Nietzsche - Lenculus-le

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Vocabulaire de ...
Collection dirigée parJean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Nietzsche
Patrick Wotling
Ancien élève de l'École Normale Supérieure
Agrégé de philosophie
Maître de conférences à l'université de Paris IV -Sorbonne
i
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ISBN 2-7298-0504-4
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« Les mots nous barrent la route» déclare Nietzsche dans Aurore 1•
Revenant sur l'ensemble de son œuvre, il précise quelques années plus
tard, dans l'un de ses tout derniers textes «Avant de m'avoir lu, on ne
sait pas ce que l'on peut faire de la langue allemande - ce que l'on peut
faire, en général, du langage 2 ». Cette affirmation d'Ecce homo indique
assez que si Nietzsche bouleverse radicalement la problématique philosophique, il ne réforme pas moins profondément la langue de la philosophie entrer dans l'univers de pensée nietzschéen sera avant toute chose
s'aventurer dans une logique d'expression nouvelle, un nouveau langage, selon une formule qu'affectionne l'auteur d'Ainsi par/ait
Zarathoustra. L'usage courant de la langue, en effet, masque bien plus
les difficultés philosophiques qu'il ne les résout ou les révèle, et entrave
constamment de ce fait les efforts de pensée «nous mettons un mot là
où débute notre ignorance - où nous ne pouvons plus voir au-delà, par
exemple le mot "je", le mot "faire", le mot "souffrir" ce sont peut-être
les lignes d'horizon de notre connaissance, mais non des "vérités" » (FP
XII, 5 [3]3). Il faut encore garder à l'esprit, pour lire Nietzsche, cette
idée que loin d'être un instrument d'expression neutre, le langage est
porteur de valeurs, donc d'interprétations et de choix, et ne permet pas
de ce fait de restituer adéquatement tout type de pensée, surtout si celleci prétend justement remettre en cause les valeurs sur lesquels il est
fondé. Cette méfiance foncière à l'égard du langage, alliée à l'ambition
de renouveler radicalement la manière de penser entraîne quelques
1. Aurore, § 47
2. Ecce Homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres» ,§ 4.
3. Nous utiliserons pour désigner les Fragments postllumes l'abréviation FP, suivie soit du
numéro du tome dans l'édition Gallimard (de IX à XIV) s'il s'agit de volumes constitués
exclusivement de posthumes (c'est-à-dire pour les textes allant de l'été 1882 au début de
janvier 1889), soit dans le cas contraire du titre de l'œuvre qu'ils accompagnent, et enfin du
numéro du fragment dans le tome cité. L'astérisque (*) signalera les termes cités par
Nietzsche en français.
conséquences essentielles pour l'écriture nietzschéenne ainsi la question du style et la question de la lecture sont-elles, par exemple, explicitement thématisées. Nietzsche assigne à son nouveau langage une
double fonction exprimer avec précision, dans leurs nuances, des pensées neuves, plus encore, des pensées dont Nietzsche considère qu'elles
ne pouvaient s'exprimer dans l'usage ordinaire du langage. Le second
but concerne les effets de réceptions le style de l'écriture nietzschéenne
répond à une volonté de sélectionner le lecteur, et pour cela, de le mettre
constamment à l'épreuve d'où le caractère déroutant du texte, faussement simple parfois, souvent trompeur, et ce d'autant plus que la technicité conceptuelle est le plus souvent masquée sous une utilisation de la
langue qui peut sembler, extérieurement, parfaitement usuelle. La
nécessité d'une réforme de la langue philosophique est ainsi patente, et
l'on comprend dans ces conditions pourquoi l'analyse du langage de
Nietzsche constitue un préalable à tout accès au contenu de sa réflexion.
Si l'on restreint l'examen de cette vaste entreprise qu'est la construction
d'un nouveau langage au seul champ du vocabulaire, trois traits essentiels caractérisent l'originalité du lexique nietzschéen
Ses éléments constitutifs ne sont pas seulement des mots - parmi
lesquels de nombreux néologismes - , mais aussi, en abondance, des
formules et des périphrases (volonté de puissance, moralité des
mœurs, sens historique, pathos de la distance, ... ), créations originales
également pour la plupart d'entre elles.
Source de difficultés de lecture plus accusées encore, le second procédé qui caractérise ce lexique tient à la reprise de termes philosophiques anciens, vidés de leur signification classique et réinvestis
d'un sens nouveau (volonté par exemple, ou encore vérité).
Enfin, on ne saurait négliger l'usage surabondant de signes nuançant
constamment l'usage des termes guillemets, italiques, mais aussi
recours à des mots étrangers, notamment français (ressentiment,
décadence), etc. Ces procédés ne relèvent en rien de l'ornementation
ou de la préciosité et font sens philosophiquement on prêtera ainsi
attention au fait qu'un même mot, selon qu'il est utilisé avec ou sans
guillemets, peut désigner alternativement deux situations parfaitement opposées. Le cas le plus fréquent dans le corpus nietzschéen est
celui du jeu sur les termes Cu/tur et de « Cultur ».
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Le caractère atypique de l'usage linguistique propre à Nietzsche
J'amène à définir assez fréquemment, particulièrement dans ses textes
posthumes, le sens des notions mises en jeu par les différents modes de
désignation auxquels il recourt. Mais il faut préciser que ce travail définitionnel change lui-même de nature au sein de sa pensée de l'interprétation, la définition ne peut plus se comprendre comme expression d'une
essence, mais comme résultat d'une investigation généalogique.
Recherche des origines productrices d'une interprétation, la généalogie
travaille par nature dans l'élément du multiple. On ne s'étonnera donc
pas de constater, presque systématiquement, le caractère fortement
synthétique des formules et expressions de Nietzsche les définir sera
ainsi, dans une large mesure, déployer les lignes d'analyse qu'elles
rassemblent.
Affect (A:({ekt)
* C'est un des traits caractéristiques de la réflexion de Nietzsche que
la critique du primat de la raison et la reconnaissance du privilège de
la sensibilité. Mais Nietzsche ne se contente pas d'inverser la hiérarchisation traditionnelle de ce couple simultanément, il radicalise le
statut de la sensibilité pour constituer une théorie de l'affectivité
entièrement renouvelée. C'est ce mouvement qu'exprime la notion
d'affect, plus profonde que la simple passion, et caractérisée, à un
premier niveau, par son degré de vivacité les affects sont « les plus
violentes puissances naturelles» selon la définition qu'en donne un
texte posthume (FP xm, 10 [203]).
** Le terme d'affect est à rapprocher de ceux d'instinct et de pulsion,
dont il ne se distingue en fait que pour souligner la dimension intrinsèquement passionnelle de ces processus infra-conscients - on
pourrait dire aussi bien qu'il insiste sur la dimension inconsciente de
l'affectivité. Il traduit donc des modes d'attirance ou de répulsion qui
règlent les préférences fondamentales propres aux conditions de vie
d'un type de système pulsionnel particulier. En dernière analyse, les
affects sont autant d'expressions particulières de la volonté de puissance et de son travail de mise en forme interprétative, comme
l'indique notamment ce posthume de 1888 «Que la volonté de
puissance est la forme primitive de l'affect, que tous les affects n'en
sont que des développements» (FP XIV, 14 [121]). C'est ce lien
entre la volonté de puissance et les affects qui explique l'attention
extrême que leur prête Nietzsche dans son analyse du nihilisme la
puissance persistante de certains d'entre eux est en effet le signe
indiquant que jusque dans la négation de la vie, c'est bien encore la
volonté de puissance qui s'exprime et trouve les moyens, détournés,
de sa propre intensification.
*** L'affect est pensé par Nietzsche dans le cadre de la théorie de la
valeur, comme traduction de l'activité interprétative articulée à des
évaluations fondamentales qui règlent l'activité d'un type déterminé
de vivant. Les textes les plus approfondis de Nietzsche caractérisent
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ainsi l'affect à partir de la mémoire, c'est-à-dire du processus de
sélection et de rétention propre à une forme de vie spécifique «Les
affects sont des symptômes de la formation du matériel de la
mémoire - une vie qui se poursuit là sans interruption et une coordination dans son action» (FP X, 25 [514]). Par voie de conséquence, toutes les interprétations, quelle qu'en soit la nature,
construites par les vivants peuvent se définir comme langage figuré
(Zeichensprache) des affects. C'est un point que Nietzsche souligne
tout particulièrement dans le cas de la morale «Les morales comme
langage figuré des affects mais les affects eux-mêmes, un langage
figuré des jonctions de tout ce qui est organique» (FP IX, 7 [60],
traduit par nous).
Particulièrement important pour la réflexion nietzschéenne est
l'affect du commandement, c'est-à-dire le type d'affectivité caractéristique de l'émission d'un ordre cet affect peut être défini comme
la perception des rapports de puissance caractéristiques d'une structure pulsionnelle donnée (voir par exemple Par-delà bien et mal,
§ 19). Le point capital à cet égard est sans doute que la notion
d'affect permet pour Nietzsche de résoudre le problème de la communication pulsionnelle et de montrer que les volontés de puissance
se perçoivent et s'évaluent mutuellement - l'un des traits indiquant
en quoi la théorie nietzschéenne des pulsions ne peut se penser sur le
modèle de la monadologie leibnizienne.
Amor fal;
* Reprise d'une formule empruntée au stoïcisme romain, l' amor jati,
littéralement 1'« amour du destin », est l'une des expressions par lesquelles Nietzsche désigne l'acquiescement, le oui, comme attitude
générale à l'égard de la réalité. Il s'agit donc de penser un rapport
affectif, et non gnoséologique, au destin non pas la résignation face
à la fatalité inéluctable, mais tout au contraire l'acceptation joyeuse,
et même le fait d'éprouver la nécessité comme une forme de beauté
« Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses
le beau je serai ainsi l'un de ceux qui embellissent les choses. Amor
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fati que ce soit dorénavant mon amour Je ne veux pas faire la
guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser
les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation! Et
somme toute, en grand je veux même, en toutes circonstances,
n'être plus qu'un homme qui dit oui! » (Le Gai Savoir, § 276).
** L'amorfati s'oppose ainsi fortement à l'idéalisme, caractérisé par
Nietzsche comme fuite devant la réalité et volonté de nier celle-ci en
en condamnant les aspects douloureux ou tragiques. Cette attitude de
condamnation de la réalité sensible, enracinée dans le ressentiment et
la volonté de vengeance à l'égard de la vie, est celle que Nietzsche
prétend repérer dans la métaphysique classique, dont le signe est à
ses yeux la création interprétative d'un monde de l'être, immuable,
éternellement identique à soi, d'un monde suprasensible dégagé du
devenir et des contradictions, ressentis comme sources de souffrances intolérables. Supposant, sous l'angle pulsionnel, probité et
courage - aptitude à penser la réalité dans sa totalité, et capacité à
l'affronter jusque dans ce qu'elle a de terrible - , l' amor fati
s'identifie à l'une des dimensions du dionysiaque et devient pour
Nietzsche le trait caractéristique de la grandeur humaine «Ma
formule pour ce qu'il y a de grand dans l'homme est amor fati ne
rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi,
dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter
l'inéluctable, et encore moins se le dissimuler - tout idéalisme est
une manière de se mentir devant l'inéluctable - mais l'aimer
(Ecce Homo,« Pourquoi je suis si avisé », § 10).
*** La pensée de l'amor fati, liée ainsi à la double compréhension
nietzschéenne du nihilisme, débouche sur la doctrine de l'éternel
retour comme forme suprême de l'acquiescement à tout ce qui se
produit. Pensée la plus affirmatrice dans son contenu, celle qui dit
oui à la réalité sans rien en excepter - elle se donne' sur le mode le
plus affirmateur, à savoir la volonté de revivre éternellement, à
l'identique, la totalité de sa vie «Une philosophie expérimentale
telle que celle que je vis anticipe même, à titre d'essai, sur les
possibilités du nihilisme radical ce qui ne veut pas dire Ciu'e"
reste
"on" à une négation, à une volonté de nier. Bien au
contraire, elle veut parvenir à l'inverse - à un acquiescement
dionysiaque au monde tel qu'il est, sans rien en ôter, en excepter, en
sélectionner - elle veut le cycle éternel - les mêmes choses, la
même logique et non-logique des nœuds. État le plus haut qu'un
philosophe puisse atteindre avoir envers l'existence une attitude
dionysiaque ma formule pour cela est amor fati... (FP XIV, 16
[32]). Cet amour se traduit donc sous la forme d'un vouloir.
Apollinien (Apollinisch)
* Introduit dès les premières lignes de La naissance de la tragédie,
l'apollinien est caractérisé comme l'une des deux pulsions de la
nature, « forces artistiques qui jaillissent de la nature elle-même sans
la médiation de l'artiste» (La naissance de la tragédie, § 2) - la
seconde étant le dionysiaque. Les Grecs ont en effet exprimé intuitivement leur réflexion esthétique dans des images, et non dans des
concepts, comme le feraient des philosophes. La pulsion apollinienne
est ainsi pensée comme la source des arts plastiques, des arts de la
vision, sculpture avant tout, mais aussi architecture, peinture, ou
encore poésie épique.
** L'élucidation de l'apollinien et du dionysiaque s'effectue à partir
d'un double modèle physiologique celui du rêve (Apollon) et de
l'ivresse (Dionysos). S'agissant de l'apollinien et du modèle analogique du rêve, il faut retenir trois caractéristiques dans l'analyse
nietzschéenne en premier lieu, la production de belles apparences,
d'images idéalisées, aux contours bien définis, c'est-à-dire encore
individùées ; ensuite, la distanciation, c'est-à-dire la perception du
caractère onirique du rêve, donc la perception de la différence entre
rêve et réalité au sein même du rêve; dans l'acte même de contemplation des belles formes et des belles apparences, nous conservons
la certitude qu'il ne s'agit pas d'autre chose que d'apparences
- l'apparence est perçue en tant qu'apparence «C'est un rêve;
continuons de rêver! » (§ 1) ; enfin, le plaisir résultant de cette
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contemplation de belles apparences, qui provient à la fois de ['intelligibilité immédiate des images et de la distanciation interne au rêve.
