À la rescousse du capitalisme américain

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Observatoire des Amériques
À LA RESCOUSSE DU CAPITALISME AMÉRICAIN :
LA LOI SARBANES-OXLEY
Michèle Rioux
Janvier 2003
C’est en 1934, sous l’administration Roosevelt, que la
Securities and Exchange Commission (SEC) commença ses
activités, sous la direction de Joseph Kennedy, père de John
F. Kennedy. Créée en vertu du Securities Exchange Act
(1934), un an après le Securities Act (1933), la SEC aura
pour mandat principal de voir à ce que les entreprises
agissent de manière responsable vis-à-vis des actionnaires,
notamment en leur donnant accès à des informations
1
financières et comptables fiables et transparentes . Hormis
quelques mesures complémentaires, il n’y a pas eu, depuis
les années trente, de changements majeurs en matière de
gouvernance corporative aux États-Unis. Votée par le
Congrès en juillet 2002 (H.R. 3763) et ratifiée par le
président Bush le 30 du même mois, la loi Sarbanes-Oxley
constitue la plus importante réforme depuis la crise des
années 30. Guidée par trois grands principes, soit
l'exactitude et l'accessibilité de l'information, la
responsabilité des gestionnaires et l'indépendance des
vérificateurs, la loi vise à augmenter la responsabilité
corporative et à mieux protéger les investisseurs.
Si l’objectif affiché est de promouvoir l’éthique et la
responsabilité
des
entreprises,
c’est
néanmoins
principalement dans le but de rétablir la confiance des
investisseurs et des petits épargnants et partant, de redorer
le blason du capitalisme américain sérieusement écorné par
les scandales financiers à répétition, que la loi a été adoptée.
Il faut dire que de l’affaire Enron à celle de WorldCom,
véritable point tournant dans les débats, les scandales
1
Le Congrès avait aussi renforcé les pouvoirs de la Réserve
fédérale, adopté le Glass-Steagall Act séparant les banques
commerciales et les banques d'affaires, ainsi que le Utility Holding
Company Act qui limitait la concentration dans les services.
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financiers ont largement dominé l’actualité économique en
2002, au point d’ébranler la reprise économique et de jeter
des doutes sérieux sur le leadership de l’administration
Bush en matière économique.
La situation actuelle n’est sans doute pas comparable à
celle qui prévalait dans l’entre-deux-guerres, mais
nombreux sont ceux qui malgré tout ne manquent pas de
faire le parallèle, avec en bout de ligne des marchés
boursiers en pleine déconfiture, des épargnants ruinés et un
establishment financier jeté à l’opprobre populaire. Pour le
moment, la loi Sarbanes-Oxley semble avoir quelque peu
calmé le jeu tout en permettant à l’administration Bush de
s’en sortir pas trop mal. La question est maintenant de
savoir si cette loi, qui marque, officiellement du moins, le
retour (timide) de l’État dans la supervision et la
surveillance des marchés après deux décennies de laisserfaire et de confiance presque illimitée dans l’autorégulation
des marchés, va oui ou non répondre à ses promesses et
mettre de l’ordre dans la gouvernance corporative.
Le contexte qui a mené à l’adoption de la loi
Les années 90 ont été celles de la croissance
économique retrouvée. Portée par la nouvelle économie, la
globalisation et les nouveaux instruments financiers, attirant
le quart environ de tous les investissements directs de la
planète, alimentée par des marchés boursiers en pleine
euphorie, l’économie américaine aura connu tout au long de
ces années sa croissance la plus longue de l’après-guerre.
Celle-ci semblait alors non seulement avoir retrouvé tout
son potentiel de compétitivité et tout son dynamisme, mais
également avoir trouvé la recette magique d’une croissance
qui paraissait sans limites, au point de faire l’envie de plus
d’uns, le Japon et l’Europe notamment. Rien ne semblait
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alors ébranler les investisseurs, les fonds d’investissement
en particulier qui réclamaient des rendements toujours plus
élevés : les valeurs technologiques augmentaient de
manière spectaculaire, des gains extraordinaires étaient
réalisés en bourse et les entreprises, fortes de leur
valorisation boursière, investissaient massivement dans des
stratégies coûteuses de croissance à long terme. En quelque
sorte, la croissance, au départ réelle, était entretenue, de
plus en plus artificiellement, par la spéculation et les
anticipations qui, en s’autoréalisant, poussaient aux
investissements, et donc à la croissance.
