Suividu patient oncologique, garant de la permanence de soi

S. Krenz
I. Rousselle
P. Guex
F. Stiefel LE CANCER COMME RUPTURE
Une personne confrontée soudainement au diagnostic de can-
cer subit un bouleversement brutal de ses repères et de ses
habitudes. Le cancer vient interrompre le continuum d’une
trajectoire de vie, entraînant de multiples ruptures sur les plans physique, psy-
chique, social et spirituel.1En effet, l’annonce de la maladie brise l’illusion de
l’immortalité et de la santé permanente, menace l’équilibrede vie et la stabili-
té sociale.2Le corps jusqu’alors silencieux se fait bruyant, l’esprit est progressi-
vement envahi par la menace de perte, l’identité sociale et les rôles jusqu’alors
assumés sont mis à mal et les questions existentielles, voirespirituelles de la
finalité et du sens de la vie, deviennent plus prégnantes.3
Pour affronter ces bouleversements, la personne malade doit opérer différents
remaniements dans sa façon d’être au monde et d’envisager l’avenir. Toutefois,
les capacités dites de
coping
(mobilisant les ressources de la personne) varient
considérablement d’un individu à l’autre.4Généralement nourries par les expé-
riences passées, ces aptitudes de la personne à faireface sont plus ou moins
fonctionnelles ou efficaces. La qualité des soins reçus et les expériences rela-
tionnelles précoces de la petite enfance puis celles survenues au cours de l’exis-
tence modulent les réponses que la personne saura adopter dans l’adversité.
L’histoire personnelle n’est cependant pas le seul facteur déterminant l’évolu-
tion du patient. Différentes études ont prouvé que la capacité à s’exprimer,5le
soutien social6et émotionnel,7l’esprit de combativité8sont également propres
àfaciliter l’adaptation à la maladie et la capacité à retrouver un équilibrede vie,
voire à gagner une survie prolongée.9
SPÉCIFICITÉ DU SOUTIEN AU PATIENT CANCÉREUX
Dans le champ de l’oncologie, les différents types de soutien psychologique
se déclinent sous des formes et des intensités variables. Des interventions à
Follow-up of the cancer patient, maintaining
self-identity
The individual facing the diagnosis of cancer
is subjected to abrupt changes with regard to
his inner world, his life, habits and social rela-
tionships. The patient’s capacity to cope, to
integrate changes in the way of living and to
face the futureis determined by his personal
resources. However, psychological support
may also be an important mean to search for
and find sense to the singular experience of
the illness. The narrative reconstruction with-
in a supportive setting provides the patient a
possibility to recognise his sufferance as an
integral part of himself. A life narrative, which
integrates the illness, allows the patient to
re-appropriate his history again. Such a the-
rapeutic project necessitates from the thera-
pist a psychological and temporal disponibi-
lity and a capacity to create links all along the
different stages of the disease.
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L’individu confronté au diagnostic de cancer subit un boule-
versement brutal de ses repères et de ses habitudes. La mala-
die représente une menace pour son équilibre de vie et sa sta-
bilité sociale. Sa capacité à faire face et à opérer différents
remaniements dans sa façon d’être au monde et d’envisager
l’avenir est en partie déterminée par ses ressources personnel-
les. Toutefois, le soutien émotionnel peut également représen-
ter un moyen privilégié de donner du sens à cette expérience
singulière qu’est la maladie. La reconstruction narrative dans
un cadre soutenant, caractérisé par une écoute bienveillante,
offre au patient la possibilité de reconnaître sa souffrance
comme partie intégrante de lui-même. Un récit de vie qui in-
tègre la maladie lui permet de se réapproprier son histoire.
Cette démarche nécessite de la part du thérapeute une dis-
ponibilité psychique et temporelle et la capacité de soutenir le
patient dans un processus de liaison à travers les différentes
étapes de la maladie.
Suivi du patient oncologique,
garant de la permanence de soi
le point sur…
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visées limitées, comme l’évaluation régulière des besoins
bio-psycho-sociaux, peuvent déjà avoir un impact sur le
bien-être des patients. Parmi les interventions plus signi-
ficatives, il faut citer les soutiens offerts par les proches, les
professionnels (psychologues, assistants sociaux, aumô-
niers), les bénévoles, ou encore les groupes de
self-help
qui
répondent aux besoins d’une large frange de patients. Dans
le champ même de la psychothérapie, les différentes éco-
les représentées en Suisse (notamment axes psychodyna-
mique, systémique, cognitivo-comportemental) proposent
des thérapies adaptées aux spécificités de la probléma-
tique du cancer. Malgré leur référentiel théorique différent,
les thérapeutes qui pratiquent ces suivis doivent partager
quelques aptitudes spécifiques, telles que la flexibilité pour
s’adapter aux modifications inévitables du cadre, la capa-
cité à se confronter à la maladie ou à la mort du patient et
àsa propre finitude, à supporter sa propre impuissance
et l’intrusion du corps malade dans le discours. Dans ce
contexte instable de la maladie, qui parfois menace l’assi-
se identitaire du patient, il est également essentiel que
les thérapeutes offrent à leurs patients un cadre contenant
caractérisé par une continuité du lien relationnel.