Tels sont les traits que synthétise l'image d'Apollon, le dieu solaire
- des belles apparences lumineuses - ; le dieu de la mesure - du
principe d'individuation, de l'image idéalisée, purgée des imperfections de la réalité le dieu prophétique - le dieu qui s'exprime
par images, et non par le langage de la réalité diurne, le dieu de la
compréhension immédiate par l'image et du plaisir pris à l'image.
*** C'est la pulsion apollinienne qui est responsable de la création du
monde olympien. Les dieux du panthéon grec sont des figures
humaines idéalisées - la vie humaine transposée en de belles formes
et de belles apparences. Or, ce monde apollinien fait l'objet d'une
croyance de la part des Grecs, d'une adhésion profonde il ne se
réduit pas simplement à un spectacle extérieur. C'est donc de lui, el'
non de la réalité diurne quotidienne, banale, que les Grecs - dans les
périodes où triomphe la pulsion apollinienne - tirent leur interprétation de la vie. D'où sa signification profonde «C'est ainsi que les
dieux justifient la vie humaine - en la vivant - seule théodicée
satisfaisante! » (§ 3). De la sorte est surmonté le pessimisme qui
constitue le fond dionysiaque de la compréhension grecque de la vie
et qu'exprime la sagesse de Silène. Apollon maîtrise ainsi Dionysos
le malheur n'est plus d'avoir à vivre, mais d'avoir à quitter la vie.
Face à la douleur inévitablement imposée par la réalité, les Grecs ont
donc pensé à travers la figure d'Apollon et du monde olympien la
possibilité de neutraliser la puissance désespérante de la réalité, de h
transfigurer. Contrairement à ce que l'on affirme parfois, la notion
d'apollinien ne disparaît pas ultérieurement de la réflexion
nietzschéenne; elle est bien plutôt retravaillée et précisée, notamment dans le Crépuscule des idoles (par exemple « Divagations d'un
"inactuel" », § 10) ou dans les posthumes des dernières années.
Nietzsche souligne alors la volonté d'éternisation du devenir qui
l'habite, mais d'une éternisation qui est la glorification de celui-ci et
non pas sa négation «Expériences psychologiques fondamentales
le nom d"'apollinien" désigne l'immobilisation ravie devant un
Il
monde inventé et rêvé, devant le monde de la belle apparence en tant
qu'il libère du devenir du nom de Dionysos est baptisé, d'autre part,
le devenir conçu activement, ressenti subjectivement en tant que
volupté furieuse du créateur qui connaît simultanément la rage du
destructeur. Antagonisme de ces deux expériences et des désirs qui
en constituent le fondement le premier veut éterniser l'apparence,
devant elle l'homme devient calme, sans désirs, semblable à une mer
d'huile, guéri, en accord avec soi et avec toute l'existence le second
désir aspire au devenir, à la volupté du faire devenir, c'est-à-dire du
créer et du détruire» (FP XII, 2 [110]).
Apparence (Schein)
* L'apparence est opposée à la notion classique de phénomène
(Erscheinung) , que Nietzsche condamne comme illégitime «Le mot
phénomène recèle bien des 'séductions, c'est pourquoi j'évite de
l'employer le plus possible car il n'est pas vrai que l'essence des
choses se manifeste dans le monde empirique. Un peintre qui serait
manchot et voudrait exprimer par le chant le tableau qu'il projette de
peindre en dira toujours bien plus en passant d'une sphère à l'autre
que n'en révèle le monde empirique sur l'essence des choses» (Vérité
et mensonge au sens extra-moral, p. 285). Le phénomène implique
une pensée inadéquate du sensible en ce qu'il présuppose d'emblée
un partage dualiste et donc la dévalorisation de la simple manifestation au profit de l'être. L'apparence en revanche désigne la réalité
sensible et son jeu changeant en exprimant la disqualification de tout
monde de la vérité. Le terme possède en allemand une forte connotation d'illusion que masque le terme français mais qui traduit bien le
renversement de perspective axiologique qui commande la pensée
nietzschéenne.
** Nietzsche identifie apparence et réalité et rejette la théorie des
deux mondes sous toutes ses formes, caractéristique de la pensée
métaphysique. Dans ces conditions, le rêve, avec sa logique propre,
devient un modèle d'intelligibilité privilégié pour penser la réalité
comme apparence: «Qu'est-ce pour moi à présent que
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l'''apparence'' ! Certainement pas le contraire d'une quelconque
essence, - que puis-je énoncer d'une quelconque essence sinon les
seuls prédicats de son apparence! Certainement pas un masque mort
que l'on pourrait plaquer sur un X inconnu, et tout aussi bien lui
ôter! L'apparence, c'est pour moi cela même qui agit et qui vit, qui
pousse la dérision de soi-même jusqu'à me faire sentir que tout est ici
apparence, feu follet, danse des esprits et rien de plus, - que parmi
tous ces rêveurs, moi aussi, l'''homme de connaissance", je danse ma
propre danse, que l'homme de connaissance est un moyen de faire
durer la danse terrestre, et qu'il fait partie en cela des grands intendants des fêtes de l'existence, que l'enchaînement et la liaison
sublimes de toutes les connaissances sont et seront peut-être le
suprême moyen de maintenir l'universalité de la rêverie et la touteintelligibilité mutuelle de tous ces rêveurs, et par là justement de prolonger la durée du rêve.» (Le Gai Savoir, § 54).
*** Cela ne signifie pas que cette apparence soit abandonnée à
l'empirique. Elle est repensée au contraire comme volonté de puissance, c'est-à-dire comme processus dionysiaque exprimant un jeu
pulsionnel incessant. À ce titre, Nietzsche congédie tout autant la
confiance dans la rationalité et dans la capacité de la logique à
exprimer la nature profonde de la réalité. La caractéristique de cette
apparence est bien d'être insondable, puissance permanente de
métamorphoses qui se joue des efforts tentant de la fixer dans un
schéma gnoséologique maîtrisable «L'apparence, au sens où je
l'entends, est la véritable et l'unique réalité des choses - ce à quoi
seulement s'appliquent tous les prédicats existants et qui dans une
certaine mesure ne saurait être mieux défini que par l'ensemble des
prédicats, c'est-à-dire aussi par les prédicats contraires. Or ce mot
n'exprime rien d'autre que le fait d'être inaccessible aux procédures et
aux distinctions logiques donc une "apparence" si on le compare à
la "vérité logique" - laquelle n'est elle-même possible que dans un
monde imaginaire. Je ne pose donc pas l'''apparence'' en opposition à
la "réalité", au contraire, je considère que l'apparence, c'est la réalité,
celle qui résiste à toute transformation en un imaginaire "monde
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vrai" Un nom précis pour cette réalité serait "la volonté de puissance", ainsi désignée d'après sa structure interne et non à partir de
sa nature protéiforme, insaisissable et fluide» (FP XI, 40 [53]). Cette
pensée positive de l'apparence s'oppose ainsi à l'idéal et à l'idéalisme, caractérisé psychologiquement comme une forme de peur
poussant à prendre la fuite devant la réalité.
Art (Kunst)
* La
réflexion sur l'art est une préoccupation constante de la
réflexion de Nietzsche, qui en renouvelle le statut de fond en comble.
De la « métaphysique d'artiste» présentée par La naissance de la
tragédie à la «physiologie de l'art» élaborée dans les dernières
années, les traits fondamentaux de l'orientation nietzschéenne
demeurent le refus de l'analyse essentialiste, le refus du cognitivisme, le refus des problématiques de l'imitation, le refus du point de
vue de la réception il ne s'agit plus de définir une essence du beau,
mais de réfléchir selon le point de vue du créateur, et surtout de
repenser l'art dans la perspective de la théorie des valeurs.
** L'art repose sur une condition fondamentale l'ivresse, pensée
comme sentiment de puissance de très haut degré «Le sentiment
d'ivresse, correspondant en réalité à un surplus de force [... ] L'état de
plaisir que l'on nomme ivresse est très exactement un haut sentiment
de puissance ... » (FP XIV, 14 [117]). Produit par l'ivresse, l'art possède cette particularité de susciter à son tour l'ivresse et de déclencher un effet d'entraînement à la création «toutes les choses distinctes, toutes les nuances, dans la mesure où elles rappellent les
extrêmes intensifications de force que produit l'ivresse, réveillent en
retour ce sentiment d'ivresse [ ... ] l'effet des œuvres d'art est de susciter l'état dans lequel on crée de l'art, l'ivresse ... » (FP XIV, 14 [47]).
*** L'art est lui aussi interprétation, ce qui implique reconfiguration,
déformation, sélection de la réalité «L'art est justement ce qui souligne les lignes principales, garde les traits décisifs, élimine beaucoup de choses. » (FP X, 26 [424]). En tant qu'activité interprétative
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qui se reconnaît telle (centmirement à la connaissance ou fi la morale
par exemple), l'art devient un modèle pour penser l'ensemble des
activités humaines, et en particulier l'activité philosophique «Tout
être organique, qui "juge", agit comme l'artiste à partir d'excitations, stimulations particulières il crée un tout, il laisse de côté beaucoup de détails particuliers et crée une "simplification", il égalise et
affirme sa créature comme étant ». (FP X, 25 [333]). Comme toute
interprétation, l'art est caractérisé par une tonalité affective particulière, en l'occurrence la gratitude, le oui, exprimés sous leur forme
suprême par l'idée de transfiguration «l'art est essentiellement
approbation, bénédiction, divinisation de l'existence ... » (FP XIV, 14
[47]). Pour cette raison, il possède une dimension intrinsèquement
anti-morale, et se situe aux antipodes de l'idéal ascétique en tant
que « culte du non vrai» (Le Gai Savoir, § 107), il incarne la sanctification du mensonge, de l'illusion, du faux, si l'on s'exprime en
termes moraux - en termes extra-moraux, de l'apparence. Nietzsche
souligne ainsi sa valeur dans la perspective de la vie, contre l'idéalisme qui condamne la réalité au nom d'un monde de la vérité «l'art
vaut plus que la vérité» (FP XIV, 17 [3] voir aussi FP XIV, 16
[40] «La vérité est laide nous avons l'art afin que la vérité ne nous
tue pas »)
Dès La naissance de la tragédie, son premier ouvrage philosophique,
Nietzsche s'interroge sur le sens et la valeur d'une culture qui,
comme celle de la Grèce tragique, antérieure à l'âge de la philosophie et du socratisme, valorise l'activité artistique - et non l'activité
de connaissance - comme la plus noble de la vie humaine « je
tiens l'art pour la tâche suprême et l'activité proprement métaphysique de cette vie» (La naissance de la tragédie, «Dédicace à
Richard Wagner »). Ce texte se propose fondamentalement, en effet,
de comprendre pourquoi, grâce à l'art et en particulier à ce mariage
du dionysiaque et de l'apollinien qu'est la tragédie attique, les Grecs
ont réussi à surmonter le pessimisme auquel ils étaient exposés, la
croyance à l'absence de valeur de la vie, l'idée que le plus grand des
biens est de n'être pas et b second de mourir sous peu. C'est une
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ligne de réflexion qui traverse l'ensemble de la méditation
nietzschéenne. Le paragraphe 370 du Gai Savoir en offrira un écho
particulièrement éclairant «Tout art, toute philosophie peut être
considéré comme un remède et un secours au service de la vie en
croissance, en lutte ils présupposent toujours de la souffrance et des
êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d'êtres qui souffrent, d'une
part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un
art dionysiaque et également une vision et une compréhension tragiques de la vie, - et ensuite ceux qui souffrent de l'appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l'art et de la connaissance, le repos, le calme, la mer d'huile, la délivrance de soi, ou bien
alors l'ivresse, la convulsion, l'engourdissement, la démence. » (Le
Gai Savoir § 370). La condamnation platonicienne de l'art, par
exemple, joue alors comme révélateur aux yeux de Nietzsche elle
permet de statuer sur la valeur de toute interprétation qui privilégie la
vérité et le connaître «"À quelle profondeur l'art pénètre-t-il
l'intimité du monde? Et y a-t-il, en dehors de l'artiste, d'autres formes
artistiques?" Cette question fut, comme on sait, mon poiTlt de
départ et je répondis Oui à la seconde question; et à la première "le
monde lui-même est tout entier art" La volonté absolue de savoir, de
vérité et de sagesse m'apparut, dans ce monde d'apparence, comme
un outrage à la volonté métaphysique fondamentale, comme contre
nature et, avec raison, <la> pointe de la sagesse se retourne contre
le sage. Le caractère contre nature de la sagesse se révèle dans son
hostilité à l'mi vouloir connaître là où l'apparence constitue justement le salut - quel renversement, quel instinct de néant! » (FP
XII, 2 [119]).
Civilisation (Civilisation)
* Nietzsche modifie profondément le sens du terme de civilisation
loin de désigner les aspects matériels et techniques propres à la vie
d'une communauté par opposition aux productions de l'esprit,
comme le veut l'usage ordinaire du terme en allemand, la Civilisation désigne une forme particulière de culture, celle-ci étant entendue
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en son sens large comme ensemble organisé des interprétations
rendues possibles par une série de valeurs particulières.
Au sein de la typologie hiérarchisée des cultures, la Civilisation
s'oppose en revanche à ce que Nietzsche appelle la culture au sens
étroit, c'est-à-dire aux cultures supérieures, aux cultures de haute
valeur si elle est une modalité spécifique de l'organisation axiologique des communautés humaines, elle en est une version faible, de
moindre valeur, caractérisée par l'étouffement des affects et instincts
puissants - résultat de la valorisation systématique des affects
déprimants, et tout spécialement de la mauvaise conscience, associée
aux pulsions fortes. Visant à briser les types d'homme forts, réussis,
elle est donc synonyme de ce que Nietzsche appelle encore apprivoisement, domestication ou dressage de l'homme «Les époques de
l'apprivoisement voulu et obtenu ("civilisation") de l'homme sont
celles de l'intolérance à l'égard des natures les plus spirituelles et les
plus audacieuses ainsi que de leurs plus profonds adversaires» (FP
XIII, 9 [142]).
*** C'est la culture de l'Europe contemporaine qui fournit le paradigme de la Civilisation pour Nietzsche comme culture de la pitié et
de la condamnation de la souffrance, ainsi que du refus de la hiérarchie sous toutes ses formes, dont le corollaire est pour Nietzsche la
doctrine de l'égalité des droits - les deux attitudes que Nietzsche
désigne par la formule d'« idées modernes».