Le tout
conformément au schéma bien connu du cycle
schumpeterien. Parallèlement, les entreprises ont multiplié
les grandes manœuvres. Les fusions et acquisitions ont
atteint durant ces années des niveaux records et, bien que
les positions dominantes se soient renforcées, l’attitude
2
générale était à la tolérance . Les entreprises de la nouvelle
économie ont acheté à prix élevés leurs concurrents, pour se
retrouver finalement devant un marché moins lucratif que
prévu, le tout accompagné d’un niveau d’endettement
spectaculaire et de capacités excédentaires.
C’est en mars 2001, que la bulle spéculative finit par
éclater. Néanmoins, depuis 1997, les profits des entreprises
étaient nettement en perte de vitesse par rapport à la valeur
boursière des entreprises. La croissance et la rentabilité
n’étaient pas assez fortes et la volatilité des marchés,
amplifiée par les incertitudes technologiques, allait révéler
avec force que la nouvelle économie n’était pas à l’abri des
déséquilibres économiques. Qu’à cela ne tienne, les
grandes entreprises ont continué à annoncer une croissance
des profits afin de rassurer les investisseurs, tirant toutes les
ficelles de ce qu’on appelait alors la comptabilité
3
« créatrice » ou « agressive accounting » , quitte à
manipuler les comptes et à tromper sciemment les
actionnaires.
Il apparaît de plus en plus évident que la plupart des
entreprises ont, à différents degrés, utilisé toute la marge de
manœuvre dans la présentation de leurs comptes, une marge
de manœuvre d’autant plus grande que la SEC faisait
preuve de beaucoup de laxisme à l’égard de pratiques
2
L’une des seules exceptions, la grande poursuite contre
Microsoft s’est finalement soldée par une victoire de ce géant de
l’informatique qui est parvenu à faire renverser le jugement du juge
Jackson et à négocier avec les autorités fédérales un compromis
tout à fait à son avantage. Cette affaire pourrait cependant resurgir
alors que des concurrents de Microsoft et certains États, notamment
le Massachusetts cherchent maintenant à faire appel. Selon la
CCIA (Computer & Communications Industry Association) et la
SIIA (Software & Information Industry Association) qui
rassemblent la plupart des concurrents de Microsoft (AOL Time
Warner, Sun Microsystems, Yahoo, Corel, Oracle...), plusieurs
compagnies font actuellement campagne pour des sanctions plus
sévères et cherchent à ce que la cour d'appel du District de
Washington examine la décision de la juge Kollar-Kotelly.
3
À cet égard, mentionnons la pratique qui consistait à utiliser les
« stock options » pour réduire les dépenses et améliorer la situation
financière de l’entreprise (il est à noter que les dirigeants avaient
tout avantage à manipuler les comptes afin de faire monter la
valeur des options qu’ils détenaient sur les actifs de l’entreprise),
ou encore celles qui consistaient à multiplier les transactions horsbilan ou à introduire plus de flexibilité dans la valorisation des
actifs intangibles.
frôlant fréquemment l’illégalité, lorsqu’elles n’étaient pas
carrément frauduleuses. Certains dirigeants, tirant partie
d’informations de première main, ont profité de la situation
pour s’enrichir au détriment des investisseurs, que ce soit en
4
manipulant les comptes ou en réalisant de juteux profits
sur leurs titres quand il était encore temps. Le tout sans
oublier les analystes financiers, ceux des médias comme
ceux des agences, et les vérificateurs et compagnies d’audit
qui ont failli à leur tâche. Au mieux, ils ont contribué par
leurs analyses optimistes à endormir la confiance des
investisseurs, les assurant de rendements dépassant
l’imagination. Au pire, ils n’ont pas hésité à diffuser de
fausses informations comptables, voire à se retrouver au
centre de pratiques frauduleuses et de montages financiers
douteux dont ils tiraient de juteux profits. Plusieurs cas
illustrent l’ampleur et l’importance des malversations qui
ont miné l’économie américaine.
Mentionnons-en
simplement quelques-uns : Enron, WorldCom, Tico, Arthur
Andersen, Adelphia, Global Crossing, etc.…
Ce qui ne manque pas d’étonner aujourd’hui, c’est
qu’à l’exception de quelques Cassandre, personne, à
commencer par Alan Greenspan, n’a vraiment cherché à
contrer ou à réduire l’exubérance irrationnelle des marchés.
