introduction

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INTRODUCTION
L'observation des données de PIB par tête sur le XXème siècle témoigne d'évolutions
relativement divergentes entre pays. Le siècle passé a vu, simultanément, le développement
économique quasi constant et sans précédent des pays européens et nord américains, le
décollage extraordinaire du Japon et l'essoufflement des pays d'Amérique Latine, alors même
que certains d'entre eux présentaient des niveaux de revenu par tête supérieurs à ceux de
l'Europe du Sud en début de période. Cette hétérogénéité de comportements pose de façon
cruciale la question des déterminants de la croissance sur le long terme. Comment, en effet,
justifier une telle divergence de comportements entre des pays autrefois relativement
homogènes en termes de performances économiques (Europe d'un côté et Amérique Latine de
l'autre) alors que se met en place, au même moment, un processus de convergence avec le
Japon, économie considérée comme sous développée jusqu'à la seconde guerre mondiale ?
C'est à la question des déterminants du dynamisme des économies ainsi qu'aux formes de
développement adoptées que cette thèse est consacrée et qu'elle tente de répondre au moyen
d'une étude empirique de la croissance de long terme. De nombreux travaux ont déjà été
menés sur le sujet. Notre travail s'en distingue en remettant en cause l’hypothèse de linéarité
des phénomènes et en soulignant le rôle des interactions entre les facteurs de croissance. Son
agencement, ainsi que les thèmes abordés, découlent toutefois largement du développement
de la pensée économique au cours des soixante-dix dernières années. Il nous a donc semblé
important de rappeler au sein de cette introduction l'héritage théorique auquel une thèse sur la
croissance se trouve naturellement confrontée. En outre, un rapide survey de la littérature nous
permet de souligner le cheminement logique qui a mené à un enrichissement progressif de la
théorie de la croissance et nous conduit finalement à nous pencher plus particulièrement sur
les phénomènes d'interaction.
Plusieurs facteurs sont traditionnellement invoqués pour expliquer le processus de croissance.
Leur recours et la justification liée à leur utilisation ont suivi le développement de la pensée
économique. Les premiers économistes s'intéressaient principalement à l'accumulation de
capital physique pour expliquer les variations de production. Cependant, très vite, l'échec de
certaines politiques de développement, alors même que des économies ayant opté pour des
13
choix économiques différents prenaient leur essor, a remis en cause la relation absolue entre
croissance et investissement.
De l'investissement, moteur unique des performances économiques, aux variables de
capital humain et d'ouverture économique
Le modèle de Solow (1956), modèle de croissance dominant jusqu'aux années 1980, limitait
l'explication de la croissance aux phénomènes démographiques et technologiques - du moins,
dans la situation de steady state - et mettait en avant le rôle de l'investissement et donc de
l'accumulation du capital dans la phase de rattrapage des pays industrialisés par les pays en
voie de développement. Concernant cette dernière prédiction, il ne dépareillait pas avec les
modèles d’obédience keynésienne - dont le modèle Harrod-Domar (1946) et le schéma de
développement de Rostow (1956) - selon lesquels le secteur productif des économies était tiré
par l’accumulation de capital physique. Cette conclusion a longtemps conforté la confiance en
l’aide internationale selon le principe qu’une dose massive de capitaux extérieurs devait
pouvoir suppléer à la carence interne et permettre aux économies de se développer.
Cependant, alors que les modèles keynésiens mettent au centre de leur analyse la nécessité
d’une intervention étatique pour "entraîner" le développement économique, et permettre la
"grande poussée"1 à l’origine du décollage économique, le modèle néoclassique prône la nonintervention, arguant du caractère harmonieux de la croissance permis par la loi des
rendements décroissants. Moins le capital physique est développé, plus le rendement marginal
de l’investissement est important. Les investisseurs sont alors naturellement incités à
accumuler du capital physique. Réciproquement, dans un pays déjà fortement capitaliste,
l’incitation à investir est réduite, les investisseurs se détournent alors de l'activité
d'accumulation de capital physique. Il s'ensuit un phénomène de convergence économique, les
pays les moins capitalistes profitant du report d'investissement qui se détourne des économies
les plus développées par manque de rentabilité.
Les travaux sur la croissance ont connu un regain d’intérêt au moment où les prédictions du
modèle de Solow (1956) se sont trouvées infirmées par l'absence, sur le plan empirique, de
convergence entre pays en voie de développement et pays industrialisés. Les économistes se
1
Notion développée par Rosenstein-Rodan (1943)
14
sont alors tournés vers des modèles de divergence susceptibles de justifier la persistance
d'écarts entre les taux de croissance et les niveaux de revenu par tête des pays.
