Merci Epicure! “Dieu est mort”. On dit : « Nietzsche! Ah ! Nietzsche. Quel génie ! Quelle formule ! » On se pâme. On ne comprend pas tout. On répète. On ressasse. « Nietzsche ! Nietzsche ! Nietzsche ! » Le penseur original absolu. L’iconoclaste. Le génie. On est emporté par la pensée « philosophique » unique -­‐ l’anti-­‐philosophie. Nietzsche ? « Dieu est mort » ? Calmons-­‐nous ! Épicure avait déjà tout dit. Le premier, sans doute, à affirmer avec force la mort du divin. Le premier à fonder toute critique irréligieuse qui condamne les dieux comme invention humaine1. Le premier à débarrasser des dieux le monde. « J’arrive trop tôt » se plaint Nietzsche le modeste, juste après avoir lancé la formule qui nous fait méditer tout l’aphorisme 125 du Gai savoir. Arrivé bien après Épicure, il arrive très tard ! « L’homme insensé [qui a] allumé une lanterne en plein midi », c’est le sage de Samos. Oh ! l’on sait bien que la pensée nietzschéenne ne réside pas tant dans l’affirmation de la non-­‐existence de Dieu que dans une critique généalogique de la morale dont tout fondement est en l’Être transcendant. Si Dieu est mort, tout s’écroule. Dans une lettre, Dostoïevski écrit: « Maintenant supposons qu’il n’y a pas de Dieu ni d’immortalité de l’âme. Maintenant dites-­‐moi, pourquoi devrais-­‐je vivre avec droiture et faire de bonnes actions, si je vais mourir entièrement sur terre? … Et si c’est le cas, 1 Georges Cogniot in Lucrèce, De la nature des choses (Editions sociales, 1974), p. 125, rapporte des propos de Marx : « Epicure… a été l’éducateur véritable et radical de l’Antiquité, il a attaqué ouvertement la religion antique, et c’est de lui qu’est venu l’athéisme des Romains dans la mesure où il a existé chez eux. C’est pourquoi Lucrèce l’a célébré comme un héros, ayant le premier renversé les dieux et réfuté la religion ; c’est pourquoi aussi, chez tous les pères de l’Église, de Plutarque à Luther, Épicure passe pour le philosophe athée ». pourquoi ne devrais-­‐je pas (tant que je peux compter sur mon intelligence et l’agilité pour éviter les être pris par la loi) couper la gorge d’un autre homme, voler, … » Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» « Si Dieu est mort, tout est permis »2 (ce n’est pas du Nietzsche, ni du Dostoïevskii, mais déjà de l’Épicure : le premier à « tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente »selon la formule de Sartre (L’existentialisme est un humanisme). Nietzsche veut revenir à la philosophie comme art de vivre, glorification de la vie, du seul fait de vivre, pleinement, entièrement, sans barrière, ni voile, ni masque. Si Dieu n’existe pas – puisqu’il n’existe pas – nous pouvons enfin vivre. Sucer la substantifique moelle de la vie en l’embrassant sans retenue, sous toutes les formes avec lesquelles elle se présente à nous – joies et peines, souffrances et plaisirs, cruauté et tragique – la vie toute nue, toute la vie, rien que la vie ; la vie surtout d’une pensée sans œillère. Non pas la philosophie universitaire, cette philosophie malade, mais la pensée grecque originelle comme sagesse amorale, celle de l’énergie vitale, vitalisante, foisonnante, dionysiaque. Dénonçant l’homme qui a pris peur, se protège, cherche la sécurité avant tout, s’assure contre la vie et tous ses risques, cet homme-­‐âne ou homme-­‐mouton, à travers lequel Nietzsche dénonce l’asservissement de l’idéal et du bien-­‐être, la croyance en un Dieu abstrait (monstre brûlant) et, en politique, en un Etat salvateur (le « monstre froid »), Nietzsche veut échapper à cette morbidité, retrouver la joie, la créativité individuelle, le respect de la Vie. 2 Condensation d'un passage des Frères Karamazov: "Que faire si Dieu n'existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c'est une idée forgée par l'humanité ? Dans ce cas l'homme serait le roi de la terre, de l'univers. Très bien ! Seulement, comment