Connaissance (Erkenntnis)
* Nietzsche repense le statut de la connaissance dans la perspective
de l'interprétation. Loin de livrer une authentique objectivité, le
connaître est ramené à un type particulier de déformation, de falsification interprétative. Fondamentalement, il représente donc une
forme inconsciente d'activité artistique.
** Avec la modification qu'il fait subir au statut de la connaissance,
Nietzsche exprime son refus de toute partition entre le théorique et le
pratique la« connaissance» théorique n'est jamais autre chose
17
qu'un travail de mise en forme non pas gratuit, certes, mais bien articulé à des besoins pr?tiques, aux exigences fondamentales de la vie
pour un vivant donné.
*** Étudiant de manière plus précise le statut interprétatif de la
connaissance, le paragraphe 355 du Gai Savoir montre qu'elle
consiste toujours à réduire du nouveau à du déjà connu, à du bien
connu, à de l'habituel «La "connaissance" consiste à exprimer une
chose nouvelle à l'aide des signes des choses déjà "connues" et expérimentées» déclare encore un texte posthume (FP XI, 38 [2]). Pour
ce faire, le travail de construction de la connaissance s'appuie sur la
production d'identités, ce qui suppose l'élimination des différences
- c'est en bien en cela que s'opère une falsification artistique «La
connaissance ce qui rend possible l'expérience, par l'extraordinaire
simplification des événements effectifs, tant du côté des forces qui y
contribuent que de notre côté, de nous qui les façonnons de teUe
sorte qu'il paraît y avoir des choses analogues et identiques. La
connaissance est falsification de ce qui est polymorphe et non
dénombrable en le réduisant à l'identique, à l'analogue, au dénombrable. Donc la vie n'est possible que grâce à un tel appareil defalsification» (FP Xl, 34 [252]). Généalogiquement, la connaissance est
ramenée par Nietzsche à une expression de la peur et de la cruauté
- peur car la réduction qu'elle implique vise à éliminer un sentiment
de détresse face à l'inconnu «notre besoin de connaître n'est-il justement pas ce besoin de bien connu, la volonté de découvrir dans tout
ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne
nous inquiète plus? Ne serait-ce pas l'instinct de peur qui nous
ordonne de connaître? La jubilation de l'homme de connaissance ne
serait-elle pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ?» (Le Gai Savoir, § 355) - cruauté enfin, surtout lorsque
l'effort de saisie se fait de manière plus honnête et exigeante, car
« faire preuve de profondeur et de radicalité revient déjà, à tout coup,
à faire violence, à vouloir faire mal à la volonté fondamentale de
l'esprit, qui veut sans relâche gagner l'apparence et les surfaces tout vouloir-connaître renferme déjà une goutte de cruauté» (Par-
18
delà bien et mal, § 229). En dernière analyse, la volonté de connaissance apparaît donc comme un mode particulier d'intensification du
sentiment de puissance, de lutte contre les affects de dépression qui
traduisent au niveau pulsionnelle malaise face à une réalité nouvelle
qui échappe à la maîtrise.
Corps (Leib)
* Critiquant toute attribution à l'homme de facultés suprasensibles,
toute identification de celui-ci à une substance, Nietzsche identifie
pleinement le vivant, et au premier titre l'homme, au corps «Je suis
corps de part en part, et rien hors cela» (Ainsi parlait Zarathoustra,
« Des contempteurs du corps»). La conscience, la raison, se trouvent
alors ramenées à des aspects particuliers de la vie du corps, qui ne
possède d'unité que par son organisation.
** La situation est toutefois plus complexe qu'il n'y paraît puisque
simultanément, loin de défendre une position matérialiste, Nietzsche
repense le statut du corps, hors de toute référence à la matière (qui
n'est elle aussi qu'une interprétation), comme communauté hiérarchisée de pulsions. Il représente donc un ensemble de processus
organisés et coordonnés - anarchiques dans le cas de maladie et de
décadence -, et c'est bien cette idée de structure pulsionnelle qui
constitue le point fondamental de la pensée nietzschéenne du corps.
De manière inattendue, ce primat de la physiologie se renverse toutefois en primat de la psychologie puisque les pulsions ne sont pas des
êtres, ni des organes au sens médical du terme, ni des atomes matériels mais des processus d'interprétation, que Nietzsche présente analogiquement comme de petites âmes «notre corps n'est en effet
qu'une structure sociale composée de nombreuses âmes ~~ (Par-delà
bien et mal, § 19). Situation en apparence paradoxale la conscience,
la raison, l'âme se voient ramenées à « quelque chose qui appartient
au corps », mais le corps est décrit métaphoriquement à partir de
l'idée d'âme (pluralisée il est vrai). Plus profondément, le problème
capital que pose la pensée du corps est celui de la communication de
ces processus pulsionnels hiérarchisés: « Ce qui est plus surprenant,
19
c'est bien plutôt le corps on ne se lasse pas de s'émerveiller à l'idée
que le corps humain est devenu possible que cette collectivité
inouïe d'êtres vivants, tous dépendants et subordonnés, mais en un
autre sens dominants et doués d'activité volontaire, puisse vivre et
croître à la façon d'un tout, et subsister quelque temps et, de
toute évidence, cela n'est point dû à la conscience. [ ... ] cette prodigieuse synthèse d'êtres vivants et d'intellects qu'on appelle ['''homme''
ne peut vivre que du moment où a été créé ce subtil système de relations et de transmissions et par là l'entente extrêmement rapide entre
tous ces êtres supérieurs et inférieurs - cela grâce à des intermédiaires tous vivants; mais ce n'est pas là un problème de mécanique,
c'est un problème moral» (FP Xl, 37 [4]).
*** Le corps est source de toutes les interprétations, qui, inversement, témoignent de l'état du corps interprétant. La philosophie, par
exemple, est ainsi la transposition spiritualisée des états du corps, ce
qui explique l'affirmation de Nietzsche selon laquelle un philosophe
passe par autant de philosophies que d'états de santé (voir la Préface
à la seconde édition du Gai Savoir). C'est ce lien entre corps et interprétation qui explique l'appréciation des doctrines et systèmes de
pensée, philosophiques ou autres, en termes de santé et de maladie.
Culture (Cultur l )
* Il faut distinguer la culture (Cultur) de la civilisation (Civilisation),
et rappeler qu'au sens large, le concept nietzschéen de culture correspond à ce que l'usage français désignerait plutôt du terme de
« civilisation ». La culture ne vise pas la formation intellectuelle ni le
savoir, mais englobe le champ constitué par l'ensemble des Çlctivités
humaines et de ses productions morale, religion, art, philosophie
aussi bien, structure politique et sociale, etc. Elle recouvre donc la
série des interprétations caractérisant une communauté humaine
donnée, à un stade précis de son histoire.
J. Nous conservons la graphie priviliégiée par Nietzsche, qui à partir de Humain, trop humain
orthographie systématiquement ce terme avec un C initial, et non un K.
20
** Dans les premières années de sa réflexion, Nietzsche se penche
particulièrement sur le problème de l'unité et de l'harmonie de ces
interprétations «La culture, c'est avant tout l'unité de style artistique
à travers toutes les manifestations de la vie d'un peuple. Mais le fait
de beaucoup savoir et d'avoir beaucoup appris n'est ni un instrument
nécessaire ni un signe de la culture et, au besoin, s'accorde parfaitement avec son contraire, la barbarie, c'est-à-dire avec l'absence de
style ou le mélange chaotique de tous les styles.» (Considérations
inactuelles l, «David Strauss, l'apôtre et l'écrivain », § 1, trad. modifiée). À travers cette enquête sur l'unité, c'est déjà la question de la
structure pulsionnelle caractérisant le type d 'homme élevé par cette
communauté, bref la question de la discipline des instincts qui est
visée - la production des interprétations est ainsi pensée comme le
résultat d'un élevage opéré sur les pulsions «Le problème d'une
culture rarement saisi correctement. Son but n'est pas le plus grand
bonheur possible d'un peuple, non plus que le libre développement de
tous ses talents; elle se montre plutôt dans la juste proportion observée dans le développement de ces talents. [ ... ] La culture d'un peuple
se manifeste dans la discipline homogène imposée à ses instincts.
(FP des Considérations Inactuelles 1 et II, 19 [41], trad. modifiée).
*** Les années suivantes, Nietzsche ne cesse de préciser le sens qu'il
donne à ce problème de la culture, pour le définir de plus en plus
explicitement comme le problème des valeurs il se propose d'étudier les interprétations rendues possibles par telle série de valeurs, et
d'enquêter sur la valeur de ces valeurs. L'ultime prolongement en est
la réflexion sur la possibilité de réformer une culture - par exemple
celle de l'Europe contemporaine - dans le sens d'un accroissement
de valeur, c'est-à-dire encore dans le sens d'un épanouissement plus
poussé du type d'homme qu'elle tend à produire de manière prépondérante. Tel est le problème du renversement des valeurs tel que le
pose Nietzsche. On voit ainsi que la réflexion sur le nihilisme,
comme forme déclinante de civilisation, est au centre de la problématique nietzschéenne de la culture. C'est pourquoi encore Nietzsche
définit, dès le début de son entrée sur la scène philosophique, le phi-
21
losophe comme « médecin de la culture ». Le problème de la culture
synthétise et articule donc les deux lignes de réflexion que sont la
question généalogique et la question de l'élevage (Züchtung).
Le sens étroit du terme en accuse la portée axiologique la culture
désigne alors un système axiologique et interprétatif de haute valeur
telle la culture de la Grèce tragique, ou la culture de la Renaissance
italienne.
Dionysiaque (Dionysisch)
* Tout comme l'apollinien, le dionysiaque est une notion qui apparaît
dès le tout début du premier ouvrage de Nietzsche, La naissance de
la tragédie. Pulsion de la nature elle aussi, elle est la source des arts
non-plastiques, et avant tout de la musique.
** Nietzsche caractérise également le dionysiaque à partir d'un
modèle physiologique, celui de l'ivresse, particulièrement l'ivresse
sexuelle, orgiastique. Trois éléments sont à retenir dans la première
présentation de ce phénomène si Apollon est le dieu du principe
d'individuation, de la délimitation bien définie, Dionysos représente
par opposition la rupture des frontières, notamment la rupture de
l'individuation, l'abolition de la personnalité. La pulsion dionysiaque
travaille à reconstituer une sorte d'unité originaire de la nature, antérieure à la différenciation en individus séparés «Sous le charme de
Dionysos, non seulement le lien d'homme à homme vient à se
renouer, mais la nature aliénée - hostile ou asservie - célèbre de
nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l'homme. Spontanément, la terre dispense ses dons, et les bêtes fauves des rochers et des
déserts s'approchent pacifiquement. Le char de Dionysos se couvre
de guirlandes et de fleurs; on y attelle la panthère et le tigre» (§ 1).
La pulsion dionysiaque se caractérise encore par un mélange d'horreur et d'extase, du fait de la perte de l'humanité de l'individu et de sa
réconciliation simultanée avec la totalité. Enfin, traversé par cette
pulsion, l'homme devient lui-même œuvre d'art, rythme, expression
symbolique de l'essence de la nature: car le propre du dionysiaque
22
est de créer des langages symboliques (musique, cfU.
danse), et
non plus des images idéalisées.
La tragédie attique est le produit de la réconciliation des deux pulsions de la nature elle est en effet née du chœur, qui originellement
représente le groupe des satyres célébrant le culte de Dionysos; mais
Nietzsche la pense comme l'interprétation apollinienne du phénomène dionysiaque, « comme la manifestation et la transposition en
images des états dionysiaques, comme la symbolisation visible de la
musique, comme le monde de rêve que suscite l'ivresse dionysiaque» (La naissance de la tragédie, § 14).
*** La notion de dionysiaque ne se limite pas chez Nietzsche au
champ artistique. Elle exprime fondamentalement une certaine compréhension du devenir, pensé comme puissance irrésistible de métamorphose. Elle permet ainsi à Nietzsche de qualifier la structure
même de la réalité, de sorte qu'elle en vient à s'identifier aux notions
de volonté de puissance et d'apparence. C'est ce dont témoigne par
exemple un texte posthume important «Et savez-vous bien ce qu'est
"le monde" pour moi? Voulez-vous que je vous le montre dans mon
miroir? Ce monde un monstre de force, sans commencement ni
fin; une somme fixe de force, dure comme l'airain, qui n'augmente ni
ne diminue, qui ne s'use pas mais se transforme, dont la totalité est
une grandeur invariable, une économie où il n'y a ni dépenses ni
pertes, mais pas d'accroissement non plus ni de bénéfices [... ] une
force partcut présente, un et multiple comme un jeu de forces et
d'ondes de force, s'accumulant sur un point si elles diminuent sur un
autre ; une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de
gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses
formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes,
des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes,
aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la
simplicité, du jeu des contrastes au besoin d'harmonie, affirmant
encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce 'l'li doit éternellement revenir, comme
un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude - voilà
mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement luimême, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon pardelà bien et mal, sans but, à moins que le bonheur d'avoir accompli le
cycle ne soit un but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne
volonté de tourner éternellement sur soi-même - voulez-vous un 110111
pour cet univers? Une solution pour toutes ses énigmes? Une
lumière même pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus
forts, les plus intrépides de tous les esprits? - Ce monde, c'est le
monde de la volo1lté de puissance - et !luI autre! Et vous-mêmes,
vous êtes aussi cette volonté de puissance - et rien d'autre! » (FP XI,
38 [12]).