Au motif, répète aujourd’hui Greenspan pour sa défense,
que d’une part, on ne sait jamais si bulle spéculative il y a et
que, d’autre part, si bulle il y a, le marché finira bien par la
résorber de lui-même. Plus fondamentalement, personne
n’osait prendre le risque de casser la croissance, encore
moins de regarder ce qu’il y avait derrière la croissance.
Après tout on n’investit pas sans risque. Comme au casino,
on sait qu’il y aura beaucoup de perdants, mais il y a aussi
des gagnants ; et comme chacun croit qu’il peut gagner, le
jeu continue, et en attendant, l’argent roule. C’est en somme
ce qui s’est passé, jusqu’à ce qu’on finisse par se rendre
compte non seulement que l’on était bel et bien dans ce que
Susan Strange avait qualifié d’économie de casino, mais
pire, que le jeu était truqué.
La loi Sarbanes-Oxley
Le débat public fut amorcé quelque temps après les
attaques terroristes de septembre 2001 avec l’affaire
5
Enron . Toutefois, ce n’est que durant l’année 2002 qu’il
prendra véritablement forme suite au scandale de
6
WorldCom . En effet, ce n’est que suite au dévoilement
des pratiques frauduleuses de cette entreprise et devant ce
qui prenait l’allure d’une crise de confiance majeure, que la
classe politique a finalement dû se résoudre à réagir. Avant
que l’affaire n’éclate au grand jour, personne, entendons par
4
Un débat important porte actuellement sur les fortunes
accumulées par les dirigeants des entreprises américaines.
5
En octobre 2001, Enron révélait des pertes qui allaient se
transformer en scandale. Plusieurs membres de la direction font
l’objet de poursuites. Récemment, près d’un an après le début de
cette affaire, le gouvernement fédéral a retenu 78 chefs
d'accusation contre l'ancien directeur financier d'Enron, Andrew
Fastow. Celui-ci est entre autres inculpé de fraude, de blanchiment
d'argent et de complot.
6
L’affaire WorldCom représente le plus grand scandale de
l’histoire américaine. Depuis juin dernier, le montant des fraudes
ne cesse d’augmenter. Il atteint désormais environ 10 milliards de
dollars.
là l'administration Bush, les entreprises, un grand nombre
de républicains ainsi qu’Harvey Pitt, président de la SEC,
ne voulait entendre parler du projet de loi du sénateur
7
Sarbanes. Le projet était jugé trop rigoureux, voire inutile .
C’est l’affaire WorldCom qui a modifié l’attitude de la
classe politique et qui, sous les pressions de l’opinion
8
publique et des milieux financiers eux-mêmes, a amené le
Congrès à passer à l’acte. Le contexte économique incertain
et le contexte politique marqué par la campagne électorale
feront le reste.
Que contient la loi ?
Six points importants doivent être relevés.
1. La mesure la plus significative est celle qui oblige les
dirigeants des entreprises (Chief Executive Officers et
Chief Financial Officers). Si les comptes sont réajustés
suite au non-respect des règles, les dirigeants doivent
rembourser tous les bonus ou les profits obtenus de
transactions durant les douze mois précédant le nouveau
rapport. Toute irrégularité volontaire ou consciente sera
pénalisée ; les dirigeants pris en faute encourent 20 ans
de prison. La SEC devra aussi examiner les rapports
fournis par les entreprises au moins une fois tous les
trois ans. Des mesures limitent et encadrent les
transactions des dirigeants sur la place boursière et il est
interdit pour les entreprises de faire des prêts aux
dirigeants. En outre, les dirigeants d’entreprise ne
pourront recourir à la protection de la loi sur les faillites
9
(Chapter 11) en vue d’échapper à leurs responsabilités .
2. Afin d’améliorer l’accès et la fiabilité de l’information,
les entreprises devront fournir à la SEC des
informations supplémentaires (à cet égard, les nouvelles
règles seront généralement effectives en 2003). Les
entreprises devront rendre publiques les informations
sur les principes comptables guidant la présentation des
comptes, les transactions hors bilan, les changements
dans la propriété des actifs détenus par les dirigeants
7
Il faut dire que nombreux étaient ceux qui étaient impliqués dans
des affaires douteuses, non seulement dans l’establishment
financier mais aussi dans la classe politique, à commencer dans
l’environnement immédiat de la présidence.
