateur?
« Ce fut » : c'est ainsi que s'appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la
volonté. Impuissante envers tout ce qui a été fait - la volonté est pour tout ce qui est passé un
méchant spectateur. [...]
Que le temps ne recule pas, c'est là sa colère; « ce qui fut » - ainsi s'appelle la pierre que la
volonté ne peut soulever.
Et c'est pourquoi, par rage et par dépit, elle soulève des pierres cl elle se venge de celui qui
n'est pas, comme elle, rempli de rage et de dépit.
S2
HEIDEGGER, Martin, Quappelle-t-on penser?, PUF, Paris, 1959, p. 54-55.
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra: un livre pour tous et pour personne, Trad. H.
Albert, Mercure de France, Paris, p. 114. (Des tarentules).
83
94
Ainsi la volonté libératrice est devenue malfaisante; et elle se venge sur tout ce qui est capable
de souffrir de ce qu'elle ne peut revenir elle-même en arrière. [...]
L'esprit de la vengeance : mes amis, c'est là ce qui fut jusqu'à présent la meilleure réflexion
des hommes; et, partout où il y a douleur, il devrait toujours y avoir châtiment.
« Châtiment », c'est ainsi que s'appelle elle-même la vengeance : avec un mot mensonger elle
simule une bonne conscience. [...]
Tout ce « qui fut » est fragment et énigme et épouvantable hasard - jusqu'à ce que la volonté
créatrice ajoute : « Mais c'est ainsi que je le voulais! »
- Jusqu'à ce que la volonté créatrice ajoute : « Mais c'est ainsi que je le veux! C'est ainsi que
je le voudrai. » [...]
Il faut que la volonté, qui est la volonté de puissance, veuille quelque chose de plus haut que la
réconciliation, - : mais comment? Qui lui enseignera encore à vouloir en arrière?84
À la suite de ces sages paroles, Zarathoustra s'arrêta. Effectivement, il est question de
Volonté de Puissance, mais où se trouve l'Éternel Retour? Zarathoustra ne peut pas en
parler encore, il ne peut le nommer. Qui plus est, il s'effraye à nommer cette chose qui
soutient la Volonté de Puissance, cette activité qui dépasse la volonté de se venger contre
ce qui passe. Dans son coeur, il est évident qu'il ressent l'Eternel Retour comme étant la
clé qui donne toute la puissance à la volonté, mais il se tait. Ce n'est que dans le chapitre
sur Le Convalescent que Zarathoustra prendra pleine conscience de l'Éternel Retour par
ses animaux. Ces derniers affirment que Zarathoustra voudra lui-même revenir et revenir
vivre sa vie de manière identique, c'est-à-dire revenir enseigner le Surhomme et l'Eternel
Retour. En effet, le livre Ainsi parlait Zarathoustra représente par sa forme l'Éternel
Retour.
84
Il se termine par le commencement ou commence par la fin, c'est-à-dire
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Par H. Albert, Mercure de France, Paris, p.
162-164. (De la rédemption).
95
Zarathoustra sur sa montagne qui revient du voyage parmi les hommes (livre IV) ou
lorsqu'il veut redevenir homme (livre I). Bref, le livre représente une boucle qui fait en
sorte que, lors de la seconde lecture, le lecteur accomplit l'Éternel Retour ou du moins
expérimente l'Éternel Retour à cause de la structure même du texte.
De prime abord, Zarathoustra descend parmi les hommes pour enseigner le
Surhomme, cet être qui fait preuve de Volonté de Puissance. Mais la vie elle-même est
Volonté de Puissance. Par exemple, il y a une fleur qui pousse près d'un grand chêne.
