Suividu patient oncologique, garant de la permanence de soi

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le point sur…
Suivi du patient oncologique,
garant de la permanence de soi
Rev Med Suisse 2009 ; 5 : 360-3
S. Krenz
I. Rousselle
P. Guex
F. Stiefel
Follow-up of the cancer patient, maintaining
self-identity
The individual facing the diagnosis of cancer
is subjected to abrupt changes with regard to
his inner world, his life, habits and social relationships. The patient’s capacity to cope, to
integrate changes in the way of living and to
face the future is determined by his personal
resources. However, psychological support
may also be an important mean to search for
and find sense to the singular experience of
the illness. The narrative reconstruction within a supportive setting provides the patient a
possibility to recognise his sufferance as an
integral part of himself. A life narrative, which
integrates the illness, allows the patient to
re-appropriate his history again. Such a therapeutic project necessitates from the therapist a psychological and temporal disponibility and a capacity to create links all along the
different stages of the disease.
L’individu confronté au diagnostic de cancer subit un bouleversement brutal de ses repères et de ses habitudes. La maladie représente une menace pour son équilibre de vie et sa stabilité sociale. Sa capacité à faire face et à opérer différents
remaniements dans sa façon d’être au monde et d’envisager
l’avenir est en partie déterminée par ses ressources personnelles. Toutefois, le soutien émotionnel peut également représenter un moyen privilégié de donner du sens à cette expérience
singulière qu’est la maladie. La reconstruction narrative dans
un cadre soutenant, caractérisé par une écoute bienveillante,
offre au patient la possibilité de reconnaître sa souffrance
comme partie intégrante de lui-même. Un récit de vie qui intègre la maladie lui permet de se réapproprier son histoire.
Cette démarche nécessite de la part du thérapeute une disponibilité psychique et temporelle et la capacité de soutenir le
patient dans un processus de liaison à travers les différentes
étapes de la maladie.
LE CANCER COMME RUPTURE
Une personne confrontée soudainement au diagnostic de cancer subit un bouleversement brutal de ses repères et de ses
habitudes. Le cancer vient interrompre le continuum d’une
trajectoire de vie, entraînant de multiples ruptures sur les plans physique, psychique, social et spirituel.1 En effet, l’annonce de la maladie brise l’illusion de
l’immortalité et de la santé permanente, menace l’équilibre de vie et la stabilité sociale.2 Le corps jusqu’alors silencieux se fait bruyant, l’esprit est progressivement envahi par la menace de perte, l’identité sociale et les rôles jusqu’alors
assumés sont mis à mal et les questions existentielles, voire spirituelles de la
finalité et du sens de la vie, deviennent plus prégnantes.3
Pour affronter ces bouleversements, la personne malade doit opérer différents
remaniements dans sa façon d’être au monde et d’envisager l’avenir. Toutefois,
les capacités dites de coping (mobilisant les ressources de la personne) varient
considérablement d’un individu à l’autre.4 Généralement nourries par les expériences passées, ces aptitudes de la personne à faire face sont plus ou moins
fonctionnelles ou efficaces. La qualité des soins reçus et les expériences relationnelles précoces de la petite enfance puis celles survenues au cours de l’existence modulent les réponses que la personne saura adopter dans l’adversité.
