Les Mages romantiques

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© Éditions Gallimard, 1988.
À Sylvia
« On entre plus profondément encore
dans l'âme des peuples et dans l'histoire intérieure des sociétés humaines
par la vie littéraire que par la vie
politique.»
Victor Hugo.
Avant-propos
Ce livre fait suite à deux autres. Le premier considérait les
débuts du romantisme français, et l'entreprise de renouvellement
dont une génération mémorable a fait sa tâche entre 1820 et
1830. Au sortir d'une longue période de révolution et de guerres,
un esprit nouveau recréait thèmes et fictions à l'usage d'une
société transformée. Ce qui apparut alors dans l'ordre littéraire
valeurs, imaginations, genres et formules, triompha en dix ans,
rejetant dans le passé ce qui avait fait loi jusque-là. Après 1830,
le romantisme, toujours très attaqué, est, en fait, victorieux; il
est la littérature du présent. Le débat s'ouvre alors sur les
problèmes que pose ce présent, entre un passé condamné et un
avenir inconnu. Les nouvelles formes littéraires avaient été précisément conçues pour un temps de diversité et d'inquiétude.
La littérature romantique, en s'ouvrant après 1830, selon sa
vocation, aux questions religieuses et sociales, à la discussion
des destinées humaines et de l'avenir, voulut être l'organe de
ce temps. Quelle fut en particulier, dans le mouvement des idées
entre 1830 et 1848, la place de la poésie? Il fallait, pour apprécier
son apport et le degré de son originalité, s'informer des doctrines
et systèmes divers qui prospérèrent en dehors d'elle comment
voir, autrement, ce qui la distingue? Cette recherche préalable
donna lieu à un second volume, en tête duquel, je laissais prévoir
cet ouvrage-ci J'essaie de tenir aujourd'hui ma promesse, en
publiant le premier des deux volumes qu'il doit comprendre.
1. Je serai amené quelquefois à renvoyer le lecteur à l'un ou l'autre de ces
deux livres, à savoir
Le Sacre de /'écrivain (1750-1830), Paris, José Corti, 1973,
et Le Temps des prophètes, Paris, Gallimard, 1977.
Avant-propos
Après comme avant 1830, les poètes ont maintenu intacte
l'idée de leur mission comme accompagnateurs et guides spirituels de l'humanité moderne. Le sentiment d'une telle mission
est l'inspiration majeure du romantisme dès qu'il paraît. La
dignification romantique de la poésie n'a pas été autre chose
que cette auto-investiture spirituelle, qui a pris son plein sens
quand les anciens pouvoirs ont été disqualifiés définitivement.
Or, à la même époque, les créateurs de doctrines dogmatiques
nouvelles, néo-catholiques, saint-simoniens, fouriéristes, positivistes, dissidents de ces écoles diverses, socialistes de toutes
doctrines, s'accordent tous pour faire dans la cité moderne une
place au ministère du poète et de l'artiste, et parfois lui
attribuent un véritable sacerdoce laïque en quoi leur penchant
rejoint celui des poètes eux-mêmes. Mais, en général, ils mettent
pour condition explicite ou implicite à cette promotion du
poète son adhésion active, dans sa poésie même, au credo de
leur école, credo dont le poète n'est pas l'auteur, et qu'il doit
accepter tel quel. Il est de fait qu'aucun des grands poètes de
ce temps, ni même des moindres, infimes exceptions à part,
n'a accepté pareille subordination. Les poètes ont eu connaissance des doctrines du temps; leur œuvre en a gardé des
tentations ou des traces; mais aucun n'a adhéré à aucune école.
