Scandale dans nos institutions et marchés : peut

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Scandale dans nos institutions et marchés : peut-on
encore avoir confiance?
Conférence parrainée par le Centre d’éthique de
l’Université Saint-Paul
Le 10 octobre 2002
Par Denis Desautels, OC, FCA
Centre d’études en gouvernance
Université d’Ottawa
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Scandale dans nos institutions et marchés : peut-on encore avoir confiance?
Le 10 octobre 2002
Introduction
Je désire remercier très sincèrement le Professeur Noël Simard et le Centre
d’éthique de l’Université Saint-Paul de m’avoir invité à participer à cette première
journée d’activité de la saison 2002-2003. Je suis très heureux de pouvoir participer aux
activités du Centre d’éthique car je partage entièrement les objectifs que vous poursuivez.
J’espère aussi que nous pourrons continuer cette collaboration entre nos organismes
respectifs au cours des mois et des années qui vont suivre, car nous avons des défis
importants devant nous et nous saurons mieux les rencontrer en conjuguant nos efforts.
J’ai eu l’occasion, lorsque j’étais Vérificateur général du Canada, de produire des
rapports qui traitaient de façon assez exhaustive des questions d’éthique dans
l’administration publique et qui faisaient des recommandations au gouvernement fédéral
sur les façons de promouvoir un comportement éthique chez nos élus et nos
administrateurs publics. Je n’avais pas l’intention de revenir sur ce sujet aujourd’hui,
mais plutôt d’analyser la série de scandales qui ont secoué le secteur privé et nos marchés
financiers depuis quelque temps.
L’ampleur de la crise amorcée par la descente aux enfers d’Enron, joyau de la
nouvelle économie et modèle mondial, dépasse l’entendement et donne le vertige. Je n’ai
donc pas d’autre prétention ni d’autre ambition que celles d’effectuer un survol de ce qui
me semble être les principaux éléments de la crise et de son dénouement. Je souhaite, en
survolant quelques têtes de chapitre ou quelques angles d’approche de la crise,
m’interroger à voix haute avec vous sur ce qui s’est passé; je souhaite examiner
sommairement les faits, les causes, les conséquences et les mesures correctrices et
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préventives nécessaires afin de mettre fin à cette série noire et de rétablir, un tant soit
peu, la confiance du public dans nos marchés financiers.
Malgré ma profession, je vais essayer de ne pas trop m’attarder sur des
considérations techniques ou sur les pratiques et les normes comptables. Je ne me
hasarderai pas trop non plus sur le terrain des économistes, des politicoloques et des
autres professionnels interpellés par cette crise majeure qui ébranle plusieurs de nos
certitudes. Même si tous les éléments de la crise sont interdépendants, j’ai essayé de
structurer ma présentation autour d’un certain nombre de pôles ou de pistes de réflexion,
avec les inévitables risques de chevauchement et de répétition que vous voudrez sans
doute me pardonner. Vous me pardonnerez sans doute aussi de terminer sur une note
d’espoir malgré tout ce que j’ai vu, entendu ou lu de décourageant ou de déprimant sur la
gouvernance autant dans le secteur public que dans le secteur privé.
Le festival des scandales : de Enron à WorldCom en passant par Tyco
Tous les observateurs s’accordaient pour dire qu’Enron, alors la plus grande
faillite de l’histoire, allait être un événement réellement marquant. Depuis, nous avons
vu WoldCom Inc. se mettre sous la loi américaine de la protection des faillite avec des
dettes encore plus importantes. Entre les deux, on peut nommer facilement une trentaine
d’entreprises américaines dont le nom est associé d’une façon quelconque à des incidents
mettant en doute l’intégrité de leurs rapports financiers et de leurs dirigeants. Dans
certains cas, les dirigeants sont soupçonnés de gestes allant beaucoup plus loin que celui,
déjà très grave, de fausser leurs états financiers. Le cas de Tyco est particulièrement
révélateur – on parle d’états financiers trompeurs, d’achat de propriétés et d’œuvres d’art
avec l’argent de la compagnie, à l’insu du FISC et des actionnaires. On parle aussi de
destruction de preuves de ces différentes malversations. Il sera intéressant de voir
comment le PDG de cette firme, Monsieur Kozlowski, réussira à se défendre avec tous
ses avocats contre les accusations portées contre lui.
