Julien freund, l`intellectuel-frontière qui n`a pas de frontière

Julien Freund,
l’intellectuel-frontière
qui n’a pas de frontière
é
tudiant, Julien Freund
(1921-1993) désire ardemment
devenir un « théoricien », c’est ce
qu’il cone à Charles Blanchet, « car
je pense que la philosophie, ajoute-
t-il, doit remplir ce rôle théorique
et n’a pas à faire autre chose ». Selon
lui, le travail du théoricien exige un
certain mode de vie qu’il trouvera
en quittant Strasbourg pour se reti-
rer à Villé, bourgade alsacienne au
cœur d’une vallée vosgienne, et qui
lui procurera la relative solitude de
la campagne et la méditation que la
promenade en forêt autorise. Mais le
quotidien du théoricien, qu’il soit au
coeur de la grande ville ou bien isolé
dans son village, repose aussi sur une
incroyable discipline intellectuelle,
combinant la lecture, la réexion,
l’écriture. Julien Freund est d’abord
un grand lecteur. À Charles Blanchet,
il énumère ses lectures romanesques
d’adolescent (Mauriac, Duhamel,
France, Barrès, Montherlant..), ses
premiers poètes favoris (Verlaine,
Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire…)
et ses découvertes d’étudiant (Ferdusi,
Omar Khayyam, Joyce, Dostoïevski,
Flaubert, Michaux, Blok…). Il clôt
cette liste avec une armation en
forme de secret à ne pas ébruiter : « La
littérature était mon royaume » (p. 79).
Si la littérature du monde entier a
une si grande importance dans ses
lectures, elle laisse néanmoins et pro-
gressivement la place d’honneur à la
philosophie et aux sciences humaines
et sociales (sociologie, économie poli-
tique, histoire, épistémologie…) au
fur et à mesure qu’il se met à rédiger
sa propre théorie, nourrie de la pensée
de ses maîtres et de sa confrontation
avec elle. Il est l’auteur d’une ving-
taine d’ouvrages, de plusieurs dizaines
de préfaces et autres introductions, de
plusieurs centaines d’articles et l’on
associe son nom à des mots comme
« polémologie », « décadence », « pen-
sée du politique » et à des auteurs,
qu’il a traduits ou fait connaître,
comme Max Weber, Vilfredo Pareto
ou encore Georg Simmel. Il est hors
de question de synthétiser une œuvre
aussi riche en quelques pages, aussi
vais-je relater sa biographie et insister
sur certaines de ses idées-forces avant
de le suivre dans sa présentation criti-
que de Georg Simmel.
Un itinéraire singulier n
Qui est Julien Freund ? Il répond
lui-même à cette question, du moins
en partie, dans son « Ébauche d’une
autobiographie intellectuelle » et
aussi dans ses entretiens avec Charles
Blanchet, parfois en usant exactement
des mêmes formulations. Il naît en
1921, à Henridor en Moselle, son
père est un ouvrier « socialiste » pré-
cise-t-il, et sa mère, une paysanne qui
s’occupera principalement de ses six
enfants, d’autant plus dicilement
qu’elle devient veuve un peu avant
la guerre. Très jeune, « J’ai eu la pas-
sion de la lecture » note-il comme
une chance. Avant d’expliquer que
c’est dans sa « mansarde de la cité
ouvrière » qu’il rêvait d’écrire. « Écri-
re ! C’est de cette époque que date
mon respect sacré et presque supers-
titieux de tout ce qui est écrit. C’était
mon luxe, ma libération, ma fortune ».
Mais avant d’atteindre cet idéal, le
chemin à parcourir est semé d’embû-
ches. Pour aider sa famille il accepte
un poste d’instituteur à Hommarting
en Moselle, tout en étudiant la philo-
sophie à l’Université de Strasbourg et
en participant aux travaux de la ferme
154
th i e r r y pa q u o t
Université de Paris 12 Val-de-Marne
Institut d’Urbanisme de Paris
<th.paquot@wanadoo.fr>
155
Thierry Paquot Julien Freund, l’intellectuel-frontière qui n’a pas de frontière
que tient sa mère. L’armée allemande le
réquisitionne du 10 au 31 juillet 1940,
avant de l’arrêter le 11 novembre. Il
s’enfuit et rejoint son université rapa-
triée à Clermont-Ferrand. « Quelques
semaines plus tard, en janvier 1941,
écrit-il dans son « Ébauche d’une auto-
biographie », j’étais membre du mou-
vement de résistance ‘Libération’ que
venait de fonder J. Cavaillès, mon pro-
fesseur à l’université de Strasbourg ».