8
Rappelons notamment les demandes émises par John Sweeney,
président del'AFL-CIO, la croisade pour nettoyer Wall Street du
procureur de l'Etat de New York, Eliot Spitzer, l’exaspération des
salariés et des actionnaires…
9
Mentionnons ici qu’un important débat porte sur cette loi et ses
impacts potentiels. Pourquoi permettre à des entreprises qui ont
failli de se restructurer si facilement en se dégageant de leurs
responsabilités envers leurs créanciers quand d’autres, plus
performantes, doivent le faire en respectant leurs engagements ? La
question est aujourd’hui ouvertement posée alors que pas moins de
257 entreprises (un chiffre record) se sont mises sous la protection
de la loi sur les faillites en 2002. Personne ne remet en question la
pertinence du chapitre 11 mais nombreux sont ceux qui
s’interrogent sur la facilité avec laquelle certaines entreprises
réussissent à faire accepter dans certains États (au Delaware par
exemple) leurs plans de restructuration, ou sur les stratégies
adoptées par certaines entreprises, dans les secteurs des
télécommunications ou du transport aérien notamment, sachant que
celles-ci finiront quand même par disparaître, voire encore sur les
montants exorbitants et les intérêts des compagnies d’avocats.
(dans un délai de deux jours), les nouvelles procédures
du contrôle interne, les codes d’éthique de l’entreprise
ainsi que tous les changements de la situation financière
de l’entreprise.
3. Avant le 26 avril 2003, les entreprises devront avoir mis
sur pied des comités de vérification indépendants pour
superviser le processus de vérification.
Les
vérificateurs externes devront s’adresser à ces nouvelles
entités qui auront l’autonomie d’action pour remplir
leurs responsabilités, notamment vis-à-vis de la
direction de l’entreprise. Elles recevront les plaintes
venant des actionnaires ou encore des employés
concernant la comptabilité de l’entreprise et les
procédures de vérification.
4. Il est aussi prévu d’imposer la rotation des vérificateurs
externes. Par ailleurs, et c’est un élément important
destiné à réduire les conflits d’intérêts, les vérificateurs
externes ne pourront offrir à l’entreprise dont elle
vérifie les comptes des services autres que ceux qui sont
directement reliés à cette activité (notamment des
services liés à des transactions boursières). Certaines
exceptions, sous certaines conditions, sont possibles,
sous réserve cependant de l’approbation du comité de
vérification.
Des lignes directrices doivent être
définies à cet égard. Une interdiction plus généralisée
des services autres que de vérification a été jugée
indésirable puisque certains de ces services peuvent
aider le vérificateur à mieux comprendre les activités du
client qu’il vérifie.
5. Un nouvel organisme de réglementation et de
surveillance, le Public Company Accounting Oversight
Board, doit superviser les firmes comptables, établir
des standards, enquêter et sanctionner les personnes
physiques ou morales qui ne respectent pas les règles.
Relevant de la SEC, ce nouveau conseil de surveillance
comprendra 5 membres nommés par celle-ci. Ce
conseil a des pouvoirs d’enquête et de sanction.
6. Les sanctions sont considérablement renforcées. Par
exemple,
•
Pour falsification de documents en vue d’obstruer
une enquête, aux amendes peuvent venir s’ajouter
des peines de prison pouvant atteindre 20 ans.
(Cette pratique a notamment mis en cause le
cabinet Arthur Andersen).
•
La participation de dirigeants, d'administrateurs,
d'auditeurs, d'avocats et autres conseils à une
opération visant à tromper les actionnaires est
dorénavant considérée comme un crime et est
passible de dix ans de détention.
•
En cas de certification de documents qui ne
rencontrent pas les critères de la loi, l’amende
peut atteindre 5 millions de dollars et/ou un
emprisonnement de 20 ans.
•
Toute tentative de violer la loi peut conduire à des
poursuites et à des pénalités similaires à celles qui
sont prévues pour la violation précédente.
•
Prendre des mesures de rétorsion ou des actions
contre une personne qui fournit des informations
véridiques sur une malversation peut entraîner des
amendes et une peine d’emprisonnement de dix
ans. Il existe une possibilité d'obtenir des
dommages et intérêts en cas de sanctions.
•
La sentence maximale pour une fraude passe à 25
ans.
Mentionnons enfin que les délais de prescription pour
les fraudes d'entreprise sont portés de trois à cinq ans et
que la loi contient des mesures s’adressant aux
analystes financiers en vue d’éviter les conflits
d’intérêts.
