Moi-même comme un autre. Identité personnelle et langage

in I. Copoeru et N. Szabo (éd.), Beyond Identity. Transformations of Identity in a (Post-) Modern World,
Cluj-Romania, Editura Casa Cærflii de Øtiinflæ, 2004, pp. 104-124. (version web)
Moi-même comme un autre. Identité personnelle
et langage
Ion VEZEANU*
Résumé : Les critères classiques (corporelles et psychologiques) utilisés pour rendre compte de l’identité
personnelle à travers le temps ne sont pas seulement insuffisants mais peu fiables. Le débat contemporain,
notamment anglo-américain, semble borné autour de ces deux critères. L’auteur de cette étude propose un nouveau
critère d’identité personnelle : le critère langagier. Celui-ci est à la fois un critère ontologique (car constitutif) et
épistémique (car cognitif) de l’identité de la personne à travers le temps. L’auteur avance ses arguments à partir des
expériences de neurochirurgie et en s’appuyant sur des écrits de la philosophie française du langage. En ce sens,
Paul Ricœur, Francis Jacques et Denis Vernant sont les principales références.
Introduction
Parmi les difficultés philosophiques majeures, nous pouvons signaler celle de
l’« identité personnelle » avec la question sous-jacente concernant le « problème du rapport
corps-esprit ». Il s’agit peut-être des plus importants dilemmes contemporains de la philosophie
anglo-saxonne qui rejoignent de façon remarquable une autre question philosophique qui
remonte aux origines mêmes de la pensée occidentale et qui se traduit par la démarche socratique
du « souci de soi-même ». Nous le savons tous, c’est la traduction du syntagme célèbre
« connais-toi toi-même » inscrit sur le frontispice de l’oracle de Delphes et que Socrate s’était
approprié1.
Un argument fort contre le réductionnisme matérialiste (le matérialisme dur) consiste à
considérer effectivement le rapport entre le corps et l’esprit lorsqu’il s’agit de rendre compte de
l’identité personnelle à travers le temps. La plupart des philosophes parlent d’un « rapport »
entre les deux entités et en fin de compte, leurs discours se résument soit au corps, soit à l’esprit
procédant ainsi à l’élimination de la question concrète de ce rapport. Cependant, nous éprouvons
des expériences qui rendent compte de la réalité complexe de la relation entre le corps et l’esprit.
* Docteur en philosophie, enseignant-chercheur à l’Université Grenoble II.
1 Cf. Platon qui cite l’oracle de Delphes in Protagoras, 343 b, p. 74 : « Connais-toi toi-même et rien de plus ». Ainsi
que le montre brillamment M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome III, Le Souci de soi : « L’art de l’existence
[…] s’y trouve dominé par le principe qu’il faut “ prendre soin de soi-même ; c’est le principe du souci de soi qui
en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. », p. 60-61. P. Hadot affirme en
effet dans « Histoire du souci », Magazine littéraire, n° 345, p. 18-23 : « Ce qu’il y a de nouveau avec Socrate, ou,
tout au moins, dans ce que Platon lui fait dire, c’est d’abord qu’il introduit la notion de “ souci de soi ”. […] Cette
démarche correspond à une autre démarche platonicienne : “ appliquer son esprit à soi-même ” ».
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Par exemple la douleur, rattachée nécessairement à la souffrance, incarne ce double aspect
psychophysique de la personne humaine qui ne peut être évacué impunément.
Mais le symbole le plus riche, le plus universel, le plus complet du rapport corps-esprit,
l’expression même du « moi », consiste dans le langage. De la sorte, la définition de la personne
humaine, du je, du moi, de la conscience, doit prendre en compte le langage en tant qu’un critère
essentiel d’identité personnelle. C’est le langage qui exprime le mieux non pas seulement le
rapport entre notre corps et notre esprit ou notre rapport au monde, mais aussi notre rapport à
autrui. Dans son ouvrage Stabilité structurelle et morphogenèse, René Thom avance la thèse de
la double origine de l’apparition du langage chez l’homme :
L’apparition du langage répond chez l’homme à un double besoin : une contrainte individuelle de nature
évolutive, visant à réaliser la permanence de son moi en état de veille et une contrainte sociale, exprimant
les grands mécanismes régulateurs du groupe social.2
Nos arguments tirés de la neurochirurgie et de la philosophie de l’esprit, de la philosophie du
langage et de la pragmatique suivront l’intuition de Thom. Dans un premier temps, nous
avancerons l’hypothèse d’une relation nécessaire entre la conscience et le langage. Ensuite, nous
discuterons la notion d’identité narrative à partir des analyses de Paul Ricœur. Enfin, nous
aboutirons à l’approche pragmatique en termes d’action et de langage de définition de l’identité
personnelle envisagée par Francis Jacques et par Denis Vernant.