Au début de cette série noire, on pouvait parler de cas isolés, de quelques pommes
pourries, mais maintenant on est en droit de se demander si l’on fait face à un problème.
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Au niveau des systèmes, pour ma part, je crois que nous faisons face à quelque chose de
beaucoup plus grave que quelques cas isolés; c’est pourquoi à mon avis les autorités
gouvernementales et financières, surtout aux États-Unis, réagissent de façon aussi
vigoureuse aux problèmes identifiés jusqu’ici. Le Congrès américain, la Securities and
Exchange Commission (SEC), le Financial Accounting Standards Board (FASB) et les
bourses ont tous compris qu’ils doivent réagir rapidement et vigoureusement pour mettre
fin à cette épidémie et rétablir la confiance du public envers nos marchés financiers.
Il faut non seulement arrêter cette glissade mais aussi redonner confiance aux
investisseurs, petits et grands, sinon les conséquences peuvent être catastrophiques, que
ce soit sur la capacité de nos entreprises de se financer sur les marchés publics ou sur la
performance de nos régimes de retraite.
Autopsie d’Enron
Mais avant de tirer des conclusions sur l’ampleur de la crise et de passer aux
actions correctives, je crois qu’il serait utile de résumer les facteurs qui ont contribué à la
tragédie d’Enron et, ensuite, faire un survol des autres cas que nous avons observés au
cours des six derniers mois. Il devient de plus en plus clair que les déboires que nous
avons observés sont attribuables à un certain nombre de facteurs communs dont il faut
saisir le sens et toute la complexité.
Si je devais donner une réponse à la question : “Que s’est-il vraiment passé dans
le cas Enron?”, elle se lirait comme suit :
“Un groupe de dirigeants et de gestionnaires peu scrupuleux, poussés par la convoitise et
par la poursuite d’un plan d’affaires très agressif, ont pris avantages de faiblesses dans la
régie de leur entreprise et dans les normes de comptabilité et de vérification. Ils ont pris
des risques tout à fait exagérés, fait de fausses représentations et posé des gestes
frauduleux, provoquant une crise de confiance qui a mené l’entreprise à la faillite plus
rapidement que leur capacité de contrer sa débâcle.”
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Quels étaient donc les principaux facteurs qui ont contribué à cette catastrophe? Je crois
qu’on peut les résumer de la façon suivante :
1. Une culture de cupidité et de victoire à tout prix.
Les dirigeants d’Enron étaient sans doute animés par le désir et la possibilité
de devenir excessivement riches, mais il y avait plus que cela. Selon l’analyse
de William Bratton1, “Enron est tombée parce que ses dirigeants étaient
obsédés par le désir de vaincre (pursued winning to excess).” Et vaincre
voulait dire victoire sur ses concurrents, changer le secteur de l’énergie selon
leur vision, un bénéfice par action en croissance exponentielle, etc. Ils sont
devenus prisonniers de leur propre culture, poussaient les limites toujours plus
loin et devaient inventer de nouveaux stratagèmes pour rencontrer leurs
objectifs.
2. Une absence sérieuse d’éthique et de valeurs morales.
Cette culture de victoire à tout prix peut facilement entraîner un groupe de
gestionnaires au delà des limites de ce qui est acceptable comme pratiques
d’affaires ou de reddition de comptes, à moins que l’entreprise ait des valeurs
claires et des règlements qui établissent les limites de ce qui est acceptable.
Enron avait ce qui semblait être un bon code d’éthique mais ce n’était de toute
évidence pas suffisant. Le code n’était pas ancré dans une culture d’éthique et
de valeurs morales, il était souvent ignoré par des membres de la haute
direction et il est donc devenu un objet de dérision.
3. Un régime de rémunération encourageant les abus et la manipulation des
résultats.
