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L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
BERGSON ET MACHADO
Jean-Robert ROUGER
Lycée Audouin-Dubreuil, St-Jean-d’Angely
Antonio Machado appartient, avec un philosophe comme Unamuno et des
écrivains comme Valle-Inclán ou Azorín, à ce que l’on a pris l’habitude d’appeler
« la génération de quatre-vingt-dix-huit ». Il est né à Séville en 1875. C’est à
Collioure, fuyant le franquisme, aux derniers jours de la République espagnole,
qu’il devait mourir.
Un des traits marquants de ce groupe d’intellectuels fut la volonté de dire le
sens de la vie. Ils proclamèrent alors « un retour à la sensibilité » (una vuelta a la
sencillez). Ils voulurent exprimer les résonances que les choses provoquent en nous.
Parmi les œuvres de Machado on peut retenir Solitudes, galeries et autres
poèmes (1907), Champs de Castille (1912). Ce sera, du reste, une justification,
rétroactive pour une part, de son œuvre. L’opinion, qu’un culte parfois idolâtre a
inspirée, selon laquelle il est la plus haute figure de la poésie espagnole, est
discutable. La tendance critique actuelle s’emploie à réviser le mythe. À le comparer
avec des contemporains comme Rilke, Pound, ou le surréalisme, ses créations
paraissent parfois plus proches du tableautin de mœurs rurales du XIXe siècle que de
ce qu’explorèrent les mouvements d’avant-garde. La valeur de sa poésie est d’avoir
approfondi l’expérience d’intériorisation du temps. Ses tentatives philosophiques
fragmentaires sont également discutables : pas de système cohérent, nul exposé
rigoureux. Toutefois ses postulats théoriques, provenant de la lecture d’Héraclite et
de Parménide, de Kant et de Bergson, dépassent l’exercice d’un dilettante en ceci
qu’elles annoncent les futurs aspects de son esthétique.
L’étude présentée ici, qui se propose de confronter la poétique de Machado
et la philosophie de Bergson, peut se justifier à partir du problème suivant. La
poésie est depuis l’origine motivée par l’union intime des mots et des choses. Or la
pensée de Bergson veut également que le langage et la vie ne soient pas séparables.
Elle entend renverser le sens des opérations habituelles de l’esprit et le replacer dans
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le mouvement de la vie. La poétique de Machado se propose justement le même
but : inverser la tendance ancienne des dispositifs rhétoriques figés et retourner au
contact du flux vital. Il s’agit donc de se situer au-delà du cliché qui oppose la
métaphore et le concept et de montrer en quoi la tentative de Machado s’inscrit dans
le droit fil de la pensée bergsonienne et pour quelles raisons cet effort a pu prétendre
mener au coeur de la durée.
1. ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES. MACHADO ASSISTE AUX COURS DE
BERGSON AU COLLÈGE DE FRANCE (1910-1911)
C’est au poète lui-même que nous devons le témoignage de la profonde
influence que Bergson exerça sur son œuvre. Dans un bref essai de 1914, Sur
Bergson (Sobre Bergson), il écrit ceci : « Henri Bergson est le philosophe définitif
du XIXe siècle »1. La raison pour laquelle Machado fait de Bergson un penseur du
XIXe siècle tient à la perspective romantique et spiritualiste choisie, au terme de
laquelle le philosophe français est compris comme celui qui a clairement formulé
l’opposition au cartésianisme et à l’intellectualisme antérieurs. Il précise alors sa
propre compréhension du bergsonisme : « L’être pensant se transforme (se trueca)
en un être sensible, volontaire, actif »2. Il lit et cite L’Évolution créatrice3 . Il
indique dans quelles conditions il connut la pensée du philosophe : « Au cours de
1910-1911 j’assistai aux leçons d’Henri Bergson »4. Il revint à Soria en septembre
1911. Daté de 1913, le Poème d’un jour (Poema de un día), tentative de restitution
de toutes choses dans le domaine temporel, signale par deux fois la présence sur la
table du poète (sobre mi mesa) des Donnés immédiates de la conscience5. D’autres
documents autobiographiques mis à jour6 témoignent de l’intérêt très direct de
Machado pour la philosophie : « Mes études de philosophie ont été très tardives
(1915-1917) ». Cette donnée se réfère aux études qu’il dut faire à titre universitaire
et au terme desquelles il obtint la licence à Madrid en 19167. Ce dernier point passe
donc sous silence les conférences de Bergson de 1910-1911 auxquelles il avait
assisté.
Les réactions premières de Machado devant le bergsonisme sont les
suivantes. D’une part il s’alerte de ce que Bergson maintienne l’opposition, à ses
yeux trop flagrante, entre l’intelligence et la vie. C’est rencontrer Bergson sur son
1. Los complementarios, éd. Cátedra, 1980, p. 117. Egalement sur ce point, Projet de discours de
réception à l’Académie de la langue, in Poésies, 1973, Gallimard, p. 449. (C’est cette édition française
qui sera dorénavant citée dans le présent essai.)