sera-­‐t-­‐il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. [...] En effet, qu'est ce que la vertu ? […] C'est donc une chose relative ? L'est-­‐elle, oui ou non ? Ou bien elle n'est pas une chose relative ? e Question insidieuse. [...] Alors tout est permis ?" (4 partie, Livre XI, chapitre 4.) «Merci Épicure!»,Ém ile L’homme doit ainsi se dépasser, se surmonter, par-­‐delà les valeurs morales classiques en les inversant : le « surhumain ». Ainsi le mot « Dieu » dans la proposition « Dieu est mort », cri de ralliement du nihilisme, recouvre la dénomination de l’être dans la philosophie occidentale et cautionne un idéalisme métaphysique pour lequel l’être désigne une réalité intelligible, identifiée au Bien absolu et située au-­‐delà du monde sensible (merci Platon !) ; la spéculation idéaliste, qui a triomphé historiquement avec le christianisme, « ce platonisme pour le peuple ». La formule nietzschéenne, signe donc la chute de tout idéalisme, de toute onto-­‐théologie, de toute métaphysique : « surmonter la métaphysique » (Humain, trop humain, XIV, 389), « surmonter les philosophes, par l’annihilation du monde l’être » (XVI, 85). Passer par-­‐ delà le nihilisme qui idolâtre l’Idéal, l’être, Dieu, ces autres noms du néant sacralisés par la pensée décadente, l’esprit morbide. Proposer alors « une volonté de vie » contre cette « volonté du néant » (XV, 432), une volonté de puissance affirmée qui déborde la morale, cette production idéologique du décadent, vers l’extra-­‐moralité. Toute existence concrète relève ou de la force, c’est-­‐à-­‐dire d’une volonté de puissance ascendante qui affirme la vie et la réalité, ou bien de la faiblesse, c’est-­‐à-­‐dire d’un vouloir-­‐vivre débile qui n’aspire plus qu’au repos, à la capitulation, bref au néant – le rien moral. Il s’agit donc de dépasser la « moraline », d’inverser les valeurs, de guérir la maladie de la vie. Vivre ! comme seul critère réel de pensée et d’action pour des êtres vivants. Oubliés les carcans moraux qui empêchent l’énergie vitale, tombés les idoles divines quelles qu’elles soient – elles n’existent pas, nous n’avons pas besoin d’elles pour exister. Quittons Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» ces mondes illusoires peuplés de morts-­‐vivants et de peines-­‐ à-­‐jouir, pour aimer la Vie et l’embrasser sans retenue, pour se contenter du simple fait d’être vivant. Retrouver ainsi le souci du corps occulté par le souci de l’esprit, l’obsession de l’âme dans toute la pensée occidentale3. * Or, sur tous ces points, Épicure a déjà tout dit : la critique de Platon, l’absence de Dieu, l’effondrement des valeurs, l’avènement d’un surhomme qui fait face à ses propres peurs en glorifiant la vie. Retour en arrière de 2300 ans. Épicure c’est d’abord le matérialisme4. Héritier de l’atomisme de Démocrite auquel il ajoute une liberté hasardeuse, comme on sait, grâce à la présence de vide, et au clinamen. Ainsi, il combat l’idéalisme platonicien, bien avant le penseur allemand. Ce qu’Epicure et Nietzsche ont eu en commun, c’est avant tout le refus de croire dans un autre monde qui justifierait et expliquerait le nôtre. Platon l’a décrit sous le nom de ciel des Idées, Épicure s’en moque, et Nietzsche en traque la représentation sous toutes ses métamorphoses. 3 Réhabilitation du corps chez Nietzsche, de la matière donc, et de la philosophie comme exercices spirituels en phase avec la quotidienneté de l’existence concrète (cf. Gaëlle Jeanmart, Les exercices spirituels dans la philosophie de Nietzsche, Presses universitaires de Franche-­‐Comté, 2007) 4 « Il est admirable qu’Épicure ait jeté les bases du matérialisme, inventé un univers sans puissances spirituelles, sans lois surnaturelles, sans justice céleste »(Paul Nizan, Démocrite, Épicure, Lucrèce, textes choisis, réédition Arléa 1991). «Merci Épicure!»,Ém ile « La plus grave, la plus tenace et la plus dangereuse de toutes