Les régimes d’options d’achat d’actions sont devenus de plus en plus
controversés. À part la controverse sur la façon de les comptabiliser, ces
régimes peuvent encourager un comportement de leurs bénéficiaires qui n’est
pas dans le meilleur intérêt des actionnaires – ils peuvent encourager les
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William Bratton, The George Washington University Law School
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dirigeants à influencer la valeur des actions par des décisions et des gestes qui
misent uniquement sur les impacts immédiats ou par des traitements
comptables trop agressifs. Ceci n’est pas un problème unique à Enron. Le
nombre d’entreprises aux Etats-Unis qui ont été forcées par la SEC à publier
des états financiers corrigés a triplé en 2000 par rapport à la moyenne des
années précédentes. La “manipulation” exagérée des résultats financiers par
certaines entreprises a, de toute évidence, fait beaucoup de tort à la crédibilité
des rapports financiers de l’ensemble de nos grandes entreprises.
4. Un conseil d’administration qui n’a pas su exercer son rôle de surveillance
des intérêts des actionnaires.
Il va sans dire que le conseil d’Enron a failli dans sa tâche de surveillance et
qu’il a été incapable de contrer les forces qui motivaient les dirigeants
d’Enron. Pourtant, du moins en principe, Enron suivait le manuel de bonne
gouvernance en termes de structures et de procédés formels. La composition
du conseil ressemblait à celle de la plupart des grandes sociétés, avec sa part
de noms prestigieux. Même si on est encore loin de tout savoir sur le
déroulement des discussions au sein du conseil et ses comités, on peut se
risquer à tirer les conclusions suivantes :
•
Le conseil semblait se conformer aux principes de gouvernance de
façon mécanique et superficielle. La plupart des membres ne
saisissaient sans doute pas la complexité des activités d’Enron et se
fiait uniquement sur les opinions des conseillers juridiques et des
vérificateurs externes.
•
Le conseil n’était pas suffisamment indépendant de la direction de
l’entreprise.
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•
Le conseil a autorisé des transactions qui allaient clairement à
l’encontre du code d’éthique d’Enron et a permis des transactions
entre la compagnie et des entités contrôlées par les dirigeants
d’Enron.
•
Dans l’ensemble, le conseil n’a pas exercé son rôle de surveillance
avec diligence, s’est laissé tromper par certains dirigeants (et
même par ses conseillers juridiques et ses vérificateurs) et n’a pas
su mettre en place une culture de l’éthique.
5. Des analystes et des institutions financières qui se sont laissé leurrer.
Plusieurs institutions financières bien connues risquent de perdre des sommes
importantes dans cette débâcle (JP Morgan Chase - $2 milliards, Citibank $650 millions, CIBC - $225 millions) et ce sans tenir compte de poursuites
dont elles pourraient faire l’objet.
Des analystes travaillant pour des grandes maisons de courtage ou pour des
banques d’affaires recommandaient l’achat d’actions d’Enron jusqu’à la veille
de sa faillite. Les agences de notations comme Moody`s et Standard and
Poors ont attendu très longtemps avant de décoter Enron. Même si plusieurs
investisseurs institutionnels se sont départis d’actions d’Enron avant sa
faillite, d’autres ont subi des pertes importantes.
On peut conclure que certains de ces joueurs ont été négligents ou qu’ils se
sont laissé endormir ou encore intimider par Enron. La saga Enron a aussi
permis de mettre à jour un conflit d’intérêt inhérent au sein de certaines
institutions qui aidaient Enron à trouver le financement dont elle avait besoin,
tout en agissant pour le public investisseur comme analyste de la performance
des actions d’Enron.
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6. Des vérificateurs qui n’ont pas joué leur rôle.
Au moment où elle est survenue, la faillite d’Enron a été libellée non
seulement comme la plus grande faillite d’une entreprise mais aussi comme la
plus grande faillite du processus de vérification. Elle a même entraîné la
disparition de l’un des cinq grands cabinets comptables. Le principe
fondamental de l’indépendance du vérificateur – la pierre d’assise de cette
profession – est au cœur de ce désastre.
Ce manque d’indépendance s’est manifesté de plusieurs façons : des liens
d’affaires et sociaux très étroits entre les vérificateurs et les dirigeants
d’Enron, l’embauche de nombreux employés du cabinet de vérification par
Enron, la prestation de services spéciaux très lucratifs par le cabinet de
vérification, un rôle actif dans le design de structures complexes visant à
contourner certains principes comptables alors qu’ils devaient les évaluer de
façon objective et, selon certains observateurs, l’adoption par les vérificateurs
de la culture Enron qui encourageait la prise de risques.