La principale voie de renouvellement, celle de la croissance endogène, a consisté à remettre
en cause le principe de décroissance de la productivité marginale du facteur accumulable
comme hypothèse de base de l’activité de production. A cette fin, deux phénomènes ont été
mis en avant:
•
l’existence de facteurs de production qui ne connaissent pas de bornes à leur accumulation
et sont alors considérés comme des moteurs potentiels de la croissance ;
•
l’existence d’effets externes au cours du processus de production liés à une
interdépendance non maîtrisée entre les individus - c’est à dire, générée par une certaine
incapacité des individus pris séparément à se représenter les conséquences de leurs actes
au niveau global.
Cette remise à jour de thèmes, déjà développés par Rosenstein-Rodan (1961) et Arrow (1962)
après guerre, a aussi coïncidé avec le désir de retourner aux déterminants fondamentaux de
l’activité économique. Si le travail et le capital semblent être des éléments essentiels à la
production, ils ne sont que la partie émergeante de l’iceberg et leur qualité, les conditions de
leur mise en œuvre apparaissent aussi importantes pour justifier les performances d’un pays.
D'après Berthélemy et Varoudakis (1996), si l’investissement est le vecteur essentiel du
rattrapage et de la convergence dans le modèle néoclassique, il doit lui aussi être considéré
comme endogène car il est déterminé par son prix et sa rentabilité. Mais, l’analyse ne doit pas
s’arrêter là, car, à leur tour, le prix et la rentabilité de l’investissement dépendent de sa
productivité et donc de variables telles que l’environnement politico-économique, l’ouverture
économique... Les canaux d’influence sont, dans ce cas, la confiance des investisseurs et
l’existence d’une concurrence via le marché international de capitaux.
La même réflexion peut être menée à propos du facteur travail. La capacité du travail à être
productif dépend en effet de sa disponibilité dans l’économie et donc de la croissance
démographique, mais aussi de sa qualité et donc, finalement, de variables telles que
l’éducation et plus largement les variables de capital humain. Quant à l’interaction productive
entre le travail et le capital, elle dépend largement des conditions de production vécues par les
entreprises et donc de l’état des infrastructures, de la taille du marché, de la stabilité politique
du pays.
15
Cette conjonction d’études a incité les économistes à se tourner vers de nouveaux facteurs
explicatifs de la croissance et justifie l'importance des travaux à ce sujet. Ainsi, au cours des
dernières années, plus de 50 facteurs différents ont été identifiés comme significatifs au sein
des régressions de croissance2. Cependant, Levine et Renelt (1992) soulignent que bien peu de
ces variables sont robustes, la plupart n'apparaissant significatives que sous certaines
conditions et seulement lorsqu'elles sont testées au sein de combinaisons linéaires spécifiques.
Lorsque passées au crible d'un test de robustesse - que ce soit celui proposé par Levine et
Renelt (1992) ou Sala-I-Martin (1997) - bien peu de ces variables restent pertinentes.
Quelques indicateurs s'avèrent cependant valides quelques soient les spécifications adoptées.
Il faut souligner, à ce propos, la robustesse de la variable d'ouverture économique au sein de
ces deux études ainsi que celle des variables politiques chez Sala-I-Martin (1997). Notons que
les auteurs de ces deux articles prennent le parti de conserver le capital humain dans
l'équation de base, ne remettant donc pas en cause l'influence de ce facteur sur la croissance.
Ce sont donc à ces trois facteurs et plus précisément au capital humain et à l'ouverture
économique que cette thèse s'intéresse. Non seulement leur impact sur la croissance s'avère
robuste aux changements de spécifications, mais ils correspondent tous deux à un
enrichissement de la fonction de production classique et à un approfondissement de la notion
de capital physique rendus nécessaires par l'évolution de la théorie économique. Le capital
humain correspond (sans lui être réduit) à un élargissement de la notion de capital aux aspects
humains et qualitatifs tandis que l'ouverture économique en repousse les limites spatiales en
permettant aux apports étrangers de s'ajouter aux investissements domestiques (même si, là
encore, le processus d'ouverture économique a d'autres caractéristiques que cette relation à la
notion de capital). Quant à l'environnement politique, il semble particulièrement pertinent
pour déterminer l'interaction entre facteurs. Tous trois sont aussi susceptibles de jouer sur le
très long terme et sont, de ce fait, particulièrement intéressants à analyser dans le cadre de
cette thèse.