les erreurs a été celle d’un dogmatique, de Platon, l’inventeur de l’esprit pur et du Bon en soi. » (Par-­‐delà Bien et Mal, Avant-­‐Propos, 1885) Puis : « Platon est lâche devant la réalité – par conséquent il se réfugie dans l’idéal. » (Le crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux anciens », 2). De telle sorte qu’Épicure apparait comme la préfiguration antique de Nietzsche, pour cet art inestimable de faire tomber les apparences, et mettre à nu les idéalisations, les mystifications philosophiques. Son rejet de l’en-­‐soi platonicien, qui trouve tant d’échos chez Nietzsche, s’accompagne d’une attaque de l’imposture philosophique platonicienne. Comme le fera Nietzsche, Epicure fait tomber les masques, et dévoile le fond passionnel que déguisent protestations de vertu et constructions rationnelles. Dans Par-­‐delà bien et mal (1886), Nietzsche commente le passage où Diogène Laërce rapporte la critique féroce d’Épicure à l’encontre des platoniciens5: « Que les philosophes peuvent être méchants ! Je ne sais rien de plus venimeux que la plaisanterie que s’est permise Epicure à propos de Platon et des platoniciens : il les appelait « dionysiokolakes », ce qui signifie, au sens premier et littéral du mot : flatteurs de Denys, c’est-­‐à-­‐dire domestiques de tyran et lécheurs de bottes ; mais cela 5 « Quant aux platoniciens, il les appelait « flatteurs de Denys » (Vies et doctrines des philosophes illustres X, 8) Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» veut dire encore : « ce ne sont tous que des comédiens, sans rien d’authentique » (car dionysiokolax était le sobriquet populaire qu’on donnait au comédien) : et c’est ce dernier sens qui fait à proprement parler la méchanceté du trait d’Epicure contre Platon : il s’irritait de la mise en scène et des airs majestueux auxquels s’entendaient si bien Platon et ses disciples et dont il était incapable, lui, le vieux pédagogue de Samos, qui, tapi dans son jardinet d’Athènes, écrivit trois cents livres, peut-­‐être par colère contre Platon, qui sait ? Et par esprit d’émulation ? Il fallut cent ans pour que la Grèce découvrît enfin qui était en réalité ce dieu des jardins, Epicure. Mais le découvrit-­‐elle vraiment ? » (Des préjugés des philosophes, 7). Dénoncer la comédie de la Philosophie ! Thème récurrent chez Nietzsche, qui salue ainsi un semblable pour la qualité du regard, ce regard dont l’acuité l’autorise, lui, à déployer son déchiffrage généalogique. Et sur ce terrain, une vraie parenté existe : la première mise en œuvre philosophique d’une généalogie n’est-­‐elle pas épicurienne ? Hermarque, le successeur d’Épicure à la tête du Jardin, entreprend en effet, dans un écrit consacré à l’origine de la civilisation (que cite Porphyre dans De l’abstinence), de reconstituer la « longue généalogie » au terme de laquelle les hommes se sont assemblés en société, mus par les affects de plaisir et de douleur, orientés par la recherche de l’intérêt. « Nietzsche a même fait de sa lecture d’Épicure un des symptômes majeurs de la vérité et de la puissance critique de la question généalogique, comme le souligne le «Merci Épicure!»,Ém ile paragraphe 370 du Gai savoir »6. Le parallèle a certes ses limites car la fin visée (l’absence de souffrance) tombe elle-­‐même sous le coup de la généalogie nietzschéenne ; toutefois cette disposition épicurienne à sonder les motivations pulsionnelles, à dénoncer les mascarades philosophiques, explique l’affinité presque secrète entre les deux philosophies. Chez Epicure, les dieux existent (peut-­‐il affirmer autre chose à son époque, dans la culture grecque ?), mais vivent isolés des hommes, ne se soucient pas d’eux, bien indifférents à la condition humaine, vivent heureux, autosuffisants, cachés dans des espace situés entre un monde et un autre – le premier à théoriser une « pluralité de mondes » chère à Cyrano, les « intermondes » (metakosmoi). Les