Enron était enfin devenue un client très important pour Arthur Andersen. Il
devenait donc de plus en plus difficile pour ces derniers de tenir tête aux
dirigeants d’Enron, de leur résister quand ceux-ci interprétaient les principes
comptables de façon biaisée ou abusive.
Il semble donc clair pour la presque totalité des observateurs que les
vérificateurs d’Enron n’ont pas joué leur rôle avec la vigilance, la fermeté et
l’indépendance que les actionnaires sont en droit d’attendre.
7. Des failles dans les principes comptables généralement reconnus.
Les dirigeants d’Enron ont su exploiter à leur avantage certaines faiblesses
dans les principes comptables. Les règles comptables qui ont retenu le plus
d’attention sont celles entourant le traitement des structures d’accueil pour
certaines activités que l’on veut garder hors bilan, c’est-à-dire, que l’on ne
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veut pas consolider dans les états financiers de l’entreprise qui en bénéficie.
Non seulement ces règles sont assez permissives, mais elles ont été
interprétées de façon très technique; on les a interprétées à la lettre sans tenir
suffisamment compte de certains principes sous-jacents.
Mais il y a d’autres règles comptables qui ont contribué à fausser le portrait,
dont celles portant sur :
•
Les transactions avec une structure d’accueil, dont les garanties
données à une telle entité et ses créanciers;
•
La comptabilité à la valeur actuelle (mark to market);
•
Les options d’achat d’actions;
•
La primauté de la substance sur la forme; et
•
La divulgation incomplète ou opaque.
Le défi parmi les plus importants que la profession comptable aura à surmonter
est celui de l’interprétation de plus en plus “légaliste” et technique que l’on fait des
principes comptables et où le jugement et la réalité économique deviennent secondaires.
Cela a encouragé le développement d’une nouvelle spécialité, soit celle “d’ingénieurs
financiers” dont la mission est de structurer des transactions qui contournent les principes
comptables gênants, tout comme les fiscalistes planifient des structures qui minimisent
l’impôt à payer ou l’évitent complètement. Ceci pose aussi un dilemme d’éthique et
d’objectivité aux vérificateurs de sociétés : quel rôle peuvent-ils jouer dans la mise en
place de structures qu’ils sont appelés à juger? Il est légitime d’avoir des discussions ou
même des négociations sur le traitement comptable à donner à une transaction anticipée,
mais les vérificateurs peuvent-ils faire la promotion de véhicules compliqués qui
“testent” les limites des principes comptables généralement reconnus?
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Enron n’est pas seule
Depuis que le scandale d’Enron a éclaté et attiré l’attention comme aucun autre
scandale financier, un nombre inquiétant d’autres incidents ont été recensés aux ÉtatsUnis. Certains de ces cas sont encore sous enquête et il faut prendre soin de ne pas tirer
de conclusions prématurées. D’autres ont peu à voir avec les principes comptables, et
relèvent plus de malversations financières présumées de dirigeants (ex . Tyco, Adelphia),
de transactions d’initiés (ImClone), de mauvaise gouvernance ou de manquements dans
le travail des vérificateurs. Jusqu’à présent, on peut facilement nommer une trentaine
d’entreprises qui ont fait les manchettes pour des raisons qu’elles aimeraient sans doute
oublier et on verra sans doute d’autres noms s’ajouter à la liste.
Dans cette série de cas où des doutes sérieux sur l’intégrité des états financiers
ont été soulevés, on ne retrouve pas seulement des noms comme Waste Management,
Tyco et WorldCom, mais également des entreprises qui sont en affaires depuis longtemps
et qui jouissaient d’une bonne réputation telles que Xerox, Merck & Co., Bristol-Myers
Squibb et IBM.