2
Parmi ceux-ci, citons le système institutionnel (Mauro, 1995), l'ouverture économique (Lee, 1993, Sachs et
Warner, 1995, Edwards, 1995), l'investissement public (Easterly et Rebelo, 1993), les dépenses publiques de
consommation (Barro et Sala-I-Martin, 1995)…
16
Le capital humain, un moteur de croissance aux qualités diverses
Le capital humain a semblé réunir les qualités requises à un moteur de la croissance parce
qu’il est susceptible à la fois de connaître une accumulation à rendements au moins constants
mais aussi de justifier l’existence d’externalités. Il se présente également comme un
déterminant primaire de la productivité du travail et du capital.
La connaissance ne semble pas être régie par une décroissance des rendements au fur et à
mesure de son accumulation. Au contraire, un certain niveau de connaissance peut paraître
indispensable à l’acquisition de nouveaux savoirs et à leur mise en œuvre au sein de
l’entreprise. En ce sens, le capital humain est sujet à des phénomènes d’apprentissage et donc
à des rendements au moins constants. Cette qualité de la connaissance serait, en revanche,
inopérante si les propriétaires de ce capital humain étaient incapables de transmettre leur
savoir d’une génération à l’autre. Pour pallier à ce problème, les économistes ont d’abord
supposé des individus à durée de vie infinie. Moins sommaire que l’idée d’un agent
économique vivant éternellement, il est possible d’aboutir aux mêmes conclusions en
adoptant, à la suite de Lucas (1988) et Azariadis et Drazen (1990), une vision dynastique du
patrimoine culturel. Ceci revient à mettre en avant le caractère social des individus en
soulignant leur appartenance à un contexte familial et le rôle de ce tissu familial dans la
transmission du savoir. Ce legs agit comme une externalité positive dans la mesure où bien
qu’étant involontaire de la part des parents, il influe positivement sur le salaire des
générations futures et donc sur leur bien-être.
Dans son modèle de learning or doing, Lucas (1988) propose un cadre analytique alternatif à
celui de Solow (1956) dans lequel l'accumulation du capital à rendements constants permet de
justifier l'existence d'une croissance auto-entretenue. Sur le sentier de croissance équilibrée, le
taux de croissance des variables par tête est "tiré" par le taux d’accumulation du capital
humain. En d’autres termes, le capital humain est, de par la constance de ses rendements,
générateur de croissance endogène. De plus, et cela constitue la démarcation majeure de ce
courant avec la théorie solowienne, les différences dans les rendements du capital humain ou
dans le temps alloué à la scolarité entre les pays peuvent justifier une divergence persistante
entre les taux de croissance économique.
Une hypothèse d’externalité lors du développement économique permettrait, elle aussi, de
justifier l’endogénéité de la croissance. Romer (1986) et Lucas (1988) montrent, à ce propos,
17
qu’en présence d’externalités de production liées soit à l’accumulation de capital physique
(Romer, 1986), soit à celle du capital humain (Lucas, 1988), il est possible de retrouver au
niveau macro-économique des rendements constants du facteur accumulable tout en
conservant, au niveau micro-économique, des conditions de concurrence et d’atomicité des
agents. Lucas (1988) insiste sur la pertinence à lier externalité de production et capital
humain: les individus choisiraient de se former de manière individuelle, mais leur choix aurait
un fort impact au niveau macro-économique via l’élévation de la productivité globale des
facteurs que cela entraînerait. Lucas (1988) modélise ce lien entre le terme de productivité
globale de la fonction de production et le niveau général de formation d’un pays en intégrant à
la fonction de production ce que les agents considèrent comme une constante et ce que
l’auteur définit comme la moyenne des niveaux d’éducation de la population active.
L’intérêt d’une prise en compte de la notion d’externalité réside dans la possibilité d’élargir le
champ d’analyse de la croissance à des processus cumulatifs, à des formes non optimales de
croissance, grâce à la disjonction qu’elle opère entre optimum social et optimum privé. De
telles propriétés sont cependant à nuancer en raison du caractère vague de la notion
d’externalité. Celle-ci s'apparente, en effet, à une boite noire dans laquelle les économistes
rassembleraient ce qui leur semble relever de l’interaction entre les agents économiques et qui
n'est pas déjà pris en compte par les marchés.
Enfin, le capital humain se présente comme un déterminant de la capacité à innover.