dieux sont anthropomorphes car la forme humaine est la plus belle de toutes, mais ils ne subissent aucune perturbation dans leur parfait équilibre atomique, et, en conséquence, ils ne connaissent aucune des passions. Les dieux d’Homère allégés et libérés de leurs côtés trop humains7. Ils sont dotés d’un corps car le corps est un instrument de bonheur ; enfin ils ont à leur disposition tout le nécessaire pour être heureux. Comblés de tous les biens pour l’éternité, ils jouissent du bonheur le plus parfait : séparation radicale entre le monde humain et tout monde transcendant. Ainsi (et c’est ce qui nous importe ici), étant donné leur nature et essence, l’homme ne devra redouter de la 6 (Philippe Choulet, L’Épicure de Nietzsche : une figure de la décadence, Revue philosophique, n. 3/1998, p. 313) 7 « Les dieux d’Épicure sont les dieux d’Homère moins les passions et émotions qui les agitent» (Marcel Conche, Lettres et Maximes d’Épicure, Paris, PUF, 1987) Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» part de la divinité aucun mal, ni colère, ni châtiment, mais il ne pourra pas non plus en attendre aucun bien. Ainsi la première formule du quadruple remède épicurien : « il ne faut pas craindre les dieux ». L’épicurien n’est donc pas athée au sens strict du terme, mais lutte contre la religiosité superstitieuse comme mensongère et mystificatrice, et substitue au concept traditionnel de la divinité (celui de l’astrologie platonicienne) un divin inexistant pour l’homme8. En un mot, les dieux sont inutiles au système matérialiste du monde tel que le concevait Épicure et, avant lui, Démocrite. « Le principe dont nous nous servirons comme point de départ, c’est que rien ne peut être engendré de rien par une intervention divine. Car si la crainte retient tous les mortels, c’est que sur la terre et dans le ciel ils voient beaucoup de choses dont ils ne peuvent en aucune façon apercevoir les causes et ils pensent que cela arrive par une puissance divine. C’est pourquoi, quand nous aurons vu que rien ne naît de rien, alors nous verrons plus facilement ce que nous cherchons : d’où provient chaque chose et comment toutes choses se forment, sans l’aide des dieux » (Lucrèce, De rerum natura, I, 146-­‐158). «Merci Épicure!»,Ém ile « Dieu est mort »9 et « Il n’y a rien à craindre des dieux », c’est pareil. « S’il y a des dieux, ils ne se soucient point de nous », -­‐ voilà la seule proposition vraie de toute philosophie de la religion ». (Gai savoir, paragraphe 15-­‐8 et 277.) Les conséquences morales sont alors énormes. La morale d’Épicure est une morale de l’immanence humaine. Il faut « tenter de vivre » selon une formule de Lucrèce. Et vivre heureux, hors de toutes craintes, particulièrement celles inspirées par ces dieux lointains ou toutes pensées idéalistes10. Épicure lutte contre la peur, cette crainte permanente des hommes qui les empêche d’être heureux11. Renforcer les faiblesses humaines en cessant d’avoir peur – surmonter ses craintes, cesser d’être un agneau tremblant, redevenir un fort, se dépasser, se surmonter : du pré-­‐Nietzsche, on vous dit ! Nul ne va aussi loin qu’Épicure dans l’assimilation de la philosophie à un art de vivre : « Il faut rire et ensemble philosopher et user de toutes les autres choses qui nous sont propres, et ne jamais cesser 9 Formule qui correspond à ce que Philippe Choulet appelle « un moment épicurien de Nietzsche » (L’Épicure de Nietzsche : une figure de la décadence, Revue philosophique, n. 3/1998, p. 327 10 8 « En engageant une âpre lutte contre la superstition, l’épicurisme a détruit les mythes des dieux grecs et romains. Son athéisme, sinon théorique, du moins pratique, est resté efficace pendant de longs siècles » (G. Cogniot, Lucrèce, De la nature des choses, Editions sociales 1974, p67). « D’après Lucrèce, la religion ne détourne pas seulement les hommes de la vérité, de la connaissance des lois de la nature ; elle leur interdit la vie heureuse, elle est même la source des crimes les plus cruels » (G. Cogniot, Lucrèce, De la nature des choses, Editions sociales 1974, p68). 