Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. Introduction La science a pu affirmer pendant des siècles avec le système ptoléméen que le Soleil tournait autour de la Terre. Il a fallu attendre la révolution copernicienne pour démontrer l’inverse. Les deux systèmes ont chacun revendiqué ©HATIER en leur temps leur scientificité, pourtant seul le dernier atteint la vérité. Comment distinguer alors le savoir, d’une croyance qui se prétend science ? C’est pour répondre à cette question que Nietzsche dans cet extrait de Humain, trop humain, affirme la primauté de la méthode sur les résultats scientifiques. En effet, une conclusion dont on ne peut retrouver le cheminement peut s’apparenter à une simple opinion. Il faut se méfier de l’instruction sans pratique scientifique car elle peut produire des convictions aptes à nourrir les pires fanatismes, tant scientifiques que politiques. 1. En science, la méthode est aussi importante que les résultats A. La scientificité d’un résultat dépend de sa méthode Un problème en science peut souvent se présenter comme une énigme et prendre la forme d’un exercice ludique. Comme une devinette, on peut vouloir en mathématique chercher la réponse, en particulier en calcul. Mais les étudiants le savent bien, ce qui intéresse leur professeur est la manière dont ils obtiennent le résultat : la démonstration. Si l’on demande par exemple combien pèse un cachet d’aspirine, on doit chercher et obtenir un certain résultat. Le simple fait de se souvenir que dans sa pharmacie ils faisaient tous un gramme ne suffit pas pour réussir son examen ; tout au plus cette indication éveille le bon sens nécessaire pour vérifier si le résultat n’est pas inepte. B. L’oubli de la méthode renvoie à la superstition Ainsi lors d’une « recherche » scientifique, la méthode obtenue est aussi « importante » que le résultat. Nietzsche s’explique à l’aide d’un raisonnement par l’absurde. Si la science ne gardait que ses résultats sans les méthodes qui leur sont associées, alors la science ne serait plus qu’une « recrudescence de la superstition et de l’absurdité », et de ce fait elle se trahirait elle-même. En effet elle doit se placer non pas dans le domaine subjectif de la foi, mais dans le domaine objectif du savoir, et pour cela elle doit faire preuve de logique et de cohérence, qui sont des caractéristiques de la rationalité. La foi s’appuie sur les facultés subjectives de la sensibilité, des sentiments et de l’imagination, et même du désir puisque selon Spinoza la superstition serait l’expression d’un désir ignorant ; le savoir en revanche doit s’appuyer sur la faculté universelle qu’est la raison. Descartes dit en ce sens que le bon sens est la chose la mieux partagée. Si la science négligeait la méthode, elle tomberait dans le domaine de la croyance et serait en pleine contradiction avec elle-même. ©HATIER Ainsi l’auteur porte un jugement de valeur sur la scientificité d’une discipline : elle ne dépend pas seulement de la véracité du résultat, mais de la méthode employée pour l’obtenir. Si l’on oublie celle-ci, le résultat risque de perdre sa scientificité. Mais en quoi, une fois le résultat obtenu scientifiquement, la science est-elle menacée ? 2. L’instruction sans la pratique scientifique reste insuffisante pour se préserver de la croyance A. L’instruction n’est pas l’esprit scientifique Une science désigne une discipline prétendant détenir des connaissances exactes, objectives (indépendamment de nos idées ou représentations subjectives). Une loi scientifique établit une relation permanente et universelle de cause à effet entre des phénomènes. Mais l’histoire de la science n’est pas l’histoire de la connaissance : elle avance grâce aux erreurs qu’elle fait puis elle les rectifie. Par exemple le système de Ptolémée (faux, mais scientifique à son époque) n’empêchait pas de faire des prédictions sur les éclipses ou autres phénomènes cosmiques, même s’il a fallu attendre Copernic pour passer du géocentrisme à l’héliocentrisme. En ce sens, l’intelligence d’un homme ne se calcule pas aux nombres de connaissances accumulées, à la quantité de résultats appris (il s’agirait plus ici de ce que l’on appelle un singe savant), mais à son « esprit scientifique ». Celui-ci permet d’avoir une « méfiance instinctive pour les aberrations de la pensée », c’est-à-dire des productions intellectuelles, théoriques, qui ne s’arrêtent pas à des idées toutes faites, fausses, de simples opinions, autrement dit à ne pas « recevoir » certaines idées, à ne pas accepter certaines « idées reçues » ! L’esprit scientifique, proche de l’esprit philosophique tel que le définit la tradition socratique, consiste à ne pas figer sa pensée, mais à continuer à questionner toute affirmation tant qu’elle n’est pas démontrée, c’est-à-dire tant qu’elle n’est pas accompagnée de la méthode qui a permis de l’établir. Comment s’acquiert cet