2. Ibid. , p. 118
3. Ibid. , p. 119. (Passage de l’Évolution créatrice cité par Machado, p. 313, P.U.F. , 1966)
4. Ibid., p. 117
5. Poésies, p. 186. Poesias completas, Espasa Calpe, 1966, p. 139. (Cette édition espagnole,
conjointement citée avec l’édition française, sera dorénavant signalée P.C.)
6. F. Vega Diaz, A propósito de unos documentos autobiográficos de Antonio Machado (notamment
Carta a Federico Onis, juin 1932), Papeles de son armadans, ano XIV, Tomo LIV, 1969, Madrid, p. 165-
216.
7. Los complementarios, p. 168
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propre terrain en lui reprochant, malgré sa critique de l’intelligence analytique, de
mener cette critique encore du point de vue de l’intelligence. Il se demande alors
comment l’intelligence il semble à ce moment-ne pas tenir vraiment compte de
la thèse de la conversion de l’intelligence à la durée pourrait venir coïncider avec
« la fluidité permanente » (el fluir constante) du devenir8. Une fois séparée de la
vie, dont elle est une des créations, comment l’intelligence pourrait-elle se mettre au
service de la vie ? (sea precisamente... una creación puesta al servicio de lo real, de
la vida misma)9. D’autre part, à ses yeux, le bergsonisme souffre également du
défaut contraire. Si l’intuition s’apparente d’une certaine façon à l’instinct, ne serait-
elle pas alors l’apologie d’un « aveugle courant vital » (la ciega corriente vital)10,
irrationalisme au profit de la vie brute ? Selon Machado l’intelligence est comprise
comme ancilla vitae, mais à condition que, tout en se soumettant à la vie, elle lui
impose ses normes11.
Ces points de divergence témoignent sans doute d’une lecture
incomplètement informée de Bergson. Ultérieurement, toutefois, ils transparaîtront
dans la « pensée poétique » (el pensamiento poetico ou el pensar poetico), dans la
mesure c’est justement entre l’intelligence analytique et l’aveuglement
émotionnel que, selon Machado, se situera la solution. Sous l’artifice stylistique, le
poète maintiendra la nécessité d’une métaphysique. L’intelligence ne disparaît pas
pour autant qu’elle cesse de soutenir les distinctions spatio-temporelles de l’être.
L’intuition de la durée, transposée sur le mode poétique, n’est pas détruite. En deux
temps, à travers les personnages apocryphes d’Abel Martin (1926) et Juan de
Mairena (1936)12, conçus comme des penseurs-poètes, Machado développera une
métaphysique de la coïncidence entre les émotions mémorisées et l’essence
constamment apparaissante de la continuité vitale. Ce contact réalise l’être comme
unité substantielle retrouvée.
2. VUE RÉTROSPECTIVE ET INDIRECTE DE LA VIE. VISON INTUITIVE ET
DIRECTE DE LA VIE. RETOURNEMENT DE L’INTELLIGENCE ET
RETOURNEMENT DU RETOURNEMENT
Un des points de départ de la pensée poétique de Machado est
incontestablement l’intuition bergsonienne de la durée. Rappelons que pour
Bergson, l’intelligence analytique échoue lorsqu’elle prétend reconstruire après
coup la logique des choses. Ce qui intéresse avant tout l’intelligence, c’est, en
différents points de l’espace, la perspective d’une action sur la matière. Lorsqu’elle
prétend comprendre les choses, la conscience, la plupart du temps, surajoute à la
genèse une représentation immobile dans un cadre spatial. Elle échoue à rendre
compte de l’être qui est la vie dans l’acte même d’être ; la vie se faisant, créant et
8. Ibid. , p. 119
9. Ibid. , p. 119
10. Ibid. , p. 121.
11. Ibid. , p. 120-121.
12. Poésies, p. 323-372. P.C., p. 228-266.
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portant toujours plus avant sa continuité. L’intelligence, partant de ce qu’elle a
séparé, devient rétrospectivement synthétique. Par cette opération elle se donne le
« tout fait » (qui est immobile)13 : mouvement arrêté et vie naturée. L’intersection
entre conscience est vie est alors manquée. Pourtant, il est impossible de recomposer
le mouvement14 puisque les images restent des instantanés séparés les uns des
autres. Ces images n’opèrent pas entre elles d’intégrations qualitatives15. La
conscience, retirée de la vie, transforme les images en symboles géométriques.
Pourtant les images sont génétiquement liées entre elles. Elles sont autre chose que
des apparences séparées et solidifiées. C’est sans contours définis qu’elles se
succèdent réellement, car la réalité est fluide. Or cette réalité ne se donne pas telle
dans ses apparences spatiales.
