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visées limitées, comme l’évaluation régulière des besoins
bio-psycho-sociaux, peuvent déjà avoir un impact sur le
bien-être des patients. Parmi les interventions plus signi-
ficatives, il faut citer les soutiens offerts par les proches, les
professionnels (psychologues, assistants sociaux, aumô-
niers), les bénévoles, ou encore les groupes de
self-help
qui
répondent aux besoins d’une large frange de patients. Dans
le champ même de la psychothérapie, les différentes éco-
les représentées en Suisse (notamment axes psychodyna-
mique, systémique, cognitivo-comportemental) proposent
des thérapies adaptées aux spécificités de la probléma-
tique du cancer. Malgré leur référentiel théorique différent,
les thérapeutes qui pratiquent ces suivis doivent partager
quelques aptitudes spécifiques, telles que la flexibilité pour
s’adapter aux modifications inévitables du cadre, la capa-
cité à se confronter à la maladie ou à la mort du patient et
àsa propre finitude, à supporter sa propre impuissance
et l’intrusion du corps malade dans le discours. Dans ce
contexte instable de la maladie, qui parfois menace l’assi-
se identitaire du patient, il est également essentiel que
les thérapeutes offrent à leurs patients un cadre contenant
caractérisé par une continuité du lien relationnel.
L’OMNIPRATICIEN COMME GARANT
DE LA CONTINUITÉ DU LIEN
La continuité du lien est souvent mise à l’épreuve, puis-
qu’au cours de sa prise en charge, le patient oncologique
peut êtreamené à rencontrer jusqu’à une cinquantaine
d’intervenants différents. Le médecin de premier recours
peut occuper une place centrale dans une trajectoire de
soins. Souvent le seul à connaître le patient avant la sur-
venue de sa maladie, son regardse distingue de celui des
autres intervenants car il contient la mémoire, la perma-
nence de l’identité du patient «sain». Ce regard renvoie à
la personne du patient dans une histoire de vie continue,
malgré la maladie qu’il faut intégrer. Pour Ricœur, le travail
de guérison ne peut se faireque lorsque le patient, dans
le cadre d’une reconstruction narrative, reconnaît sa souf-
france comme partie intégrante de lui-même, lui permet-
tant de se penser à nouveau dans un avenir :«la capacité
du récit à intégrer rupture et continuité nous aide à pen-
ser une identité que le changement ne fasse pas éclater,
et permet de rendre compte de l’alternance entre perma-
nence et changement qui est au cœur de l’existence humai-
ne».10 Ricœur fait ainsi de la narration le moyen privilégié
du maintien de l’identité au travers du temps.11
LE LIEN COMME FACTEUR THÉRAPEUTIQUE
Cette reconstruction narrative nécessite un espace conte-
nant pour se déployer grâce au lien thérapeutique, espa-
ce structurant propice à une mise en perspective des élé-
ments biographiques constitutifs de l’identité du patient.
D’après des études récentes sur les psychothérapies,12,13
les facteurs «non spécifiques», c’est-à-direcommuns à toute
approche thérapeutique, expliqueraient 45% du résultat.14
Ce sont entre autres les capacités relationnelles et autres
qualités liées à la personnalité du thérapeute qui permet-
tent l’instauration d’un lien thérapeutique favorisant l’al-
liance entre soignant et soigné. Ce lien établi au fil du
temps est le support de la prise en charge thérapeutique.
Il s’agit d’un espace que Binswanger appelle «espace de
portage»
(Tragung)
,lieu dans lequel peut s’installer l’être
en crise avec ses remises en question.15 Cet espace per-
met alors
un déplacement (Übertragung) qui a pour effet un allè-
gement de la charge pesant sur le patient.
16 Un tel travail ne
requiert pas uniquement un savoir-faire technique mais
aussi un engagement personnel du thérapeute, qui per-
met l’aménagement d’un espace soutenant (porteur), où le
patient peut revisiter l’expérience traumatique et la faire
sienne.
SE RECONNAÎTRE DANS LA CRISE
Atravers son récit, le patient caractérise non seulement
son existence mais il ouvre une perspective originale sur
le monde, et montre que chacun est irremplaçable. Le
récit offre ainsi une médiation réflexive : les qui parle? Qui
agit ? Qui se raconte l’emportent sur le quoi.17 Cette his-
toire qu’il réécrit avec son thérapeute lui permet de com-
prendre la forme que prend sa souffrance aujourd’hui et
de se reconnaître dans ses réactions et ses émotions. Se-
lon le psychiatre américain Milton Viedermann,18père de
la
Psychodynamic life narrative
,la technique de la narration
biographique est particulièrement utile dans les situations
de crises induites par la maladie. Celles-ci provoquent un
déséquilibre psychique marqué par le chaos et la confu-
sion, par des états de régression importants dans lesquels
le patient a du mal à se reconnaîtreet donc à retrouver le
sentiment de soi. Le récit de vie, expression de l’identité
singulière d’une vie au sens biographique permet de ne
pas disparaîtredans l’histoiremédicale surdéterminée par
la maladie et de donner sens à cette expérience singuliè-
re, qui est a priori totalement injuste et absurde. Ce phéno-
mène est renforcé lorsque le patient peut exprimer toutes
les émotions qui surgissent avec l’expression de son vécu ;
ces émotions peuvent être reconnues et légitimées par le
thérapeute qui, les reliant à d’autres moments difficiles des
traitements, contribuera à renforcer la trame narrative et
donc à soutenir son patient dans l’adversité. Un autreas-
pect important : le récit évoquant des liens avec des expé-
riences du passé peut redonner sens au présent et rétablir
une continuité dans une expérience actuelle perçue jus-
qu’à présent comme totalement aléatoireet morcelée.
CAS CLINIQUE
Le psychothérapeute est sollicité par un oncologue
qui demande pour une de ses patientes une évaluation
psychiatrique et le traitement d’un probable état
anxieux. Il s’agit d’une femme de 38 ans souffrant d’un
cancer du sein diagnostiqué deux ans auparavant. Elle
aété traitée par chirurgie puis chimiothérapie. Deux
mois après la fin de la chimiothérapie, la patiente pré-
sente des symptômes d’angoisse sévère «lui faisant per-
drepied avec la réalité». Lors des premières consulta-
tions, elle exprime une importante anxiété, voire une
panique, et des phénomènes de dépersonnalisation
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