On doit donc se demander à quelle sorte de phénomène on fait face. Nous
sommes passés du cas d’Enron à quelques cas soi-disant isolés et finalement, à une
impressionnante série de cas comprenant à la fois des entreprises considérées comme de
nouvelles vedettes et d’autres considérées comme faisant partie de l’establishment
financier. Le nombre et l’ampleur des scandales connus et révélés jusqu’à présent nous
empêchent de parler d’errance de quelques dirigeants égarés et encore moins de cas
isolés. Ces cas ne s’expliquent pas seulement par l’avidité et la cupidité. Je crois que les
problèmes soulevés par cette série noire révèlent des failles systémiques dans les
pratiques de gouvernance et de rémunération, dans les normes comptables, et dans la
conception de l’éthique et des valeurs morales de trop de dirigeants d’entreprises et
autres acteurs dans les marchés financiers. Bien que cette analyse porte essentiellement
sur les États-Unis, le Canada ne peut éviter complètement l’impact d’une telle épidémie
ni échapper aux remèdes qui seront imposés par les autorités américaines.
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Les États-Unis ne sont pas seuls
Il est faux de penser que les incidents comme Enron et WorldCom ne peuvent se
produire au Canada. Il est vrai que nous n’avons pas connu des cas aussi sensationnels
que Enron ou WorldCom. Le Canada a tout de même connu un certain nombre
d’incidents qui ont ébranlé la confiance des investisseurs – on peut donner comme
exemples Bre-X, Livent, Philip Environmental, YBM Magnex International, Cinar ou
Castor Holdings. Toutes proportions gardées, la fraude Bre-X, pour laquelle personne
n’a encore été condamné, était tout aussi importante que plusieurs cas qui ont fait les
manchettes aux États-Unis. Les déconfitures boursières de Nortel et JDS Uniphase
étaient aussi énormes et leurs causes mériteraient aussi d’être analysées en profondeur
pour en tirer les bonnes leçons. Il y a là sans doute beaucoup plus que le simple
effondrement d’une bulle spéculative. Il est donc tout à fait normal, voire même
essentiel, que le Canada se protège contre de telles situations.
Entre autres, les dommages à la confiance des investisseurs dans l’intégrité des
marchés financiers sont réels, autant au Canada qu’aux États-Unis. Et les conséquences
sont graves, que ce soit pour les investisseurs, les régimes de retraite ou les entreprises
cherchant du financement à des conditions abordables. On ne peut donc pas accepter
qu’une telle situation perdure et tous ceux qui ont des responsabilités au sein de nos
marchés financiers doivent agir rapidement pour rétablir cette confiance.
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Les vraies racines de la crise
J’ai tenté un peu plus tôt de faire l’autopsie de Enron. Nous pourrions faire de
même pour WorldCom, Tyco et autres. Mais nous devons, si nous croyons faire face à
un problème systémique, bien en comprendre les causes profondes et non seulement les
aspects techniques. Les normes comptables ont sans doute permis à certains dirigeants
de manipuler leurs états financiers, mais qu’est-ce qui les a motivés à agir de la sorte?
Une telle analyse est selon moi plus difficile à faire qu’une analyse factuelle et technique
et elle risque d’être plus subjective.
Pour fins de notre discussion et au risque de trop simplifier, j’ai retenu trois
facteurs qui ont contribué à cette crise de confiance sans précédent :
1. Dérapage dans la pratique de valeurs éthiques
Certains observateurs parlent d’érosion de nos valeurs éthiques, d’un vrai recul
dans nos valeurs de sociétés. Pour ma part, je préfère parler d’un dérapage – d’un
dérapage majeur dans un secteur de notre société à un moment particulier. Je ne
crois pas que l’on doive condamner toute la société nord-américaine pour les
excès d’une partie de la société. Nous pouvons démontrer que sur bien des fronts
– mœurs électorales, contrats avec l’état, transparence, droits de la personne, etc.,
nous avons réalisé des progrès importants au cours des dernières décennies.
Mais certains groupes dans notre société, saisis par une agressivité épidémique, se
sont mis à penser qu’ils étaient au-dessus du commun des mortels et des lois. On
en était arrivé à développer un véritable culte du rendement et du profit accélérés,
indissociable du culte de la croissance illimitée.
Lorsque les objectifs étaient
atteints, on montait la barre encore plus haut et dans plusieurs cas, on n’a pas
hésité à recourir à des pratiques financières douteuses pour satisfaire ces
nouvelles attentes.
