Sciences Sociales et Santé, Vol. 31, n° 2, juin 2013
Significations du renoncement
aux soins: une analyse anthropologique
Caroline Desprès*
Résumé. Le renoncement aux soins, concept récemment introduit dans les
enquêtes de l’Institut de recherche et de documentation en économie de
la santé (IRDES), constitue aujourd’hui un indicateur d’évaluation des
politiques publiques, notamment en termes d’équité d’accès aux soins.
Non définie par les décideurs et les enquêteurs, cette notion fait l’objet de
diverses définitions de la part des experts. Cet article vise à les clarifier,
puis à analyser les significations attribuées par les non-experts, sujets
potentiels des enquêtes, et désignées comme significations profanes. Nous
nous sommes appuyés sur des entretiens approfondis en mobilisant les
concepts et les méthodes anthropologiques. Les résultats montrent d’abord
l’absence du «renoncement aux soins» dans le langage ordinaire. Une
fois introduit, il fait l’objet de représentations variées. Nous distinguons
deux catégories, le renoncement-refus et le renoncement-barrière, ren-
voyant à des significations différentes mais articulées entre elles. Ces dif-
férentes significations sont mobilisées de manière variable en fonction,
notamment, des expériences vécues dans les parcours de soins, des moda-
lités de questionnement, du contexte d’énonciation.
Mots-clés: renoncement aux soins, non-recours, significations profanes,
accès aux soins.
doi: 10.1684/sss.2013.0205
�Caroline Desprès, médecin de santé publique, docteur en anthropologie, 5, rue
Villaret de Joyeuse 75017 Paris, France ; [email protected]
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72 CAROLINE DESPRÈS
En 2008, 15,4 % de la population entre 18 et 64 ans déclare avoir
renoncé à des soins pour des raisons financières, dans les douze mois pré-
cédant l’enquête sur la santé et la protection sociale (ESPS) réalisée tous
les deux ans par l’Institut de recherche et de documentation en économie
de la santé (IRDES). Ce chiffre s’élève à 22 % pour les bénéficiaires de la
couverture maladie universelle (CMU) complémentaire (CMU-C)
(Desprès et al., 2011) (Encadré 1). Que veulent dire ces chiffres ?
Qu’entendent les individus enquêtés par renoncer à des soins? Dans quels
contextes cette notion est-elle mobilisée par les individus ? À quelles
expériences ou situations fait-elle alors référence ? Le sens qui lui est assi-
gné est-il socialement différencié ?
Depuis les années 1990, l’usage du vocable de renoncement aux
soins s’est progressivement imposé dans le champ des études sur la pro-
tection sociale, puis il s’est élargijusqu’à être maintenant régulièrement
mobilisé par les médias et les acteurs politiques dans un contexte de
dénonciation de l’injustice sociale et des inégalités d’accès aux soins. Son
sens relève «d’un allant de soi» et est rarement explicité (1). Pour autant,
on ne peut parler de sens commun dans la mesure où il est absent du lan-
gage courant des individus, qu’ils recourent ou pas aux soins, comme nous
allons le montrer.
L’augmentation des déclarations de renoncement des bénéficiaires
de la CMU en 2008 a interrogé les pouvoirs publics. Reflétait-elle une
réelle baisse de l’accès financier aux services de santé ou résultait-elle
d’une mauvaise compréhension de la question posée en enquête ?
L’incohérence de certaines réponses entre le questionnaire principal et le
sous-échantillon concernant les soins réclamait un approfondissement
méthodologique ; en effet, certains enquêtés déclaraient des renoncements
financiers dans l’un et non dans l’autre. La Drees/Mire (Encadré 2) a donc
lancé un programme de recherche afin d’interroger la validité de cette
catégorie mobilisée dans plusieurs enquêtes explorant le recours aux soins
et dont les résultats orientent les politiques publiques.
Nous avons mobilisé les concepts et les méthodes de l’anthropologie
afin de comprendre les usages et les significations profanes (celles des indi-
vidus ordinaires, non experts) du renoncement aux soins. Nous dévelop-
pons dans cet article la démarche méthodologique et les questionnements
qu’elle a suscités en même temps que les résultats produits. Au-delà, la
recherche contribue aux analyses sur un phénomène social répandu, soit la
non sollicitation des services de soins par des individus malades.