1. Conscience si et seulement si langage
Les expériences neurochirurgicales de bissection du cerveau ont permis, outre l’étude
du fonctionnement du cerveau et de ses états mentaux dans le but d’un traitement des malades
d’épilepsie, de « mieux comprendre le rôle joué par le couplage linguistique lors de la production
des phénomènes mentaux chez les humains »3. La plupart des commentateurs ne font pas
ressortir suffisamment le rôle du langage et de la parole pourtant si évident dans les expériences
de commissurotomie du cerveau. Certains nient même la relation étroite entre conscience et
langage4. Chez la plupart des êtres humains, les aires de la parole sont localisées dans
l’hémisphère gauche, leur bon état de fonctionnement permettant de parler et comprendre le
langage. À la suite d’une opération de bissection du corps calleux, on peut avancer l’hypothèse
suivante : à chaque hémisphère cérébral correspond une personne. Alors conformément aux
expériences chirurgicales de commissurotomie, « c’est habituellement uniquement la personne
correspondant à l’hémisphère gauche qui comprend et génère du langage parlé et écrit »5.
2 Cf. § 13.4 « L’homo loquens », op. cit., p. 309 ; nous soulignons.
3 H. R. Maturana et F. J. Varela, L’Arbre de la connaissance, p. 219 ; nous soulignons.
4 Cf. par exemple, Th. Nagel, « Quel effet cela fait, d’être une chauve-souris ? », p. 183.
5 H. R. Maturana et F. J. Varela, L’Arbre de la connaissance, p. 222 ; cf. supra § 11.2.
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De la sorte la séparation des deux hémisphères équivaut à la séparation de leurs
compétences linguistiques : pour la personne associée à l’hémisphère droit, les langages parlé et
écrit sont incompréhensibles, alors que la personne associée à l’hémisphère gauche saisit les
textes écrits et le langage parlé6. La conclusion s’ensuit nécessairement : il ne peut y avoir de
langage sans conscience. La question est de savoir si cette conclusion est suffisante, si sa
réciproque est vraie : peut-il y avoir de la conscience sans langage ? Humberto R. Maturana et
Francisco J. Varela répondent par la négative. Selon eux, les expériences effectuées sur les
patients ne présentant pas de latéralisation du langage, et montrant que les deux hémisphères sont
capables de réponses différentes, prouvent :
qu’il ne peut y avoir de conscience de soi sans que le langage intervienne comme phénomène de
récursivité linguistique. Conscience, esprit – ces phénomènes ont lieu dans le langage. Donc comme tels,
ils ne prennent place que dans le domaine social.7
Mais il y a plus : selon ces expériences, l’hémisphère gauche semble être l’hémisphère dominant.
Lorsqu’on lui demande de justifier un comportement comme celui de « se gratter », qui a été
généré par un ordre adressé à l’hémisphère droit (sans que l’hémisphère gauche soit informé), la
réponse orale de l’hémisphère gauche est « parce que cela me démange ». Maturana et Varela
interprètent ceci comme une réaction normale de l’hémisphère gauche qui invente une réponse
en accord avec son expérience (se gratter) : « Ce que nous disons – sauf lorsque nous mentons
reflète ce que nous vivons, et non pas ce qui se produit du point de vue d’un observateur
indépendant »8. Retenons pour notre démarche que le langage est une condition sine qua non
pour étudier l’esprit selon les deux auteurs.