Je m’empresse d’ajouter que les dirigeants d’entreprises et les professionnels qui
les appuient sont loin d’être tous coupables de telles manœuvres. Mais le nombre
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de malversations et leur importance ont fait qu’ils doivent tous en subir les
conséquences.
2. Acceptation de la démesure
La rémunération des hauts dirigeants d’entreprises est devenue au cours de la
dernière année un sujet assez controversé. Le mode de rémunération est de plus
en plus constitué de programmes d’options sur actions, ce qui en soi produit des
effets pernicieux. Mais cela a aussi provoqué une hausse vertigineuse de la
rémunération globale. Selon Business Week, un chef d’entreprise aux États-Unis
gagnait en moyenne 20 fois le salaire d’un ouvrier en 1980, 85 fois en 1990 et
531 fois en 2000.
La divulgation obligatoire a eu l’effet contraire de ce à quoi on s’attendait, c.-a.-d.
que la divulgation a provoqué une course vers la meilleure rémunération dans son
industrie car aucune entreprise ou PDG ne voulait être à la queue de son groupe,
d’où une spirale ascendante et des niveaux de rémunération de moins en moins
justifiés. En acceptant cette démesure comme la règle, on mettait aussi en place
un système aux effets pernicieux où on tend à viser des résultats immédiats au
lieu de la santé à long terme de l’entreprise.
La démesure s’exprime aussi dans le potentiel de gains rapides et énormes que
peuvent réaliser certains groupes d’actionnaires et ceux qui gravitent autour
d’eux, tels que les courtiers et les banques d’affaires, et dans le train de vie de
certains dirigeants. Non seulement encaissaient-ils des sommes énormes, mais
certains se faisaient donner toutes sortes d’avantages, tels que des prêts sans
intérêt ou à faible taux, pour financer un style de vie tout à fait incroyable.
3. Complaisance et complicités
Les dirigeants mis en cause n’auraient pas pu fonctionner dans un vacuum – ils
n’étaient pas tout seuls. Il y avait toute une chaîne d’intermédiaires qui avaient
un rôle à jouer et qui, pour différentes raisons, ont failli dans leurs tâches. Cette
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liste comprend d’abord les conseils d’administration, les vérificateurs, les
conseillers juridiques, les institutions financières, les courtiers – tous ont été soit
impuissants, complaisants ou … complices.
Les conflits d’intérêt étaient si
nombreux qu’on peut se demander si ces gens savaient ce qu’est un conflit
d’intérêt.
Cette chaîne d’intermédiaires s’est aussi livrée a un jeu
d’enrichissement mutuel et personne n’avait intérêt à casser cette belle
mécanique.
Certaines entreprises mettaient également beaucoup d’efforts pour contrôler
l’agenda politique. Enron en était le plus bel exemple. Elle employait plusieurs
centaines de lobbyistes dont le rôle était de promouvoir la déréglementation du
secteur de l’énergie dans toutes les juridictions où elle faisait affaire, dont le
Canada. Elle contribuait évidemment à la caisse électorale de politiciens qui
prônaient la déréglementation.
Le lobbying et les pressions politiques ont aussi joué un rôle dans le recul du
Securities and Exchange Commission sur la question de l’indépendance des
vérificateurs et celui de la Financial Accounting Standards Board sur la question
de la comptabilisation des options d’achat d’actions. Or, on sait maintenant que
ces deux questions ont eu un impact important sur la crise actuelle.
Les défis soulevés par la crise
Cette crise de confiance interpelle plusieurs intervenants et leur lance des défis
majeurs. D’abord, les participants à la gouvernance devront, selon moi :
•
Promouvoir le rôle des administrateurs comme fiduciaires de tous les
actionnaires;
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•
Assurer un équilibre d’expertise sur les conseils pour que les membres
d’un conseil et de ses comités soient en mesure de questionner et
d’influencer la direction;
•
Faire que les conseils jouent un rôle vraiment utile et efficace et qu’ils ne
suivent pas de façon mécanique les règles de gouvernance;
•
Prendre plus de responsabilité pour la culture d’éthique dans l’entreprise
et en fixer les grands principes;
•
Fournir aux conseils les ressources nécessaires pour commander les
expertises qu’ils peuvent juger nécessaires;
•
Limiter de façon très sévère ou empêcher l’utilisation d’options d’achat
d’actions pour rémunérer les administrateurs; et
•
Faire rapport annuellement sur les pratiques de gouvernance, y compris
une comparaison avec des normes reconnues.