LOMNIPRATICIEN COMME GARANT
DE LA CONTINUITÉ DU LIEN
La continuité du lien est souvent mise à l’épreuve, puis-
qu’au cours de sa prise en charge, le patient oncologique
peut êtreamené à rencontrer jusqu’à une cinquantaine
d’intervenants différents. Le médecin de premier recours
peut occuper une place centrale dans une trajectoire de
soins. Souvent le seul à connaître le patient avant la sur-
venue de sa maladie, son regardse distingue de celui des
autres intervenants car il contient la mémoire, la perma-
nence de l’identité du patient «sain». Ce regard renvoie à
la personne du patient dans une histoire de vie continue,
malgré la maladie qu’il faut intégrer. Pour Ricœur, le travail
de guérison ne peut se faireque lorsque le patient, dans
le cadre d’une reconstruction narrative, reconnaît sa souf-
france comme partie intégrante de lui-même, lui permet-
tant de se penser à nouveau dans un avenir :«la capacité
du récit à intégrer rupture et continuité nous aide à pen-
ser une identité que le changement ne fasse pas éclater,
et permet de rendre compte de l’alternance entre perma-
nence et changement qui est au cœur de l’existence humai-
ne».10 Ricœur fait ainsi de la narration le moyen privilégié
du maintien de l’identité au travers du temps.11
LE LIEN COMME FACTEUR THÉRAPEUTIQUE
Cette reconstruction narrative nécessite un espace conte-
nant pour se déployer grâce au lien thérapeutique, espa-
ce structurant propice à une mise en perspective des élé-
ments biographiques constitutifs de l’identité du patient.
D’après des études récentes sur les psychothérapies,12,13
les facteurs «non spécifiques», c’est-à-direcommuns à toute
approche thérapeutique, expliqueraient 45% du résultat.14
Ce sont entre autres les capacités relationnelles et autres
qualités liées à la personnalité du thérapeute qui permet-
tent l’instauration d’un lien thérapeutique favorisant l’al-
liance entre soignant et soigné. Ce lien établi au fil du
temps est le support de la prise en charge thérapeutique.
Il s’agit d’un espace que Binswanger appelle «espace de
portage»
(Tragung)
,lieu dans lequel peut s’installer l’être
en crise avec ses remises en question.15 Cet espace per-
met alors
un déplacement (Übertragung) qui a pour effet un allè-
gement de la charge pesant sur le patient.
16 Un tel travail ne
requiert pas uniquement un savoir-faire technique mais
aussi un engagement personnel du thérapeute, qui per-
met l’aménagement d’un espace soutenant (porteur), où le
patient peut revisiter l’expérience traumatique et la faire
sienne.
SE RECONNAÎTRE DANS LA CRISE
Atravers son récit, le patient caractérise non seulement
son existence mais il ouvre une perspective originale sur
le monde, et montre que chacun est irremplaçable. Le
récit offre ainsi une médiation réflexive : les qui parle? Qui
agit ? Qui se raconte l’emportent sur le quoi.17 Cette his-
toire qu’il réécrit avec son thérapeute lui permet de com-
prendre la forme que prend sa souffrance aujourd’hui et
de se reconnaître dans ses réactions et ses émotions. Se-
lon le psychiatre américain Milton Viedermann,18père de
la
Psychodynamic life narrative
,la technique de la narration
biographique est particulièrement utile dans les situations
de crises induites par la maladie. Celles-ci provoquent un
déséquilibre psychique marqué par le chaos et la confu-
sion, par des états de régression importants dans lesquels
le patient a du mal à se reconnaîtreet donc à retrouver le
sentiment de soi. Le récit de vie, expression de l’identité
singulière d’une vie au sens biographique permet de ne
pas disparaîtredans l’histoiremédicale surdéterminée par
la maladie et de donner sens à cette expérience singuliè-
re, qui est a priori totalement injuste et absurde. Ce phéno-
mène est renforcé lorsque le patient peut exprimer toutes
les émotions qui surgissent avec l’expression de son vécu ;
ces émotions peuvent être reconnues et légitimées par le
thérapeute qui, les reliant à d’autres moments difficiles des
traitements, contribuera à renforcer la trame narrative et
donc à soutenir son patient dans l’adversité. Un autreas-
pect important : le récit évoquant des liens avec des expé-
riences du passé peut redonner sens au présent et rétablir
une continuité dans une expérience actuelle perçue jus-
qu’à présent comme totalement aléatoireet morcelée.