Tenue naïvement par les sectaires comme devant aller de soi,
la loi d'obédience à une doctrine fixe a été rejetée par l'ensemble
de la poésie romantique. Le fait est d'autant plus remarquable
qu'il s'agit d'une poésie qui se veut pensante et agissante et
qui, en un temps où les systèmes militants prospèrent, pourrait
ne pas répugner à se placer sur leur terrain. La répugnance est
évidente pourtant, et on aurait tort de l'expliquer par le seul
désir des poètes de sauvegarder la particularité de leur art. Ce
n'est pas d'art formel qu'il s'agit, et les hommes de doctrine
ne songeaient pas alors à se mêler du métier poétique; mais
c'est que ce métier, conçu comme métier pensant, exige l'autonomie que tout présupposé dogmatique met en péril. Ce qui
est en question, c'est le sens de l'oeuvre, que doit lui donner
librement la volonté de son auteur.
On dira qu'une foi nouvelle pouvait accompagner le dogme,
et tenter les poètes. Mais au xixe siècle la foi, au sens ancien
du mot, a perdu ses chances. L'ancienne se délabre; celle dont
Avant-propos
se prétendent animés les dogmes récemment éclos est de nature
factice la science, de laquelle ils se réclament d'ordinaire pour
persuader le siècle, ne suscite ni ne demande aucune foi. Le
poète désire atteindre les régions du cœur les plus immédiatement et communément sensibles; il ne voit guère de ressource
pour lui dans des utopies dogmatiques nouvellement sorties
de terre, mal accordées au sentiment public, et où la poésie se
perdrait. Ainsi les dogmes modernes, contrairement à ce qu'espéraient leurs fondateurs, ne tirèrent aucun avantage, auprès
des poètes, du déclin des dogmes chrétiens ce déclin était
celui du Dogme en général. La poésie ne pouvait être qu'une
poésie ouverte, méditant et enseignant sans entraves, dans une
communication vivante avec l'époque.
Les objections que la poésie romantique rencontra à son
apparition, et les critiques qui suivirent son déclin, ne manquent
pas de mettre en cause son caractère de poésie pensante. Le
poète, en ce temps-là, s'est senti requis de suppléer au discrédit
du théologien et à l'insuffisance du philosophe, en méditant à
sa manière propre sur tous les grands problèmes. De fait, en
cette première moitié du siècle, a surgi un type de poète ayant
autorité spirituelle. Une extraordinaire floraison de parole poétique s'est trouvée jointe à un magistère de pensée. Il faut donc
aborder les poètes de ce temps-là tels qu'ils sont, poètes et
penseurs à la fois, et accepter le mode de pensée qui est le
leur. La réflexion ne se sépare pas chez eux de l'émotion et du
symbole. Ils cherchent, dans des voies nouvelles, la communion
des hommes de leur temps; ils veulent prendre appui sur
l'expérience commune pour définir un idéal dont nul n'a seul
la clef et qui doit valoir pour tous. Ils passent sans cesse du
sentiment et de l'image à l'intuition des valeurs; ils accréditent
des types, des attitudes, des conduites, selon une échelle tourmentée du Bien et du Beau. Leur poésie est Verbe, au sens
confondu de parole, de révélation et d'injonction.
Il faut étendre le sens du mot « pensée» pour l'appliquer
aux poètes romantiques, lui faire signifier quelque chose de
plus qu'une spéculation abstraite. D'autres mots se présentent
à l'esprit. « Philosophie », qu'on employait autrefois à propos
des écrivains, qu'il s'agît de Molière ou de Victor Hugo, a
l'avantage d'évoquer une prise de position, mais suggère aussi
Avant-propos
une démarche systématique, peu propre aux poètes. « Vision
du monde» s'applique mal à ce qui est une quête autant
qu'une contemplation. « Idéologie », qui s'est transmis de la
littérature réactionnaire au marxisme avant d'entrer dans l'usage
commun, perd à peine aujourd'hui la teinture péjorative qu'il
avait dans ces deux étapes anciennes de son histoire. Ni le
français ni aucune langue que je sache n'ont de mot pour
désigner de façon distinctive le type de pensée qui fait l'objet
de ce livre. On est conduit, dans un travail comme celui-ci, à
employer tour à tour, selon la circonstance, les mots ou expressions « pensée », « philosophie », « religion », « credo », « profession de foi », « vue des choses », « distribution des valeurs »,
« figuration », « idéologie» même, ou tout autre terme qui
convienne à l'occasion, et à tenir pour sous-entendu que le
poète, quoi qu'il pense, le pense en poète.