Il n’oublie pas parmi ses « bons ensei-
gnants » de mentionner le directeur
de son diplôme d’études supérieures,
sur « Le rôle pratique des idées chez
Kant », Martial Guéroult. « En janvier
1942, indique-t-il, je faisais partie des
Groupes Francs de ‘Combat’, animés
par cet homme extraordinaire que fut
J. Renouvin. Ce fut par la suite une
série d’attentats, avec les moyens de
l’époque, dont l’issue a été en juin
1942 la prison de Clermont-Ferrand,
puis celle de Lyon où j’ai rencontré
Emmanuel Mounier comme co-accusé
dans le procès ‘Combat’. Et puis il y
eut le camp de Saint-Paul d’Eyjaux
et d’autres, la prison centrale d’Eys-
ses, enn la forteresse de Sisteron,
d’où je me suis évadé en juin 1944
pour rejoindre les maquis F.T.P. de
la Drôme, jusqu’au lendemain de la
libération » (p. 8). Ainsi est-il étudiant
le jour et activiste la nuit. Mais sa
jeunesse lui assure à la fois une bonne
santé et un désir ardent de contribuer à
la lutte contre l’ennemi. Par ailleurs, et
ce n’est pas rien, il est amoureux et cela
lui donne des ailes ! Il épousera Marie-
France Kuder en 1948 et ils auront
deux enfants. Elle est la lle du peintre
René Kuder (1882-1962), originaire de
Villé, formé à Munich et grand aqua-
relliste, que Julien Freund présente
comme « un maître du cœur ». « Ce
que j’ai appris, explique-t-il, de René
Kuder, c’est la fragilité de l’émotion, la
pudeur du sentiment, les délicatesses
de la sensibilité et les douces craintes.
C’est en vivant à ses côtés que j’ai réus-
si à vaincre mon aspect bourru d’ours
mal léché, en intériorisant ce qui me
portait à la brusquerie. J’ai compris
que cette discipline du sentiment était
l’une des conditions de l’estime de
soi, indispensable au bonheur. Celui
qui est mécontent de soi détestera les
autres » (p. 12). Sur Marie-France, il
avoue simplement que « sa part est
immense » (p. 12) et qu’il n’en dira pas
plus, par pudeur.
Il sort de la guerre ce voyage au
bout de la nuit – avec de sérieux trau-
matismes, provoqués par la vie dans
le maquis, en particulier communiste,
qui vont le vacciner pour le restant
de ses jours de tout rapprochement
avec les staliniens. Dans ses diverses
condences, il relate deux faits. Le pre-
mier est l’arrestation de trois soldats
italiens, qui allaient être passés par les
armes sans aucun procès, sans enten-
dre un avocat plaider leur défense, ce
qu’il n’admit pas au point de paraître
suspect aux yeux de ses camarades de
combat. Un comble ! Le second est
tragique. Le chef a une amoureuse
une jeune institutrice qui met n
à leur liaison. Il l’accuse d’intelligence
avec l’ennemi. Elle est arrêtée, violée
et fusillée ! Bien sûr, il ne généralise
pas ce type d’attitude accablante, mais
ne cesse d’y penser. En 1945 et 1946,
il est responsable du Mouvement de
Libération Nationale de la Moselle et
se sent de moins en moins partie pre-
nante des agissements partisans des
uns et des autres. Aussi, en juin 1946,
abandonne-t-il tous ses mandats, et il
prépare l’agrégation qu’il obtient en
1949. Il est nommé professeur de phi-
losophie à Metz durant quatre ans,
puis en première supérieure à Stras-
bourg. En 1950, il s’inscrit en thèse
avec Jean Hyppolite, thèse dont le titre
provisoire est Essence et signication
de la politique, et il découvre Aristote.
Il se passionne pour sa conception
de la dialectique, qu’il préfère à celle
de Hegel, pourtant si bien enseignée
par Jean Hyppolite. « Chez Aris-
tote, se livre-t-il à Charles Blanchet,
la dialectique c’est un raisonnement
de vraisemblance parce qu’il y a des
contraires. L’être et le non-être ce sont
des contraires. Il n’est point de troi-
sième terme qui va les coier. Il y a la
position et la négation. Cette théorie
des contraires est fondamentale pour
la métaphysique d’Aristote. Elle a joué
un grand rôle dans ma pensée. Avec
les antagonismes de Weber, le cou-
ple ami-ennemi de Carl Schmitt, elle
forme une sorte de constellation extra-
ordinaire. J’avais entre 30 et 35 ans, ce
qui me faisait dire : ‘Je ne suis devenu
intelligent qu’à 35 ans’ » (p. 37).