Contrairement à Lucas - qui endogénéisait la variable de capital humain en faisant dépendre
son accumulation de sa productivité et du temps passé à la formation -, Romer (1990) suppose
un stock de capital humain fixe. Le capital humain est donc considéré, à présent, comme un
facteur non accumulable. C’est l’accumulation des variétés d’inputs nécessaires à la
production qui devient moteur de la croissance, cette accumulation dépendant positivement de
la main-d’œuvre qualifiée allouée au secteur de recherche et développement. C’est donc à
présent le capital humain en niveau - approximé par la quantité de main-d'œuvre qualifiée qui détermine le degré de dynamisme d’une économie.
De par ses nombreuses qualités, le capital humain s'est donc trouvé associé directement à la
problématique de la croissance. Il est un déterminant récurrent dans la littérature empirique
des performances économiques, même si les résultats le concernant se révèlent souvent
18
décevants3, du moins sur le plan macro-économique4. Cette thèse tente d’éclaircir le rôle du
capital humain dans le processus de croissance de long terme. Plusieurs fonctions potentielles
de l’éducation dans le processus productif sont considérées: le capital humain comme facteur
de production et son rôle de vecteur technologique et d’externalité. Certains de ces aspects, et
notamment son rôle dans la transmission des nouvelles technologies, nous conduisent à
combiner son influence avec celle de l’ouverture économique.
L'apport de l'ouverture économique aux modèles de croissance
Contrairement au capital humain, ce n’est pas par le biais d’un prolongement des modèles de
croissance que la problématique de l’ouverture commerciale s’est trouvée associée à celle du
développement économique. En fait, pendant relativement longtemps, les théories de la
croissance et celles du commerce se sont développées de manière parallèle. L’impact de
l'ouverture économique restait cantonné au domaine statique puisque traditionnellement après
Smith, Ricardo et Heckscher, Ohlin et Samuelson, la théorie du commerce international se
focalisait sur les avantages comparatifs et la division internationale du travail. De leur côté,
les analyses de la croissance se limitaient à l’estimation de la contribution des facteurs de
croissance - capital physique et travail - et favorisaient les processus de convergence au
détriment des phénomènes cumulatifs.
Cependant, parallèlement à ces domaines d’étude, un courant de recherche initié par Little,
Scitovsky et Scott (1970) se développait en réaction aux stratégies de développement basées
sur la substitution aux importations prônée par Prebisch (1950) et visait à réhabiliter le rôle de
l’ouverture extérieure sur les performances économiques. Les travaux issus de cette
génération - dont les contributions phares sont celles de Balassa (1978, 1985) - sont
essentiellement empiriques et pèchent par leur manque de fondement théorique. Ils ont
cependant permis de recentrer l’analyse de la croissance en la réorientant vers la prise en
compte de l’environnement économique5. Les fondements théoriques ont ensuite suivi lors du
développement de la nouvelle théorie du commerce international et la mise au centre de
l’analyse des gains dynamiques de l’ouverture économique6. C’est aussi avec le
3
Les études sur données de panel ont révélé une corrélation inexistante ou négative entre croissance économique
et éducation (voir Knight, Loayza et Villanueva, 1993, Islam, 1995 et Caselli, Esquivel et Lefort, 1996).
4
Gurgand (1999) souligne la robustesse sur le plan micro-économique des équations de salaire suggérant
l'existence d'une relation positive forte entre l'éducation des individus et leur salaire.
5
Voir, notamment, Kravis (1970), Kavoussi (1985) et Singer et Gray (1988)
6
Voir, notamment, Krugman (1991)
19
développement de nouveaux outils économétriques et, parallèlement, l’approfondissement de
l’étude sur la croissance par le biais de l’endogénéisation des effets, que les liens entre
ouverture économique, exportations et croissance ont pu être mieux définis.
Les spécialistes du commerce international se sont appuyés sur l’hypothèse d’externalité
positive émise par Romer (1986) pour valoriser l’accumulation de savoir liée à la pratique du
commerce extérieur et en faire un déterminant de la croissance économique au même titre que
les facteurs de production. Ils soulignent en plus l’aspect endogène du phénomène puisque la
croissance génère à son tour un accroissement de l’offre de biens exportables, ce qui
enclenche une dynamique cumulative. Dans cette optique, De Melo et Robinson (1990)
mettent à jour trois types d’effets externes liés au commerce extérieur :
•
l’accumulation
d’informations
bénéfiques
aux
entreprises
privées
désireuses
d’exporter découlant directement des politiques mises en œuvre par les pouvoirs publics ;
•
les possibilités d’apprentissage liées aux importations (par imitation, utilisation de la
technique incorporée dans les biens) ;
•
les effets externes des exportations découlant de l’acceptation des règles du commerce
international (adoption des principes de qualité...).