Une loi au futur incertain
Le retour à un certain conservatisme sur les marchés
porte en lui-même une solution à l’exubérance irrationnelle
et aux pratiques frauduleuses. Dans une certaine mesure, le
marché a puni les coupables et les investisseurs sont
désormais plus prudents. Il faut noter également que la
plupart des entreprises ont réagi favorablement aux mesures
annoncées et qu’elles se sont mises rapidement en
conformité avec les nouvelles règles. Soucieuses de se
donner une image de respectabilité auprès des investisseurs,
certaines vont parfois plus loin que ce qu’exige la loi. C’est
le cas notamment de General Electric. Tout le monde en
convient,
la
situation
s’est
dans
l’ensemble
considérablement améliorée. Mais la confiance sur les
marchés boursiers est toujours passablement faible et rien
ne garantit que la loi Sarbanes-Oxley soit appliquée avec
toute la sévérité qui en marque l’esprit. Déjà de nombreuses
voix commencent à se faire entendre pour donner plus de
marge de manœuvre aux cabinets d’audit ou encore pour
laisser les marchés financiers sanctionner eux-mêmes les
fautifs. En fait, les problèmes d’application de la loi sont
nombreux. On peut en identifier quatre.
Le premier problème vient de l’administration Bush
elle-même, qui ne fait pas preuve d’une grande
détermination dans la lutte contre les crimes économiques.
À cet égard, il ne faut pas faire preuve d’angélisme. Les
mesures adoptées sont sans comparaison aucune avec celles
qui ont été prises au début du vingtième siècle contre les
trusts et les monopoles, ni avec celles qui ont, dans les
années 30, établi la SEC et les règles sur la gouvernance
d’entreprise. Certes, la loi Sarbanes-Oxley est un pas vers
une plus grande surveillance des marchés en même temps
qu’une reconnaissance des limites de l’autorégulation.
Cependant, elle met l’accent sur les vertus individuelles et
l’éthique d’entreprise.
L’idée demeure présente que
fondamentalement le capitalisme américain est sain et que
seules quelques pommes pourries sont venues en ternir
l’image. C’est le message que cherche à faire passer
l’administration Bush. Il apparaît pourtant que loin d’être
des phénomènes isolés liés à la dérive de quelques
individus, les problèmes du capitalisme américain ont des
racines structurelles. La déréglementation de l’économie a
sans doute favorisé une réorganisation des activités qui, à
son tour, a stimulé la nouvelle économie et permis la
croissance soutenue des années 90, mais elle a aussi
favorisé l’instabilité des marchés et créé une économie de
spéculation dont personne ne sait trop encore pour le
moment si le pire est derrière ou devant. La loi SarbanesOxley met un peu d’ordre dans la comptabilité et la
gouvernance d’entreprise, mais elle laisse ouverte la
question de l’autorégulation des marchés, le grand échec
des vingt dernières années comme l’a souligné récemment
Paul Volcker.
Le second problème concerne l’application des
réformes et le rôle que va jouer la SEC. Le budget de la
SEC reste limité et la commission demeure la cible de
plusieurs critiques. Nombreux sont ceux qui pointent du
doigt son attitude laxiste face aux scandales financiers. Il
faudra donc que la Commission retrouve une plus grande
crédibilité. Ce ne sera pas chose facile. Son fort
controversé président, Harvey Pitt, abandonné par la
Maison Blanche, n’a eu d’autre choix que de démissionner
suite à au scandale provoqué par la nomination de William
Webster, ancien directeur du FBI et de la CIA, à la
présidence de la PCAOB. Les critiques ont fusé de toutes
parts lorsqu’il s’est avéré que M. Pitt, nommé par Georges
W. Bush, avait tout simplement « omis » de mentionner que
William Webster, le candidat préféré des cabinets de
vérification comptable, avait siégé au conseil
d’administration d’une entreprise accusée de fraudes. Tout
comme Pitt, Webster symbolisait la complaisance de
l’administration Bush à l’égard des grandes entreprises, et
tout laissait à penser que la SEC n’allait pas se faire trop
menaçante. Harvey Pitt a démissionné le 5 novembre.
William Webster a, pour sa part, démissionné le 11
novembre. Le Président Bush a depuis lors nommé William
Donaldson à la tête de la SEC. Mais en attendant, la SEC
manque de crédibilité et l’application de la loi est retardée.
Personne n’a encore été nommé à la tête du PCAOB.