11 « Pour Épicure, atteindre le bonheur imposait comme préalable de libérer l’homme de la crainte des dieux, c’est-­‐à-­‐dire d’exclure le divin du monde » (Graziano Arrighetti, Encyclopedia Universalis, Dictionnaire des philosophes, « Épicure », Albin Michel 2001) Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» de proclamer les maximes de la droite philosophie » (Sentences vaticanes). « Carpe diem » -­‐ « Jouis du simple fait d’être vivant » ; inscris-­‐toi dans la seule éternité, celle de l’instant présent, de l’ici et maintenant. L’éternel retour zarathoustrien est d’abord une affirmation épicurienne du présent sur les autres formes de temporalité, puisque l’instant de la décision, de l’action prédomine tout le reste – bien plus qu’une adhésion à la vision cyclique de l’Univers selon les stoïciens. « Contente-­‐toi ! ». Formule lapidaire, injonction paradoxale à la fois tétanisante et vivifiante, qui alourdit la légèreté avec laquelle il faudrait retrouver la vie. Le véritable test (« le poids le plus lourd »12) pour l’homme qui aime la vie par-­‐dessus tout, cet homme véritable ; l’homme le plus léger est celui qui a su faire de sa vie une vie si facile et si bienheureuse qu’il est capable d’en supporter et d’en vouloir le retour éternel. Glorification de la vie, quelle qu’elle soit : vivre est suffisant à mon bonheur. « La mort n’est rien pour nous » (Lettre à Ménécée) ; la vie est tout. Se contenter, oui, mais se contenter de la vie ! Se limiter, oui, mais se limiter à la vie ! La pulsion de vie est le seul repère moral, qui domine la morale, qui se dispense d’elle ; l’énergie vitale la seule valeur qui soit ; la volonté de puissance la seule poursuite à mon bonheur. Plaisirs ! Jouir ! Accepter la vie telle qu’elle est. Épicure a su mourir en bénissant la vie, malgré les douleurs atroces qu’il endure et a enduré durant de longues années – point commun avec Nietzsche. Sanctification épicurienne de la vie dont Diogène Laërce témoigne en rapportant qu’Épicure s’en prend violemment à Hégésias et à tout pessimisme philosophique : 12 Gai savoir, paragraphe 341. «Merci Épicure!»,Ém ile « Le pire de nos adversaires et celui qui répète le vers du poète : « -­‐ Le premier bien serait de ne pas naitre. Le second, de passer au plus vite les Portes de l’Enfer ». Proclamation du caractère sacré de la vie, de toute vie d’homme quelle qu’elle soit, ce don de la Nature. L’épicurisme est donc un dépassement du pessimisme13, comme la pensée de Nietzsche, cette pensée du soleil de midi – l’équilibre du dionysiaque et de l’apollinien, l’ici et maintenant, le « carpe diem », l’épicurisme. Plus encore, l’homme épicurien avant l’homme nietzschéen n’a foi qu’en lui-­‐même. « S’il n’y a pas de Dieu , alors tout est ma volonté, et je suis obligé d’exprimer ma volonté […] Oui, je vais devenir Dieu », dit Kirilov. Le surhomme nietzschéen est donc un dieu épicurien ramené sur la terre. Il ne doit pas se soucier des hommes, ni les gouverner : sa seule tâche est la « transfiguration de l’existence ». « Pareil au dieu d’Épicure, le Surhomme, transfiguration de l’existence » (Fragment 35 [73] de 1885 ; et cf. 16 [85] de 1883). « Comment doit vivre le surhomme, comme un dieu épicurien » (Fragments posthumes, paragraphe 16-­‐85, écho du paragraphe 7-­‐21.) Epicure se présente alors comme l’archétype de l’homme dionysiaque, qui s’est transformé en dieu à la vie facile. Il est très exactement le héros de la vie facile ; la figure d’un allégement historique de l’existence. La morale épicurienne est en 13 « La singularité épicurienne, malgré l’ascèse, le sauve : l’apologie du plaisir montre que cette médecine lutte pour la vie, avec la vie » (Philippe Choulet, L’Épicure de Nietzsche : une figure de la décadence, Revue philosophique, n. 3/1998, p. 327). Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» effet une ascèse orientée vers une légèreté et une simplicité supérieures – cette opulence du sage dont Nietzsche décrit la frugalité dans l’aphorisme 192 du Voyageur et son ombre : « Le philosophe de l’opulence. –Un petit jardin, des figues, du fromage et, avec cela, trois ou quatre bons amis, – ce fut là l’opulence d’Epicure. » Par cette attitude de choix et d'évitement, l'épicurien s'oppose au stoïcien qui, lui, «au contraire, dit Nietzsche, s'exerce à avaler cailloux et vers, tessons, scorpions, à ignorer le dégoût». L'épicurien sélectionne, goûte le monde dans les deux sens du terme, c'est à dire privilégie telle saveur, et par là peut prendre goût à elle14; il «choisit pour son usage les situations, les personnes, voire les événements qui conviennent à sa constitution intellectuelle, constitution extrêmement irritable, et il renonce à tout le reste» (Gai Savoir, IV-­‐ Partie, aph. 306). S’en tenir au naturel et au nécessaire, comme le préconisait Epicure, exige donc une discipline rigoureuse et difficile : le concept épicurien de la nature n’est ni serein ni tragique, il est héroïque. L’enseignement d’Épicure sur la juste nature des dieux, indifférents aux affaires humaines, jouissant d’un bonheur inextinguible dans leur communauté divine, préfigure en effet l’annonce du surhumain, dont ils sont une image – Nietzsche le reconnaitra15. « La sérénité dans l’indifférence des dieux épicuriens est si vraie qu’elle constitue un 14 Formules empruntées à Gilbert Romeyer Dherbey, Le Philosophe qui vivait dans le Jardin, (Encyclopédie de l’Agora, avril 2012) 15 Cf. les paragraphes 150 d’Aurore et Fragments posthumes (paragraphe 2-­‐13, Gallimard, tome XII, p. 82) : Dieu, dégoûté de l’homme, a intérêt à se faire épicurien. «Merci Épicure!»,Ém ile trait essentiel du surhomme au « grand mépris » (Fragments posthumes, paragraphe 1-­‐108). De fait, le philosophe épicurien accompli se voit appelé à vivre « tel un dieu parmi les hommes » (Lettre à Ménécée). Cette retraite, ce message à l’effet lent et différé, l’ambition de dépasser la faiblesse humaine sont autant de traits philosophiques majeurs aux yeux de Nietzsche, qui ira jusqu’à adopter la posture d’un nouvel Épicure : « Nos actions doivent être comprises à tort, comme Épicure a été interprété à tort ! La caractéristique de tout prophète est d’être vite compris – ce qui le rabaisse ! Il nous faut d’abord disposer d’hommes dont la signification ne sera visible que dans des siècles – notre « gloire »fut jusqu’à présent misérable ! – Je veux longtemps n’être pas compris » (Fragments Posthumes). Que Nietzsche soit épicurien, c’est évident : « La descente aux enfers. Moi aussi, j’ai été aux Enfers comme Ulysse et j’y serai souvent encore ; et pour pouvoir parler à quelques morts, j’ai non seulement sacrifié des béliers, je n’ai pas ménagé non plus mon propre sang. Quatre couples d’hommes ne se sont pas dérobés à moi qui sacrifiais : Épicure et Montaigne […] » (Humain trop humain, II, 408). Et : "Oui. Je suis fier de sentir le caractère d'Epicure autrement que tout autre, peut-­‐être, et de savourer dans tout ce que j'entends de lui le bonheur de l'après-­‐midi de l'Antiquité : -­‐ je vois son œil contempler une vaste mer Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» blanchâtre par-­‐dessus les rochers de la côte sur lesquels repose le soleil pendant que des animaux petits et grands jouent dans sa lumière, sûrs et tranquilles comme cette lumière et cet œil lui-­‐même. Seul un être continuellement souffrant a pu inventer un tel bonheur, le bonheur d'un œil face auquel la mer de l'existence s'est apaisée [...] : jamais auparavant il n'y a eu une telle modestie de la volupté" (Gai savoir, aphorisme 45). L’admiration de Nietzsche pour Montaigne témoigne