Grossman et Helpman (1991) soulignent, eux aussi, le rôle de l’ouverture économique dans la
propagation des connaissances. Toutefois, ils élargissent le champ d’analyse en intégrant à la
fois les externalités et les rendements croissants dans leur étude. D’après eux, l’ouverture
économique permet de façon directe l’échange de technologies et d’information (facteurs
susceptibles de connaître des rendements croissants chez Romer, 1990). Plus indirectement, la
possibilité d’une concurrence externe incite les entrepreneurs nationaux à innover pour être
compétitifs. Ce qui n’était qu’une incitation à une réallocation plus efficace chez les
néoclassiques, devient donc une source d’externalité chez les théoriciens de la croissance
endogène. Enfin, l’ouverture économique entraîne l’élargissement des marchés avec des
conséquences opposées: des possibilités d’économies d’échelle, résultat qui se retrouve aussi
chez Romer (1990), mais aussi davantage de concurrence.
Les nouvelles théories du commerce international soulignent ainsi la multiplicité des canaux
d'influence de l'ouverture économique sur les performances économiques. Elles s’opposent
aux précurseurs néoclassiques car elles ne se contentent pas d’une déclaration de principe en
faveur de la libéralisation économique, mais cherchent à déterminer ce qui, précisément, dans
20
la nature de l’ouverture extérieure pourrait avoir une incidence sur les performances
économiques. Cette différenciation est cependant assez peu reprise au sein des études
empiriques. Seul Wacziarg (1999), à notre connaissance, tente de séparer les différents modes
d'action du commerce. Il en déduit une influence de l'ouverture passant principalement par
l'augmentation du taux d'investissement et la transmission technologique.
La prise en compte de tous ces mécanismes enrichit l'analyse mais introduit un doute sur les
conséquences de l'ouverture en termes de croissance et de bien-être. Il n’est, en effet, plus
évident que l’ouverture économique soit forcément bénéfique à tous les participants. Il semble
plus raisonnable de penser que l’influence du commerce extérieur dépend de la taille des pays,
des bénéficiaires des externalités, et du rôle des pays dans la division internationale des
processus productifs. Krugman (1987) modélise ce résultat en supposant l'existence
d’économies d’échelle dans le secteur exportateur. Il montre qu’un pays qui possède un stock
de capital initial plus élevé bénéficie d’un avantage de coût lui permettant de renforcer son
avance en capital. Finalement, le partage de la production industrielle ne conduit pas à un
équilibre stable puisque le moindre avantage capitalistique acquis par un pays le mène à la
constitution d’un monopole. Dans la même optique, Lucas (1988) développe un modèle basé
sur le capital humain comme facteur de production. Grâce au phénomène d’apprentissage, les
pays qui possèdent un avantage en capital humain connaissent une croissance renforcée.
L’intérêt de ces modèles est de montrer que l’ouverture économique fige les spécialisations
initiales des pays. Or, si on suppose que les effets d’apprentissage diffèrent selon les biens
produits, il s’ensuit des différences de taux de croissance entre les divers pays qui s’amplifient
au fur et à mesure de l’accumulation de capital humain. Finalement, les théories de la
croissance endogène ne remettent pas nécessairement en cause le libre échange comme
moyen d’améliorer le bien-être mondial, mais elles soulignent l’intérêt qu’ont les pays à
favoriser le développement d’activités à rendements croissants ou génératrices d’externalités
positives. Dans leurs modèles, ce sont donc les comportements stratégiques qui sont mis en
valeur, et non les phénomènes de redistribution harmonieuse des facteurs ou des tâches
comme dans le modèle néoclassique. Ce changement d’optique permet de déplacer le centre
d’intérêt des processus linéaires vers les phénomènes de seuils et d’agglomération, sujet
relativement peu abordé par les études empiriques du développement économique.