Opposé à la morale et aux interprétations idéalistes, « contre-évaluation de la vie, purement artistique, anti-chrétienne » (La naissance de
la tragédie, Essai d'autocritique, § 5), le dionysiaque est par là même
le lieu du dépassement de tous les dualismes et de toutes les séparations. Il exprime ainsi la solidarité de la création et de la destruction,
de la souffrance et du plaisir; et surtout, il unit indissolublement les
motifs de l'acquiescement et de la totalité «un oui extasié dit au
caractère total de la vie, toujours pareil à lui-même au milieu de ce
qui change, pareillement puissant, pareillement bienheureux la
grande sympathie panthéiste dans la joie et dans la douleur, qui
approuve et sanctifie même les propriétés les plus terribles et les plus
problématiques de la vie, en partant d'une éternelle volonté de procréation, de fécondité, d'éternité sentiment unitaire de la nécessité
de créer et de détruire ... » (F P XIV 14 [14]). Loin d'être une négation du devenir, le dionysiaque permet seul pour Nietzsche de le penser adéquatement, comme surabondance de force célébrant, jusque
dans la destruction, « la vie éternelle, l'éternel retour de la vie - la
promesse d'avenir consacrée dans le passé un oui triomphant à la
vie, au-delà de la mort et du changement» (Crépuscule des idoles,
« Ce que je dois aux Anciens», § 4).
24
Élevage (Züchtung)/Dressage (Ziihmung)
* Ces deux notions, empruntées à la zoologie, ne doivent pas être
confondues. Leur fonction est d'abord de rappeler fortement le caractère animal de l'homme, et donc la dimension anti-idéaliste du questionnement nietzschéen l'homme est comme Lout vivant, un édifice
de pulsions hiérarchisées. Élevage et dressage désignent deux modes
de traitement de ces pulsions, et prennent donc sens par rapport à la
théorie qui les étudie, la psychologie.
** Particulièrement important pour l'analyse de la morale, le dressage (Ziilunung) désigne un type de manipulation des pulsions visant
à les affaiblir, voire à les éradiquer. Le terme est dom.: synonyme de
domestication ou d'apprivoisement, selon les autres images zoologiques fréquemment utilisées par Nietzsche. Dresser, apprivoiser est
une opération qui s'applique à un animal dangereux, à un fauve, et
consiste à le rendre contrôlable, voire inoffensif c'est ce que le
christianisme a fait par exemple avec les représentants des aristocraties guerrières évoquées par le premier traité de la Généalogie de la
morale. Or, aux yeux de Nietzsche la technique permettant de rendre
inoffensif, a consisté à affaiblir, c'est-à-dire encore à rendre malade,
point sur lequel insiste particulièrement le Crépuscule des idoles, en
associant les pulsions fortes à la mauvaise conscience (voir aussi
l'analyse du prêtre ascétique dans la Généalogie de la morale C'est
ce que décrit également la fin du § 62 de Par-delà bien et mal). Le
type de culture ainsi produit correspond à ce que Nietzsche appelle
Civilisation, par opposition à la Cultur au sens restreint, la culture de
haute valeur.
*** Élever, en revanche n'a rien à voir avec ces techniques d'éradication de la puissance cela signifie pour Nietzsche favoriser l'apparition et le maintien d'un type d'homme spécifique, avec des
caractéristiques pulsionnelles précises, c'est-à-dire encore lutter
contre les variations trop grandes d'un individu à l'autre. Ce travail
peut être effectué simultanément dans plusieurs directions au sein
d'une même culture, comme le montre l'exemple indien pour
25
Nietzsche. La Züchtung recouvre donc un processus d'éducation en
quelque sorte, si ce n'est que dans l'éducation, c'est bien le corps qu'il
faut éduquer, et non pas simplement l'esprit comme le font les
établissements d'enseignement, auxquels Nietzsche n'épargne pas ses
critiques. Le but du philosophe législateur à cet égard doit être de
favoriser l'apparition d'un type supérieur (d'où sortira peut-être, à son
tour, le surhumain). C'est dire qu'il s'agit bel et bien pour ce
philosophe à venir, «l'homme à la plus vaste responsabilité,
détenteur de la conscience soucieuse du développement de l'homme
dans son ensemble» (Par-delà bien et mal, § 61), d'opérer une
Züchtung sur l'humanité. C'est en ce sens que les doctrines
philosophiques, morales, religieuses, politiques seront « marteau »,
instruments permettant de donner forme à des types d'hommes.
Esprit libre (Freier Geisf)
* « On appelle esprit libre celui qui pense autrement qu'on ne s'y
attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son état
et de sa fonction, ou en raison des opinions régnantes de son temps.
Il est l'exception, les esprits asservis sont la règle» déclare Nietzsche
dans Humain, trop humain (l, § 225). La liberté d'esprit constitue la
première grande détermination du concept de philosophe tel que
Nietzsche le repense. Elle traduit son caractère « inactuel» et son
courage sa capacité à affronter l'inconnu en un questionnement
authentique et radical.
** C'est le rapport à la croyance qui constitue le cœur de la notion
d'esprit libre. Le propre de l'esprit asservi tient à son besoin de certitude, de fixité et de stabilité. La liberté d'esprit au contraire, se
définit par l'indépendance (voir par exemple Aurore, § 242), et
désigne la capacité à se dégager de l'autorité des valeurs en vigueur
(à commencer par la vérité, ou encore ce que Nietzsche appelle les
« idées modernes» la survalorisation de la pitié et la condamnation
de la hiérarchie) et à les interroger - donc la capacité à vivre avec
des valeurs différentes, voire inversées. C'est pourquoi l'esprit libre
est fréquemment mis en scène à travers les images de l'aventurier ou
26
de l'explorateur «Là où un homme parvient à la conviction fondamentale qu'on doit lui commander, il devient "croyant" ; à 1'inverse,
on pourrait penser un plaisir et une force de 1'autodétermination, une
liberté de la volonté par lesquelles un esprit congédie toute croyance,
tout désir de certitude, entraîné qu'il est à se tenir sur des cordes et
des possibilités légères et même à danser jusque sur le bord des
abîmes. Un tel esprit serait l'esprit libre par excellence* » (Le Gai
Savoir, § 347). C'est à la même notion que renvoient aussi les formules de « sans patrie », ou encore de « bon Européen» cette dernière désignation peut être trompeuse, plus encore de nos jours qu'à
l'époque de Nietzsche elle ne vise pas une nouvelle appartenance,
mais la libération à l'égard des appartenances - « Le surnational, le
bon Européen» (FP X, 26 [297]) est encore défini comme
«vagabond, apatride, voyageur - qui a désappris d'aimer son
peuple, parce qu'il aime plusieurs peuples» (FP XI, 31 [10]). La
formule a le mérite de bien exprimer, en un temps où se renforcent
les antagonismes nationaux que Nietzsche n'a de cesse de critiquer,
le détachement nécessaire à l'égard des « patries », quelle qu'en soit
la nature, comme condition fondamentale de la culture en son sens le
plus haut.
*** L'esprit libre n'est que le premier moment du concept de philosophe chez Nietzsche, et doit être complété par la caractérisation de
celui-ci comme législateur c'est-à-dire créateur de valeurs.
Éternel retour (fwige Wiederkehr)
* L'éternel retour, sans nul doute la pensée la plus difficile de l'univers de réflexion nietzschéen, est presque toujours qualifiée par
Nietzsche de «doctrine », c'est-à-dire désignée comme l'objet d'un
enseignement, celui de Zarathoustra. Nietzsche la présente comme la
forme la plus haute d'affirmation qui puisse se concevoir
** La première difficulté tient à la multiplicité des modes de présentation de cette pensée puisque Nietzsche l'introduit tantôt sous une la
forme d'un raisonnement d'allure scientifique (à la manière d'une
27
doctrine cosmologique), tantôt sous forme d'expérience, personnelle
ou proposée au lecteur. La première formulation, représentée principalement dans les textes posthumes de l'époque du Gai Savoir,
conteste l'hypothèse d'un état final de l'univers en se fondant sur
l'infinité du temps et le caractère fini de la quantité des forces de
sorte que tous les états de la réalité doivent se répéter, « et ainsi de
celui qui l'engendra comme celui qui en va naître et ainsi de suite en
avant et en arrière! Tout a été là d'innombrables fois en ce sens que
la situation d'ensemble de toutes les forces revient toujours. » (FP du
Gai Savoir, 11 [202]). Le paragraphe 341 du Gai Savoir constitue un
bon exemple en revanche du second mode de présentation, comme
mise en place d'une expérience aboutissant à une question il interroge le lecteur sur ce que serait sa réaction face à la révélation du fait
que sa vie se répétera éternellement à l'identique. Il s'agit donc d'en
étudier les effets sur celui qui est soumis à un choix, et le texte envisage deux attitudes possibles le désespoir d'une part, l'ivresse et
l'enthousiasme d'autre part.
,* Le problème fondamental concerne la manière dont cette pensée
se rattache à l'ensemble de la réflexion nietzschéenne, dont elle
représente peut-être l'accomplissement et le terme. En premier lieu,
une lecture strictement cosmologique se heurte à des difficultés
considérables, et ne paraît guère recevable. Car le geste fondamental
du questionnement nietzschéen consiste à substituer le problème de
la valeur au problème de la vérité. Si l'on entend par doctrine cosmologique une théorie épistémologique visant à établir ce qu'est la
structure de l'univers, c'est-à-dire une théorie résultant directement de
la problématique de la vérité, cette lecture suppose donc chez
Nietzsche un abandon radical de ses positions fondamentales que
rien n'atteste. Il faut alors s'interroger sur le statut de ces textes
d'apparence « scientifique» et leur éventuelle fonction stratégique.
La seconde présentation pourrait bien offrir plus de prise à la lecture
elle permet en effet de situer la pensée de l'éternel retour par rapport
à la structure interne de la démarche nietzschéenne, en indiquant que
c'est la référence au concept de Ziichtung (la théorie des effets sélec-
28
tifs induits sur l'homme par la modification du système de valeurs),
et avec lui à l'ensemble du projet de renversement des valeurs qui
donne son sens à l'étemel retour, d'ailleurs qualifié par Nietzsche de
ziichtender Gedanke, « pensée d'élevage» (FP X, 25 [227], trad.
modifiée), pensée qui provoquera nécessairement une ZÜChtUI1f? Il
faut donc l'aborder dans la perspective de la réflexion sur le philosophe-législateur et sur le problème de l'élevage du type supérieur,
ou du type surhumain.
Si l'on en considère le contenu doctrinal, cette pensée représente une
radicalisation du nihilisme pensée profondément désespérante, elle
efface toute possibilité de refuge dans un au-delà suprasensible - il
n'y a pas de coup d'arrêt à la répétition éternelle de notre vie, à
l'identique. Elle exprime ainsi l'effondrement définitif des arrières
mondes transcendants et affirme que seul existe notre ici-bas, la
« terre» pour utiliser la terminologie de Zarathoustra, mais en ajoutant un élément qui donne toute sa puissance à la pensée la mort
n'est pas non plus un terme, et n'apporte pas de délivrance. Cette
doctrine doit alors prendre la place des croyances fondamentales qui
sont à la source des valeurs actuellement dominantes, les valeurs
nihilistes, par exemple de la doctrine chrétienne de la rédemption.
D'où le dilemme suivant comment supporter la perspective de subir
de nouveau, et même une infinité de fois, une vie que l'on nie et
condamne, puisque tel est le cas du nihilisme de la faiblesse? Il s'agit
de savoir quels seront les effets de cette doctrine sur l'humanité telle
qu'elle existe aujourd'hui, prise dans la spirale du nihilisme. Elle provoquera une crise et de ce fait un partage entre ceux qui accepteront
cette perspective avec ferveur et reconnaissance, et ceux pour qui elle
sera écrasante, insupportable. La pensée de l'éternel retour se présente donc avant tout comme une épreuve ou comme un test qui est
assez fort pour s'assimiler, s'incorporer la pensée de l'éternel retour,
en faire une valeur? C'est pourquoi le paragraphe 341 du Gai Sm'où·
la désigne comme « Le poids le plus lourd» «combien te faudrait-il
aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d'autre qu'à
donner cette approbation et apposer ce sceau ultimes et éternels? ».
29
Il ne s'agit donc pas d'affirmer épistémologiquement que tout
revient, mais bien plutôt de vouloir que tout revienne. Reste qu'il
faut susciter une adhésion effective à cette doctrine, en faire une
croyance régulatrice, une valeur. Il se pourrait que telle soit justement la fonction stratégique de sa présentation « cosmologique»
- une fonction persuasive car soutenue par le prestige et l'autorité
de la science; telle est du moins l'hypothèse que nous avons
avancée.
Toujours est-il que la doctrine de l'éternel retour représente bien la
forme suprême de l'acquiescement elle ne se contente pas d'un oui
« théorique », mais veut pratiquement le oui, et le traduit concrètement dans une volonté de revivre ce qui a déjà été vécu - un ouivaleur qui constituera le nouveau centre de gravité de l'existence,
substituant la grande pensée de l'affirmation aux doctrines de la
négation et de la calomnie de la vie.
Force (Kraft)
* On ne saurait trop insister sur le fait que la force est avant tout chez
Nietzsche une métaphore; ce terme ne vise pas le concept scientifique de force, dont Nietzsche indique explicitement qu'il doit être
réformé la notion de la force qui a cours dans la théorie physique
(particulièrement la mécanique newtonienne et ses prolongements),
processus aveugle et mécanique, néglige le caractère interprétatif de
la réalité «Ce victorieux concept de "force", grâce auquel nos physiciens ont créé Dieu et le monde, a encore besoin d'un complément
il faut lui attribuer une dimension intérieure (eine innere Welt 1) que
j'appellerai "volonté de puissance", c'est-à-dire appétit insatiable de
démonstration de puissance; ou d'usage et d'exercice de puissance,
sous forme de pulsion créatrice, etc.
(FP XI, 36 [31],
trad. modifiée).
** Ramenée à une expression particularisée de la volonté de puissance, la force s'identifie donc à l'instinct ou à la pulsion: «Un
1. Littéralement,« un monde intérieur »,
30
quantum de force est un quantum identique de pulsion, de volonté, de
production d'effets - bien plus, ce n'est absolument rien d'autre que
justement ce pousser, ce vouloir, cet exercer des effets lui-même, et il
ne peut paraître en aller autrement qu'à la faveur de la séduction
trompeuse du langage (et des erreurs fondamentales de la raison qui
y sont pétrifiées), lequel comprend, et comprend de travers toute production d'effets comme conditionnée par une chose qui exerce des
effets, par un "sujet"» (La généalogie de la morale, l, § 13. Voir
aussi FP XIV, 14 [121] «Que toute force motrice est volonté de
puissance, qu'il n'existe en dehors d'elle aucune force physique,
dynamique ou psychique»). Il faut donc se garder d'absolutiser cette
notion comme ont tendance à le faire certains commentaires, qui
tendent à en faire un principe d'explication autonome, voire la désignation d'une entité en soi.
