l`heuristique de la peur chez hans jonas

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L’HEURISTIQUE DE LA PEUR
CHEZ HANS JONAS
Pour une éthique de la responsabilité
à l’âge de la technoscience
Éthique, Politique et Science
Collection dirigée par Lucien AYISSI
Cette collection offre une plage intellectuelle à tous ceux qui
sont déterminés à soumettre à la sanction philosophique les
questions relatives à l’éthique, à la politique et à la science. En
prenant, à travers des publications, part aux divers débats
relatifs au devenir des valeurs, au sens du pouvoir politique et
au rapport de la science à l’aventure existentielle de l’homme
dans le temps et dans l’espace, ils pourront ainsi contribuer au
renouvellement d’une infrastructure conceptuelle qui risque de
se pétrifier si elle n’est pas constamment revisitée.
Serge-Christian MBOUDOU
L’HEURISTIQUE DE LA PEUR
CHEZ HANS JONAS
Pour une éthique de la responsabilité
à l’âge de la technoscience
© L’Harmattan, 2010
5-7, rue de l’Ecole polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-12322-9
EAN : 9782296123229
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Le monde connaît de plus en plus des mutations aux
niveaux politique, économique, culturel, religieux et social
grâce à la technoscience dont l’essor remonte au projet
baconien de la science.
En effet, à travers son utopie technologique, « la
Nouvelle Atlantide » (New Atlantis), Francis Bacon jette
déjà, au XVIIe siècle les bases de la société moderne que
l’humanité occidentale édifie ces dernières années. C’est
cela qui fait dire à Hans Achterhuis que « nous avons
réalisé, ou en tout cas nous sommes en train de réaliser, le
rêve que Bacon décrivait au XVIIe siècle. Les thèmes de
la prolongation de la vie, le contrôle du comportement et
les manipulations génétiques (…) sont tous les trois
éminemment présents dans la Nouvelle Atlantide de
Bacon. »1
Bacon fait d’ailleurs la synthèse des nouvelles
inventions qui consacrent la sujétion totale de la nature au
pouvoir de l’homme. L’impératif technologique baconien
suivant lequel « tout ce qui est possible doit être réalisé »
est, au cours du même siècle, davantage précisé par René
Descartes. D’après ce philosophe, la science est le moyen
par lequel l’homme arrivera à dompter l’univers. Elle
seule, en effet, peut nous « rendre comme maîtres et
possesseurs de la nature »2.
Ainsi, dans la philosophie moderne, depuis Bacon et
Descartes, on assiste à une véritable révolution des
mentalités, notamment à travers le nouveau regard qu’on
1
- H. Achterhuis, « La responsabilité entre la crainte et l’utopie », in
Hans Jonas, Nature et responsabilité, Paris, J. Vrin, 1993, p. 38.
2
- R. Descartes, Discours de la méthode, Paris, Garnier-Flammarion,
1966, p. 84.
5
jette sur la science. Elle n’est plus simplement
contemplative, mais agressive vis-à-vis de la nature.
Comme le remarque si bien Hans Jonas, « La méthode
analytique qui s’impose au XVIIe siècle n’a plus une
attitude contemplative, mais agressive à l’égard de son
objet. »1 Le paroxysme de cette attitude agressive sera
atteint au XIXe siècle à travers le positivisme d’Auguste
Comte, et le scientisme de Marcelin Berthelot et d’Ernest
Renan. Aujourd’hui, aucun secteur de la vie sociale
n’échappe au pouvoir et à l’emprise de la technologie.
Au plan biologique, on assiste à la domination du
« Surhomme biologique » ; il aura réussi, à l’exemple de
Prométhée, à voler le feu aux dieux pour actualiser
pleinement son humanité et échapper ainsi à la dictature
de la nature. Selon Jonas, « l’homme veut prendre en main
sa propre évolution, dans le but non seulement de
conserver l’espèce en son intégrité, mais de son
amélioration et de sa transformation conformément à son
propre projet »2. Il devient donc un ingénieur généticien ;
il manipule les gènes du vivant pour obtenir ce qu’il veut.
En parodiant Nietzsche, on peut dire que le Dieu de la
Genèse
est
mort
pour
que
vive
le
« surhomme biologique ». Au moyen de l’ingénierie
génétique, les hommes s’engagent dans des pratiques
biotechnologiques pour satisfaire leurs besoins
thérapeutiques. On explore le fond génétique des individus
qu’on peut désormais reproduire en série. On pousse
aujourd’hui le bouchon jusqu’au clonage humain. Le désir
d’éternité de l’humanité est sur le point d’être comblé. En
effet, comme le relève encore Jonas, « la mort n’apparaît
1
- H. Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Éditions du Cerf, 1991,
p. 16.