L’histoire personnelle n’est cependant pas le seul facteur déterminant l’évolution du patient. Différentes études ont prouvé que la capacité à s’exprimer,5 le
soutien social6 et émotionnel,7 l’esprit de combativité 8 sont également propres
à faciliter l’adaptation à la maladie et la capacité à retrouver un équilibre de vie,
voire à gagner une survie prolongée.9
SPÉCIFICITÉ DU SOUTIEN AU PATIENT CANCÉREUX
Dans le champ de l’oncologie, les différents types de soutien psychologique
se déclinent sous des formes et des intensités variables. Des interventions à
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visées limitées, comme l’évaluation régulière des besoins
bio-psycho-sociaux, peuvent déjà avoir un impact sur le
bien-être des patients. Parmi les interventions plus significatives, il faut citer les soutiens offerts par les proches, les
professionnels (psychologues, assistants sociaux, aumôniers), les bénévoles, ou encore les groupes de self-help qui
répondent aux besoins d’une large frange de patients. Dans
le champ même de la psychothérapie, les différentes écoles représentées en Suisse (notamment axes psychodynamique, systémique, cognitivo-comportemental) proposent
des thérapies adaptées aux spécificités de la problématique du cancer. Malgré leur référentiel théorique différent,
les thérapeutes qui pratiquent ces suivis doivent partager
quelques aptitudes spécifiques, telles que la flexibilité pour
s’adapter aux modifications inévitables du cadre, la capacité à se confronter à la maladie ou à la mort du patient et
à sa propre finitude, à supporter sa propre impuissance
et l’intrusion du corps malade dans le discours. Dans ce
contexte instable de la maladie, qui parfois menace l’assise identitaire du patient, il est également essentiel que
les thérapeutes offrent à leurs patients un cadre contenant
caractérisé par une continuité du lien relationnel.
L’OMNIPRATICIEN COMME GARANT
DE LA CONTINUITÉ DU LIEN
La continuité du lien est souvent mise à l’épreuve, puisqu’au cours de sa prise en charge, le patient oncologique
peut être amené à rencontrer jusqu’à une cinquantaine
d’intervenants différents. Le médecin de premier recours
peut occuper une place centrale dans une trajectoire de
soins. Souvent le seul à connaître le patient avant la survenue de sa maladie, son regard se distingue de celui des
autres intervenants car il contient la mémoire, la permanence de l’identité du patient «sain». Ce regard renvoie à
la personne du patient dans une histoire de vie continue,
malgré la maladie qu’il faut intégrer. Pour Ricœur, le travail
de guérison ne peut se faire que lorsque le patient, dans
le cadre d’une reconstruction narrative, reconnaît sa souffrance comme partie intégrante de lui-même, lui permettant de se penser à nouveau dans un avenir : «la capacité
du récit à intégrer rupture et continuité nous aide à penser une identité que le changement ne fasse pas éclater,
et permet de rendre compte de l’alternance entre permanence et changement qui est au cœur de l’existence humaine».10 Ricœur fait ainsi de la narration le moyen privilégié
du maintien de l’identité au travers du temps.11
LE LIEN COMME FACTEUR THÉRAPEUTIQUE
Cette reconstruction narrative nécessite un espace contenant pour se déployer grâce au lien thérapeutique, espace structurant propice à une mise en perspective des éléments biographiques constitutifs de l’identité du patient.
D’après des études récentes sur les psychothérapies,12,13
les facteurs «non spécifiques», c’est-à-dire communs à toute
approche thérapeutique, expliqueraient 45% du résultat.14
Ce sont entre autres les capacités relationnelles et autres
qualités liées à la personnalité du thérapeute qui permettent l’instauration d’un lien thérapeutique favorisant l’al-
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liance entre soignant et soigné. Ce lien établi au fil du
temps est le support de la prise en charge thérapeutique.
Il s’agit d’un espace que Binswanger appelle «espace de
portage» (Tragung), lieu dans lequel peut s’installer l’être
en crise avec ses remises en question.15 Cet espace permet alors un déplacement (Übertragung) qui a pour effet un allègement de la charge pesant sur le patient.16 Un tel travail ne
requiert pas uniquement un savoir-faire technique mais
aussi un engagement personnel du thérapeute, qui permet l’aménagement d’un espace soutenant (porteur), où le
patient peut revisiter l’expérience traumatique et la faire
sienne.