Corrélativement, les moyens dont l’intelligence se sert, concepts et, de
manière plus générale, mots et lettres, manquent eux aussi de la souplesse capable
de restituer la vie. Les lettres sont des points immobiles séparés par des espaces et
les mots ont déjà un sens objectivement fixé16. Par conséquent tout langage, y
compris le langage poétique, achoppera à rendre compte du réel. Nous verrons plus
loin la solution que le poète de Soria apporta à une difficulté dont il eut
immédiatement conscience. Lœuvre de langage peut n’être alors qu’un pont
suspendu en l’air, un écrit éternel mais vide de vie. Ceci parce que le langage « est
adhérent à la chose signifiée »17. Lorsqu’il s’efforce d’être fluide, il ne peut effacer,
dans le passage d’une chose à une autre, d’un vers à un autre, l’impression de heurt.
La solution consisterait à créer un langage par lequel la conscience saisirait
intimement la vie. Ceci n’est réalisable que si l’organisation interne de ce langage,
son modus operandi, reproduit la poésie de ce qui se passe, de ce qui devient : à
cette condition la vie s’épanouirait du contact ultime que la conscience créatrice
réaliserait avec elle18. Ce langage, contrairement au langage ordinaire figé qui
inverse les rapports entre vivre et créer, réaliserait du même coup la continuité de la
vie, en la portant du plan de la création biologique au plan de la création spirituelle.
En retour, la vie serait mise à jour comme étant le courant fécondant le poème. Mais
il est vrai que le poème, une fois fait, tombe dans le temps comme une chose
apparemment morte. D’un autre côté, il est absorbé dans le devenir : seul un lecteur
exigeant, partant des mots, devra être capable de remonter jusqu’à l’essence de la
vie qui lui apparaîtra alors comme la cause génératrice19 de la création. Ajoutons
que le poète ne peut embrasser l’ensemble de la vie. S’il ne peut embrasser
l’ensemble de la vie, il parvient toutefois à insérer, à titre d’émotions, des moments
du langage révélateurs de ces émotions, mais révélateurs aussi de l’intuition plus
13. Bergson, La pensée et le mouvant, 1985, p. 76.
14. Bergson, L’évolution créatrice, p. 307.
15. La pensée et le mouvant, p. 215.
16. Ibid. , p. 198-204.
17. L’évolution créatrice, P. 162.
18. Pierre Trotignon, L’idée de vie chez Bergson et la critique de la métaphysique, P.U.F. , 1968,
p. 244.
19. Évolution créatrice, Introduction, p. XI.
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vaste qui provient du fond de la vie créatrice. Il opère ainsi un élargissement de
l’intuition contenue dans une œuvre particulière vers l’élan créateur de la vie qu’elle
réfracte.
Si ces conditions étaient satisfaites, l’obstacle de la discontinuité graphique
tomberait-il ? Non, car selon Bergson, l’émotion vécue, choisissant le véhicule du
langage20, n’est pas restituée dans son rapport intime à nous-mêmes. Tout langage
se trouve-t-il dès lors impuissant ? Nous verrons plus loin par quel moyen Machado
prétendit vaincre cette difficulté.
Tant en ce qui concerne le domaine de la connaissance que pour ce qui relève
de la création artistique, Bergson propose alors à la conscience de retrouver le sens
de la vie. La conscience analytique, en tant que rétrospection géométrique et
unification après-coup, s’est placée à contre-courant de la vie. Ce premier
retournement est une torsion qui doit à son tour être retournée. Un retournement du
retournement lui fera retrouver sa provenance et sa direction en la replaçant dans le
contre-courant de la vie21. C’est dans l’attention concentrée en elle même que la
conscience renouera le dialogue avec le flux vivant qui la traverse. Nous pourrions
alors schématiser ainsi la conversion de la connaissance.
Retournement de la conscience. Retournement du retournement.
Vue analytique et rétrospective. Vision directe et intuitive.
Contre courant géométrique. Courant vital.
Temps spatialisé. Temps intime.
L’intelligence s’oppose à sa source. L’intelligence retrouve sa source.
Courant de la vie.
La conversion de la conscience à la durée est le point de départ de la
réflexion de Machado sur la poétique. Transportée dans ce domaine, la conversion
précise des modalités stylistiques propres à introduire le mouvement et la vie
(infundir vida)22. Ces modalités stylistiques s’opposent aux procédés figés dans
l’artificialisme d’une certaine poésie baroque. Le poème s’ordonnera en se
subordonnant au critère du renversement commandé par la philosophie. En même
temps, l’art de fabriquer un poème est l’art de dissimuler le critère philosophique
qui en a fixé la visée. Faire entrer une visée philosophique à l’intérieur d’une
poétique n’est pas obligatoirement écrire des poèmes philosophiques. C’est donner à
l’intention philosophique antérieure des instruments stylistiques appropriés. Le fait
de transposer une certaine intuition de l’être en style n’est pas non plus
déguisement aidant transformer la vérité en fausseté. Ce n’est pas non plus, par
un rapport de similitude, chercher à dire dans un genre différent de ce que le
philosophe a, dans son discours argumentatif, déjà dit. C’est essayer de faire ce que
sans doute Bergson aurait jugé impossible : réconcilier le langage avec les images.
20. Bergson, Le rire, p. 99.
21. L’évolution créatrice, p. 238.
22. Machado, Poesía y prosa, Tomo III, Espasa Calpe, 1989, p. 1314.
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