2
- Ibid., p. 42.
6
plus comme une nécessité faisant partie de la nature du
vivant, mais comme un défaut organique évitable »1.
Les manipulations à l’extrême du génome portent une
estocade sérieuse sur la valeur de l’humanité. Celle-ci est
victime d’une perte de repères, car, précise Jonas, « notre
pouvoir d’agir (tributaire de la révolution technologique)
nous entraîne au-delà des concepts de n’importe quelle
éthique d’autrefois. »2
Au plan agro-pastoral, l’agriculture transgénique, à
travers les Organismes Génétiquement Modifiés (O.G.M.),
présente un certain nombre de risques, dont la
modification génétique du consommateur. Nous sommes
déjà dans la grande révolution biologique aux avantages
considérables, mais aussi aux risques incalculables. Aussi,
Jonas déplore-t-il que « le châtiment naturel cumulatif des
techniques agraires de maximisation commence déjà à se
manifester (…) par la contamination chimique des eaux
côtières (…) avec tous les effets néfastes transmis par
l’économie enchevêtrée des organismes. »3
Au plan stratégique, l’exhibition de la force brutale est
interprétée comme un signe de rayonnement de la nation.
L’éventualité d’une guerre s’installe comme le risque avec
lequel il faut désormais vivre. Or, la possibilité des
hostilités repose moins sur les options expansionnistes de
chaque partie que sur sa puissance optimale
d’anéantissement confrontée à celle de l’adversaire, toute
chose qui optimise l’univers militaro-industriel. Celui-ci
fait peser sur le monde le spectre de la guerre qui entraîne
à son tour une spiritualisation de l’agressivité. Ceci plonge
le monde dans une insécurité considérable, aux
1
- Ibid., p. 39.
- Ibid., p. 43.
3
- Ibid., p. 252.
2
7
conséquences actuelles et futures incalculables. Les deux
confrontations guerrières à l’échelle planétaire, dont
Hiroshima et Nagasaki constituent le paroxysme, sont là
pour l’illustrer. Or, Jonas, en sa qualité de spectateur et
d’acteur de la Seconde Guerre mondiale, a pu constater de
près les horreurs de la guerre. C’est d’ailleurs, selon Jean
Greisch, la raison principale qui l’a poussé à passer « des
recherches érudites sur les phénomènes gnostiques à une
exigeante réflexion sur les dangers de la technologie. »1
En marge de cette production militaire, le nucléaire
constitue une menace fort grave, comme on peut le voir
avec la catastrophe de Tchernobyl. L’industrie de
l’armement et le nucléaire influencent à leur tour la
politique internationale.
Dans le domaine politique, la chute du mur de Berlin et
la dislocation du bloc communiste ont entraîné
l’émergence unilatérale des puissances de l’Ouest dont le
chef de file est les États-Unis d’Amérique. Dans ce
contexte, l’on peut, par la force des armes, imposer, au
grand mépris des exigences démocratiques et du droit
international, sa volonté au reste du monde comme on peut
le voir avec le conflit irakien. On peut également, sous
prétexte de libérer deux otages, et avec la bénédiction de
l’Oncle Sam, détruire tout un pays, en l’occurrence le
Liban, comme l’a fait Israël.
Ainsi, dans toute la structure sociale, le primat est
donné à l’intérêt et à l’efficacité, d’où un attachement
excessif aux biens matériels qui entraîne progressivement
la disparition du milieu et la dégradation de l’écosystème,
et tous les problèmes environnementaux. C’est dans ce
sens que l’on parle de crise écologique.
1
- Ibid., p. 10.
8
Il est grand temps que la philosophie se penche sur ces
différents problèmes pour justifier davantage son existence
contemporaine.
Le tour d’horizon des différents philosophes qui se sont
penchés sur la question nous permet de nous arrêter sur
Hans Jonas dont la préoccupation est effectivement la
révolution introduite dans l’agir humain par le savoir
moderne. La vie étant affectée à tous les niveaux par
l’impact de la technoscience, qui a changé les promesses
de libération en véritable épée de Damoclès sur
l’humanité, la réflexion jonassienne rend compte des
réalités telles que le changement, la destruction et la
précarité de la vie. Pour y remédier, Jonas propose un
tractatus éthicus technologicus, afin qu’au nouvel agir
humain correspondent de nouvelles responsabilités. Pour
fonder une telle responsabilité, Jonas met sur pied une
conception éthique basée sur l’ « heuristique de la peur ».