21
L’interaction entre les facteurs de croissance
Du rapide résumé précédent, on peut tirer un fil conducteur: la progressive complexification
des modèles de croissance. D’un modèle linéaire, réduit pratiquement à un moteur
(l’investissement), la théorie a peu à peu intégré l’existence d’autres déterminants potentiels
des performances économiques. Elle a aussi assoupli les hypothèses d’homogénéité des effets
et de linéarité des processus pour englober des comportements de divergence ainsi que des
phénomènes de clubs de convergence. Notre travail va dans le sens de cet enrichissement des
effets en s’attachant à l’étude de l’interaction entre les facteurs de croissance. Cette
orientation constitue une suite logique aux travaux sur la croissance menés jusqu’à présent car
elle répond à la fois à un souci de revenir aux raisons ultimes du décollage économique et à
une volonté d’assouplir les hypothèses simplistes de développement linéaire.
La notion d’interaction entre les variables constitue un concept utile pour comprendre la
stagnation de certaines économies, bénéficiant pourtant d'une aide internationale importante,
alors même que d’autres enregistrent de bonnes performances économiques. Elle suggère, en
effet, qu’une forte accumulation d’un facteur de production ne suffit pas forcément à générer
de la croissance. Il est nécessaire que soient réunis un certain nombre de facteurs élémentaires
pour permettre le décollage économique. A défaut de cela, l’économie est dans l’incapacité de
profiter de ses facteurs abondants.
L'interaction entre les facteurs remédie aussi au caractère linéaire du modèle de Solow (1956)
qui, s'appuyant sur le principe d’une fonction de production à facteurs substituables, suppose
qu'il est toujours possible de décomposer les variations de croissance en fonction de la
variation correspondante des variables explicatives. A présent, l’impact d’une variable sur une
autre ne peut plus être dégagé de son contexte et décomposé. Les relations dynamiques entre
variables deviennent des composantes essentielles des effets sur la croissance, en renforçant
l'impact direct des facteurs de croissance ou, au contraire, en le contrecarrant.
Une objection possible à cette interprétation serait que les interactions entre les variables sont
des phénomènes temporaires et que, sur le long terme, les facteurs de croissance sont
essentiellement substituables. Cet argument n’invalide cependant pas une étude en termes
d’interaction de facteurs puisque, précisément, c’est l’accomplissement du processus qui nous
intéresse et non les équilibres de long terme à atteindre.
22
Un certain nombre de facteurs peuvent entrer dans le cadre d’une analyse en termes
d’interaction. L’interaction la plus évidente est certainement celle existant entre
l'environnement politique et le développement économique popularisée par North (1991). Elle
repose sur l’idée simple qu’un cadre politique stable dans lequel les agents économiques
peuvent avoir confiance est une condition sine qua non pour permettre le développement de
l’activité économique. Elle correspond à un déterminant primaire du décollage économique au
sens où sans cette conjonction de facteurs le pays ne peut profiter de l’accumulation des
facteurs productifs traditionnels.
A un niveau plus avancé du processus productif, Berthélemy et Varoudakis (1996) remettent
en cause l’idée d’un impact direct du capital humain sur la croissance économique et
suggèrent que celui-ci devrait être accompagné d’un certain degré d’ouverture économique
pour permettre au pays de l’exploiter. La conjonction de l’ouverture extérieure et du capital
humain serait essentielle pour la capacité des pays à capter les progrès techniques réalisés
dans les pays avancés via l’importation de biens d’équipement ou de nouveaux produits. De
même, un fort accroissement du capital humain dans une économie s’avérerait totalement
inefficace si l’insuffisance de la taille du marché ne permettait pas de l’exploiter
(élargissement du marché que l'ouverture extérieure peut permettre). Réciproquement, une
forte intégration du pays dans les relations commerciales internationales aurait peu d’impact
sur la croissance si l’économie était faiblement dotée en qualifications et ne pouvait, par
conséquent, s’approprier les nouvelles techniques de production.
Enfin, il est possible d’élargir cette approche à un large éventail de déterminants potentiels
des performances économiques. Ainsi, Kavoussi (1985) et Singer et Gray (1988) suggèrent de
faire dépendre les effets de l’ouverture économique du contexte économique international. Ils
appuient leur intuition sur l'argument suivant: en cas de faible demande mondiale, la
croissance est ralentie par le fait même que le pays est ouvert sur l’extérieur.
Finalement, la complémentarité semble agir à plusieurs niveaux du cycle de croissance. Si un
environnement politique adéquat constitue la condition élémentaire du développement
économique, la conjonction de l’ouverture économique et du capital humain permet ensuite
d’améliorer la productivité de l’économie nationale. L’amélioration de la productivité ne se
transforme, à son tour, en gains en croissance que si l’environnement extérieur est favorable.