C’est le petit ouvrage de Raymond
Aron sur La sociologie allemande
contemporaine (1936), qu’il lit en 1941,
qui lui ouvre l’œuvre de Max Weber, à
laquelle il va consacrer plusieurs ana-
lyses pénétrantes (un échantillon est
publié sous le titre d’Études sur Max
Weber, 1990) et dont il va traduire Le
savant et le politique (1959), Essais sur
la théorie de la science (1965) et un
chapitre d’Économie et Société (1971).
Quant à Carl Schmitt, c’est par hasard,
en empruntant à la bibliothèque uni-
versitaire en 1952, Der Begri des Poli-
tischen (1932), qu’il s’enthousiasme
pour cet auteur totalement inconnu
de lui, au point de prêter le livre à
Paul Ricœur. Ce dernier le lui rend
quelques jours plus tard en se disant
très intéressé mais particulièrement
méant vis-à-vis d’un juriste du Troi-
sième Reich. « Je tombais de haut,
avoue Julien Freund ; j’étais atterré. Je
ruminais en silence ma consternation,
car aucune phrase de l’ouvrage ne per-
mettait de présumer que l’auteur pou-
vait être un nazi » (p. 29). En 1959, il
se décide à lui écrire, en marquant ses
désaccords. Carl Schmitt (1888-1985)
lui répond et il s’ensuit une corres-
pondance amicale, malheureusement
inédite. Indéniablement, cette lecture
est cruciale pour le doctorant qui réo-
riente sa thèse et, ce faisant, doit chan-
ger de directeur.
En eet, Jean Hyppolite rejette caté-
goriquement le couple « ami-ennemi »
qui serait consubstantiel au politique.
Julien Freund raconte à Charles Blan-
chet son entrevue avec son directeur,
en présence de Georges Canguilhem.
Hyppolite lui dit : « Je suis socialis-
te et paciste. Je ne puis diriger en
Sorbonne une thèse dans laquelle on
déclare : ‘Il n’y a de politique que là où
il y a un ennemi’ » (p. 43). Raymond
Aron accepte de l’inscrire et, le jour
de la soutenance, en 1965, déclare : « Je
voudrais saluer Monsieur Freund qui
va soutenir cette thèse que je trouve
géniale (…) ». Longtemps, la référence
à Carl Schmitt sera considérée en Fran-
ce, non pas seulement douteuse, mais
coupable. Il est vrai que son dossier est
particulièrement lourd et que son anti-
sémitisme semble indiscutable. Pour-
156 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
tant Julien Freund est plus indulgent
envers Schmitt qu’envers Heidegger,
ce qui mériterait à mon avis une étude
spécique. Pour Freund, à la suite de
Schmitt, il ne peut y avoir de politique
sans un ennemi réel ou virtuel, c’est
la condition pour qu’il y ait polémi-
que, c’est-à-dire amorce du politique.
L’ennemi ne relève pas de la haine ou
de la concurrence, de la confrontation,
du challenge, mais de l’opposition, du
conit au sens du polemos d’Héraclite.
L’ennemi n’est pas donné, il se pré-
sente à vous. L’essence du politique
repose, selon Julien Freund, sur trois
présupposés irréductibles, qu’il énu-
mère à Charles Blanchet : « La relation
de commandement à obéissance. La
relation du privé au public. La relation
d’ami à ennemi. (…) Chaque présup-
posé est double c’est-à-dire qu’il forme
un couple antagoniste ». Ce jeu oppo-
sitionnel est présent dans la dialecti-
que d’Aristote, dans le conit selon
Simmel et dans la polémologie, terme
inventé en 1945 par Gaston Bouthoul
(1896-1980) que fréquente Julien
Freund, lequel, ne l’oublions pas, par-
ticipe à l’Institut de Polémologie (créé
en 1970) et alimente régulièrement la
revue Études polémologiques.