Son éthique se présente comme l’interpellation actuelle et
universelle, sur les dérives d’une technoscience de plus en
plus sophistiquée. Ainsi, Hans Jonas voudrait, à travers
l’ « heuristique de la peur », prévenir ou empêcher les
dérives de la technoscience, afin de préserver l’humanité
d’une destruction imminente.
On est alors en droit de se poser la question de savoir si
la peur d’un avenir terrifiant peut suffire à donner à l’agir
de l’homme une assise éthique qui permette de protéger
efficacement l’humanité présente et future contre le risque
de l’apocalypse.
La résolution du problème ainsi posé nécessite une
investigation qui s’étendra sur un espace conceptuel à trois
dimensions.
La première dimension de cet espace conceptuel
consiste en un regard rétrospectif sur l’évolution de la
9
technoscience dans le temps. Il s’agit précisément pour
nous de montrer dans cette partie comment l’on est passé
d’une science à la fois pure et innocente à une
technoscience éthiquement problématique.
Dans la deuxième articulation de notre réflexion, nous
établirons un rapport entre l’éthique « traditionnelle » et la
nécessité d’une éthique de la responsabilité dont la toile de
fond est l’ « heuristique de la peur ».
La troisième partie consistera en l’évaluation de la
pertinence philosophique de l’éthique jonassienne. Une
telle évaluation sera assortie de sa contextualisation.
10
PREMIÈRE PARTIE : L’OPTIMISME
TECHNOSCIENTIFIQUE ET SES
CONSÉQUENCES
La technoscience est la conséquence de la mutation
qu’a connue la science en sortant de l’emprise de la
« logothéorie »1 et de la contemplation. Comme le
démontre si bien Gilbert Hottois dans Le Paradigme
bioéthique, « Tout au long de l’histoire de l’Occident, le
projet de la science ou de savoir s’est confondu avec le
projet théorique. Étymologiquement, le terme théorie
évoque le regard, la contemplation. Mais une théorie
présente aussi la forme d’un logos, d’un discours
rationnel. »2
De l’Antiquité au XVIIe siècle, la science est
uniquement spéculative et donc pure et innocente. Selon
Hottois, « La science dite « pure » se situait dans une
sphère de vérité, au-delà de toute considération pratique et
morale. En soi, la science serait nécessairement bonne ou
au pire, neutre »3.
Ainsi, la science antique, qui commence avec les
présocratiques, repose sur des conceptions métaphysiques.
Les Milésiens remettent en cause la conception qui
attribue l’origine des choses aux divinités et formulent des
théories portant sur les phénomènes naturels à travers les
doctrines cosmogoniques. Tous veulent fonder sur un
principe unique l’origine de la multiplicité des
phénomènes. Thalès choisira l’eau, Anaximandre
l’indéterminé ou l’infini, Anaximène l’air. Ce mode de
pensée marque aussi le début de la science occidentale. À
1
- G. Hottois, Le paradigme bioéthique, une éthique pour la
technoscience, Bruxelles, De Boeck université, 1990, p. 16.
2
- Ibid., p. 15.
3
- Ibid., p. 16.
13
titre d’exemple, Thalès de Milet prédit une éclipse qui se
produit effectivement le 28 mai 5851.
Avec Héraclite d’Éphèse, le seul fondement possible de
la réalité, c’est le changement. Jamais nous ne descendons
deux fois dans le même fleuve, dit-il pour illustrer sa
pensée. En faisant entrer les mathématiques dans une
tentative d’explication rationnelle du monde, Pythagore et
les pythagoriciens seront les premiers à donner à la
connaissance de la nature un fondement quantitatif. Dans
l’école pythagoricienne, on soutient en effet que « non
seulement (…) la structure formelle des phénomènes
pouvait s’exprimer numériquement, mais encore que les
choses étaient constituées en nombres. »2 Au contraire
d’Héraclite, Parménide d’Élée nie le devenir. Pour lui,
l’être est identique et éternel. Il n’est soumis ni à la
génération ni à la corruption. Si seul l’être est, le non-être
n’est pas. Ceci veut dire que le monde est un et qu’il ne
peut exister d’espace vide. Les atomistes, Démocrite et
Leucippe, reprennent l’idée de la sphère solide de
Parménide et l’atomisent. Dans le platonisme, la réalité,
c’est d’abord l’Idée. Dans une conception originale, Platon
sera le premier philosophe à établir que la science est le
moyen le plus sûr pour réaliser le Bien. C’est pour cette
raison qu’il se prononce dans La République en faveur de
la « sophocratie », car ce sont, d’après lui, les sagessavants qui sont les seuls à posséder la science du Bien.