*** En
dernière analyse, c'est au problème de la communication
pulsionnelle, et donc à la psychologie du commandement que se
trouve rapportée l'idée de force «La seule force qui existe est de
même nature que celle de la volonté un ordre donné à d'autres sujets
et suivant lequel ils se transforment» (FP XI, 40 [42]). La force
désigne ainsi non pas la violence, mais l'organisation bien réglée
d'un système pulsionnel, caractérisée par la collaboration efficace de
l'ensemble de ses instincts, qui leur permet de construire une interprétation unifiée - et non des interprétations discordantes - de la
réalité.
Généalogie (Genealogie)
* Le terme de généalogie est tardif dans les textes nietzschéens il
n'apparaît qu'en 1887, avec le titre Zur Genealogie der Moral. Pour
désigner le mode d'investigation renouvelé qu'il met progressivement en place, Nietzsche a d'abord joué sur plusieurs images celle
de la chimie dans Humain, trop humain (image qu'utilisait déjà
Darwin), mais surtout sur celle d'« histoire naturelle»
(Naturgeschichte voir Par-delà bien et mal, cinquième section en
particulier). Mais seul le terme de généalogie parvient effectivement
31
à dire synthétiquement les déterminations du mode de pensée que
définit Nietzsche.
** La généalogie s'oppose tout d'abord à la traditionnelle recherche
de l'essence, et de manière générale disqualifie toute idée d'un donné
sans origines. Elle représente la méthodologie de questionnement
propre à une philosophie de l'interprétation, et traduit la substitution
de la problématique de la valeur à celle de la vérité. Elle se caractérise par une double direction la généalogie est d'abord enquête
régressive visant à identifier les sources productrices d'une valeur ou
d'une interprétation (morale, religieuse, philosophique ou autre), les
pulsions qui lui ont donné naissance ; elle est ensuite enquête sur la
valeur des valeurs ainsi détectées - le premier moment n'étant pas
le but de l'investigation, mais la condition qui rend possible le
second. C'est ce qu'indique la préface de la Généalogie de la
morale «Formulons-la, cette exigence nouvelle nous avons besoin
d'une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en
question la valeur de ces valeurs elle-même - et pour ce, il faut
avoir connaissance des conditions et des circonstances dans lesquelles elles ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont développées et déplacées (la morale comme conséquence, comme symptôme,
comme masque, comme tartuferie, comme maladie, comme mécompréhension mais aussi la morale comme cause, comme remède,
comme stimulant, comme inhibition, comme poison), une connaissance comme il n'en a pas existé jusqu'à aujourd'hui, et comme on
n'en a même pas désiré» (§ 6).
*** Appliquée à l'enquête sur les morales, la généalogie permettra
notamment d'en identifier deux sphères d'origine différentes, de
valeur différente. Le couple axiologique bon/mauvais, caractéristique
du premier type de morale, serait ainsi apparu dans des castes dominantes, en particulier dans des aristocraties militaires, comme une
forme d'autoglorification le terme « bon» désignant alors l'appartenance à un rang social supérieur, la prééminence militaire et politique
(originellement, il est ainsi l'équivalent sémantique des formules
32
« les puissants, les maîtres, les chefs de guerre »), ou encore économique (<< les riches, les possédants»), ainsi qu'une prééminence
spirituelle, revendiquée également avec orgueil. Le second couple,
bon/méchant, est rapporté en revanche au ressentiment et à une
sourde volonté de vengeance des opprimés à l'égard des « bons » de
la première morale. Le génie du ressentiment consiste ici à renverser
les valeurs exprimés par la premier couple, à retourner le « bon» en
« méchant» et à glorifier le « mauvais» de la première morale en en
faisant un « bon » repensé. C'est sur la base du repérage de ces puIsions fondamentales, le pathos de la distance dans un cas, le ressentiment dans l'autre, que Nietzsche est en mesure de diagnostiquer la
valeur de la première morale et le caractère nocif de la morale
ascétique, issue de la seconde sphère.
Instinct/Pulsion (lnsfinkt, Trieb)
* Opposé à la raison et à la conscience, mais également à l'être et à
toutes les figures de la fixité, l'instinct doit avant tout se comprendre
comme un processus - et non une instance possédant quelque forme
de stabilité que ce soit. Sa seconde détermination est son statut
inconscient. Tout instinct exprime une régulation organique caractérisée par sa puissance contraignante, tyrannique - c'est sur cet
aspect que permet d'insister le terme de pulsion, Trieb, qui évoque la
poussée.
** Les instincts s~mt étroitement liés aux évaluations et expriment le
travail de mise en forme sélective de la réalité dicté par les préférences fondamentales que sont ces dernières «Tout "instinct" est
l'instinct de "quelque chose de bon", d'un point de vue ou d'un autre
il y a un jugement de valeur en cela, et c'est pour cette seule raison
qu'il est passé dans la vie du corps./Tout instinct a été comme une
condition d'existence valant pour un certain temps. Il se transmet
longtemps, même après qu'il a cessé de l'être» (FP X, 26 [72J. Voir
aussi FP X, 25 [460]). Plus précisément, instincts et pulsions sont le
produit de l'incorporation des valeurs «Je parle de l'instinct lorsqu'un quelconque jugement (le goût à son premier stade) est incor33
poré, en sorte que désormais il se produira spontanément sans plus
attendre d'être provoqué par des excitations. Fort de sa croissance
propre, il dispose également du sens de son activité poussant audehors.» (FP du Gai Savoir, Il [164]).
*** Équivalent de l'affect, qui en souligne la dimension passionnelle,
l'instinct constitue un centre de perspective à partir duquel s'élabore
une interprétation - il est donc définissable comme une expression
particulière de la volonté de puissance «Ce sont nos besoins qui
interprètent le monde nos instincts, leur pour et leur contre. Chaque
instinct est un certain besoin de domination, chacun possède sa perspective qu'il voudrait imposer comme norme à tous les autres instincts» (FP XII, 7 [60]). Nietzsche repense la psychologie pour en
faire l'étude des instincts et des affects. Du fait du statut de ces derniers, il peut encore la définir « comme morphologie et doctrine de
l'évolution de la volonté de puissance» (Par-delà bien et mal, § 23),
et elle est ainsi identifiable au premier versant de l'enquête généalogique. Il faut se garder d'absolutiser les notions d'instinct ou de
pulsion, ce qui aboutirait à les ramener au statut de principes au sens
strict, notion qu'ils permettent justement de récuser la psychologie
n'est pas chez Nietzsche une monadologie de la volonté de puissance. Il faut enfin mentionner l'interprétation nietzschéenne de la
mauvaise conscience, définie comme intériorisation des instincts
processus qui survient à l'occasion d'un changement de conditions
de vie brutal et radical, d'une oppression qui interdit aux instincts
anciens d'effectuer leur travail tyrannique de mise en forme sur la
réalité extérieure, selon le mode qui leur était habituel, et les
contraint à s'exercer sur eux-mêmes, à l'intérieur de l'organisme
vivant qu'ils constituent «Cet instinct de liberté rendu latent par la
violence [ ... ], cet instinct de liberté refoulé, rentré, incarcéré dans
l'intériorité et qui finit par ne plus se décharger et se déchaîner que
sur lui-même c'est cela, rien que cela, à ses débuts, la mauvaise
conscience» (La généalogie de la morale, II, § 17 Rappelons que la
formule d'« instinct de liberté» est chez Nietzsche l'une des images
désignant la volonté de puissance).
34
Interprétation (Auslegung, Interpretation)
* Exprimant le rejet de tout absolu et de toute norme objective,
l'interprétation est la notion centrale de la réflexion de Nietzsche
elle est en effet pleinement identifiable à la notion de volonté de
puissance. Dans un premier temps, toutefois, il faut remarquer que le
terme d'interprétation privilégie la présentation de la volonté de puissance sous l'angle de la philologie, comme travail de transfert, de
« traduction» du texte de la réalité.
** Il ne faut pas réintroduire dans la pensée de l'interprétation les
schèmes d'analyse qu'elle récuse, notamment la tendance fétichiste à
rattacher tout processus à un sujet qui en commanderait le déclenchement. C'est le processus interprétatif lui-même qui tient la place
traditionnellement accordée, dans la philosophie moderne, au sujet
«Il ne faut pas demander "qui donc interprète ?", au contraire,
l'interpréter lui-même, en tant que forme de la volonté de puissance,
a de l'existence (non, cependant, en tant qu'''être'', mais en tant que
processus, que devenil') en tant qu'affect» (FP XII, 2 [151],
trad. modifiée). La réalité est donc pensable comme un jeu permanent de processus interprétatifs rivaux imputables aux instincts, et
toute interprétation est descriptible comme imposition tyrannique de
forme articulée à la maîtrise de forces concurrentes et à l'intensification du sentiment de puissance «La volonté de puissance interprète
[ ... ] En vérité, l'interprétation est Ull moyen en elle-mê11le de se
rendre maître de quelque chose. Le processus organique présuppose
Ull perpétuel interpréter» (FP XII, 2 [148]). La vie-même est ainsi
pensée comme processus interprétatif, cas particulier de la volonté de
puissance.
*** La philosophie de l'interprétation n'est en rien un relativisme si
tout « texte» admet une infinité d'interprétations, s'il n'y a pas
d'interprétation vraie, il y a en revanche des interprétations fausses
toutes les interprétations et tous les points de vue ne se valent certes
pas. C'est une chose que de récuser la logique de la vérité pour la
ramener à une interprétation particulière; c'en est une tout autre que
35
de proclamer l'égalité de droit de toutes les pensées, théories et opinions, et de les abandonner ainsi à l'indifférentisme. C'est un point
que l'on ne saurait trop souligner le fait qu'il n'y ait pas d'interprétations vraies signifie donc chez Nietzsche non pas que tout se vaut,
mais bien que c'est en termes de valeur qu'il s'agit de questionner
désormais, c'est-à-dire sur un mode plus radical que ne le permettait
la recherche de la vérité ce travail d'évaluation des interprétations
relance véritablement l'interrogation philosophique au lieu de
l'éteindre.
Morale (Moral)
Comme toute doctrine religieuse, philosophique, politique, une
morale est avant tout pour Nietzsche une interprétation adossée à un
système précis de valeurs exprimant les conditions de vie d'un type
d'homme particulier. Elle n'est donc pas un donné, mais le produit
d'une élaboration de la réalité effectuée par le corps et ses processus
constitutifs, instincts et affects «les morales ne sont rien d'autre
qu'un langage figuré des afl-'ects» (Par-delà bien et mal, § 187). Les
morales sont de ce fait multiples, et offrent, à travers l'histoire des
cultures humaines, une extrême diversité de contenu. Il est toutefois
fréquent que Nietzsche fasse un usage spécifié de la formule « la
morale» pour désigner non pas une morale absolue, notion dénuée
de pertinence dans sa réflexion, mais la morale régnant sur la culture
européenne contemporaine, sa forme ascétique, dualiste, d'inspiration platonicienne, prolongée par le christianisme.
Le problème qui préoccupe Nietzsche dans ce champ de réflexion
est donc celui de la valeur des diverses morales. Le premier traité de
la Généalogie de la morale se propose ainsi, dans un premier temps,
de mettre en évidence deux origines différentes des grands types de
morales attestées par l'histoire des communautés humaines (<< morale
de maîtres », «morale d'esclaves »). Toutefois la mise en évidence
des origines extra-morales des morales (<< La morale n'est qu'une
interprétation - ou plus exactement une fausse interprétation - de
certains phénomènes» déclare le Crépuscule des idoles, «Ceux qui
36
veulent "amender" l'humanité », § 1) n'équivaut pas encore à leur
critique. Cette dernière suppose bien une interrogation menée sous
l'angle de la valeur, travail qu'effectue par exemple le troisième et
dernier traité de la Généalogie de la morale la morale ascétique y
est ainsi ramenée à une forme déclinante de la volonté de puissance,
une forme de décadence aboutissant à terme au nihilisme, à la
condamnation de la réalité et au sentiment généralisé de l'absence de
valeur des valeurs. Tel est en effet le processus dans lequel se trouve
engagée selon Nietzsche la culture européenne.
*** Dans la perspective de l'élevage et du renversement des valeurs,
la morale doit être définie, comme tout système axiologique, comme
un instrument de culture, ou encore d'éducation, imposant de
manière tyrannique une série d'interprétations fondamentales dont
l'incorporation produit à terme la mise en place de nouvelles pulsions, ou la modification de leur rang relatif, au sein de la structure
hiérarchique que constitue le corps. À long terme, une morale tend
ainsi à élever un type d'homme au détriment des autres formes possibles «Les morales autoritaires sont le principal moyen de modeler
l'homme au goût d'un vouloir créateur et profond, à condition que ce
vouloir artiste, de très haute qualité, ait en main la puissance et puisse
réaliser durant de longues périodes ses visées créatrices, sous forme
de législations, de religions, de coutumes» (FP Xl, 37 [8]). C'est
dans cette perspective que Nietzsche définit la moralité des mœurs,
forme primitive de toute morale, rapportée à des périodes très
anciennes, et surtout très longues, de l'histoire des communautés
humaines. Originellement, la moralité s'identifie au sentiment des
mœurs, à la sensibilité aux mœurs caractéristiques d'une culture
« La moralité n'est rien d'autre (et donc, surtout, rien de plus) que
l'obéissance aux mœurs, quelles qu'elles soient; or les mœurs sont la
façon traditiollnelle d'agir et d'apprécier. Dans les situations où ne
s'impose aucune tradition, il n'y a pas de moralité. » (Aurore, § 9.
Voir aussi Humain, trop humain Il, «Le voyageur et son ombre »,
§ 212). Sous l'angle pulsionnel, le trait capital de la moralité des
mœurs est bien une éducation, le dressage à l'obéissance, l'habitude
37
de la longue discipline - ce que l 'homme a le mieux appris précise
souvent Nietzsche en en soulignant le bénéfice inappréciable (Pardelà bien et mal, § 188 par exemple), mais aussi ce dont il est
aujourd'hui le plus difficile de se débarrasser, comme l'exige pourtant la tâche du véritable philosophe qui doit d'abord être esprit libre.