Après la soutenance de sa thèse,
il obtient la chaire de sociologie de
l’Université de Strasbourg et, bien que
philosophe et « théoricien », il invite
ses étudiants à mener des enquêtes, à
lire les « classiques » de la sociologie,
à s’ouvrir à l’économie politique qui
intervient tant dans la constitution des
sociétés, etc. C’est un professeur actif :
il fonde le Centre de recherches et
d’études en sciences sociales en 1967,
lance la Revue des Sciences sociales de
la France de l’Est en 1972 (l’actuelle
Revue des sciences sociales) et dote son
université d’un Laboratoire de Socio-
logie Régionale en 1973 (qui après des
changements successifs de dénomi-
nation deviendra l’actuelle UMR du
CNRS “Cultures et sociétés en Euro-
pe”). Il consacre un enseignement au
situationnisme qui est bien implanté
à Strasbourg et il apprécie de jeunes
chercheurs peu académiques, comme
Michel Maesoli, Jacques Beauchard,
ou encore André Béjin. Mai 68 et les
réactions craintives, suivistes et na-
lement conformistes de ses collègues,
face aux revendications aigeantes
d’une poignée de leaders étudiants,
l’obligent à prendre position. Il estime
que l’université doit être critique, par
nature précise-t-il, et doit produire
des connaissances en toute indépen-
dance des idéologies, ce qui signie
que les étudiants n’étudient et que les
enseignants n’enseignent pas n’im-
porte quoi, ni n’importe comment,
d’où d’indispensables réformes dans
le fonctionnement de l’institution uni-
versitaire. Directeur de l’Unité d’En-
seignement et de Recherche (UER) de
sciences sociales, il milite pour davan-
tage de participation des enseignants
et des étudiants et fustige un discours
gé, caricatural, faussement ouvrié-
riste. En 1979, désabusé, il prend sa
retraite de manière anticipée, à l’âge
de 58 ans. Il ne cesse pas pour autant
d’enseigner et voyage à Santiago du
Chili, Montréal, Bruges, Louvain-la-
Neuve, Paris…
C’est justement à Paris, lors d’un
séminaire organisé par Jean Leca et
Pierre-André Taguie, à Sciences-Po
(en 1988 ou 1989, je ne sais plus) que je
rencontre Julien Freund, dont le physi-
que m’évoque celui de Francis Blanche.
Avec Pierre-André, nous déjeunons
tous les trois dans une brasserie et
faisons connaissance. J’ocie alors
comme directeur littéraire des éditions
La Découverte, je le questionne donc
sur ses travaux en cours, ses intentions
éditoriales. Il m’explique que la méta-
physique est à réhabiliter et qu’il s’en
préoccupe en rédigeant une « philo-
sophie philosophique ». Il entend, par
ce titre volontiers redondant, que la
philosophie ne doit pas se diluer dans
la science, le droit, l’art, etc., en faisant
bénécier à son détriment ces discipli-
nes d’une conceptualisation qu’elles ne
possèdent pas toujours : la philosophie
doit s’armer en tant que telle et par
conséquent renouer avec la métaphy-
sique. Nous discutons des auteurs alle-
mands, qu’il connaît si bien, comme
Weber, Sombart, Jünger, Heidegger et
Simmel, et aussi de Georges Sorel sur
lequel j’avais travaillé quelques années
auparavant. Nous parlons bien sûr de
l’Alsace, de ses parlers en perte de
vitesse, de ses vins, de sa choucroute,
de ses lacs et forêts et de bien d’autres
« productions » locales… Il faut dire
que ma mère (née Schwartz) en est ori-
ginaire et que durant des années, lors
des vacances scolaires, je me rendais
en Alsace. Il me promet de m’envoyer
son tapuscrit et, plusieurs mois après
notre rencontre, je reçois une épaisse
liasse de feuillets dactylographiés. Je
dévore ce texte, et avec François Gèze
(qui dirige les éditions), nous décidons
de le publier.
Une chemise portant l’étiquette
« Julien Freund » est posée en évidence
sur mon bureau lorsque je reçois, pour
un projet de collection, l’historienne
Madeleine Rebérioux. Celle-ci voyant
ce nom s’emporte : « Quoi vous publiez
un fasciste ! Je m’en vais ». François est
gêné et me demande ce qu’il en est. Je
lui explique que Julien Freund a été
publié par la Nouvelle droite, mais
qu’il a un passé irréprochable de résis-
tant et que sa liberté de pensée est une
garantie contre tout dogmatisme. Par
précaution, nous faisons lire ce texte
par un auteur respecté de la maison,
Pierre Vidal-Naquet. Son jugement
est favorable, malgré le peu de sympa-
thie qu’il a pour l’auteur. Depuis cet
épisode, Pierre Vidal-Naquet me sur-
nomme aectueusement « l’areux ».