Certains disent aujourd'hui que, le poète ayant la pensée en
commun avec toute sorte de gens qui écrivent sans être poètes,
ou même qui n'écrivent pas du tout, ce qu'il pense n'est pas
ce qui peut servir à le définir; qu'il n'est poète que par un art
particulier du langage, et que c'est par là seulement qu'il faut
le considérer. On peut répondre que, si le poète est en effet
un arrangeur de mots, les mots sont un matériau d'une sorte
particulière
ils ont un sens, plusieurs même, et on ne peut
les arranger sans arranger des pensées et des intentions. Si l'on
est tenté de définir la poésie par la seule manipulation du
langage, c'est sans doute qu'on voit le langage doué en elle
d'une vertu qu'il n'a pas ailleurs. On en conclut trop vite que
la pensée est secondaire en poésie, qu'elle n'est pour le poète
qu'un support indifférent, le tremplin de ses prouesses d'expression. Mais comment concevoir une prouesse d'expression
qui ne soit en même temps prouesse de pensée? Ce serait, quoi
qu'on veuille dire, réinstaller la vieille séparation du « fond»
et de la « forme ». Il faudrait que les poètes eux-mêmes fussent
d'accord pour accepter une telle séparation. Le fait est qu'ils
la honnissent généralement. Les grands poètes romantiques, en
particulier, veulent être et sont simultanément auteurs de poèmes,
penseurs, hommes d'influence et d'action. Comment ignorer,
en parlant d'eux, cette volonté qui est la leur, et décomposer
en eux ce qui pour eux ne fait qu'un?
Avant-propos
La force particulière de la parole poétique tient à ce qu'elle
transmet une pensée inusuelle, différente de celle qu'on échange
dans la communication courante, dans les sciences de la nature
ou de l'homme, dans la philosophie. On a tort de croire que
cette parole se distingue des autres uniquement par un caractère
d'art, c'est-à-dire par l'emploi de moyens techniques particuliers
formant plus ou moins tradition, et par la recherche de la
beauté comme fin propre. Elle se distingue aussi et surtout par
les libertés qu'elle prend avec les contraintes logiques qui
dominent plus étroitement toute autre forme de langage. Libérée de l'utile et de l'objectif, elle l'est aussi de la rigoureuse
raison, et même de la stricte précision du sens. La poésie lyrique
surtout vise à rendre l'expérience d'un sujet dans son mouvement premier et spontané, à la fois sensation et jugement de
valeur. Liée aux sens et aux sympathies, elle varie volontiers
dans ce qu'elle affirme ou célèbre. Tous ses décrets sont des
tentatives c'est une pensée qui se fait; elle est véridique par
son indécision même, allant naturellement d'un pôle à l'autre,
parcourant les antinomies qui sont la condition et la loi de
l'esprit humain; elle vit chacun de leurs termes, bien différente
de la logique des philosophes et des penseurs purs, qui tente
de les résoudre. Les poètes de l'âge romantique ont assumé
avec éclat cette particulière fonction pensante de la poésie; ils
l'ont élevée à son niveau le plus haut sans en changer le
caractère ils n'ont pas déguisé de la pensée en poésie, ils ont
fait de la poésie une méditation et une pensée; ils n'ont pas
abjuré la poésie, ils l'ont glorieusement élargie, à la dimension
des inquiétudes de leur temps. En eux le moi poétique a voulu
parler pour tous. Faut-il regretter qu'ils aient fait ainsi concurrence à Cousin, Lamennais, Pierre Leroux, Tocqueville? Font-
ils double emploi avec eux quand ils pensent? La pensée qu'ils
nous offrent n'est pas seulement différente de la leur; elle est
autre chose elle émeut, elle entraîne l'imagination, elle oblige
à douter autant qu'à croire. S'ils n'existaient pas, ce ne sont
pas seulement leurs vers, c'est la sorte de pensée qu'ils renferment qui manquerait à leur époque, et à nous.