En ce sens, John C. Eccles9 fournit deux arguments scientifiques pour défendre sa thèse
de la création de la conscience comme étape ultime de l’évolution darwinienne du cerveau. Le
premier argument est une réponse aux critiques anti-mentalistes qui soulèvent la difficulté de
l’interaction entre l’esprit (s’il existe) et le cerveau. Le savant australien propose une nouvelle
hypothèse qui expliquerait cette interaction grâce à l’analogie avec le champ de probabilité en
mécanique quantique. La principale objection avancée par les matérialistes est la suivante : les
événements immatériels, tels que la pensée, ne pourraient exercer la moindre action sur les
organes matériels comme les neurones du cortex cérébral, par exemple, ceci en vertu du principe
physique de conservation de l’énergie. Or, cette objection valait pour les physiciens du XIXe
6 Il y a toutefois l’exception d’un petit nombre de personnes ne présentant pas de latéralisation du langage et qui
peuvent comprendre et générer du langage grâce aux deux hémisphères cérébraux.
7 H. R. Maturana et F. J. Varela, op. cit., p. 225 ; nous soulignons.
8 Idem, p. 226.
9 J. C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, chap. IX, p. 261-288 et chap. X, p. 289-318 et
passim. K. Popper, La Quête inachevée, chap. XXIX, p. 268-274, défend lui aussi la thèse de la conscience
dépendant du langage.
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siècle, alors que les découvertes de la physique quantique nous permettraient d’envisager des
interactions entre des champs de probabilité qui ne portent ni énergie, ni matière et qui échappent
de la sorte au principe de conservation de l’énergie :
[…] l’hypothèse est que l’interaction esprit/cerveau est analogue à un champ de probabilité décrit par la
mécanique quantique, champ qui ne possède ni masse, ni énergie et qui peut cependant, dans un micro-
site, causer une action qui a des effets. Plus spécifiquement, nous proposons d’admettre que la
concentration mentale qu’accompagne une intention, ou une pensée méthodique, peut produire des
événements moraux par l’intermédiaire d’un processus qui est analogue aux champs de probabilité de la
mécanique quantique.10
Le second argument d’Eccles, nous intéressant tout spécialement dans ce paragraphe, invoque la
thèse de l’asymétrie fonctionnelle du cerveau et, par conséquent, l’importance dissymétrique du
langage pour les deux hémisphères cérébraux, en faveur d’une conception défendant l’unité de la
conscience :
Bien sûr, la pensée est vécue de façon subjective et nous ne pouvons l’identifier objectivement de la
même manière que nous percevons par nos sens le monde extérieur. C’est en parlant à autrui que nous
confirmons sa présence et conférons à cette expérience un statut objectif.11
Lors des expériences de commissurotomie, l’on a constaté que l’asymétrie fonctionnelle des
deux hémisphères se manifeste à plusieurs niveaux : celui de la perception, de la pensée, des
sentiments. Mais l’asymétrie la plus frappante est celle qui caractérise les aires du langage.
L’hémisphère gauche est spécialisé dans la production et la compréhension du langage (l’aire de
Wernicke) et de la sorte devient l’hémisphère dominant. Même si l’hémisphère droit a une
importante activité concernant le langage12, c’est toujours « dans l’hémisphère gauche que se fait
l’intégration des données sensorielles et du langage »13. Les expériences de commissurotomie du
cerveau prouvent que le moi se trouve en relation avec l’hémisphère dominant, spécialisé dans
l’expression et la compréhension du langage :
La découverte la plus remarquable faite au cours de ces expériences est que toute l’activité neurale
accomplie dans l’hémisphère droit restait inconnue du sujet parlant, puisque celui-ci ne se trouvait relié
qu’à l’hémisphère gauche. Le sujet ne communique donc par le langage qu’à travers l’hémisphère
dominant. Bien plus, le moi conscient n’est en relation qu’avec cet hémisphère.14
Ces constats nous autorisent à envisager une nouvelle voie de recherche qui nous sortirait du
cercle fermé et monotone des disputes philosophiques sur le corps et l’esprit, sur la question de
la personne. Cette voie correspond à notre thèse : la notion d’identité présente des difficultés
intrinsèques et irrémissibles, mais, en même temps, elle demeure une notion indispensable à nos
structures actuelles de pensée, à notre façon d’appréhender le monde et surtout à nos pratiques
10 Cf. J. C. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, p. 253.
11 Idem, p. 237 ; nous soulignons.
12 Idem, p. 279 : l’hémisphère droit a certaines capacités de compréhension du langage, mais il est déficitaire au
niveau de l’expression verbale ou d’écriture, ses capacités expressives étant nulles ; il peut comprendre, mais il ne
peut pas exprimer.
