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156 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
tant Julien Freund est plus indulgent
envers Schmitt qu’envers Heidegger,
ce qui mériterait à mon avis une étude
spécique. Pour Freund, à la suite de
Schmitt, il ne peut y avoir de politique
sans un ennemi réel ou virtuel, c’est
la condition pour qu’il y ait polémi-
que, c’est-à-dire amorce du politique.
L’ennemi ne relève pas de la haine ou
de la concurrence, de la confrontation,
du challenge, mais de l’opposition, du
conit au sens du polemos d’Héraclite.
L’ennemi n’est pas donné, il se pré-
sente à vous. L’essence du politique
repose, selon Julien Freund, sur trois
présupposés irréductibles, qu’il énu-
mère à Charles Blanchet : « La relation
de commandement à obéissance. La
relation du privé au public. La relation
d’ami à ennemi. (…) Chaque présup-
posé est double c’est-à-dire qu’il forme
un couple antagoniste ». Ce jeu oppo-
sitionnel est présent dans la dialecti-
que d’Aristote, dans le conit selon
Simmel et dans la polémologie, terme
inventé en 1945 par Gaston Bouthoul
(1896-1980) que fréquente Julien
Freund, lequel, ne l’oublions pas, par-
ticipe à l’Institut de Polémologie (créé
en 1970) et alimente régulièrement la
revue Études polémologiques.
Après la soutenance de sa thèse,
il obtient la chaire de sociologie de
l’Université de Strasbourg et, bien que
philosophe et « théoricien », il invite
ses étudiants à mener des enquêtes, à
lire les « classiques » de la sociologie,
à s’ouvrir à l’économie politique qui
intervient tant dans la constitution des
sociétés, etc. C’est un professeur actif :
il fonde le Centre de recherches et
d’études en sciences sociales en 1967,
lance la Revue des Sciences sociales de
la France de l’Est en 1972 (l’actuelle
Revue des sciences sociales) et dote son
université d’un Laboratoire de Socio-
logie Régionale en 1973 (qui après des
changements successifs de dénomi-
nation deviendra l’actuelle UMR du
CNRS “Cultures et sociétés en Euro-
pe”). Il consacre un enseignement au
situationnisme qui est bien implanté
à Strasbourg et il apprécie de jeunes
chercheurs peu académiques, comme
Michel Maesoli, Jacques Beauchard,
ou encore André Béjin. Mai 68 et les
réactions craintives, suivistes et na-
lement conformistes de ses collègues,
face aux revendications aigeantes
d’une poignée de leaders étudiants,
l’obligent à prendre position. Il estime
que l’université doit être critique, par
nature précise-t-il, et doit produire
des connaissances en toute indépen-
dance des idéologies, ce qui signie
que les étudiants n’étudient et que les
enseignants n’enseignent pas n’im-
porte quoi, ni n’importe comment,
d’où d’indispensables réformes dans
le fonctionnement de l’institution uni-
versitaire. Directeur de l’Unité d’En-
seignement et de Recherche (UER) de
sciences sociales, il milite pour davan-
tage de participation des enseignants
et des étudiants et fustige un discours
gé, caricatural, faussement ouvrié-
riste. En 1979, désabusé, il prend sa
retraite de manière anticipée, à l’âge
de 58 ans. Il ne cesse pas pour autant
d’enseigner et voyage à Santiago du
Chili, Montréal, Bruges, Louvain-la-
Neuve, Paris…
C’est justement à Paris, lors d’un
séminaire organisé par Jean Leca et
Pierre-André Taguie, à Sciences-Po
(en 1988 ou 1989, je ne sais plus) que je
rencontre Julien Freund, dont le physi-
que m’évoque celui de Francis Blanche.
Avec Pierre-André, nous déjeunons
tous les trois dans une brasserie et
faisons connaissance. J’ocie alors
comme directeur littéraire des éditions
La Découverte, je le questionne donc
sur ses travaux en cours, ses intentions
éditoriales. Il m’explique que la méta-
physique est à réhabiliter et qu’il s’en
préoccupe en rédigeant une « philo-
sophie philosophique ». Il entend, par
ce titre volontiers redondant, que la
philosophie ne doit pas se diluer dans
la science, le droit, l’art, etc., en faisant
bénécier à son détriment ces discipli-
nes d’une conceptualisation qu’elles ne
possèdent pas toujours : la philosophie
doit s’armer en tant que telle et par
conséquent renouer avec la métaphy-
sique. Nous discutons des auteurs alle-
mands, qu’il connaît si bien, comme
Weber, Sombart, Jünger, Heidegger et
Simmel, et aussi de Georges Sorel sur
lequel j’avais travaillé quelques années
auparavant. Nous parlons bien sûr de
l’Alsace, de ses parlers en perte de
vitesse, de ses vins, de sa choucroute,
de ses lacs et forêts et de bien d’autres
« productions » locales… Il faut dire
que ma mère (née Schwartz) en est ori-
ginaire et que durant des années, lors
des vacances scolaires, je me rendais
en Alsace. Il me promet de m’envoyer
son tapuscrit et, plusieurs mois après
notre rencontre, je reçois une épaisse
liasse de feuillets dactylographiés. Je
dévore ce texte, et avec François Gèze
(qui dirige les éditions), nous décidons
de le publier.
Une chemise portant l’étiquette
« Julien Freund » est posée en évidence
sur mon bureau lorsque je reçois, pour
un projet de collection, l’historienne
Madeleine Rebérioux. Celle-ci voyant
ce nom s’emporte : « Quoi vous publiez
un fasciste ! Je m’en vais ». François est
gêné et me demande ce qu’il en est. Je
lui explique que Julien Freund a été
publié par la Nouvelle droite, mais
qu’il a un passé irréprochable de résis-
tant et que sa liberté de pensée est une
garantie contre tout dogmatisme. Par
précaution, nous faisons lire ce texte
par un auteur respecté de la maison,
Pierre Vidal-Naquet. Son jugement
est favorable, malgré le peu de sympa-
thie qu’il a pour l’auteur. Depuis cet
épisode, Pierre Vidal-Naquet me sur-
nomme aectueusement « l’areux ».
Je vais à Villé (dans sa maison sans
colombages, mais de facture moderne,
inspirée certainement du Bauhaus !) lui
porter les premiers exemplaires impri-
més. Il me dédicace l’un d’eux : « À
ierry Paquot, en hommage cordial
et surtout dans l’esprit qui a présidé la
longue conversation, pleine d’interro-
gations et d’humour, ce jour du 21 mai
1990, à Villé. » Il a retenu une chambre
à l’hôtel du village pour ma femme
et moi, et nous avons dîné chez lui,
bien bu et beaucoup parlé. Son épouse
nous a montré des tableaux de son
père et Julien Freund a sorti plusieurs
volumes de son journal manuscrit qui
demeure, à ma connaissance, toujours
inédit. C’est dommage, car il repré-
sente une mine d’informations pour
les historiens, à la fois sur le quotidien
d’un philosophe et sur l’état politique
du monde durant plusieurs décennies,
sans parler du contenu philosophique
de cet ensemble unique.
Comment faire la synthèse du mes-
sage d’un théoricien œuvrant sur plu-
sieurs fronts simultanément ? Je dirais
que le concept d’« essence » est décisif,