Le problème est plus profond encore. Ce n’est pas
seulement la SEC qui manque de crédibilité mais toute
l’équipe économique de la présidence. On se rappellera les
attaques extrêmement vives dont a fait l’objet le secrétaire
au Trésor Paul O’Neil tout au long de l’été 2002. Il est clair
que le président Bush n’a pas sans arrières pensées fait
porter toute l’attention du public américain sur l’Irak,
détournant celle-ci des questions économiques et des
scandales financiers. Face aux incertitudes qui pèsent de
plus en plus sur l’économie américaine, il n’a toutefois
guère eu d’autre choix que de procéder à un remaniement
en profondeur de son équipe économique début décembre
2002. La nomination de John Snow au poste de secrétaire
au Trésor vise certainement à redorer le blason de
l’administration Bush en matière économique et à rétablir la
confiance des milieux d’affaires à son égard. Il est
intéressant de noter d’ailleurs que John Snow a dirigé, en
2002, une commission du Conference Board, un lobby
patronal très influent, qui portait justement sur la
gouvernance d’entreprise. Cela dit, il reste que la volonté
politique de réaliser la réforme en cours est incertaine.
Inquiètes de voir l’État mettre son nez dans leurs affaires,
les entreprises pressent maintenant l’administration à ne pas
aller trop loin. Si elles ont été les premières à demander une
plus grande régulation, elles sont aussi en première ligne de
la scène politique pour orienter ces réformes arguant,
parfois avec raison, que celles-ci peuvent faire obstacle à la
10
reprise et à la compétitivité des entreprises américaines .
10
Voir notamment, à ce sujet, le site du Conference Board.
Incidemment, à la fin de janvier 2003, il apparaît que
les pressions des firmes d’avocats et de comptables ont
porté fruit et que la SEC va assouplir les nouvelles règles et
obligations. Les règles relatives à la rotation des
vérificateurs seraient moins contraignantes tout comme
celles visant à limiter le cumul des activités des firmes
comptables (voir l’encadré à la fin de cette chronique).
Concernant les firmes d’avocats, elles ne seraient pas
obligées d’informer la SEC des éventuelles violations
commises par leurs clients. L’argument des lobbies veut
que des règles plus rigoureuses auraient des conséquences
négatives sur l’ « entrepreneurship ».
Un autre problème est lié à la controverse actuelle sur
la portée extraterritoriale de la loi, une controverse qui
implique l’Union européenne mais également le Canada.
En effet, la loi s’applique aussi aux entreprises étrangères.
Si le Canada et l’UE reconnaissent la nécessité de
développer des normes comptables mondiales et des
principes de gouvernance communs à défaut d’être
universels, l’imposition des principes et normes établis par
cette loi est perçue par eux comme une forme d’ingérence.
Ainsi par exemple, les mesures concernant les comités de
vérification devraient s’appliquer aux entreprises étrangères
à partir d’avril 2003, et les dirigeants d’entreprises
étrangères devraient aussi, depuis août 2002, faire certifier
les rapports financiers soumis à la SEC. La loi américaine
s’applique aussi aux cabinets de vérification non américains
qui font la vérification de filiales ou de sociétés américaines
opérant à l’étranger. Ils devront s’inscrire au PCAOB et
seront assujettis à sa surveillance. Par contre, ni au Canada
ni au sein de l’Union européenne, on retrouve la volonté de
tendre vers un code unique de gouvernement d’entreprise,
ce qui tend à favoriser l’extension et l’extraterritorialisation
11
des règles américaines . Plutôt, les Européens cherchent à
obtenir une exemption d’application de la loi SarbanesOxley et à relancer la coopération avec les États-Unis en
matière de définition et d’application de principes de
gouvernance privée (par opposition à l’application de règles
12
américaines) . Il reste que le problème en est bel et bien
un qui requiert des solutions globales dans la mesure où il
importe de s’assurer que les entreprises ne puissent
échapper à la loi en s’évadant vers les paradis fiscaux ou
11
À défaut d’être parvenus à s’entendre sur des normes comptables
européennes (les directives comptables de 1978 ont été un échec),
les Européens ont décidé d’adopter les normes de l’International
Accounting Standards Board, dites normes IAS. Ces normes seront
applicables en 2005 et toute société européenne cotée, sauf
exceptions, sera tenue de s’y conformer. L’organisme a acquis de
la sorte de une très grande respectabilité, d’autant que les normes
sont beaucoup plus transparentes que les normes américaines (dites
normes FAS : Financial Accounting Standards Board). Elles ont
également le mérite, aux dires du président de l’IASB, de mettre
l’accent sur l’esprit des textes plutôt que sur leur strict respect, ce
qui tendrait à favoriser les bricolages financiers qui ont donné
Enron.. Voir à ce sujet le numéro spécial des Problèmes
économiques : Capitalisme, économie. Quelle place pour l’éthique
?, n* 2 778, 2 octobre 2002.