Sa couleur rouge éclatante légèrement violacée dessine le contour de ses pétales qui
pointent vers le ciel tandis que quelques-unes tombent, brisées à cause du vent qui crache
une pluie violente sur la prairie dans laquelle la fleur grandit. Le grand chêne lui offre un
abri, mais il ne peut tout absorber le mauvais temps que l'orage propage. Cependant, la
fleur se tient sur sa tige comme un guerrier candide devant une tempête de dragon. Le
vert de sa tige rayonne de rudesse et la fleur fait face aux bourrasques avec vaillance.
Une fois la tempête achevée, une lueur de soleil vient sécher les quelques larmes de pluie
qui coulent le long d'une pétale « pendouillante». La fleur se tord pour toucher le soleil
avec son nez bourgeonnant puis, elle sourit bruyamment.
Il y a de la vie dans cette fleur et tout au monde fait et agit pour que cette fleur
devienne ce qu'elle est. Il y a une puissance du monde dans cette fleur et tout est
nécessaire pour que cette fleur existe telle quelle. Ce qui la nourrit, le soleil, le sol, la
pluie, sont nécessaires à sa vie; même les forces qui risquent de la détruire comme la
forte intensité du vent consiste en une puissance de sa vie. La fleur, peu importe les
forces qui la rendent physiquement comme elle est, consiste elle-même en une puissance
de la vie. Ces forces de puissance font que les choses existent différemment et c'est là
96
toute la beauté du monde. L'être humain est aussi une puissance de la vie sauf qu'il a un
petit quelque chose de plus que la fleur. Qu'est-ce que cette chose qui caractérise
l'homme dans la vie? C'est le choix. L'homme peut décider de sa destinée; Nietzsche
oc
dira que l'homme est le seul animal sans but . Cependant, par rapport au reste des êtres
vivants, il peut choisir son but, sa voie. C'est en prenant sa volonté comme puissance de
vie que l'homme peut créer et aspirer à un but qu'il s'est fixé. Cette volonté n'est pas un
défaut de la vie pour Nietzsche mais un cadeau. La volonté comme puissance, la Volonté
de Puissance est le plus beau cadeau de la vie et l'Éternel Retour est son affirmation.
Amor Fati. Comme toutes les forces de la nature font d'une fleur une fleur, l'homme doit
faire le monde et sa vie par sa volonté. Bien sûr, pour Nietzsche, ce n'est pas tous les
hommes qui peuvent aspirer au Surhomme et accepter l'Éternel Retour comme beauté et
création de la vie. L'Éternel Retour peut être une charge que plusieurs ne peuvent
soulever. 11 y a de l'inégalité parmi les hommes. Par contre, si les faibles, au lieu de
mettre des bâtons dans les roues des forts et des créateurs de la vie par vengeance et
envie, les poussaient vers des sommets encore plus hauts, alors les faibles deviendraient
forts. La volonté des faibles à soutenir les forts contribuerait à la puissance de la vie.
Ainsi, la possibilité réelle de la métamorphose, la transformation, la transfiguration de
toutes les valeurs de la vie, deviendrait une réalité; ensemble, allons danser et nous
réchauffer autour d'un Oui. Voilà le message qui ressort d'un livre marquant dans
l'histoire de l'humanité : Ainsi parlait Zarathoustra : un livre pour tous et pour personne.
NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance II, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 95 (§227).
97
Postface
Avons-nous bien compris le propos de Nietzsche? Nous croyons que ce mémoire
de maîtrise explique suffisamment et correctement le livre Ainsi parlait Zarathoustra
pour ce qui est d'en arriver à comprendre et maîtriser la pensée fondamentale de
Nietzsche, la Volonté de Puissance. Il demeure une évidence, c'est que le Zarathoustra
de Nietzsche disserte à peu près sur tous les points de la pensée de l'auteur et qu'il serait
possible d'élaborer davantage sur différents sous-points ou sous-idées abordés dans le
texte, mais nous croyons qu'avec le parcours du présent mémoire de maîtrise et les sujets
développés dans celui-ci, c'est-à-dire le Surhomme, les différentes formes du nihilisme
qui font obstacle au Surhomme ainsi que l'Éternel Retour, suffisent à saisir ce terme non
stagnant qui représente l'être ou la vie selon Nietzsche, la Volonté de Puissance. Il faut
mentionner que l'essence de la pensée du philosophe se trouve dans son Zarathoustra.