C'est ce qui justifie notamment la critique de l'impératif catégorique
kantien, réinterprété comme une forme tardive et inconsciente de
cette survalorisation du besoin d'obéissance.
Nihilisme (Nihilismus)
* Le nihilisme est un terme qui prend sens par rapport à la réflexion
axiologique de Nietzsche. Il désigne la dévalorisation des valeurs,
c'est-à-dire encore leur perte d'autorité régulatrice. C'est cette dévalorisation des valeurs posées comme suprêmes qu'exprime encore la
formule « Dieu est mort! » (Le Gai Savoir, § 125).
** Il faut distinguer deux formes du nihilisme, que Nietzsche désigne
parfois, notamment dans un texte posthume de 1887, du nom de
nihilisme passif et de nihilisme actif. Le nihilisme se caractérise dans
les deux cas par un décalage entre le degré de puissance des pulsions
et les idéaux s'exprimant à travers le système de valeurs en vigueur
« Nihilisme le but fait défaut; la réponse au "pourquoi ?" fait
défaut; que signifie le nihilisme? - que les valeurs suprêmes se
dévalorisent. » (FP XIII, 9 [35]). Le nihilisme passif, « sentiment
creusant du rien» (FP XIII, 11 [228]), exprime le déclin de la
volonté de puissance. Sous sa forme extrême, il traduit un sentiment
de détresse on se rend compte que le monde ne correspond pas aux
schémas grâce auxquels on l'interprétait, que le monde ne vaut pas ce
que l'on avait cru qu'il valait, d'où le découragement, la paralysie, le
sentiment généralisé du « à quoi bon? », et de la vanité de tous les
buts que l'on s'était proposés. Il s'agit donc d'un nihilisme du déclin,
de l'épuisement, d'une forme d'immersion dans le pessimisme et le
sentiment inhibant de la vacuité de toute chose rien n'a de valeur,
rien ne vaut la peine. C'est le cas des formes européennes modernes
de pessimisme (Schopenhauer, Leopardi, le pessimisme des roman38
tiques, ou encore Tolstoï, en offrent quelques exemples)
« Nihilisme en tant que déclin et régression de la puissance de
l'esprit le nihilisme passif en tant qu'un signe de faiblesse la
force de l'esprit peut être fatiguée, épuisée en sorte que les buts et les
valeurs jusqu'alors prévalentes sont désormais inappropriées, inadéquates, et ne trouvent plus de croyance» (FP XIIJ, 9 [35]). La problématique de la Züchtung, de 1'« élevage », qui commande l'idée du
renversement des valeurs, vise justement à contrer cette montée
généralisée du nihilisme passif.
À l'inverse, le nihilisme actif est un nihilisme créateur caractérisé
par la « gaieté d'esprit» (voir Le Gai Savoir, § 343), il consiste, à
ressentir cette situation de décalage, tout au contraire, comme une
stimulation. L'effondrement des valeurs entraîne alors non pas la
détresse, mais la joie d'avoir à créer des interprétations nouvelles des
choses, et avant tout des valeurs nouvelles; la tonalité fondamentale
de cette attitude est ainsi la reconnaissance face au caractère insondable et protéiforme de la réalité, et de la vie, qui se joue de nos
efforts pour la fixer dans une forme facile à maîtriser «Nihilisme en
tant que signe de la puissance accrue de l'esprit en tant que
nihilisme actif. Il peut être un signe de force la force de l'esprit a pu
s'accroître de telle sorte que les buts fixés jusqu'alors ("convictions"
articles de foi) ne sont plus à sa mesure» (FP XIII, 9 [35]). C'est
pourquoi la mort de Dieu, désignation imagée du nihilisme, la
« rougeur du couchant» qu'évoque l'Essai d'autocritique, représentent simultanément la promesse d'une nouvelle aurore - d'une nouvelle interprétation de la réalité, et d'une nouvelle valorisation.
*** Le nihilisme ne doit pas être rapporté à des causes extérieures il
est tout au contraire le développement d'un processus - d'un mouvement d'auto-suppression - propre à la mise en place de certaines
valeurs, ayant pour particularité de nier les déterminations fondamentales de la vie et de la réalité. Ainsi Nietzsche peut-il déclarer à propos des grandes religions nihilistes «on peut les dire nihilistes, car
elles ont toutes glorifié la notion antagoniste de la vie, le Néant, en
tant que but, en tant que "Dieu" » (FP XlV, 14 [25]). La survalorisa39
tion du suprasensible, le privilège accordé à la rationalité sont parmi
les sources essentielles de cette logique de développement des
valeurs «La croyance aux catégories de la raison est la cause du
nihilisme» (FP XIlI, Il [99] voir encore Le Gai Savoir, § 346).
Philologie (Philologie)
* La philologie est l'une des métaphores les plus constantes de l'écriture nietzschéenne. Au sens premier, elle désigne, dans le champ
universitaire, ce que la tradition française désigne par les Lettres
classiques, l'étude des langues et des littératures grecques et latines,
et renvoie en particulier au travail de déchiffrage et de traduction.
Nietzsche transpose cette notion pour lui faire signifier l'art de bien
lire «La philologie, à une époque où on lit trop, est l'art d'apprendre
et d'enseigner à lire. Seul le philologue lit lentement et médite une
demi-heure sur six lignes. Ce n'est pas le résultat obtenu, c'est cette
sienne habitude qui fait son mérite» (FP de Humain, trop humain 1,
19 [1)). Métaphoriquement, tout événement, tout processus peuvent
être traités comme des textes à déchiffrer c'est ainsi que la médecine est philologie appliquée au texte du corps, et que la philosophie
se proposera de lire le texte de la réalité.
** Lecture respectueuse de la lettre du texte, la philologie se caractérise par une discipline intellectuelle rigoureuse, par opposition à la
lecture d'emblée déformante qui aborde le texte avec une grille de
déchiffrage préconçue. C'est en ce sens que Nietzsche oppose la
lecture à l'interprétation «Par philologie, il faut entendre ici, dans
un sens très général, l'art de bien lire, - de savoir déchiffrer des faits
sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de comprendre à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute
finesse. La philologie conçue comme ephexis dans l'interprétation
qu'il s'agisse de livres, de nouvelles des journaux, de destins ou du
temps qu'il fait - sans même parler du "salut de l'âme"
(L'Antéchrist, § 52). Cet antagonisme entre lecture et interprétation
est difficile à saisir puisqu'en vertu de la théorie de la volonté de
puissance, tout est interprétation. Mais celle-ci peut être plus ou
40
moins rigoureuse, et cet art de bien lire, qui n'est pas l'art de trouver
la lecture juste (tout texte admet une infinité d'interprétations), suppose avant tout la capacité à suspendre ses convictions pour se mettre
au service d'un texte, alors que l'interprétation, au sens péjoratif que
Nietzsche lui donne dans ce contexte, surimpose une traduction toute
prête au texte à déchiffrer au lieu de construire une lecture à partir de
celui-ci. La philologie suppose une éducation pulsionnelle que
Nietzsche caractérise par la lenteur, la patience, et la prudence «Ne
plus jamais rien écrire qui n'accule au désespoir toutes les sortes
d'hommes "pressés" La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose se tenir à
l'écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent,
- comme un art, une connaissance d'orfèvre appliquée au mot, un
art qui n'a à exécuter que du travail subtil et précautionneux et
n'arrive à rien s'il n'y arrive lento. C'est en cela précisément qu'elle
est aujourd'hui plus nécessaire que jamais, c'est par là qu'elle nous
attire et nous charme le plus fortement au sein d'un âge de "travail"
autrement dit de hâte, de précipitation indécente et suante qui veut
tout de suite "en avoir fini" avec tout, sans excepter l'ensemble des
livres anciens et modernes - quant à elle, elle n'en a pas si aisément fini avec quoi que ce soit, elle enseigne à bien lire, c'est-à-dire
lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et
devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes, avec
des doigts et des yeux subtils ... 0, mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits apprenez à
bien me lire! - » (Aurore, Avant-propos, § 5).
*** Le manque de philologie (Mangel an Philologie
voir FP XIV,
15 [82] et 15 [90]) est ainsi l'un des reproches que Nietzsche adresse
le plus fréquemment aux philosophes. Il s'agit de la faute méthodologique (identifiée, sous l'angle psychologique, à un manque de probité) consistant à introduire dans le texte à déchiffrer des éléments
qui n'y sont pas, des interprétations surajoutées, à partir desquelles
s'effectue le déchiffrage - véritable volonté de ne pas lire. Ainsi,
selon le paragraphe 14 de Par-delà bien et mal, la théorie physique
41
surimpose par exemple au texte des phénomènes naturels l'idée de
loi qui ne s'y trouve pas. Généalogiquement, cette distorsion philologique se trouve rapportée à une pulsion égalitariste, hostile à toute
idée de hiérarchie. La tâche du philosophe est ainsi présentée par
Nietzsche comme le repérage et la rectification des contresens et de
manière générale des lectures malhonnêtes ou déviantes.
Philosophe (Philosoph)
* Il
peut paraître paradoxal que Nietzsche, qui critique si radicalement l'activité philosophique maintienne cependant la notion de philosophe. La compréhension en est toutefois profondément renouvelée. La critique porte sur la compréhension du philosophe qui a
prévalu dans la tradition, figure superficielle en ce qu'elle n'a jamais
su s'élever à la problématique des valeurs, et est donc toujours
demeurée captive des valeurs posées par d'autres systèmes axiologiques, notamment moraux et religieux «II en a été de la philosophie à ses débuts comme de toutes les bonnes choses, - pendant
longtemps, elle n'eurent pas le courage de s'assumer elles-mêmes»
(La généalogie de la morale, III, § 9). C'est ce qui explique qu'aux
yeux de Nietzsche, à l'exception peut-être de quelques présocratiques, le philosophe au sens strict n'ait pas encore véritablement
existé, et qu'il soit toujours demeuré le défenseur inconscient des
idéaux ascétiques comme l'affirme L'antéchrist, « chez presque
tous les peuples, le philosophe ne constitue que le perfectionnement
du type sacerdotal» (§ 12). C'est cette situation qu'il s'agit de dépasser pour faire advenir la figure authentique du philosophe, dont on
comprend alors que Nietzsche le qualifie fréquemment de philosophe
« à venir».
** Caractérisé par l'esprit libre - ce que Nietzsche appelle à son
degré le plus élevé « indépendance» -, le philosophe possède pour
déterminations pulsionnelles (pour « vertus », en langage moral) le
courage et la probité, qui le rendent apte à interroger les valeurs et en
particulier à se garder de toute interprétation idéaliste, moralisante,
de la réalité: « Par la longue expérience que j'ai tirée d'une telle
42
errance dans les glaces et les déserts, j'ai appris à considérer autrement tous ceux qui ont jusqu'ici philosophé - l'histoire cachée de la
philosophie, la psychologie de ses grands noms m'est apparue en
pleine lumière. Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter,
quelle dose de vérité peut-il risquer? Voilà qui devint pour moi le
véritable critère des valeurs. L'erreur est une lâcheté ... Toute acquisition de la connaissance est la conséquence du courage, de la dureté
envers soi, de la probité envers soi ... » (FP XIV, 16 [32]). Dans la
stricte perspective de l'élevage, le philosophe est défini comme le
produit d'une discipline pulsionnelle imposée sur de longues générations (voir Par-delà hien et mal, § 213).
*** Opposé aux « ouvriers de la philosophie », auxquels Nietzsche
assigne la tâche de décrire les systèmes de valeurs sous l'autorité
desquelles ont vécu les communautés humaines, le philosophe véritable en revanche se voit confier une tâche tout autre, à savoir la
création de valeurs c'est en ce sens que le philosophe est avant tout
pour Nietzsche législateur «Mais les philosophes véritables sont
des hommes qui commandent et qui légifèrent ils disent "il en sera
ainsi !", ils déterminent en premier lieu le vers où ? et le pour quoi
faire? de l'homme et disposent à cette occasion du travail préparatoire de tous les ouvriers philosophiques, de tous ceux se sont rendus
maîtres du passé, - ils tendent une main créatrice pour s'emparer de
l'avenir et tout ce qui est et fut devient pour eux, ce faisant, moyen,
instrument, marteau. Leur "connaître" est un créer, leur créer est un
légiférer, leur volonté de vérité est - volonté de puissance» (Pardelà bien et mal, § 211). La problématique du renversement des
valeurs découle directement de cette conception renouvelée de la
tâche philosophique, fondamentalement pratique et non spéculative
comme on le voit. La conséquence en est la constitution de ce que
Nietzsche appelle la « philosophie de Dionysos» l'étude des modalités de l'élevage des différents types humains, « réflexion qui reconnaît dans la création et la transformation de l'homme aussi bien que
des choses la jouissance suprême de l'existence et dans la "morale"
seulement un moyen pour donner à la volonté dominatrice une force
43
et une souplesse capables de s'imposer à l'humanité.
[176]).
(F? XI, 34
Pitié (Mitleid)
* La pitié est un affect dont Nietzsche s'efforce constamment de
montrer la nocivité «La pitié est l'opposé des affects toniques qui
élèvent l'énergie du sentiment vital elle a un effet déprimant»
(L'antéchrist, § 7, trad. modifiée). En effet, non seulement elle
s'avère inapte à éteindre la détresse de celui qui souffre, mais elle
propage tout au contraire la souffrance, d'où sa description comme
facteur de contagion, selon l'imagerie médicale fréquemment utilisée
par Nietzsche.
** Psychologiquement, la pitié est ramenée par Nietzsche à une pulsion d'appropriation et de captation. Ce décryptage généalogique
modifie considérablement l'appréciation de son sens et de sa valeur
en diluant l'idée de vertu qui lui est attachée dans la culture idéaliste
de l'Europe «on doit distinguer dans la bienveillance la pulsion
d'appropriation et la pulsion de soumission selon que c'est le plus fort
ou le plus faible qui éprouve de la bienveillance. La joie et le désir
vont de pair chez le plus fort qui veut transformer quelque chose pour
en faire sa fonction la joie et la volonté d'être désiré chez le plus
faible qui veut devenir fonction. - La pitié est essentiellement la
première de ces deux choses, une agréable excitation de la pulsion
d'appropriation à la vue du plus faible» (Le Gai Savoir, § 118).