encore en faveur d’un Nietzsche épicurien – comme le rédacteur des Essais. « Ce qu’il doit à Épicure : l’attention à la fécondité des choses, la gratitude triomphant de la peur16 – un héroïsme raffiné17 – une raillerie bienveillante, un « bonheur de lézard » ou de papillon » (Philippe Choulet, L’Épicure de Nietzsche : une figure de la décadence, Revue philosophique, n. 3/1998, p. 324). Épicure, « masque »de Nietzsche, selon la formule d’Ernst Bertram ? Oui, et plus encore, car le dédoublement est indéfini : « Épicure a vécu toutes les époques, et il vit encore, inconnu de ceux qui se nommaient et se nomment encore épicuriens, et sans renom auprès des philosophes » (Voyageur et son ombre, aph. 227). Même lorsqu’Épicure prône l’amitié plus que la communauté politique, il devance Nietzsche dans la mise en avant de 16 Fragments posthumes, paragraphe 25-­‐339, et paragraphe 26-­‐427, Gallimard, tome X, p. 116 et p. 293. 17 Humain trop humain, paragraphe 28-­‐15. «Merci Épicure!»,Ém ile l’individu, dans une tradition toute socratique (le Socrate avant Platon avant le Socrate décadent) ; l’épicurisme comme découverte de l’individualité jouissante : « L'épicurisme a contribué, comme le cynisme, et aussi d'une manière négative, à préparer une morale plus large et plus humaine que la morale antique, en combattant le patriotisme étroit et l'esprit de cité qui étaient la base de la société. Leur politique était tout égoïste, et consistait à se désintéresser des choses publiques: «Ne nous occupons pas, disait Métrodore, de sauver la Grèce ni de mériter des couronnes civiques. La seule couronne désirable est celle de la sagesse.» (Paul Janet, Morale et politique des épicuriens, cité par L’Encyclopédie de l’Agora, avril 2012). Épicure s’oppose ainsi encore à l’école platonico-­‐ aristotélicienne dont l’intérêt pour la politique est une caractéristique. * Nietzsche reformule donc le Carpe diem d’Horace en allemand, glorifie à son tour la Vie, c’est certain. Qu’ajoute-­‐t-­‐il à cela ? Rien qu’une critique opportuniste d’un christianisme que pour sûr Épicure ne pouvait pas connaître – et qui s’en remettra, merci. Là, l’originalité de Nietzsche ? Pas si sûr ! Le penseur allemand l’écrit lui-­‐ même : « Si l’on pouvait embrasser du regard ironique et indifférent d’un dieu épicurien la comédie étrangement douloureuse et aussi grossière que raffinée du Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» «Merci Épicure!»,Ém ile christianisme européen, je crois qu’on n’en finirait pas de s’étonner et de rire. »(Par-­‐delà bien et mal, paragraphe 62). Mais voilà – la pensée épicurienne est encore une morale, et Nietzsche n’en veut plus. L'eudémonisme moral d'Epicure surdétermine ce qui, à l'origine de son geste philosophique, apparaît pourtant comme une résistance au platonisme ou à l'ascétisme chrétien (apologie du plaisir, lutte contre la superstition, connaissance de la nature)18. « Ainsi j’ai appris peu à peu à comprendre Épicure, l’opposé d’un Grec dionysien, et aussi le chrétien qui, de fait, n’est qu’une sorte d’épicurien » (Nietzsche contre Wagner, « Nous autres antipodes », Bouquins, II, p.1216). Nietzsche brûle Épicure comme ses autres idoles (Socrate, Wagner,…) : Épicure devient décadent, devient chrétien. Le goût épicurien pour la vie se limite au calcul d’épicier de petits plaisirs mesquins, modérés, et refuse les passions, les grands mouvements de la pulsion de vie, de l’énergie vitale – douleur incluse. D’héroïque, Épicure devient prudent. Mais si l’épicurisme est prudent et ascétique (ce qu’il est assurément, loin de l’hédonisme auquel on l’a souvent réduit), il n’en reste pas moins – et pour Nietzsche lui-­‐même – une philosophie héroïque du plaisir et de l’affirmation flamboyante du vouloir-­‐vivre, une apologie du plaisir au cœur de l’ascèse morale. Si la nouvelle « morale » nietzschéenne consiste en une acceptation du réel tel qu’il est