Je vais à Villé (dans sa maison sans
colombages, mais de facture moderne,
inspirée certainement du Bauhaus !) lui
porter les premiers exemplaires impri-
més. Il me dédicace l’un d’eux : « À
ierry Paquot, en hommage cordial
et surtout dans l’esprit qui a présidé la
longue conversation, pleine d’interro-
gations et d’humour, ce jour du 21 mai
1990, à Villé. » Il a retenu une chambre
à l’hôtel du village pour ma femme
et moi, et nous avons dîné chez lui,
bien bu et beaucoup parlé. Son épouse
nous a montré des tableaux de son
père et Julien Freund a sorti plusieurs
volumes de son journal manuscrit qui
demeure, à ma connaissance, toujours
inédit. C’est dommage, car il repré-
sente une mine d’informations pour
les historiens, à la fois sur le quotidien
d’un philosophe et sur l’état politique
du monde durant plusieurs décennies,
sans parler du contenu philosophique
de cet ensemble unique.
Comment faire la synthèse du mes-
sage d’un théoricien œuvrant sur plu-
sieurs fronts simultanément ? Je dirais
que le concept d’« essence » est décisif,
157
Thierry Paquot Julien Freund, l’intellectuel-frontière qui n’a pas de frontière
non seulement parce qu’il gure dans
plusieurs titres (L’essence du politique,
1965 ; L’essence de l’économique, 1993),
mais parce qu’il m’apparaît central
dans ses travaux. « Le sens premier que
je donne à la notion d’essence, écrit-il
dans son « Ébauche d’autobiographie »,
consiste dans l’eort pour découvrir
les constantes qui caractérisent les
diverses activités humaines. L’essen-
ce est indissociable de l’expérience »
(p. 17). Peu après il explicite sa posi-
tion : « L’expérience n’est cependant
pas connaissance par elle-même. Elle
est le terrain où le jugement trouve sa
matière et s’éduque, quand il cherche
à se juger lui-même, à devenir critique
et lucide. La connaissance appréhende
l’expérience de diverses manières, par
l’observation, l’intuition, la comparai-
son, etc. » (p. 23). Aussi considère-t-il
que « La théorie des essences que j’ai
élaborée, en mettant l’accent sur les
données irréductibles l’une à l’autre,
est une sorte de réhabilitation de la
théorie de la distinction des genres,
grâce à la reconnaissance de l’autono-
mie spécique du politique, de l’art,
de la religion, etc. » (p. 37). S’adressant
à Charles Blanchet, il conclut son iti-
néraire par cette condence aphoris-
tique qui lui va très bien : « Je trouve
tout simplement malheureux qu’un
homme puisse mourir sans avoir
jamais ri de bon cœur » (p. 224). Je
peux témoigner de son rire joyeux,
explosif, libératoire et jubilatoire. Un
rire respirant de bonheur.
En cheminant
avec Simmel n
Constatant que l’être humain est
« l’être des contraires » (p. 208), ce
qu’aucune science ne peut expliquer,
ni la psychologie, ni la psychanalyse,
Julien Freund en appelle à la métaphy-
sique. « Dans mon esprit, expose-t-il
à Charles Blanchet, la métaphysique
couvre tout ce champ du compréhen-
sible et de l’incompréhensible, sachant
que les contacts entre les êtres ne se
réduisent pas à ceux de la connais-
sance et encore moins à ceux de la
science. C’est mutiler l’être que de ne
le considérer que sous l’angle de la
connaissance, car il est des manifes-
tations comme la décision, l’humeur,
les désirs, les aversions et toutes les
diverses insatisfactions qui échappent
au rationalisme de la connaissance
scientique. Aucun enchaînement
causal ne peut maîtriser cette varié-
té, car pour être réellement valable
il devrait pouvoir remonter le temps
dans son ensemble, et tenir compte
en plus du pluralisme causal qu’on ne
saurait négliger » (p.209). Je ne peux
lire et relire cette citation sans penser
immédiatement à ce passage du texte,
« Pont et porte » (1909) de Georg Sim-
mel : « Parce que l’homme est l’être
de liaison qui doit toujours séparer, et
qui ne peut relier sans avoir séparé il
nous faut d’abord concevoir en esprit
comme une séparation l’existence
indiérente de deux rives, pour les
relier par un pont. Et l’homme est tout
autant l’être-frontière qui n’a pas de
frontière. La clôture de sa vie domes-
tique par le moyen de la porte signie
bien qu’il détache ainsi un morceau de
l’unité ininterrompue de l’être natu-
rel. Mais de même que la limitation
informe prend gure, de même notre
état limité trouve-t-il sens et dignité
avec ce que matérialise la mobilité de
la porte : c’est-à-dire avec la possibilité
de briser cette limitation à tout instant
pour gagner sa liberté ». Le caractère
paradoxal, pluriel, de l’humain cor-
respond à cette activité constante qu’il
pratique, à savoir lier pour délier et
délier pour relier.