(1) La thèse de Rode (2010), dans le cadre de L’ODENORE, aborde rapidement le
renoncement aux soins pour se centrer sur le non-recours aux soins.
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RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 73
Encadré 1
L’enquête ESPS est réalisée par l’IRDES tous les deux ans, sur un échan-
tillon d’environ 8 000 ménages (22000 personnes) depuis les registres
des trois principales caisses d’assurance maladie (Cnamts, RSI, MSA).
Les questionnaires administrés par un enquêteur portent sur la situation
sociale et économique des participants, leur état de santé, l’assurance
complémentaire, le recours aux services de santé. Les questions portant
sur le renoncement ont été introduites en 1992. Depuis 2004, la question
est formulée ainsi : « Au cours des douze derniers mois, vous est-il déjà
arrivé de renoncer, pour vous-même, à certains soins pour des rai sons
financières ? ». En cas de réponse affirmative, il est alors demandé de
préciser quels soins sont concernés. L’enquête permet donc de suivre l’é-
volution dans le temps du taux brut de renoncement aux soins pour rai-
sons financières des bénéficiaires de la CMU-C depuis sa mise en œuvre
en 2000. Afin d’évaluer l’équité d’accès aux soins, le volet maladie des
programmes de qualité et d’efficience du Projet de loi et de financement
de la Sécurité sociale (PLFSS) suit aussi l’écart entre le renoncement des
bénéficiaires de la CMU-C, d’une part, et le renoncement des détenteurs
d’une couverture complémentaire privée, d’autre part. Un sous-échan-
tillon est interrogé sur la santé et les soins médicaux. La question est repo-
sée ainsi: «Au cours des 12 derniers mois, avez-vous renoncé à voir un
médecin ou à des soins médicaux dont vous aviez besoin (dentiste, lunet-
tes...) ? si oui, pourquoi? »
Encadré 2
Cette recherche sur le renoncement aux soins s’inscrit dans le cadre d’un
projet pluridisciplinaire financé par la Mission recherche (MiRe) de la
DREES, comprenant un volet quantitatif s’appuyant sur l’économétrie
(Dourgnon et al., 2012) et un volet qualitatif socio-anthropologique. Le
volet quantitatif visait à évaluer l’outil de recueil, sa pertinence par rap-
port à d’autres indicateurs pour mesurer l’équité du système de protection
sociale. Le volet qualitatif s’intéressait aux significations profanes du
renoncement aux soins et les logiques sociales et culturelles de ces attitu-
des (2), ce deuxième volet devant nourrir les questionnements sur les évo-
lutions actuelles des taux de renoncement aux soins.
(2) Nous présentons ici les résultats concernant les significations du renoncement aux
soins, même si inévitablement cela va nous amener à éclairer les logiques sociales de
ces conduites, qui ne feront pas ici l’objet d’une analyse systématique et approfondie.
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74 CAROLINE DESPRÈS
Généalogie du renoncement aux soins
Renoncer est apparenté étymologiquement aux verbes nuntiare qui
signifie annoncer, faire savoir, et renuntiare : annoncer en retour, ren-
voyer (Grand Larousse, 1978). Le verbe suggère donc un changement ou
un désistement. Il s’agit de cesser, par une décision volontaire, de «pré-
tendre à quelque chose, de le vouloir et d’agir pour l’obtenir » (Nouveau
Petit Robert, 2010). Renoncer, c’est aussi « abandonner un droit sur
quelque chose, la jouissance ou l’usage de quelque chose». Le renonce-
ment peut prendre une connotation morale ou religieuse. Il est central dans
la philosophie hindoue mais aussi dans deux écoles de sagesse de la phi-
losophie grecque, le stoïcisme et l’épicurisme, qui proposent une conduite
de l’âme qui doit permettre l’accès au bonheur par un détachement des
plaisirs. Il s’agit alors «de renoncer (à une chose), de cesser de poursui-
vre, de laisser, d’abandonner par un effort de volonté et généralement au
profit d’une valeur jugée plus haute » spirituelle ou morale. Le terme
évoque une forme d’ascétisme, une manière de vivre fondée sur la priva-
tion. Le renoncement procède d’un acte volontaire supposant une délibé-
ration ; il s’agit de « se désister, se déporter (souligné par nous) de
quelque chose par acte exprès » (Littré,1961).