12
On estime à quelque 14 000 le nombre de compagnies
américaines visées par la loi, et à 1 300 le nombre de compagnies
étrangères. La SEC, confrontée à de puissants lobbies, semble avoir
adopté une attitude conciliante et vouloir prendre en compte les
situations particulières comme en Allemagne ou au Japon par
exemple.
des pays où les règles sont moins contraignantes. Au début
janvier 2003, la SEC a proposé des amendements à la loi
qui exempteraient les entreprises étrangères de certaines
dispositions, notamment celle qui vise l’indépendance des
vérificateurs, afin de permettre aux autres pays de conserver
leurs propres pratiques de gouvernance corporative. Il
apparaît que cette exemption se justifie par l’existence de
règles nationales similaires protégeant les investisseurs.
En dernier lieu, il faut mentionner que la loi ne remet
pas en cause la notion restrictive de la responsabilité des
entreprises qui prévaut aux États-Unis. La responsabilité
des entreprises se comprend principalement par rapport aux
intérêts des investisseurs. Les intérêts des employés, qui
furent doublement lésés par les scandales et les faillites à
profusion, à la fois comme salariés et comme épargnants,
ne sont que marginalement pris en compte, et cela est aussi
vrai des communautés en général. Chose certaine, les
promesses d’un capitalisme où les employés deviennent
finalement tous des actionnaires sont profondément remises
en cause, comme quoi la tension entre le capital et le travail
n’est pas sur le point de disparaître. La responsabilité
sociale des entreprises, sous l’action de cette tension
persistante, devrait progressivement s’élargir puisque la
légitimité même du capitalisme américain, un capitalisme
largement assis sur l’épargne populaire, en dépend.
Pour conclure
L’un des enseignements de la théorie de l’évolution
économique de Schumpeter et, avant lui, des thèses de
Marx sur les crises économiques, c’est que les révolutions
industrielles ne se produisent pas ne manière ordonnée.
Celle dont les moteurs sont actuellement l’Internet et la
globalisation n’échappe pas à la règle. L’on redécouvre
avec surprise que le capitalisme est une entreprise risquée.
Nous avons oublié pour un moment que l’évolution
économique se faisait par vagues et qu’elle implique un
pari, parfois énorme, sur le futur ainsi qu’un processus de
destruction créatrice. Reste à savoir qui effectuera les
nouvelles combinaisons qui permettront un nouvel essor
comme celles qu’un certain Henry Ford a pu mettre de
l’avant durant les années 30 et qui ont eu un impact
structurant sur les décennies suivantes.
Le défi actuel consistera à trouver des instruments de
régulation adéquats et des règles qui pourront tracer la ligne
entre régulation et autonomie du marché dans un contexte
d’importants changements économiques qui remet en cause
l’ordre établi. Avec le temps, nous pourrons juger si la loi
Sarbanes-Oxley et son application auront contribué à
répondre à ce défi. D’ores et déjà, il apparaît que l’année
2002 aura été celle de l’amorce d’un retour du politique
dans la sphère économique en réponse à l’incapacité
d’autorégulation des marchés. La loi Sarbanes-Oxley en est
l’une des premières manifestations, mais l’un des plus
grands obstacles à sa mise en œuvre et à son application
demeure l’administration Bush elle-même. Outre les liens
étroits qu’entretient celle-ci avec les grandes entreprises,
n’oublions pas non plus premièrement que les partis
politiques aux États-Unis dépendent pour beaucoup de
celles-ci pour leur financement… et leur survie, et
deuxièmement, que, s’agissant d’appuyer la reprise
économique, il convient de ne pas être trop regardant sur
certaines pratiques, même douteuses…
Pour en savoir plus :
http://www.stern.nyu.edu/globalmacro ; voir dans
Hot Topics, la section « US Crony Capitalism ?
Corporate Scandals and Reform »
« New rules on corporate governance », The Economist, January 24, 2003
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