On repère, rien qu’en parcourant
les index de ses ouvrages ou en lisant
attentivement Les théories des sciences
humaines (1973), que Julien Freund
est un n connaisseur de la pensée alle-
mande, un excellent germaniste et un
talentueux traducteur, suggérant sou-
vent d’originales traductions pour des
expressions délicates. En eet dans ce
court volume, il commente les auteurs
« obligés », du moins pour un philoso-
phe de formation, comme Kant, Fichte,
Hegel, Schelling, Schopenhauer, Marx
ou Nietzsche, mais aussi des penseurs
« secondaires » (ou pour employer une
formule moins péjorative, des théori-
ciens associés à une spécialité bien cir-
conscrite), comme Schleiermarcher,
Boeckh, Droysen, Schmoller, Wundt,
Dilthey, Menger, Windelband, Rickert
ou encore Bollnow. Parmi eux, il y a un
auteur qu’il aectionne, en lui donnant
un autre statut qu’à Max Weber, c’est
Georg Simmel. À la fois sa méthode,
moins rigoureuse que celle de Weber,
son indéniable fantaisie, la variété de
ses sujets et intérêts, sa « carrière »
tardive, lui plaisent et l’irritent. Avec
Weber, on a du solide, et avec Simmel,
on a du sensible. Julien Freund n’est
pas indiérent à cette dimension-là.
Preuves en sont, certains de ses articles
sur des thèmes inattendus et surtout
ses interventions en faveur d’une plus
large diusion des travaux de Sim-
mel. Faut-il ajouter que Simmel à
enseigné à l’Université de Strasbourg
de 1914 à sa mort en 1918, à l’âge de
soixante ans ? Ou qu’il est considéré
comme un néo-kantien qui n’hésite
pas à prendre des libertés par rapport
à son maître à penser, ce qui ne peut
que satisfaire Julien Freund, qui ne
manque jamais l’occasion de brocar-
der le solitaire de Königsberg. Quels
que soient les motifs qui assurent à
Simmel une telle sympathie de la part
de Freund, l’essentiel pour nous tient à
la proximité de leurs pensées respecti-
ves et au fait qu’elles nous éclairent sur
bien des points obscurs du comporte-
ment des humains.
Et si Simmel était un dilettante ?
Freund ne le récuserait pas pour
autant. « Somme toute Simmel était
un esprit curieux de tout, admet-il
dans son Introduction à Sociologie
et épistémologie, ainsi qu’on peut le
constater en lisant ses études sur l’ac-
teur de théâtre, les ruines, les exposi-
tions d’art, la caricature, l’aventure,
le problème des sexes, la noblesse, la
personnalité de Dieu, la discrétion,
la honte et j’en passe » (p. 13). Est-il
malgré tout sérieux ? « Le fond de sa
pensée, Simmel l’a, je crois, le mieux
résumé dans la première phrase de
Brücke und Tür : ‘L’image des choses
extérieures se présente à nous en un
double sens : c’est que la nature peut
nous apparaître comme si tout était
lié ou comme si tout était séparé’ (…) »
(p.14). Au-delà de ses intuitions, plus
ou moins fulgurantes, ses innombra-
bles écrits (on parle de plus de 200
articles…) plaident pour une travail
ayant une unité de fond et une variété
de formes et conrment qu’il y a bien
une œuvre et qu’elle compte. Trois
158 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
« concepts » simmeliens s’imposent,
selon Julien Freund : l’unité, la forme
et le conit. Sans omettre, bien évi-
demment, sa dénition de la société
– objet fondateur de la sociologie : « Il
y a société, au sens large du mot, par-
tout il y a action réciproque des
individus ». Ainsi, l’individu prime-
t-il sur « la » société. Celle-ci n’existe
pas indépendamment des interactions
entre individus. Ce sont elles qui per-
mettent à « la » société d’exister. Cette
sociologie est par conséquent rela-
tionnelle. Son but est d’observer, de
décrire et d’analyser les multiples –
et parfois contradictoires échanges
entre deux, trois ou plusieurs indivi-
dus. D’où une telle attention pour la
politesse, la conversation, la séduc-
tion, la parure, le club, etc., c’est-à-dire
pour toutes les formes de socialisation.