Cependant, les ouvrages qui suivront dans les cinq années subséquentes de lucidité de
Nietzsche vont tenter d'expliquer et de détailler davantage sa pensée exposé dans Ainsi
parlait Zarathoustra.
Mentionnons que Nietzsche a été peu lu de son vivant (lucide) et que son
Zarathoustra fut à peu près incompris, même de la part de ses lecteurs et amis fidèles.
Ceci dit, il y a une tentative de la part de l'auteur dans ses livres ultérieurs d'être mieux
compris. Par exemple, la Généalogie de la morale a pour but d'expliquer, à la manière
d'un traité plutôt que par une prose ou des aphorismes, les trois formes du nihilisme déjà
élaborées dans le Zarathoustra d'une manière plus poétique. Un autre exemple d'un livre
dans lequel Nietzsche tente d'être mieux compris est certainement Ecce Homo. Dans cet
98
ouvrage, qui se veut être une autobiographie (fausse?), Nietzsche tente lui-même
d'expliquer qui il est et comment il perçoit son œuvre. Ainsi, il décrit et critique chacun
de ses livres. Ceci dit, il y a là une tentative, ou peut-être un symptôme, de se faire
comprendre davantage par ses contemporains et sûrement par la postérité. Il faut dire que
même si Nietzsche semble, après son Zarathoustra, écrire pour être mieux compris, il n'y
arrive pas si aisément. Premièrement, pour Nietzsche, son style d'écriture est nouveau en
son temps et ensuite parce qu'il garde et perfectionne son style d'écriture, ses aphorismes
gagnent en qualité et, par le fait même, Nietzsche reste fidèle à lui-même et à son style.
Il faut lire et relire Nietzsche pour déchiffrer ses aphorismes pour comprendre vraiment
ce qu'il veut dire.
Enfin, il est nécessaire ici de signaler un des derniers projets du philosophe de la
Volonté de Puissance, celui d'écrire une œuvre, un grand ouvrage sur la Volonté de
Puissance ou ce que Nietzsche appelle aussi la transvaluation de toutes les valeurs. Nous
savons aujourd'hui que l'œuvre parue sous le nom de Volonté de Puissance a été
manipulée et falsifiée par sa sœur. L'ordre dans lequel les aphorismes de Nietzsche ont
été placés ne correspond pas la volonté de Nietzsche. Malheureusement, ce livre a mené
à une compréhension erronée de la pensée nietzschéenne. Ce livre voile et biaise les
concepts d'Éternel Retour, de Volonté de Puissance et du Surhomme pour ne nommer
que ceux là; bref, la pensée qui dirige l'entièreté de l'œuvre de Nietzsche.
Nous croyons que ce projet d'écrire une œuvre sur la Volonté de Puissance a été
accompli par Nietzsche avant sa chute dans la maladie. Avec le Crépuscule des idoles et
Y Antéchrist notamment, mais surtout avec Ecce Homo, dernier livre écrit par Nietzsche,
il accomplit par écrit et dans sa vie sa philosophie qu'on connaît maintenant sous la
99
Volonté de Puissance. Avec les deux premiers ouvrages, il détruit les anciennes valeurs,
il pratique sa philosophie à coup de marteau. Puis, avec Ecce Homo, il dit OUI à sa vie,
à son œuvre. Nietzsche, étant très malade, aurait pu en vouloir à la vie, mais au contraire,
il l'a voulue et appréciée. 11 y a un amour du corps chez le philosophe comparativement
aux valeurs chrétiennes qui méprisent le corps et la chair au nom d'un au-delà
quelconque. Quant à Nietzsche, il le place au sommet des valeurs humaines : « le corps
humain est un système beaucoup plus parfait que n'importe quel système de pensée ou de
sentiments, et même très supérieur à toute œuvre d'art. »
De plus, selon Nietzsche, ce
qui ne tue pas un corps, le rend plus fort.