esprit scientifique qui évite de se fourvoyer ? Par « un long exercice », c’est-à-dire par la répétition de la méthode qui a permis d’atteindre le résultat : en science pour Nietzsche, le processus (la recherche) est aussi important que le produit (la découverte). B. L’éducation ne doit pas être que la transmission d’une somme de connaissances Il en résulte que l’esprit scientifique, l’intelligence, est bien plus la capacité à comprendre les choses, une compétence transférable à tout objet, qu’une somme de savoirs, de théories déjà digérées qui ne peuvent servir à comprendre d’autres choses. En ce sens, Montaigne affirme qu’en matière ©HATIER d’éducation, il vaut mieux préparer à avoir une « tête bien faite, qu’une tête bien pleine ». L’éducation, à la différence de la simple instruction, consiste à former un homme capable de penser et d’agir par lui-même. Il lui faudra certes pour cela disposer des références que fournit la culture. Mais seule la puissance du jugement éclairé peut donner sens et réalité à ce projet. L’érudition ne saurait suffire à construire l’autonomie rationnelle de la personne. Comprendre, ce n’est pas seulement se souvenir, et l’on peut « apprendre par cœur » sans avoir l’intelligence réelle des choses ainsi « apprises ». Quant aux savoirs, ils ne peuvent s’accumuler sans ordre à la façon d’objets inertes transmis rangés. Il ne s’agit donc pas de s’en remplir comme on remplirait un vase, mais de s’en nourrir intérieurement, pour façonner cette puissance de jugement qui fonde réellement la lucidité. Comment alors s’instruire en échappant à cet apprentissage mécanique qui ne permet pas de penser réellement ? 3. Chacun devrait donc étudier en profondeur au moins une science A. Pour éviter tout fanatisme, même en politique, il faut pratiquer une science Pour acquérir « l’esprit scientifique », Nietzsche préconise de « connaître à fond au moins une science ». Si cette affirmation prend la forme d’un impératif pratique, c’est que l’absence d’esprit scientifique peut être dangereux pour la science, mais aussi en politique. En effet, l’esprit scientifique semble protéger du fanatisme. Celui-ci consiste à défendre avec un zèle excessif une idée non scientifique à laquelle on croit passionnément. Il s’appuie sur une « conviction », et la conviction traduit souvent une grande fermeté dans le jugement et passe pour une grande qualité. Or ces convictions, quand elles portent sur des résultats dont on a oublié le cheminement, sont en réalité la marque d’une faiblesse, d’un aveuglement buté. Cet enthousiasme qui consiste à s’échauffer pour la « première fantaisie qui […] passe par la tête » repose sur la confusion entre la vérité et le vraisemblable, ce qui n’en a que l’apparence. En ce sens, un individu instruit de résultats scientifiques sans être capable de les retrouver par luimême, peut se montrer plus dangereux qu’un ignorant qui, lui, n’introduira pas d’idées fausses puisqu’il n’en a aucune. Seule la pratique d’une science en profondeur permet d’apporter de la prudence face aux convictions destructrices. B. Le bon sens peut conduire aux pires vices Le scientisme consiste à croire que seule la science est capable de résoudre l’ensemble des problèmes. Mais lorsqu’on utilise uniquement des ©HATIER résultats en les appuyant par cette phrase, « c’est scientifiquement prouvé », sans en révéler l’origine, on les fait fonctionner comme des arguments par autorité. La publicité s’approprie très souvent cette démarche. C’est une forme de sophisme que l’on peut alors utiliser dans le domaine de la morale comme de la politique, le vernis culturel encourageant d’autant plus l’adhésion de celui qui se laisse convaincre. Si Descartes affirme que le bon sens est la chose la mieux partagée, que tout le monde est pourvu d’une raison, il ajoute que l’usage qui en est fait diffère d’un individu à l’autre. Pour lui, « les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ». En effet, la capacité à bien se conduire et à bien penser ne repose pas sur la possession plus ou moins grande de la raison mais, l’ayant tous, sur l’usage plus ou moins bon que l’on en fait pour distinguer le bien du mal, et le vrai du faux. Cet usage désigne la manière que l’on va choisir pour arriver à ses fins, c’est-à-dire le chemin que l’on va prendre. En ce sens, on retrouve l’importance de la méthode, dont l’étymologie n’est autre que méta-odos, le « chemin vers ». Conclusion Ainsi, en partant de la distinction entre méthode et résultat scientifiques, Nietzsche définit le véritable « esprit scientifique » comme capacité à porter un jugement éclairé par un savoir, mais un savoir compris, que l’on s’est approprié par la pratique d’une science. Seule cette formation permet de se prémunir du fanatisme qui fait passer des convictions pour des énoncés scientifiques, et cela dans des domaines qui dépassent même celui de la science. ©HATIER