Ce qui fait dire à Simmel que cha-
que individu appartient à plusieurs
sociétés en même temps, mais dié-
remment. Conception d’une « écolo-
gie humaine » que l’École de Chicago
reprendra et développera avec le brio
qu’on sait, et par la suite Erving Gof-
fman, sur un registre autre. L’individu
n’existe pas sans établir des liens avec
d’autres individus ou les interrompre.
Cette relativité du social et de l’indi-
viduel est fondamentale. « La » société
– jamais totalement gée – résulte des
individus qui du coup la subissent.
En ce sens, « la » société correspond
aux multiples actions et inactions des
individus qui la composent. Ce qui
intéresse le sociologue ce ne sont pas
ces deux « réalités » si diciles à sai-
sir, « la société » et « les individus »,
mais ce qui se passe entre (zwischen)
et qui génère la dynamique fonction-
nelle (dynamisches Ineinanderweben,
expression que Julien Freund traduit
par « entrelacement dynamique entre
l’individu et la société », p.322 de son
cours de Louvain). C’est ici que pointe
la notion « d’action réciproque » : avec
ce « entre ». L’interaction provoque des
adaptations, des résistances, des imita-
tions, des inuences, peu importe, chez
chaque individu concerné par elle, ce
qui modie la société qu’ils consti-
tuent, contrecarrant ainsi un détermi-
nisme strict et ouvrant l’éventail des
situations possibles. Citons à nouveau
Georg Simmel : « La société signie
toujours dans sa vie, en tant que celle-
ci est en perpétuelle réalisation, que les
individus sont mis en relations par des
inuences et des déterminations qu’ils
exercent réciproquement. Elle est
donc en vérité quelque chose de fonc-
tionnel, quelque chose que les indivi-
dus font et subissent, de sorte que, au
regard de ce caractère fondamental, on
ne devrait par parler de société, mais
de socialisation. La société n’est alors
qu’un mot qui sert à désigner un cercle
d’individus qui sont liés entre eux par
cette sorte d’actions réciproques pro-
ductrices d’eet et qu’on se représente
pour cette raison comme une unité »
Brücke und Tür », traduction de
J. F., cours de Louvain, p. 325).
Ainsi « la » société n’apparaît jamais
à l’individu, celui-ci ne perçoit que des
représentations, des formes sociales.
Cela n’échappe pas à l’œil vigilant de
Julien Freund qui, dans son Intro-
duction à Sociologie et épistémologie,
écrit : « Toute la théorie de la forme,
si importante pour la sociologie de
Simmel, prend ainsi tout son sens dans
cette opposition de la porte et du pont,
de l’association et de la dissociation.
Cette dialectique n’a pas seulement
une signication épistémologique,
mais également ontologique, parce que
l’être est à la fois unité et séparation ; il
se conçoit, en tant qu’être connaissant,
comme un et séparé » (p. 16). Il y a en
allemand une distinction entre formal
et formel qui n’existe pas dans la lan-
gue française et dont il convient de
prendre la mesure. Le premier terme
renvoie à ce qui concerne la forme et le
second à ce qui respecte les formes. Ce
que Freund explicite dans son cours de
Louvain : « Les individus agissent pour
toutes sortes de raisons, de motifs :
par amour, par intérêt, par croyances
religieuses ou politiques, par égoïsme,
par altruisme. Ce sont les contenus, la
matière de leurs actions. Toutefois, ces
motivations ne constituent pas encore
par elles-mêmes des actions récipro-
ques, elles ne le deviennent que par
un contact avec l’autre ou une visée de
l’autre. Si la relation avec l’autre inter-
vient, il se produit une socialisation qui
adopte une certaine forme, celle d’une
association charitable, d’un syndicat,
Julien Freund
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Julien freund, l`intellectuel-frontière qui n`a pas de frontière

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