La réflexion pourrait se prolonger en incorporant un nombre de facteurs potentiels de
croissance beaucoup plus important. Cependant, outre le fait qu'une attitude arguant que "tout
est dans tout" mène à l'extrême à une impossibilité totale de différencier les effets parce
qu'elle implique un nombre de paramètres d'intérêt trop important, notre étude est grandement
23
contrainte par les données à disposition. Nous nous contenterons donc, pour ce travail, de
deux interactions principales: celle impliquant l'environnement institutionnel et celle reliant
capital humain et ouverture commerciale.
Le champ d’étude
Cette étude se situe dans une perspective de long terme de manière à englober le processus de
développement dans son ensemble et de retourner aux sources ultimes de la croissance. En
effet, seule une étude de long terme peut permettre de déterminer les impulsions qui ont incité
les économies à emprunter tel ou tel sentier de croissance. Cette analyse est ainsi rendue
possible par la disponibilité de données de long terme. Elle est donc le fruit d'un travail
statistique important qui correspond à la fusion de deux bases de données existantes: celle de
Maddison (1995) et celle de Banks (1995). Cependant, l’envers de ce choix est que les pays et
les phénomènes étudiés sont largement contraints par la disponibilité des données. Cette
limite nous oblige à centrer l’analyse sur les pays les plus développés (qui ne l’étaient
cependant pas tous en début de période). L’échantillon qui remonte le plus loin dans le temps
débute en 1880. Il comprend dix pays - Allemagne, Canada, Danemark, Etats-Unis, France,
Italie, Japon, Norvège, Royaume-Uni, Suède - que nous suivons jusqu’en 1980. Une seconde
base de données inclut, en plus des pays précédents, des pays d’Amérique Latine (Argentine,
Brésil, Chili et Venezuela). Elle est, cependant restreinte à la période 1920-1980.
La disponibilité limitée des données entraîne une contrainte non négligeable sur les
problématiques étudiées. Cependant, les questions abordées sur les deux échantillons diffèrent
aussi parce que les problèmes auxquels font face les pays développés et ceux d’Amérique
Latine ne se recoupent pas totalement. Les pays développés sont appelés tels parce qu’ils ont
enregistré une convergence de leurs performances économiques vers un équilibre haut. Les
pays d’Amérique Latine, dont certains présentaient des caractéristiques proches de celles des
pays développés en début de période, ont fait de leur côté l’expérience d’une divergence
durable de leur niveau de revenu par tête par rapport aux économies occidentales. Ce travail
est donc organisé en fonction de ces deux problématiques.
L'évolution des pays d'Amérique latine, et notamment leur histoire politique mouvementée,
nous amène à étudier plus précisément l'interaction des sphères institutionnelle et
24
économique. Ce travail tente de déterminer si l'adoption de régimes politiques particuliers a
conduit les économies à s'engager dans des voies de croissance spécifiques. Le corpus
empirique auquel se rattache cette étude est celui des travaux initiés par Barro (1991) dans le
but de tester la pertinence du modèle de Solow (1956), que nous avons pris soin de transposer
au cadre des données de panel7. La spécification de base consiste en une équation de
convergence conditionnelle. Mais, parce qu’il est erroné de supposer une dichotomie entre les
sphères économique et politique, nous prenons en compte l’existence de relations réciproques
grâce à l'utilisation d’un modèle à équations simultanées. L’apport de cette étude par rapport
aux nombreux travaux menés sur des sujets analogues ne se limite donc pas à la prise en
compte d’une dimension temporelle plus importante - bien qu’en la matière, cet aspect soit
essentiel puisqu’il permet de prendre en compte des phénomènes que le court terme ne permet
pas d’observer -, il consiste aussi en l’utilisation d’une méthode plus appropriée à la
détermination d’une interaction entre les facteurs.
Cependant, les échantillons sur lesquels cette thèse s’appuie comportent une majorité de pays
développés, ils nous donnent donc essentiellement à observer des comportements de
convergence, par opposition à une dispersion permanente des chemins de croissance. Il ne
s’agit plus, dans ce second cas, de départager des économies aux parcours largement
divergents, mais de comprendre les légères différences qui caractérisent des pays présentant,
par ailleurs, des profils économiques similaires. L’environnement institutionnel ne se présente
plus comme un enjeu parce que la plupart des pays concernés connaissent dès le début de la
période un certain enracinement de leurs institutions politiques qui n’apparaît donc plus
comme une caractéristique discriminante. Cette thèse s’oriente alors vers une explication en
termes de rattrapage technologique et d’interaction entre le commerce et l'éducation. A cet
effet, un certain nombre de spécifications relevant de divers modèles de capital humain ou de
commerce international sont estimées. L’interaction entre commerce et éducation intervient
en leur sein de plusieurs façons, d’abord sous forme d’une variable croisée puis par le biais de
modèles à coefficients variables.