Ce volume est consacré aux trois plus grands poètes français
de l'âge romantique, tous trois de la même génération en
effet, malgré leurs différences d'âge ils sont nés respectivement
Avant-propos
en 1790, 1797, 1802
Lamartine, Vigny, Hugo ont vécu,
en approchant de la maturité, la même expérience ils se sont
formés en un temps où les regards se tournaient de nouveau
vers l'avenir. En ces années 1820, les cruautés et les mécomptes
de la période révolutionnaire reculaient dans le passé, même
aux yeux de la jeune génération royaliste. Les épreuves de leurs
aînés ne leur étaient connues que par ouï-dire, comme sujets
d'élégies sur une matière douloureusement mémorable. Ce que
ces jeunes hommes voyaient, c'était qu'un monde achevait de
mourir, qu'un autre irrésistiblement lui succédait. Cette évidence avait déjà gagné avant eux plus d'un illustre parmi leurs
prédécesseurs, contemporains et témoins de la Révolution, non
seulement libéraux comme Benjamin Constant ou Mmc de Staël,
mais royalistes aussi comme Chateaubriand et Ballanche. Il
n'est pas surprenant que les nouveaux venus les aient suivis
dans cette voie. Leur projet commun fut de conduire ce qui
survivait du passé vers l'avenir attendu
Ainsi disposés, les
poètes de cette grande génération crurent voir, dans 1830, un
passage enfin ouvert; ils s'y dirigèrent, chacun combinant à sa
manière la fidélité à ce qui fut et la célébration de ce qui
devait être.
Très différents l'un de l'autre, ils sont de la même croyance.
Chacun d'eux, comme il arrive en toute religion, professe cette
croyance selon sa propre version; mais ils sont porteurs de la
même confiance dans l'avenir, indépendante de tout dogme,
nourrie d'objections et de débats, et qui ne prend appui que
sur ce dont on ne peut se résoudre à douter
le bien de la
liberté et de la communication des esprits, le prix du souvenir
et de l'espérance, la haute vertu de l'art, l'autorité transcendante
du bien, le mieux nécessaire dans l'homme et dans la société.
Ils ont vivifié en les célébrant diversement ces valeurs que de
pures définitions doctrinales auraient bien insuffisamment servies. Ils les ont enrichies de toutes les incertitudes dont le
sentiment romantique les accompagnait
tentations contraires,
dénégation de l'humain et malédictions, auxquelles ils n'ont
jamais laissé, quant à eux, le dernier mot. Sans eux, ce qu'on
peut appeler la foi du xixe siècle, qui demeure la nôtre et que
rien n'a remplacée, serait restée enfermée dans la prose doctri1. J'ai essayé de dire ailleurs ces « Débuts de la grande génération » (voir le
chapitre du Sacre de l'écrivain qui porte ce titre). Nous revenons ici à ces poètes,
en les prenant à partir du tournant de 1830.
Avant-propos
nale, les journaux, les proclamations. C'est leur voix qui lui a
donné, avec le bienfait de l'inquiétude, la vibration et la vie.
Nullement naïfs, et n'ignorant rien des obstacles et des dangers,
ils abordèrent les temps nouveaux avec patience, comptant sur
le futur à défaut du présent. Cette attente et cette espérance
sont l'âme de ce qu'on appelle le Romantisme français, dans
sa première et grande époque, à laquelle sont consacrées les
trois études qui suivent.
Lamartine
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