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L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
portant toujours plus avant sa continuité. L’intelligence, partant de ce qu’elle a
séparé, devient rétrospectivement synthétique. Par cette opération elle se donne le
« tout fait » (qui est immobile)13 : mouvement arrêté et vie naturée. L’intersection
entre conscience est vie est alors manquée. Pourtant, il est impossible de recomposer
le mouvement14 puisque les images restent des instantanés séparés les uns des
autres. Ces images n’opèrent pas entre elles d’intégrations qualitatives15. La
conscience, retirée de la vie, transforme les images en symboles géométriques.
Pourtant les images sont génétiquement liées entre elles. Elles sont autre chose que
des apparences séparées et solidifiées. C’est sans contours définis qu’elles se
succèdent réellement, car la réalité est fluide. Or cette réalité ne se donne pas telle
dans ses apparences spatiales.
Corrélativement, les moyens dont l’intelligence se sert, concepts et, de
manière plus générale, mots et lettres, manquent eux aussi de la souplesse capable
de restituer la vie. Les lettres sont des points immobiles séparés par des espaces et
les mots ont déjà un sens objectivement fixé16. Par conséquent tout langage, y
compris le langage poétique, achoppera à rendre compte du réel. Nous verrons plus
loin la solution que le poète de Soria apporta à une difficulté dont il eut
immédiatement conscience. L’œuvre de langage peut n’être alors qu’un pont
suspendu en l’air, un écrit éternel mais vide de vie. Ceci parce que le langage « est
adhérent à la chose signifiée »17. Lorsqu’il s’efforce d’être fluide, il ne peut effacer,
dans le passage d’une chose à une autre, d’un vers à un autre, l’impression de heurt.
La solution consisterait à créer un langage par lequel la conscience saisirait
intimement la vie. Ceci n’est réalisable que si l’organisation interne de ce langage,
son modus operandi, reproduit la poésie de ce qui se passe, de ce qui devient : à
cette condition la vie s’épanouirait du contact ultime que la conscience créatrice
réaliserait avec elle18. Ce langage, contrairement au langage ordinaire figé qui
inverse les rapports entre vivre et créer, réaliserait du même coup la continuité de la
vie, en la portant du plan de la création biologique au plan de la création spirituelle.
En retour, la vie serait mise à jour comme étant le courant fécondant le poème. Mais
il est vrai que le poème, une fois fait, tombe dans le temps comme une chose
apparemment morte. D’un autre côté, il est absorbé dans le devenir : seul un lecteur
exigeant, partant des mots, devra être capable de remonter jusqu’à l’essence de la
vie qui lui apparaîtra alors comme la cause génératrice19 de la création. Ajoutons
que le poète ne peut embrasser l’ensemble de la vie. S’il ne peut embrasser
l’ensemble de la vie, il parvient toutefois à insérer, à titre d’émotions, des moments
du langage révélateurs de ces émotions, mais révélateurs aussi de l’intuition plus
13. Bergson, La pensée et le mouvant, 1985, p. 76.
14. Bergson, L’évolution créatrice, p. 307.
15. La pensée et le mouvant, p. 215.
16. Ibid. , p. 198-204.
17. L’évolution créatrice, P. 162.
18. Pierre Trotignon, L’idée de vie chez Bergson et la critique de la métaphysique, P.U.F. , 1968,
p. 244.
19. Évolution créatrice, Introduction, p. XI.