Dans Ecce Homo, Nietzsche fait l'éloge de sa vie et ne regrette rien, il dit un
grand OUI à tout ce qu'il a vécu. Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas vécu de moment
pénible. Par ce livre, il accomplit la Volonté de Puissance et donc sa philosophie, ce qui
le rend d'autant plus crédible quant à sa philosophie. Ceci dit, si Nietzsche avait inventé
une méthode permettant l'accomplissement de la Volonté de Puissance, cela aurait
certainement biaisé sa pensée car il aurait, par ce geste, formé un système, une méthode,
et aurait ainsi donné une vérité à suivre, ce qui est très dangereux pour la vie elle-même.
Pour cela, nous pouvons dire que la philosophie de Nietzsche s'adresse à tous, mais de
manière particulière, c'est-à-dire que chaque individu doit trouver sa voie vers la Volonté
de Puissance. Autant il y a de vie, autant il y a de possibilité d'accomplir et de vouloir la
vie. Un indice de la part de Nietzsche pour l'accomplir, nous l'avons vu dans le dernier
chapitre, c'est l'Éternel Retour. Se confronter à l'Éternel Retour, faire cet exercice sur sa
vie, vouloir sa vie éternellement comme elle est vécue et pas autrement, c'est faire
l'expérience de la Volonté de Puissance :
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NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance II, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 237 (§653).
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Toute mon ardeur laborieuse el toute ma nonehalanee, toute ma maîtrise de moi-même et toute mon
inclination naturelle, toute ma bravoure el tout mon tremblement, mon soleil et ma foudre jaillissant
d'un ciel noir, toute mon âme et tout mon esprit, tout le granit lourd et grave de mon « Moi », tout
cela a le droit de se répéter sans cesse : « Qu'importe ce que je suis!
L'Eternel Retour n'a pas de préjugé, il n'est pas de l'ordre de la morale.
Enfin, pour accomplir la Volonté de Puissance, il ne faut pas être dégoûté de
l'homme, mais l'humaniser, s'humaniser. Comme Zarathoustra, il faut dépasser le grand
dégoût de l'homme pour créer de nouvelles valeurs : « Zarathoustra s'est également
rendu maître de son grand dégoût pour l'homme : l'homme est pour lui une chose
informe, matière, pierre affreuse qui a besoin du sculpteur. »
Il y a là un espoir par le
dépassement du nihilisme. La philosophie de Nietzsche est en ce sens positive, optimiste,
affirmative et non pessimiste ou contre la vie. Créer de nouvelles valeurs, tel est le projet
de Nietzsche : « la vérité parle par ma bouche. Mais ma vérité est terrible : car jusqu'ici
c'est le mensonge qui s'appelait vérité. Réévaluation de toutes les valeurs : telle est ma
formule de l'acte de suprême prise de conscience de soi de l'humanité, qui en moi s'est
fait chair et génie. »xy
Nous connaissons maintenant la philosophie de Nietzsche et son projet de la
mettre en action, terminons par une phrase, un peu idéaliste, mais nous croyons que c'est
aussi un souhait de la part de Nietzsche, un conseil pour l'humanité. C'est le dernier
aphorisme de la Volonté de Puissance : « Dès que l'homme s'est parfaitement identifié à
l'humanité, il meut la nature entière. »
NIETZSCHE, Friedrich, La Volonté de Puissance II, Éditions Gallimard, Paris, 1995, p. 460-461 (§612).
NIETZSCHE, Friedrich, Ecce Homo, Flammarion, Paris, 1992, p. 136 (§8).
Ibid., p. 151.
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