Du côté des organismes de surveillance et des bourses, il faut s’assurer qu’ils
puissent jouer leur rôle de façon efficace avec vigilance et sans ingérence
politique. On peut leur attribuer les défis suivants, dont certains, bien sûr, exigent
le consentement et l’appui de nos gouvernements :
•
Garantir l’indépendance institutionnelle des commissions de valeurs
mobilières (principe évident mais qui n’est pas toujours respecté);
•
Assurer aux commissions de valeurs mobilières un financement et des
ressources techniques adéquates;
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•
Idem pour les organismes de normalisation comptable;
•
Enquêter sur tous les cas majeurs de redressement des résultats financiers;
•
Exiger des rapports plus rapides sur les transactions d’initiés et revoir les
sanctions et pénalités;
•
Exiger plus de discipline et de retenue dans la communication de résultats
sur une base autre que les principes comptables généralement reconnus
(ex. bénéfices avant postes soi-disant non récurrents et autres formes de
rapports pro-forma); et
•
Faire que toute nouvelle forme d’activité financière ou de services
financiers tombe sous un régime réglementaire (ce qui n’était pas le cas
d’Enron).
Du côté de la profession comptable, les défis sont majeurs et elle doit retrouver sa
bonne réputation auprès de l’ensemble du public. Entre autres, elle doit :
•
Corriger les failles dans les principes comptables généralement reconnus
et ce rapidement;
•
Confirmer de façon non-équivoque la primauté de la substance sur la
forme,
•
Régler les problèmes de comptabilité et de vérification sur une base
internationale;
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•
Régler la question de l’indépendance et de l’objectivité des vérificateurs
de sociétés ouvertes :
o Mécanismes de surveillance ou d’inspection du travail des
vérificateurs,
o Restrictions sur les honoraires pour services autres que la
vérification (volume et type de travail) et divulgation plus
complète de tels honoraires,
o Évaluation formelle du mandat à tous les 5 ou 7 ans, et
o Restriction sur l’embauche de membres du personnel du cabinet de
vérification par une société (ex. période de décompression pour les
associés)
•
Considérer sérieusement des changements au rapport type des
vérificateurs, afin de renforcer la primauté de la substance sur la forme et
le rendre moins restrictif sur le plan de la communication (permettre la
communication de certains aspects du contrôle interne, de la gouvernance,
de risques inhabituels ou d’autres facteurs influençant la vérification) et
•
Évaluer les techniques de vérification actuelles pour s’assurer qu’elles
puissent permettre la détection de fraudes de la part de la haute direction.
Heureusement, des gestes ont déjà été posés pour atténuer les inquiétudes à
propos de l’indépendance des vérificateurs. À titre d’exemple, certains cabinets
comptables ont annoncé qu’ils n’offriraient plus de services de vérification interne aux
entreprises dont ils sont les vérificateurs externes.
Plusieurs grandes sociétés divulguent déjà tous les honoraires versés à leurs
vérificateurs, ce qui est bien, mais cette divulgation est très sommaire. De plus, certaines
ont aussi annoncé des restrictions importantes dans l’octroi de mandats spéciaux à leurs
vérificateurs. Enfin, les autorités canadiennes en valeurs mobilières, le Bureau du
surintendant des institutions financières et les comptables agréés ont rendu public un
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nouveau système national de surveillance publique indépendante des vérificateurs de
sociétés cotées.
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Le défi de l’éthique
Les défis que je viens d’énumérer sont suffisamment clairs et tangibles pour
qu’ils puissent être résolus et certains sont même en voie de l’être. Mais qu’en est-il de
celui de l’éthique? On peut imposer des règles d’éthique pour différents groupes de
professionnels ou fournisseurs de services, mais est-ce suffisant? Enron avait un
excellent code d’éthique mais, dans son cas, cela n’a clairement pas été suffisant.