SE RECONNAÎTRE DANS LA CRISE
A travers son récit, le patient caractérise non seulement
son existence mais il ouvre une perspective originale sur
le monde, et montre que chacun est irremplaçable. Le
récit offre ainsi une médiation réflexive : les qui parle ? Qui
agit ? Qui se raconte l’emportent sur le quoi.17 Cette histoire qu’il réécrit avec son thérapeute lui permet de comprendre la forme que prend sa souffrance aujourd’hui et
de se reconnaître dans ses réactions et ses émotions. Selon le psychiatre américain Milton Viedermann,18 père de
la Psychodynamic life narrative, la technique de la narration
biographique est particulièrement utile dans les situations
de crises induites par la maladie. Celles-ci provoquent un
déséquilibre psychique marqué par le chaos et la confusion, par des états de régression importants dans lesquels
le patient a du mal à se reconnaître et donc à retrouver le
sentiment de soi. Le récit de vie, expression de l’identité
singulière d’une vie au sens biographique permet de ne
pas disparaître dans l’histoire médicale surdéterminée par
la maladie et de donner sens à cette expérience singulière, qui est a priori totalement injuste et absurde. Ce phénomène est renforcé lorsque le patient peut exprimer toutes
les émotions qui surgissent avec l’expression de son vécu ;
ces émotions peuvent être reconnues et légitimées par le
thérapeute qui, les reliant à d’autres moments difficiles des
traitements, contribuera à renforcer la trame narrative et
donc à soutenir son patient dans l’adversité. Un autre aspect important : le récit évoquant des liens avec des expériences du passé peut redonner sens au présent et rétablir
une continuité dans une expérience actuelle perçue jusqu’à présent comme totalement aléatoire et morcelée.
CAS CLINIQUE
Le psychothérapeute est sollicité par un oncologue
qui demande pour une de ses patientes une évaluation
psychiatrique et le traitement d’un probable état
anxieux. Il s’agit d’une femme de 38 ans souffrant d’un
cancer du sein diagnostiqué deux ans auparavant. Elle
a été traitée par chirurgie puis chimiothérapie. Deux
mois après la fin de la chimiothérapie, la patiente présente des symptômes d’angoisse sévère «lui faisant perdre pied avec la réalité». Lors des premières consultations, elle exprime une importante anxiété, voire une
panique, et des phénomènes de dépersonnalisation
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passagers (elle dit se vivre «en double»). Elle décrit une
difficulté à supporter son image depuis que ses cheveux repoussent. Elle répète sans cesse qu’il faut l’aider de toute urgence, sans quoi elle va exploser mais
n’arrive pas à communiquer l’origine de son état ou à
identifier des facteurs déclenchants. Dès la cinquième
séance, elle se montre plus calme. Elle accepte le cadre
thérapeutique (consultations hebdomadaires d’une
heure), ainsi que de prendre le temps nécessaire pour
mener cette réflexion.
Durant les consultations suivantes, la patiente parvient
à raconter que lorsqu’elle avait douze ans, sa mère a
quitté le foyer, laissant son père seul avec elle et son
petit frère. Effondré et paniqué, son père lui avait fait
savoir qu’il comptait sur elle pour se débrouiller seule
puisqu’il n’avait pas la disponibilité de s’occuper des
enfants en assumant simultanément son travail. Il s’était
alors emparé d’une paire de ciseaux et avait coupé les
longs cheveux de sa fille, en lui disant : «maintenant, sois
comme un garçon et serre les dents !». La patiente raconte que depuis cet événement, elle avait renoncé
définitivement à s’occuper d’elle. Elle se rendait disponible pour les autres, tant dans le domaine privé que
dans le domaine professionnel. Elle a fait carrière dans
le domaine social et ne pensait obtenir de reconnaissance qu’à travers le soutien qu’elle offrait à son entourage. Lorsqu’on lui a diagnostiqué un cancer, elle ne s’est
pas non plus écoutée. Souvent admirée par les soignants pour son attitude «courageuse», elle a traversé
les épreuves du parcours de soins sans jamais donner
de signe de faiblesse. Mais arrivée à la fin des traitements, son image, avec ses cheveux repoussants mais
encore très courts, l’a renvoyée soudainement à ce passé
lointain. Incapable, en raison de la maladie, de continuer
comme auparavant à s’investir autant pour les autres et
ainsi de conférer un sens à son existence, elle a été brutalement submergée par une angoisse incontrôlable.