CAS CLINIQUE
Le psychothérapeute est sollicité par un oncologue
qui demande pour une de ses patientes une évaluation
psychiatrique et le traitement d’un probable état
anxieux. Il s’agit d’une femme de 38 ans souffrant d’un
cancer du sein diagnostiqué deux ans auparavant. Elle
aété traitée par chirurgie puis chimiothérapie. Deux
mois après la fin de la chimiothérapie, la patiente pré-
sente des symptômes d’angoisse sévère «lui faisant per-
drepied avec la réalité». Lors des premières consulta-
tions, elle exprime une importante anxiété, voire une
panique, et des phénomènes de dépersonnalisation
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passagers (elle dit se vivre «en double»). Elle décrit une
difficulté à supporter son image depuis que ses che-
veux repoussent. Elle répète sans cesse qu’il faut l’ai-
der de toute urgence, sans quoi elle va exploser mais
n’arrive pas à communiquer l’origine de son état ou à
identifier des facteurs déclenchants. Dès la cinquième
séance, elle se montre plus calme. Elle accepte le cadre
thérapeutique (consultations hebdomadaires d’une
heure), ainsi que de prendre le temps nécessaire pour
mener cette réflexion.
Durant les consultations suivantes, la patiente parvient
àraconter que lorsqu’elle avait douze ans, sa mère a
quitté le foyer, laissant son père seul avec elle et son
petit frère. Effondré et paniqué, son père lui avait fait
savoir qu’il comptait sur elle pour se débrouiller seule
puisqu’il n’avait pas la disponibilité de s’occuper des
enfants en assumant simultanément son travail. Il s’était
alors emparé d’une paire de ciseaux et avait coupé les
longs cheveux de sa fille, en lui disant: «maintenant, sois
comme un garçon et serre les dents !». La patiente ra-
conte que depuis cet événement, elle avait renoncé
définitivement à s’occuper d’elle. Elle se rendait dispo-
nible pour les autres, tant dans le domaine privé que
dans le domaine professionnel. Elle a fait carrière dans
le domaine social et ne pensait obtenir de reconnais-
sance qu’à travers le soutien qu’elle offrait à son entou-
rage. Lorsqu’on lui a diagnostiqué un cancer,elle ne s’est
pas non plus écoutée. Souvent admirée par les soi-
gnants pour son attitude «courageuse», elle a traversé
les épreuves du parcours de soins sans jamais donner
de signe de faiblesse. Mais arrivée à la fin des traite-
ments, son image, avec ses cheveux repoussants mais
encore très courts, l’a renvoyée soudainement à ce passé
lointain. Incapable, en raison de la maladie, de continuer
comme auparavant à s’investir autant pour les autres et
ainsi de conférer un sens à son existence, elle a été bru-
talement submergée par une angoisse incontrôlable.
Au fil du récit, grâce à un espace sécurisé et un lien
thérapeutique, cette patiente a pu accéder à une com-
préhension des événements qui lui a permis de se
reconnaître dans ses réactions inhabituelles et de re-
donner une cohérence à sa trajectoire de vie. Elle a pu
se reconstruiredans le présent tout en tenant compte
de son passé. Elle ne se vit plus «en double» mais com-
me «repersonnalisée», elle voit son angoisse cesser.
CONCLUSION
En conclusion, à travers l’œuvrede Ricœur,nous avons
voulu montrer que le suivi psychothérapeutique du patient
cancéreux vise à remettre en vie l’histoire naturelle du
patient par rapport à l’histoire de la maladie qui pourrait
prendre toute la place. Selon Ricœur en effet, l’inénarra-
ble se définit par l’impuissance à raconter et à se raconter.
Un cadre sécurisant et une écoute bienveillante facilitent
la reconstruction narrative d’une trajectoire de vie intégrant
la maladie cette fois et permettant ainsi au patient de se
réapproprier son histoire. Cette démarche nécessite de la
part du thérapeute une disponibilité psychique et tempo-
relle, la capacité de soutenir le patient dans un processus
de liaison à travers les différentes étapes de la vie et de la
maladie.
Un dispositif thérapeutique – ou, selon la problémati-
que, un dispositif psychothérapeutique – permet à l’indi-
vidu de renforcer sa capacité à se reconnaître, à retrouver
la permanence de soi et son identité propre, et à se vivre
de nouveau comme acteur de sa propre histoire.
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1** Stiefel F,Rousselle I,Guex P
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Bibliographie
Implications pratiques
Le soutien du patient cancéreux nécessite de la part du thé-
rapeute de la flexibilité pour s’adapter aux modifications ré-
gulières du cadre, une capacité à se confronter à la maladie
ou à la mort de l’autre et à sa propre finitude, à supporter sa
propre impuissance et l’intrusion du corps malade dans le
discours
Dans le contexte instable de la maladie, il est essentiel que
les thérapeutes offrent à leurs patients une continuité du lien
La technique de la narration biographique offreau patient un
accès réflexif à son existence.Elle lui permet de se recon-
naîtredans ses réactions inhabituelles et donc de retrouver
un sentiment de permanence de soi
>
>
>
Sonia Krenz
Psychologue associée
Fondation du Centre pluridisciplinaire d’oncologie
Soins de support
Ingrid Rousselle
Psychologue adjointe B
Pr Friedrich Stiefel
Service de psychiatrie de liaison
Pr Patrice Guex
Département de psychiatrie
CHUV, 1011 Lausanne
Sonia.Krenz@chuv.ch
Ingrid.Rousselle@chuv.ch
Patrice.Guex@chuv.ch
Friedrich.Stiefel@chuv.ch
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*àlire
**àlire absolument
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