Ion VEZEANU « Identité personnelle et langage »
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discursives. Les difficultés soulevées par l’identité ne peuvent pas se résoudre par le simple rejet
de cette notion ou des concepts afférents. Mais tant que nous resterons prisonniers des pensées
redondantes qui tournent par tous les côtés les mêmes critères d’identité personnelle (corporel ou
psychologique) et les mêmes rapports corps-esprit (matérialiste ou mentaliste), nous ne pourrons
pas espérer nous en sortir.
Par conséquent, il faudrait envisager d’autres critères d’identité personnelle et d’autres
relations corps-esprit. Celles-ci sont bien plus riches que ne le laissent entendre les discussions
contemporaines. De surcroît, l’argument de l’irréductibilité de la subjectivité demeurera
insuffisant pour répondre aux objections des matérialistes, tant qu’il ne prendra en compte que le
niveau de la conscience, des états psychiques qui se manifestent dans le cerveau, sans tenir
compte du langage qui exprime et peut-être génère cette conscience. Ainsi, selon Karl Popper, le
problème corps-esprit se présente sous deux aspects différents. Il y a d’abord la question des
états de conscience et ensuite la question du moi dans leur rapport avec le langage :
d’une part on trouve le problème de la relation très étroite entre les états physiologiques et certains états
de conscience, et d’autre part, celui, tout différent, de l’émergence du moi, et de sa relation avec le corps.
Ce problème de l’émergence du moi ne peut, à mon avis, être résolu qu’en tenant compte du langage et
des objets du monde 3, ainsi que de la dépendance du moi par rapport à ceux-ci. La conscience de moi
implique, entre autres choses, que l’on fasse une distinction, aussi vague soit-elle, entre les corps animés
et les corps inanimés, et que l’on produise par là même une théorie rudimentaire des caractères essentiels
de la vie. De même, elle implique que l’on fasse, d’une manière ou d’une autre, une distinction entre les
corps doués de conscience et les autres. Elle implique également la projection du moi dans le futur […] et
la conscience d’avoir existé dans le passé. Ainsi, elle implique des problèmes qui supposent que
l’individu possède une théorie de la naissance et, peut-être même, de la mort. Tout cela n’est possible que
par le recours à un langage descriptif hautement développé, langage qui n’a pas seulement conduit à la
production du monde 3, mais qui, par rétroaction, a été modifié par lui.15
2. L’identité narrative
C’est pourquoi nous proposons de considérer le rôle décisif du langage16 dans sa double
dimension (physique et psychologique) pour la constitution pragmatique de l’identité
personnelle. Il ne s’agit pas d’ajouter tout simplement un critère de plus pour l’identification de
la personne, mais de compléter l’approche de la personne en considérant sa constitution et sa
connaissance par le langage, celui-ci étant : à la fois condition ontologique et critère épistémique
d’identité personnelle. L’idée de critère langagier en tant que critère d’identité personnelle, aussi
surprenante qu’elle paraisse, ne date pas de l’époque contemporaine. Elle fut déjà fournie par
15 Cf. K. Popper, La Quête inachevée, p. 272.
16 Rappelons-nous l’expérience proposée par Alan Mathison Türing, l’ordinateur devrait passer le test du langage :
simuler la parole humaine. Ce n’est peut-être pas par hasard que l’un des fondateurs de l’informatique exigeât ce
genre de critère langagier pour savoir si les machines pensent ; cf. A. Turing, « Computing Machinery and
Intelligence », Mind, p. 433 ; cf. la trad. « Les ordinateurs et l’intelligence » in A. R. Anderson (sous la dir. de),
Pensée et machine, p. 39.