Au fil du récit, grâce à un espace sécurisé et un lien
thérapeutique, cette patiente a pu accéder à une compréhension des événements qui lui a permis de se
reconnaître dans ses réactions inhabituelles et de redonner une cohérence à sa trajectoire de vie. Elle a pu
se reconstruire dans le présent tout en tenant compte
de son passé. Elle ne se vit plus «en double» mais comme «repersonnalisée», elle voit son angoisse cesser.
CONCLUSION
En conclusion, à travers l’œuvre de Ricœur, nous avons
voulu montrer que le suivi psychothérapeutique du patient
cancéreux vise à remettre en vie l’histoire naturelle du
patient par rapport à l’histoire de la maladie qui pourrait
prendre toute la place. Selon Ricœur en effet, l’inénarrable se définit par l’impuissance à raconter et à se raconter.
Un cadre sécurisant et une écoute bienveillante facilitent
la reconstruction narrative d’une trajectoire de vie intégrant
la maladie cette fois et permettant ainsi au patient de se
réapproprier son histoire. Cette démarche nécessite de la
part du thérapeute une disponibilité psychique et temporelle, la capacité de soutenir le patient dans un processus
de liaison à travers les différentes étapes de la vie et de la
maladie.
Un dispositif thérapeutique – ou, selon la problématique, un dispositif psychothérapeutique – permet à l’individu de renforcer sa capacité à se reconnaître, à retrouver
la permanence de soi et son identité propre, et à se vivre
de nouveau comme acteur de sa propre histoire.
Implications pratiques
> Le soutien du patient cancéreux nécessite de la part du thérapeute de la flexibilité pour s’adapter aux modifications régulières du cadre, une capacité à se confronter à la maladie
ou à la mort de l’autre et à sa propre finitude, à supporter sa
propre impuissance et l’intrusion du corps malade dans le
discours
> Dans le contexte instable de la maladie, il est essentiel que
les thérapeutes offrent à leurs patients une continuité du lien
> La technique de la narration biographique offre au patient un
accès réflexif à son existence. Elle lui permet de se reconnaître dans ses réactions inhabituelles et donc de retrouver
un sentiment de permanence de soi
Adresse
Sonia Krenz
Psychologue associée
Fondation du Centre pluridisciplinaire d’oncologie
Soins de support
Ingrid Rousselle
Psychologue adjointe B
Pr Friedrich Stiefel
Service de psychiatrie de liaison
Pr Patrice Guex
Département de psychiatrie
CHUV, 1011 Lausanne
[email protected]
[email protected]
[email protected]
[email protected]
Bibliographie
1 ** Stiefel F, Rousselle I, Guex P, et al. Le soutien psychologique du patient cancéreux en clinique oncologique. Bull Ca 2007;94:841-5.
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3 Stiefel F. Les soins palliatifs : une pratique aux confins de la médecine. Paris : L’Harmattan, 2007;100.
4 Parle M, Jones M, Maguire P. Maladaptive coping and
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5 Jensen A. Psychological factors in breast cancer and
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6 Maunsell E, Jacques B, Duschenee L. Social support
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7 Dean C, Surtees PG. Do psychological factors predict survival in breast cancer ? J Psychosom Res 1989;
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8 Derogatis LR, Abeloff MD, Melisartos N. Psychological coping mechanism and survival time in metastatic
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13 Chambless DL, Crits-Christoph P, Wampold BE.
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Washington : Wiley 2006:191-256.
14 Stiefel F, Bernard M. Psychotherapeutic interventions
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15 Binswanger L. 1935 De la psychothérapie. In : Binswanger L. Introduction à l’analyse existentielle. Traduction française par J.Verdeaux et R. Kuhn. Paris : Minuit,
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16 * Gros C. Construction dans l’analyse : le transfert
comme construction d’un espace porteur et comme
reconstruction. Psychiatr Sci Hum Neurosci 2007:5:3740.
17 Ricœur P. Entretien (Propos recueillis par J.C. Aeschlimann) In Aeschlimann JC (ed.). Ethique et responsabilité. Neuchâtel : la Baconnière, 1994:11-34.
18 ** Viederman M. The psychodynamic life narrative :
A psychotherapeutic intervention useful in crisis situations. Psychiatry 1983;46:236-46.
* à lire
** à lire absolument
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