7
Méthode déjà utilisée par Knight, Loayza et Villanueva, (1993), Islam (1995), Caselli, Esquivel et Lefort
(1996), Dessus (1998)
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Ce travail s'organise de la manière suivante:
Une première partie est consacrée à l’étude des indicateurs disponibles sur le long terme, à
leur pertinence et leurs limites. Nous essayons, au sein de cette première approche, de
répondre aux problèmes posés par l’adoption de variables de flux - qu'elles concernent
l’investissement ou la variable de capital humain - et à la question de la pertinence d’un
indicateur d’ouverture économique approximé par un taux de dépendance (chapitre I).
Une fois ce travail justificatif effectué, une étude historique est menée de manière à dégager
les grandes tendances du XXème siècle en termes de revenu, d’éducation et de commerce
(chapitre II). Trois périodes distinctes ressortent de cette étude: une fin de XIXème siècle
stable et relativement homogène, un entre deux guerres confus au cours duquel les évolutions
d’après guerre paraissent en gestation et une période d’explosion de la croissance et des
échanges après les années 1950.
Cette première partie s'achève sur des vérifications rapides de la pertinence des modèles
traditionnels de croissance sur le long terme (chapitre III).
Dans une seconde partie, nous prenons appui sur les résultats décevants des modèles
traditionnels et notamment leur incapacité à expliquer le comportement des pays d’Amérique
Latine pour développer une étude empirique de la relation entre environnement politique et
croissance. Après un premier développement consacré à l’aspect théorique de cette question
(chapitre I), nous cherchons à mettre en évidence l’existence d’une interaction entre sphères
politique et économique grâce à l'utilisation de modèles économétriques combinant
économétrie des données de panel et triples moindres carrés (chapitre II).
Plusieurs influences possibles sont envisagées: un impact direct du cadre politique sur la
croissance économique et une influence détournée via l’efficacité du capital humain.
L'analyse statistique est menée par le biais de modèles à équations simultanées qui permettent
la mise à jour de relations réciproques entre les variables. Cette méthodologie évite le
raccourci simpliste, souvent adopté en la matière, d'un environnement politique exogène par
rapport au cadre économique. Elle permet aussi d'atténuer le caractère linéaire de la relation
de croissance en rendant possible l'existence d'effets cumulatifs.
Cependant, parce que notre base de données est constituée en majorité de pays au régime
politique "stabilisé", l’étude de l’environnement politique ne représente qu’une analyse
partielle du processus de croissance au sein des pays de l’OCDE. Le phénomène principal
caractéristique du XXème siècle a été le processus de convergence économique enregistré par
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les pays aujourd’hui considérés comme les plus développés. Cette thèse se poursuit donc,
dans une troisième partie, par une étude d'un facteur susceptible d'avoir contribué au
rattrapage technologique entre les pays: l’interaction entre éducation et commerce. Après une
revue des arguments théoriques qui pourraient justifier l’existence d’une interaction entre
commerce et éducation (chapitre I), plusieurs spécifications empiriques susceptibles de
rendre compte d’un tel phénomène sont estimées (chapitre II).
Elles font appel soit à des modèles de commerce que nous augmentons de manière à prendre
en compte la dimension éducative (Feder, 1983), soit à des modèles de capital humain
auxquels nous ajoutons l'aspect ouverture extérieure (Benhabib et Spiegel, 1994, Mankiw,
Romer et Weil, 1992). Diverses méthodes économétriques sont alors mises en œuvre, de
façon à respecter les caractéristiques des spécifications utilisées et à tester la robustesse de
l'effet recherché. Outre l'économétrie des données de panel, nous avons recours à la méthode
SURE et aux modèles à coefficients variants qui nous permettent de relâcher l'hypothèse
d'homogénéité technologique entre pays.
La thèse s'achève par une recherche des seuils qui pourraient affecter l’interaction entre
l'éducation et le commerce et son impact sur la croissance (chapitre III). Un test simple
d'existence de ruptures de coefficient en fonction de l'accumulation d'un autre facteur est
établi. Il est ensuite appliqué aux cas où, successivement, la variable de revenu par tête puis
celle de capital humain sont supposées être génératrices de seuils.
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