Chez Aristote triomphe le réalisme. Sa pensée repose sur
les notions de matière et de forme, d’acte et de puissance.
Pour lui, la science n’existe qu’à travers des procédés de
démonstration et de déduction ou d’illustration.
1
- J. Trudel, et A. De Abreu Freire, Panorama des philosophes et de
leur temps, Ottawa, Educomedia, 1972, p.2.
2
- G. Iloyd, Les débuts de la science grecque, de Thalès à Aristote,
Paris, Maspero, 1974, p. 42.
14
L’influence d’Aristote s’étendra sur toute la scolastique du
Moyen Âge. Cependant, la révolution technoscientifique,
telle que nous la connaissons aujourd’hui, trouve
certainement sa genèse au XVIIe siècle avec le projet
baconien de la science.
À partir du XVIIe siècle, l’intelligence scientifique se
met en œuvre pour parvenir aux découvertes et aux
inventions les plus complexes. Cet état de choses
permettra aux hommes, compte tenu de la pénurie, des
épidémies et des multiples calamités ambiantes, de placer
leurs espoirs dans la science. Cet optimisme scientifique,
déjà remarquable chez Bacon et Descartes, va atteindre
son paroxysme au XIXe siècle avec le positivisme
d’Auguste Comte, le scientisme d’Ernest Renan et de
Marcelin Berthelot. En somme, on peut dire que les
théories du progrès du XIXe siècle associent le mal de
l’humanité à l’arriération scientifique et technique. C’est
pourquoi les penseurs précités assignent à la science et à la
technique une finalité libératrice.
Cet espoir est pourtant déçu par l’expérience du XXe
siècle avec, notamment, les deux guerres mondiales dont
les progrès techniques ont accru l’horreur. Malgré cette
double confrontation guerrière à l’échelle planétaire, la
seconde moitié du XXe siècle est globalement une période
d’accroissement sans précédent de la prospérité matérielle,
de l’accumulation considérable des richesses en Occident,
et des utopies en cours de réalisation telle que le clonage.
Les graves événements de la première moitié du XXe
siècle et les progrès scientifiques à la fois prodigieux et
redoutables de la seconde moitié de ce siècle motivent une
crise intellectuelle qui jette le doute sur les prétentions du
positivisme et du scientisme.
15
CHAPITRE 1
GENÈSE ET ÉVOLUTION DE L’ESPRIT POSITIF
Dans le Discours sur l’esprit positif, Auguste Comte
fait remonter les principes de la science positive à Bacon
et Descartes auxquels il associe Kepler et Galilée. À ce
sujet il affirme que « la première fondation systématique
de la philosophie positive ne saurait remonter au-delà de la
mémorable crise où l’ensemble du régime ontologique a
commencé à succomber, dans tout l’Occident européen,
sous le concours spontané de deux admirables impulsions
mentales, l’une scientifique élancée de Kepler et de
Galilée, l’autre, philosophique, due à Bacon et à
Descartes. L’imparfaite unité métaphysique constituée à la
fin du Moyen Âge a été dès lors irrévocablement dissoute,
comme l’ontologie grecque avait déjà détruit à jamais la
grande
unité
théologique,
correspondante
au
polythéisme. »1
Cette pensée mérite une attention particulière, s’il est
vrai qu’elle se trouve à la genèse de la grande révolution
technoscientifique dont Hans Jonas dénonce les dérives
dans Le principe responsabilité.
A- LE PROJET BACONIEN DE LA SCIENCE
La philosophie positive de Francis Bacon a préparé
l’industrialisme du XIXe siècle. C’est de cet
industrialisme que la technoscience est issue. En effet,
c’est Bacon qui a, au XVIIe siècle, inauguré la révolution
scientifique à travers sa fameuse « grande restauration »
des sciences (Instauratio Magna). Selon le philosophe
anglais, celle-ci doit se faire à travers une refonte de la
1
- A. Comte, Discours sur l’esprit positif, Paris, J. Vrin, 1987, pp. 7475.
17
connaissance sur la base d’un nouveau regard sur les
sciences.