*** La culture européenne moderne est fondamentalement une
culture de la pitié c'est dire que cet affect, glorifié comme une
valeur, en vient, à l'âge contemporain, à évincer les autres valeurs sur
lesquelles se fonde cette culture. Ainsi s'imposent peu à peu une
morale de la pitié, une religion de la pitié, une politique de la pitié
- symptômes de l'épuisement propre au nihilisme passif, qui dans
tous les domaines n'aspire plus qu'à l'abolition de la souffrance,
dans laquelle les cultures de haute valeur voient au contraire une incitation à se dépasser.
44
Plaisir (Lust)
* Le plaisir ne constitue pas une instance autonome, encore moins
une cause. Nietzsche l'interprète au contraire comme signe, plus
précisément traduction affective d'une variation du sentiment de sa
propre puissance «Le plaisir comme l'accroissement se faisant sentir du sentiment de puissance» (FP X, 27 [25]) «Plaisir et déplaisir
sont les plus anciens symptômes de tous les jugements de valeur
mais non les causes des jugements de valeur! » (FP XIl, 1 [97]).
** Le point fondamental
de l'analyse du plaisir tient au refus de le
penser sur un mode dualiste plaisir et déplaisir, ou souffrance, ne
sont pas des opposés. La perception d'un sentiment de plaisir suppose la victoire sur des résistances, des obstacles - éprouvés affectivement comme autant de souffrances. Il y a donc pour Nietzsche
une solidarité fondamentale du plaisir et du déplaisir «Qu'est-ce
qu'un plaisir sinon une excitation du sentiment de puissance par une
inhibition (excitation encore plus forte par des inhibitions et des excitations périodiques) - au point que par là il s'accroît. Par conséquent
dans tout plaisir il y a de la douleur» (FP XI, 35 [15]).
*** La conséquence, capitale pour le questionnement nietzschéen, en
est l'inanité des doctrines, philosophiques ou autres, visant l'élimination de la souffrance, dualisme inconséquent dont la forme la plus
poussée est la construction métaphysique ou religieuse d'un monde
vrai pensé comme libération de la souffrance propre à la vie dans
l'apparence. Nietzsche critique par exemple l'épicurisme, qui ne
conçoit le plaisir, selon lui, que comme la cessation de la douleur. Il
récuse de la même manière les doctrines, celle de Schopenhauer en
tête, qui prétendent juger de la valeur de la vie à partir de son évaluation en termes de souffrance. Ce qu'il découvre tout au contraire dans
la grande culture des Grecs de l'âge tragique, c'est précisément le
refus de ce type de condamnation et la recherche d'une forme
extrême de souffrance et de pessimisme pour la surmonter victorieusement : tel est le processus qu'exprime à ses yeux la tragédie attique
45
- le bonheur n'est pas un état, mystérieusement dispensé aux Grecs
et refusé à d'autres peuples, mais bien une conquête.
Ressentiment
* Le ressentiment est un affect plus précisément, une forme de
haine rentrée, caractérisée par l'impuissance, et s'exprimant comme
volonté de vengeance, avec cette spécificité toutefois qu'elle ne se
traduit pas par une lutte frontale mais par la recherche d'un dédommagement imaginaire.
L'action du ressentiment n'est jamais qu'une réaction à l'opposé
du pathos de la distance, elle n'est jamais création spontanée; son
geste fondamental est une opposition à une instance différente de soimême, qui présuppose donc la présence d'une autorité antérieure,
d'une évaluation déjà présente (voir La généalogie de la morale, l,
§ 10). Le couple axiologique « méchant/bon» (par opposition au
couple « bon/mauvais») est la création interprétative la plus caractéristique de l'esprit du ressentiment sous l'action de la haine et de la
vengeance, il réinterprète la force comme libre de se manifester ou
non, de produire ses effets ou non - donc comme responsable de ses
manifestations. C'est ce découplage - illégitime - de la force et de
ses manifestations qui permet à l'esprit du ressentiment d'interpréter
la force comme méchanceté et d'inaugurer le renversement des
valeurs aristocratiques.
Le troisième traité de La généalogie de la morale précise le
statut du ressentiment, que Nietzsche fait d'abord intervenir de
manière assez brutale en s'en tenant à quelques indications laconiques. Le sens de cet affect n'apparaît pleinement qu'une fois interprété à partir de la psychologie de la volonté de puissance, en l'occurrence une fois élucidé le lien qui l'unit à la souffrance. Car le
ressentiment, auquel Nietzsche reconnaît pour cette raison une fonction « physiologique» de narcotique, est essentiellement une réaction
visant à faire cesser une souffrance, et ce en faisant souffrir à son
tour, processus qui fonde dans son ensemble le second type fonda-
46
ment~l de morale, dans lequel entre par exemple la morale D.scétique
du christianisme. Au cœur de cet affect se trouve donc en quelque
sorte un phénomène d'échange de la souffrance «Tout être qui
souffre cherche en effet instinctivement une cause à sa souffrance;
plus exactement encore un agent, plus précisément encore, un agent
coupable susceptible de souffrance, - bref quelque chose de vivant
sur lequel il puisse, sous un prétexte quelconque, décharger ses affect
de manière active ou en effigie [ ... ] C'est uniquement là que se
trouve, selon ma conjecture, la véritable causalité physiologique du
ressentiment' de la vengeance et des phénomènes qui leur sont
apparentés, donc dans un désir d'engourdir la douleur grâce à
l'affect» (La généalogie de la morale, III, § 15). Le ressentiment ne
peut être, par conséquent, considéré comme un fait brut de la nature
humaine, ni une donnée immédiate de l'analyse de la morale
- Nietzsche n'en fait en aucun cas 1'« essence» de la morale, c'est-àdire de toute morale. Par la formule de «soulèvement d'esclaves »,
Nietzsche désigne la logique interprétative caractéristique du ressentiment et de la faiblesse elle est marquée par le primat d'affects
négatifs, pénétrés d'hostilité, mais dénués de la spontanéité créatrice
propre à la force. Ce processus relevant de la vie des valeurs explique
en particulier le dernier grand renversement axiologique, celui qu'a
instauré le christianisme. L'insurrection de Luther à l'encontre de
l'Église romaine constitue pour Nietzsche un autre exemple de cet
Au/stand, de ce soulèvement.
Sens historique (Historischer Sinn)
* Dénonçant le préjugé consistant à croire à l'existence de vérités
éternelles et d'essences fixes, véritable péché originel des philosophes (Humain, trop humain, l, § 2 ; voir aussi FP X, 26 [393]), la
réflexion nietzschéenne réintroduit la pensée du devenir dans le questionnement philosophique.
** Dès La naissance de la tragédie, puis la seconde Considération
inactuelle, Nietzsche réfléchit en outre au sens et à la valeur de l'histoire dans la perspective de la culture, particulièrement à ses dangers.
47
La notion de sens historique constitue l'aboutissement de cette
double ligne de réflexion rejetant le culte du fait et l'assimilation de
l'histoire à sa seule dimension événementielle, elle redéfinit la pensée de l'histoire à la lumière de la théorie des valeurs. Nietzsche
caractérise ainsi le sens historique comme « la capacité à deviner
rapidement la hiérarchie d'évaluations selon laquelle ont vécu un
peuple, une société, un homme, l'''instinct divinatoire" saisissant les
relations entre ces évaluations, le rappOlt entre l'autorité des valeurs
et l'autorité des forces en exercice» (Par-delà bien et mal, § 224)
*** Dans la perspective de l'élevage, Nietzsche pense le sens historique comme le produit du brassage de populations et de classes
propre à l'évolution démocratique de l'Europe moderne, c'est-à-dire
avant tout de la fusion des pulsions et des valeurs propres à différents
types d'homme. Il exprime ainsi la richesse de l'héritage axiologique
caractérisant les Européens de l'âge contemporain, les possibilités de
compréhension qu'il ouvre, mais aussi les risques qu'il recèle - la
tentation du carnaval et de la comédie de l'esprit.
Spiritualisation (Vergeistigung)
* Nietzsche se propose d'arracher la notion d'esprit (Geist) aux compréhensions idéalistes, métaphysiques ou spéculative l'esprit n'est
pas une substance, il n'est pas la raison, ni une faculté suprasensible,
mais désigne une série de caractères propres à la manière dont la
volonté de puissance accomplit son jeu interprétatif intelligence
rusée, assez proche de ce que les Grecs nommaient la « mètis »,
« faculté d'invention et de dissimulation» (Par-delà bien et mal,
§ 44). La spiritualisation, terme propre au lexique psychologique de
Nietzsche, qui ne désigne en rien une négation du sensible ou une
élévation au suprasensible, fait référence à un mode spécifique de
traitement des pulsions elle est à opposer d'une part à la manifestation brute, immédiate, tyrannique de la pulsion; d'autre part à la
volonté d'éradiquer ou d'étouffer les pulsions qui caractérise l'ascétisme.
48
La spiritualisation constitue pour une pulsion ce que Nietzsche
appelle son « mariage avec l'esprit », au sens de ce terme qui vient
d'être rappelé. Elle représente donc une obtention déplacée de la
visée de la pulsion, l'invention de voies détournées, ingénieuses, lui
permettant de se satisfaire sur un mode plus subtil.
La volonté de connaissance apparaît ainsi comme une fonne spiritualisée de la cruauté, par opposition à ses formes brutes, celles de
la violence physique mais elle demeure bien un exercice de la
cruauté en ce qu'elle est volonté impitoyable de réduire l'inconnu au
maîtrisé, au déjà connu. De la même manière, la philosophie n'est
pas autre chose que la forme la plus spiritualisée de la volonté de
puissance (voir par exemple Par-delà bien et mal, § 9).
Surhumain (Übermensch)
* Le substantif Ühermensch est introduit dans Ainsi parlait
Zarathoustra il convient en premier lieu de prêter attention à la
formation linguistique de ce terme le préfixe über (<< sur») indique
toujours chez Nietzsche une élévation de degré, donc de valeur, au
sein d'une hiérarchie - en l'occurrence celle de la typologie
humaine, des différentes formes dont est susceptible le système pulsionnel de l'homme. L'Übermensch, qu'il serait trompeur de traduire
par « surhomme », donne ainsi à penser un type supérieur de
l'homme.
** Si le terme de surhumain souligne fortement l'idée de dépassement, ce dépassement n'est pas celui de l'homme en général, encore
moins de l'essence de l'homme, notion totalement dénuée de sens
dans l'univers de pensée nietzschéen, mais bien du type de vie
humaine prédominant dans la culture européenne contemporaine,
ascétique et en proie au nihilisme sous sa forme la plus accusée.
L'enquête axiologique montre la faible valeur du type pulsionnel que
la civilisation européenne, sous l'autorité des valeurs morales, pense
comme type supérieur, à savoir le type du« bon ». C'est d'abord par
rapp0l1 à ce type que doit se comprendre l'élévation de l'homme que
49
vise le surhumain, Culllme en témoigne par exemple Ecce homo
Zf'Iathoustra ne laisse ici aucun doute il dit que c'est précisément
la connaissance des "bons", des "meilleurs" qui lui a inspiré
l'horreur de l'homme en général c'est cette aversion-là qui lui a
donné des ailes pour "prendre son vol vers de lointains futurs" - il
ne dissimule pas que son type d'homme, un type relativement surhumain, est justement surhumain par rapport aux hommes bons, et que
les "bons" et les "justes" nommeraient son surhumain démon.
(<< Pourquoi je suis un destin », § 5, trad. modifiée).
*** Cette pensée est peut-être l'occasion d'une tension dans la
réflexion nietzschéenne. À tout le moins convient-il, à la lecture des
textes, de distinguer deux caractérisations de la notion de surhumain
comme le type d'homme le plus sage d'une part, comme le plus fort
d'autre part. Aucune de ces deux notions ne vise en tout cas un idéal
de prééminence politique. Comparé à un dieu épicurien, le surhumain
se définit plutôt par une tâche de nature axiologique la transfiguration de l'existence (voir FP XI, 35 [73]). Le problème qui se pose
n'est donc pas un problème d'évolution de l'espèce, mais un problème
de culture, c'est-à-dire de valeur et d'éducation effectuée par l'incorporation sur une longue durée de valeurs particulières «La question
que je pose ici n'est pas de savoir ce qui doit prendre la relève de
l'humanité dans la succession des êtres (car l'homme est une fin),
mais bien quel type d'homme il faut élever, il faut vouloir, comme le
plus riche en valeurs supérieures, le plus digne de vivre, le plus
assuré d'un avenir» (L'antéchrist, § 3. Voir également FP XIII, Il
[413] et Il [414]). On voit donc que cette notion difficile s'inscrit
très précisément dans la logique de la problématique nietzschéenne
- le surhumain ne renvoie ni à une analyse métaphysique, ni à une
attente messianique, et c'est en se référant à l'histoire, au « grand
laboratoire» axiologique qu'elle représente, que Nietzsche prétend
en justifier la légitimité; l'étude des cultures montre en effet l'apparition récurrente d'individus appartenant à ce « type supérieur» «il y
a constamment des cas isolés de réussite, dans les endroits les plus
différents de la terre, à partir des cultures les plus diverses; cas par
50
lesquels, c'est en fait un type supérieur qui se manifeste, quelque
chose, qui, comparé à. l'ensemble de l'humanité, est une sorte de
surhumain» (L'antéchrist, § 4).
Valeur/Évaluation (Wert/Wertschatzung)
* La valeur s'oppose chez Nietzsche à la simple représentation. Il n'y
a en effet pas de partage réel entre le théorique et le pratique les
valeurs sont des croyances intériorisées traduisant les préférences
fondamentales d'un type de vivant donné, la manière dont il hiérarchise la réalité en fixant ce qu'il éprouve (éventuellement à tort)
comme prioritaire, nécessaire, bénéfique, ou au contraire nuisible.