et le plaisir des choses les plus proches, dans une glorification de la vie ici et maintenant, alors cette extra-­‐morale est épicurienne. Le « grand oui à la vie nietzschéen »19 est un grand oui à la vie épicurien. C’est une extra-­‐morale du dépassement, du surhumain – celle que Nietzsche même finira par proclamer au-­‐delà du nihilisme : de la morale du dépassement au dépassement de la morale, il n’y a qu’un pas20 et une seule pensée en actes, la sagesse épicurienne. Fécondité des chemins épicuriens: l'indifférence des dieux, le sentiment de gratitude pour les choses, le rêve du jardin comme architecture de l'amitié. « Dieu est mort » : « Que faire du plaisir et de la nécessité du bien-­‐vivre ? Comment affirmer sa propre contingence sans sombrer dans la terreur religieuse et morale ? Le destin de la connaissance est-­‐il de nous rendre plus moraux ? Une affirmation et trois questions qui ramènent Nietzsche sans cesse à Épicure. […] Tous deux sont décadents, malades, souffrants, sensibles et alertés, mais pas de la même façon, car les époques, les savoirs, les situations, les questions et les problèmes sont différents. Épicure est un proche et un lointain. Nietzsche le savait comme il le dit dans « Pourquoi nous semblons être des épicuriens ». (Gai savoir, paragraphe 375) » (Philippe Choulet, opus déjà cité, n. 3/1998, p. 328). "Epicure a vécu à toutes les époques, et il vit encore inconnu de ceux qui se nommaient et se nomment 20 18 Philippe Choulet, L’Épicure de Nietzsche : une figure de la décadence, Revue philosophique, n. 3/1998. 19 Roger-­‐Pol Droit, « Le Bonheur calme d’Épicure », Le Point, 26 juillet 2012, p. 48. « Nietzsche veut un épicurisme surhumain, qui cherche sans cesse à se dépasser lui-­‐même, qui ne se satisfait pas de la quiétude et du repos dans la limite ». (Philippe Choulet, opus déjà cité, p. 329). Paradoxes, num éro 2 : «Dieu est m ort» épicuriens, et sans réputation auprès des philosophes" écrit Nietzsche lui-­‐même dans Le voyageur et son ombre. Alors lâchez-­‐nous avec Nietzsche ! Et relisez les épicuriens, en disant comme le penseur de Weimar : "Où réédifierons-­‐nous le jardin d'Epicure ?"21 Émile i Nietzsche a connu l’oeuvre de Dostoïevski. Un de ses biographes, Andler, dans Nietzsche, sa vie et sa pensée, note : «Il avait eu en février 1887 une grande joie : il venait de découvrir Dostoïevski ». Dans une lettre à Georg Brandes, Nietzsche écrit : « Je crois absolument à ce que vous dites de Dostoïevski ; je l’estime par ailleurs pour être le matériau psychologique le plus riche que je connaisse, -­‐ je lui suis curieusement reconnaissant...» Nietzsche, Dernières lettres, Paris, Editions Rivages, 1989, p. 37. Le site de l’Université de Philosophie de Reims rappelle que Nietzsche s’est très largement inspiré de cette formule, notamment dans la Généalogie de la morale (Troisième traité). C’est ainsi qu’il écrit au paragraphe 24 : « "Lorsque les croisés chrétiens se heurtèrent en Orient à l'invincible ordre des Assassins, cet ordre d'esprits libres par excellence dont les grades les plus bas vivaient dans une obéissance qu'aucun ordre monastique n'a égalée, ils reçurent par quelque voie une indication sur le symbole et la devise qui étaient réservés aux seuls grades supérieurs comme leur secret : "rien n'est vrai, tout est permis"... Voilà, par exemple qui était de la liberté de l'esprit, cette formule congédiait la foi même en la vérité..." Nietzsche développe ensuite une réflexion sur le sens de l'existence à partir de cette idée de la mort de Dieu (ou du vrai), qui culmine au paragraphe 28 du Troisième traité. [http://dialog.ac-­‐ reims.fr/wphilo/philoreims/articles5f26.html?lng=fr&pg=185]. Il y aurait beaucoup à écrire quant à l’influence de Dostoïevski sur Nietzsche. 21 Carte postale adressée à Heinrich Köselitz (dit Peter Gast) du 26 mars 1879 (Correspondance III, Gallimard.) «Merci Épicure!»,Ém ile