A.1- La refonte de la connaissance
Pour Francis Bacon, la refonte de la connaissance a
pour but « d’enseigner un usage meilleur et plus accompli
de la raison dans l’étude des choses, et apporter les aides
véritables de l’entendement (…) élever l’entendement et
développer ses facultés de manière à triompher des
obstacles et des obscurités de la nature »1. Pour ce faire, il
faut rompre avec la mentalité théologico-métaphysique qui
domine tout le Moyen Âge. Autrement dit, il faut remettre
en question toute la sagesse reçue depuis l’Antiquité
grecque, car « cette sagesse que nous avons puisée
principalement chez les Grecs représente l’enfance de la
science et possède le trait propre aux enfants d’être
prompte à bavarder, mais immature et impuissante à
engendrer. De fait, elle se montre fertile en controverse,
mais sans force quand on passe aux œuvres ».2
Il s’agit précisément de rejeter l’autorité de ce
« sophiste très détestable » qu’est Aristote, autorité qui
plane sur toute la scolastique. La critique fondamentale
que Bacon adresse aux doctrines reçues et à leur mode
d’établissement renvoie à l’idée d’immobilisme, de clôture
et de stérilité, parce que ne pouvant pas contribuer à la
domination de la nature. En effet, « Les sciences
transmises et reçues se présentent à peu près sous cette
forme : stériles en œuvres, mais pleines de questions lentes
1
- F. Bacon, Novum organum, traduction de Michel Malherbe et J.-M.
Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 77.
2
- Ibid., p.66.
18
et peu promptes à s’accroître ; stimulant l’achèvement
dans le tout, mais lacunaires dans les parties ».1
Ainsi, les idoles ou les fantômes et les obstacles
épistémologiques dus à cette transmission des savoirs sont
des modes d’enfermement de l’esprit sur lui-même et des
causes de l’immobilisme. La véritable connaissance
consiste en un mouvement de sortie de l’esprit vers les
choses. C’est dans ce sens que le Novum organum formule
l’injonction définitive selon laquelle il faut renoncer tant
aux spéculations qu’aux doctrines de la scolastique qui
plongent le monde dans l’obscurité et l’ignorance absolue,
car la science est essentiellement positive.
A.2- La révolution dans les sciences
Bacon esquisse les conditions de possibilité d’une
science nouvelle et trace le mouvement général de cette
révolution à travers une méthode, l’induction, et la
conjugaison des efforts des scientifiques au sein d’une
Académie des sciences.
La méthode de Bacon comporte deux parties : d’une
part, l’analyse de tous les genres d’erreurs possibles.
L’esprit humain doit s’efforcer à éliminer les préjugés qui
faussent l’exercice normal de la raison appliquée à l’étude
du concret. Ces « fantômes » à exorciser sont pour Bacon
les « idoles ». Il y en a quatre : l’idole de la tribu ou de la
race, l’idole de la caverne, l’idole du forum et l’idole du
théâtre : « De quatre genres sont les idoles qui assiègent
l’esprit humain (…) nous appellerons celles du premier
genre les idoles de la race, celles du second les idoles de la
caverne, celles du troisième les idoles de la place
1
- Ibid., p.68.
19
publique, et celles du quatrième genre les idoles du
théâtre. »1
L’autre partie de sa méthode est essentiellement un
appel à l’observation des faits, car ce n’est pas en faisant
des syllogismes qu’on découvrira les secrets de la nature.
Bacon pense d’ailleurs que le syllogisme d’Aristote est
« la mère de toutes les erreurs ». Ce qu’il faut, c’est « la
chasse aux faits » que Bacon appelle « chasse de pan » qui
consiste à varier, de mille manières, l’expérience et de
proposer l’hypothèse vraie après vérification.
Le progrès de la science est une tâche qui ne saurait
être l’œuvre d’une seule personne. Voilà pourquoi le rôle
de l’État consiste à constituer de véritables centres de
recherche et d’enseignement. C’est pourquoi, selon Bacon,
la « république scientifique » est conçue comme une
société liée par une division des tâches, en sorte qu’une
découverte n’est finalement attribuable à personne en
particulier, mais au collège des chercheurs. Le progrès des
connaissances sus évoquées, ainsi que la révolution dans
les sciences, laissent espérer des applications pratiques qui
augmenteraient le bien-être de l’humanité et
supprimeraient cette grande cause de conflits qu’est la
pénurie. En outre, ce progrès peut être pensé comme la
restauration d’un temps archaïque, celui de Salomon où la
connaissance par l’homme de la nature était grande. C’est
dans cet esprit que Bacon élabore son utopie
technologique : « La Nouvelle Atlantide ».
A.3 - L’utopie baconienne : La Nouvelle Atlantide
La « New Atlantis » est l’utopie d’une société
organisée en vue de la recherche scientifique conçue
d’après les méthodes baconiennes. L’île de Bensalem doit,
1
- Ibid., p. 110.
20
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