13 Idem, p. 265.
14 Idem, p. 277.
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discursives. Les difficultés soulevées par l’identité ne peuvent pas se résoudre par le simple rejet
de cette notion ou des concepts afférents. Mais tant que nous resterons prisonniers des pensées
redondantes qui tournent par tous les côtés les mêmes critères d’identité personnelle (corporel ou
psychologique) et les mêmes rapports corps-esprit (matérialiste ou mentaliste), nous ne pourrons
pas espérer nous en sortir.
Par conséquent, il faudrait envisager d’autres critères d’identité personnelle et d’autres
relations corps-esprit. Celles-ci sont bien plus riches que ne le laissent entendre les discussions
contemporaines. De surcroît, l’argument de l’irréductibilité de la subjectivité demeurera
insuffisant pour répondre aux objections des matérialistes, tant qu’il ne prendra en compte que le
niveau de la conscience, des états psychiques qui se manifestent dans le cerveau, sans tenir
compte du langage qui exprime et peut-être génère cette conscience. Ainsi, selon Karl Popper, le
problème corps-esprit se présente sous deux aspects différents. Il y a d’abord la question des
états de conscience et ensuite la question du moi dans leur rapport avec le langage :
d’une part on trouve le problème de la relation très étroite entre les états physiologiques et certains états
de conscience, et d’autre part, celui, tout différent, de l’émergence du moi, et de sa relation avec le corps.
Ce problème de l’émergence du moi ne peut, à mon avis, être résolu qu’en tenant compte du langage et
des objets du monde 3, ainsi que de la dépendance du moi par rapport à ceux-ci. La conscience de moi
implique, entre autres choses, que l’on fasse une distinction, aussi vague soit-elle, entre les corps animés
et les corps inanimés, et que l’on produise par là même une théorie rudimentaire des caractères essentiels
de la vie. De même, elle implique que l’on fasse, d’une manière ou d’une autre, une distinction entre les
corps doués de conscience et les autres. Elle implique également la projection du moi dans le futur […] et
la conscience d’avoir existé dans le passé. Ainsi, elle implique des problèmes qui supposent que
l’individu possède une théorie de la naissance et, peut-être même, de la mort. Tout cela n’est possible que
par le recours à un langage descriptif hautement développé, langage qui n’a pas seulement conduit à la
production du monde 3, mais qui, par rétroaction, a été modifié par lui.15
2. L’identité narrative
C’est pourquoi nous proposons de considérer le rôle décisif du langage16 dans sa double
dimension (physique et psychologique) pour la constitution pragmatique de l’identité
personnelle. Il ne s’agit pas d’ajouter tout simplement un critère de plus pour l’identification de
la personne, mais de compléter l’approche de la personne en considérant sa constitution et sa
connaissance par le langage, celui-ci étant : à la fois condition ontologique et critère épistémique
d’identité personnelle. L’idée de critère langagier en tant que critère d’identité personnelle, aussi
surprenante qu’elle paraisse, ne date pas de l’époque contemporaine. Elle fut déjà fournie par
15 Cf. K. Popper, La Quête inachevée, p. 272.
16 Rappelons-nous l’expérience proposée par Alan Mathison Türing, l’ordinateur devrait passer le test du langage :
simuler la parole humaine. Ce n’est peut-être pas par hasard que l’un des fondateurs de l’informatique exigeât ce
genre de critère langagier pour savoir si les machines pensent ; cf. A. Turing, « Computing Machinery and
Intelligence », Mind, p. 433 ; cf. la trad. « Les ordinateurs et l’intelligence » in A. R. Anderson (sous la dir. de),
Pensée et machine, p. 39.
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