Il est évident que certaines entreprises ont beaucoup à faire pour mettre en place
l’encadrement et les mécanismes nécessaires à la promotion et la protection de l’éthique
et des valeurs de l’entreprise. On pourrait dire la même chose pour les administrateurs
publiques et parapubliques. Je pense que les entreprises qui étaient réfractaires à l’idée
de mettre en place des systèmes et l’encadrement nécessaires à la promotion des valeurs
et de l’éthique, ou qui le faisaient de façon superficielle, vont réaliser que tout cela fait
partie de la bonne gouvernance et est à leur avantage. On observe déjà un retour marqué
vers des idéaux haut en matière de gouvernance (on a redécouvert la religion!) et il faut
espérer que l’éthique sera une composante importante de ces pratiques.
Cela est bien mais il faut aller plus loin que les codes d’éthique et l’encadrement
de l’éthique à l’intérieur de nos organismes publics et privés. Il faut que l’éthique soit
mieux ancrée dans nos valeurs de société, mais cela est devenu un objectif très difficile à
atteindre, voire même utopique, étant donné la diversité de notre société et la complexité
du monde dans lequel nous vivons. Cependant, je crois que nos universités et autres
institutions d’enseignement peuvent avoir une influence très positive sur nos futurs
leaders, en leur inculquant des notions d’éthique avant qu’ils n’entreprennent leurs
carrières. Le rapport Broadbent-Bennett sur la Responsabilité sociale des entreprises
recommandait même que les cours en éthique soient obligatoires dans les écoles de
gestion.
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Enfin, il sera toujours important que des organismes voués à la promotion de
l’éthique ou au combat contre la corruption puissent continuer à être la conscience de
notre société dans ces domaines.
Conclusion
La faillite d’Enron demeure une tragédie pour des milliers de gens qui ont perdu
leur emploi ou leurs épargnes. Mais au moins, c’est une tragédie qui a vite connu son
dénouement et dont les dégâts ont été contenus à cause des mécanismes de contrôle et de
sanction du libre marché. Dans une économie de marché, fondée sur la confiance, la
transparence et les échanges volontaires, les fraudes sont tôt ou tard découvertes et
sanctionnées.
De toute évidence, le scandale d’Enron sera longtemps perçu comme un
événement majeur qui aura provoqué des changements importants. Cette débâcle, celle
d’autres grandes entreprises comme WorldCom ou Global Crossing, et tous les cas de
malversations comptables constituent une série troublante de scandales et nous forcent à
examiner des pratiques qui inquiétaient déjà certains observateurs, mais qui étaient quand
même tolérées. Cette situation semble être désormais prise au sérieux par les diverses
autorités financières et gouvernementales et il faut espérer que cet examen de conscience
collectif va remettre en évidence certains principes fondamentaux, tels que :
•
Le rôle de l’éthique dans la culture des sociétés
•
La primauté de la substance sur la forme
•
L’indépendance comme valeur fondamentale des vérificateurs
d’entreprises, et
•
Le rôle de fiduciaires, des administrateurs de sociétés, pour tous les
actionnaires.
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Il est aussi très important que les autorités canadiennes et américaines nous
assurent tous que la justice va suivre son cours et que ceux qui sont responsables de
malversations et de tromperies devront répondre de leurs gestes devant nos tribunaux. Le
resserrement de nos règles et de nos lois aura un effet mitigé sur la confiance des
investisseurs s’ils ont l’impression que les transgressions ont peu de probabilité d’être
décelées ou punies.
Enfin, il est encourageant de noter que malgré une certaine fragmentation au
Canada des responsabilités pour la profession comptable et surtout pour la surveillance
de l’industrie des valeurs mobilières, il semble y avoir concertation entre les différents
acteurs, que se soit la profession comptable, les commissions des valeurs mobilières, les
bourses, les gestionnaires de fonds et les différentes agences gouvernementales.
Il faut aussi espérer que cette concertation puisse se maintenir au niveau actuel et
se poursuivre indéfiniment, car la commande que nous impose cette crise de confiance
est grosse et les enjeux sont critiques.
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