Nous avons recherché les occurrences du terme dans divers types
d’ouvrages. Le verbe «renoncer» est fréquemment utilisé dans le cadre
de l’abandon d’un droit (héritage, par exemple) ou d’un projet (recherche
d’emploi, reconversion professionnelle). Le renoncement évoque, par
exemple, le sentiment d’impuissance des chômeurs qui se résignent à leur
situation. Il s’agit donc d’un désistementaprès qu’un individu ait effectué
une analyse de sa situation et juge l’objectif inaccessible. Il cesse alors
d’agir pour l’obtenir. La notion de renoncement apparaît également dans
la littérature médicale ou de sciences humaines, dans un contexte de
maladies incurables, de soins palliatifs. Le renoncement aux soins prend
la figure d’un retrait thérapeutique dans le cadre d’une décision médicale,
fruit d’une analyse de la situation et d’une délibération.
Dans les enquêtes de l’IRDES, la notion a été introduite sans être
définie. On peut alors essayer d’en comprendre les représentations sous-
jacentes en analysant les productions institutionnelles. Le renoncement
aux soins est assimilé àune restriction des soins (Bocognano et al., 1993;
Mizrahi et Mizrahi, 1998). Les anciens directeurs de l’époque, responsa-
bles de l’enquête, ont publié récemment un article cherchant à clarifier a
posteriori leur choix (Mizrahi et Mizrahi, 2011). Le renoncement aux
soins y est apparenté à une situation dans laquelle un besoin de soins n’est
pas satisfait (unmeet needs en anglais) c’est-à-dire qu’un individu « ne
reçoit pas un soin, qu’il soit curatif ou préventif, qui aurait amélioré sa
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RENONCEMENT AUX SOINS : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE 75
santé» (Boisguérin et al., 2010 : 31). Le besoin de soins, tout comme le
renoncement, sont pensés de manière le plus souvent normative, en réfé-
rence aux soins prescrits par la médecine ou la santé publique. Le renon-
cement aux soins a été repris dans d’autres libellés d’enquêtes, notamment
l’étude EPIDAURE-CDS réalisée dans des centres de santé et la cohorte
CIRS (Renahy et al., 2011). En outre, il fait l’objet d’usages politiques
véhiculant une certaine charge militante du fait de la force significative du
mot. On observe un glissement sémantique entre les fondements concep-
tuels du renoncement (dictionnaire et conceptions philosophiques et reli-
gieuses) qui suggèrent «une décision par choix» et les usages du terme
dans le champ des études sur l’accès aux soins et la protection sociale. Il
est implicitement entendu que l’individu est «empêché» de se soigner
pour des raisons financières ou d’indisponibilité des services et des pro-
fessionnels. Le renoncement aux soins qui relève dans les définitions, rap-
pelons-le, d’un acte volontaire, n’est pas envisagé comme pouvant
procéder de l’expression d’un choix. Un article récent d’Allin et al. (2010)
élargit la notion de besoins non satisfaits qui peuvent alors être perçus ou
non par un individu, subjectifs ou validés cliniquement; le non-recours
peut être choisi ou subi. La notion de renoncement aux soins délimite un
certain périmètre par rapport à celle de besoins non satisfaits : les situa-
tions dans lesquelles les individus n’identifient pas leurs troubles
(Boltanski, 1971) ne sont pas concernées. Le renoncement relève d’une
délibération et, le plus souvent, d’un arbitrage au profit d’une option asso-
ciée à des valeurs jugées supérieures. Cependant, un usage régulier du
renoncement est observé dans un contexte de difficultés, d’obstacles qui
paraissent insurmontables à l’individu, à tort ou à raison, soit parce qu’ils
sont réels, soit parce que ce dernier est résigné ou considère ne pas dispo-
ser des ressources nécessaires pour atteindre son but. Les implicites du
renoncement aux soins en contexte d’enquête et dans ses usages institu-
tionnels se situent dans ce cadre.
Significations profanes du renoncement aux soins
Méthode
Le matériel empirique est fondé sur une quarantaine d’entretiens
semi-directifs, construits sur des narrations de parcours de soins. Ils ont
été menés dans la région métropolitaine de Lille auprès de personnes
appartenant à des catégories sociales différenciées en termes de ressour-
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