C'est ce travail d'appréciation que souligne plus nettement le terme
d'évaluation ou d'appréciation de valeur (Wertschiitzung).
** Les valeurs sont des interprétations, et ne sont pas plus susceptibles d'une appréciation en termes de vérité et de fausseté que
n'importe quelle autre genre d'interprétation. Ce qui les caractérise
n'est pas une nature spécifique, mais plutôt une position particulière
au sein d'une culture donnée - n'importe quelle interprétation étant
susceptible de passer, si les conditions de culture le permettent, au
rang de valeur. On peut parler en effet d'interprétations fondamentales pour indiquer que ce sont elles qui commandent la constitution
de toutes les autres interprétations plus développées qui se font jour
dans les différentes cultures, notamment les doctrines et systèmes de
pensée moraux, religieux, philosophiques, etc. Un exemple de cette
relation de subordination entre une interprétation seconde et une
valeur est fourni par l'idéal scientifique, plus largement du reste par
l'idéal de connaissance, qui repose sur les valeurs fondamentales que
sont la croyance à l'existence d'un bien en soi et d'un mal en soi,
opposés de manière exclusive, ainsi que le montre le paragraphe 344
du Gai Savoir sans la croyance à un bien en soi, il n'y a pas d'idée
de vérité (au sens classique du terme) possible, et donc pas de valorisation du savoir objectif; c'est bien une autre situation que donne à
voir en effet la culture des Grecs tragiques, antérieurs au socratisme
et au platonisme, selon Nietzsche.
51
*** Il existe un lien étroit entre la notion de valeur et celle de pulsion
ou d'instinct. Sous l'angle psycho-physiologique, ces préférences
fondamentales que sont les valeurs expriment les besoins capitaux de
l'organisme qui évalue, équivalence que souligne par exemple Pardelà bien et mal «des évaluations, pour parler plus clairement, des
exigences physiologiques liées à la conservation d'une espèce
déterminée de vie» (§ 3). Les instincts, affects ou pulsions sont les
processus interprétatifs réglés sur ces préférences axiologiques dans
l'organisation de la vie, et hiérarchisés en fonction de ces préférences. Les valeurs prennent ainsi pour Nietzsche le statut de symptômes de l'état du corps interprétant, c'est-à-dire encore du degré de
force propre à sa volonté de puissance «Tous les jugements de
valeur sont le résultat de quantités déterminées de force et du degré
de conscience qu'on en a ce sont les lois de la perspective accordées
chaque fois à la nature particulière d'un homme et d'un peuple - ce
qui est proche, important, nécessaire, etc. (FP X, 25 [460]). La
définition de l'homme comme animal qui mesure renvoie directement à cette- pensée des valeurs «Établir des prix, mesurer des
valeurs, imaginer des équivalents, troquer - voilà qui a préoccupé la
toute première pensée de l'homme à tel point que c'est en un certain
sens la pensée [ ... ] l'homme s'est désigné comme l'être qui mesure
des valeurs, qui évalue et mesure, comme l'''animal estimateur en
soi"» (La généalogie de la morale, II, § 8).
Le terme de valeur possède dans le questionnement généalogique un
second sens et désigne cette fois le caractère bénéfique ou nuisible
des différentes valeurs pour la vie. Une fois récusé le critère ancien
qu'était la vérité, la réflexion nietzschéenne s'oriente en effet vers la
construction d'un nouveau critère permettant de départager les interprétations c'est dans la puissance que Nietzsche le trouvera
- c'est-à-dire tout à la fois dans le degré de puissance qu'exprime
une valeur, et dans la puissance que cette valeur, incorporée et devenue régulatrice, conférera à long terme au type de vivant qui
l'adopte. De nombreux textes posthumes explicitent cette analyse
« À quoi donc se mesure objectivement la valeur? Uniquement au
52
quantum de puissance intensifiée et organisée, d'après ce qui se produit dans tout événement, soit une volonté du plus ... » (FP XIII, Il
[83]). La valeur des valeurs exprime donc, comme le dit encore
Nietzsche, la promesse d'avenir, la capacité de tel type de vie à survivre et à s'intensifier, conformément aux exigences de la volonté de
puissance - ou sa capacité à échapper au nihilisme et à la volonté de
mort «Le point de vue de la "valeur" est le point de vue des conditions de conservation et d'intensification eu égard à des formations
complexes d'une relative durée de vie au sein du devenir» (FP XliI,
11 [73]).
Vérité (Wahrheit)
* La réflexion nietzschéenne remet en cause la légitimité de la notion
de vérité et montre que la compréhension de la philosophie comme
recherche de la vérité repose sur des présupposés qui n'ont jamais été
interrogés. Pourquoi vouloir la vérité? Pourquoi ne pas préférer
l'erreur? Cette vénération quasi-religieuse de la vérité, suppose une
préférence fondamentale qui n'est pas reconnue pour telle, encore
moins justifiée. Dans ces conditions, il apparaît donc que la vérité est
une valeur, et non pas une essence objective. Nietzsche montre de la
sorte que la problématique des valeurs est plus profonde que cene de
la vérité, et justifie du même coup la nécessité d'une réforme radicale
du questionnement philosophique «La question des valeurs est plus
fondamentale que la question de la certitude cette dernière ne
devient sérieuse qu'à condition que la question de la valeur ait déjà
trouvé réponse» (FP X/J, 7 [49]).
** La vérité est typiquement l'un de ces termes dont Nietzsche nie la
pertinence tout en en conservant parfois l'usage, pratique qui confère
à ses textes un aspect souvent énigmatique. Dans la perspective identifiant la réalité à un ensemble de processus d'interprétation, il n'y a
plus de place pour la compréhension de la vérité comme référent
absolu ou comme norme invariante. Mais la manière dont Nietzsche
repense la notion de vérité permet de bien comprendre en quoi sa
philosophie de l'interprétation se distingue du tout au tout d'un
53
simple relativisme la vérité se voit en effet redéfinie comme erreur
- conséquence inéluctable du primat de l'interprétation. Car encore
convient-il, au sein de ces interprétations, d'établir des distinctions
la vérité se voit ainsi repensée comme la position relative de certaines
erreurs devenues conditions d'existence. Le vrai est donc en quelque
sorte du faux devenu condition de vie, de l'illusion interprétative
dont le statut a été oublié. C'est dans ce sens que l'un des tout
premiers écrits philosophiques de Nietzsche analysait déjà cette
notion «Qu'est-ce donc que la vérité? Une multitude mouvante de
métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref une somme
de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées, et ornées
par la poésie et par la rhétorique, et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d'un peuple les
vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie
qui ont perdu leur effigie et qu'on ne considère plus désormais
comme telles, mais seulement comme du métal» (Vérité et mensonge
au sens extra-moral, p. 282). Quelques années plus tard, Nietzsche
précisera cette analyse en découplant le vrai de l'irréfutable
«"Vérité" pour la démarche de pensée qui est la mienne, cela ne
signifie pas nécessairement le contraire d'une erreur, mais seulement,
et dans tous les cas les plus décisifs, la position occupée par
différentes erreurs les unes par rapport aux autres J'une est, par
exemple, plus ancienne, plus profonde que l'autre peut-être même
indéracinable, si un être organique de notre espèce ne savait se passer
d'elle pour vivre; mais d'autres erreurs n'exercent pas sur nous une
tyrannie semblable puisqu'elles ne sont pas nécessités vitales, et
qu'elles peuvent, au contraire de ces tyrans-là, être réparées et
"réfutées" Pour quelle raison une hypothèse devrait-elle être vraie
du seul fait qu'elle est irréfutable? Cette phrase fera sans doute bondir les logiciens, qui supposent que leurs limites sont aussi celles des
choses; mais j'ai depuis longtemps déjà déclaré la guerre à cet optimisme de logicien.» (FP Xl, 38 [4]. Voir encore FP XI, 34 [253] et
Le Gai Savoir, § 265).
54
*** Si la réalité est apparence, c'est-à-dire illusion, fausseté, la
volonté de vérité apparaît, élucidée généalogiquement, comme une
forme masquée de volonté de mort «Sans doute il nous faut ici
poser le problème de la véracité s'il est vrai que nous vivions grâce
à l'erreur, que peut être en ce cas la "volonté de vérité" ? Ne devraitelle pas être une "volonté de mourir" ? - L'eff0l1 des philosophes et
des hommes de science ne serait· il pas un symptôme de vie déclinante, décadente, une sorte de dégoût de la vie qu'éprouverait la vie
elle-même? Quaeritur et il y a de quoi en rester rêveur» (F P XI, 40
[39]).
Vie (Leben)
* La référence à la vie occupe une place prépondérante dans la
réflexion de Nietzsche, au point que certains commentateurs ont été
tentés de parler à son sujet de « vitalisme ». La qualification est toutefois inappropriée au sens strict. Il est plus correct de dire que sa
pensée est une interprétation de la réalité à partir d'une réflexion sur
la vie point de vue inévitable si l'on admet qu'il n'y a de réalité que
perspectiviste, qu'interprétative, et que nulle interprétation ne peut
faire abstraction des conditions propres au vivant interprétant qui la
construit.
** La réflexion nietzschéenne récuse la compréhension de la vie
propre aux théories du milieu, qui survalorisent l'influence des facteurs extérieurs «La vie n'est pas adaptation des conditions internes
aux conditions externes, mais volonté de puissance qui, de l'intérieur,
se soumet et s'incorpore toujours plus d"'extérieur" » (FP XII, 7 [9]).
Elle rejette de la même manière son identification à l'instinct de
conservation, où Nietzsche voit une forme de pénurie, d'économie,
en total désaccord avec la détermination fondamentale de la vie, à
savoir « la richesse, l'opulence, et même l'absurde gaspillage»
(Crépuscule des idoles,« Divagations d'un "Inactuel" », § 14).
*** En revanche, Nietzsche est en mesure de montrer que la vie se
ramène à une forme particulière de volonté de puissance, qu'elle est
55
interprétation et comme telle processus articulé à l'intensification et à
la croissance «qu'est-ce que la vie? Il faut donc ici une nouvelle
version plus précise du concept de "vie" sur ce point, ma formule
s'énonce la vie est volonté de puissance» (FP XII, 2 [190]). Cette
analyse permet de comprendre l'antagonisme fondamental qui
oppose la morale ascétique à la vie. La première pose en effet pour
valeurs suprêmes la négation des conditions propres à la seconde
« la vie-même est essentiellement appropriation, atteinte, conquête de
ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de
ses formes propres, incorporation et à tout le moins, dans les cas les
plus tempérés, exploitation, .- mais pourquoi toujours employer ces
mots, empreints depuis des temps immémoriaux d'une intention de
calomnier? [ ... ] L'''exploitation'' n'appartient pas en propre à une
société pervertie ou imparfaite et primitive elle appartient en propre
à l'essence du vivant, en tant que fonction organique fondamentale,
elle est une conséquence de la volonté de puissance authentique, qui
est justement la volonté de vie» (Par-delà bien et mal, § 259).
Volonté (Wille)
* Nietzsche rejette la compréhension de la volonté comme faculté, et
va jusqu'à en récuser radicalement la notion même «iln'y a pas de
volonté du tout, ni libre, ni non-libre» (FP X, 27 51]). Et pourtant,
ses textes continuent de faire usage du terme, en un sens déplacé, qui
contrairement à ce que l'on affirme parfois ne s'explique nullement
par un emprunt à Schopenhauer, dont Nietzsche condamne explicitement la théorie à plusieurs reprises.
** La volonté est le nom unique, trompeusement synthétique, que
l'on donne à une multiplicité extrêmement complexe de processus,
que Schopenhauer a justement mal étudiés et grossièrement simplifiés. Il y entre à la fois des sentiments, des pensées et des affects, et
le cœur du problème est bien celui du mode de communication qui
régit l'ensemble des éléments constitutifs du corps. Nietzsche pense
cette communication sur le modèle du commandement «Un homme
qui veut -, donne un ordre à un quelque chose en lui qui obéit, ou
56
dont il croit qu'il obéit» (Par-delà bien et mal, § 19). De sorte que la
volonté s'identifie pour Nietzsche à l'affect du commandement
«vouloir c'est commander» (FP X, 25 [380]. Voir encore FP X, 25
[389] ; FP X, 25 [436] ; Le Gai Savoir, § 347).
** La volonté n'est donc en rien un processus originairement unitaire «L'ancien mot de "volonté" ne sert plus qu'à définir une résultante, une sorte de réaction individuelle, qui fait nécessairement suite
à une multitude de sollicitations en partie contradictoires, en partie
concordantes - la volonté n'''agit'' plus, ne "meut" plus ...
(L'antéchrist, § 14). Son unité, quand elle existe, est de composition
la volonté renvoie fondamentalement au type d' organisation caractérisant une structure pulsionnelle donnée, bien hiérarchisée ou au
contraire anarchique. Dans cette perspective, la qualité de la volonté
est appréciée en fonction de son aptitude à affronter efficacement les
résistances, sur la base d'une hiérarchie bien définie,qui est la condition d'une collaboration efficace «J'apprécie l'homme selon le
quantum de puissance et d'abondance de sa volonté [ ... ]
- j'apprécie la puissance d'une volonté selon le degré de résistance,
de douleur, de torture qu'elle supporte et sait convertir à son avantage» (FP XIII, 10 [118]). C'est là ce qui permet à Nietzsche, tout en
niant l'idée de volonté, de faire usage des notions de volonté forte et
de volonté faible «Faiblesse de la volonté c'est une image qui peut
induire en erreur. Car il n'y a pas de volonté, et par conséquent, ni
faible, ni forte. La multiplicité et la désagrégation des impulsions, le
manque d'un système les coordonnant donne une "volonté-faible"
leur coordination sous la prédominance d'une seule impulsion donne
la "forte volonté" - dans le premier cas, c'est l'oscillation continuelle et le manque de centre de gravité; dans le second, la précision
et la clarté de la direction» (FP XIV, 14 [219]).
Volonté de puissance (Wille zur Macht)
* Notion centrale de la pensée de Nietzsche, la volonté de puissance
n'apparaît sous cette désignation qu'assez tardivement. dans Ainsi
parlait Zarathoustra pour ce qui est des textes publiés, précédée par
57
quelques mentions éparses dans les textes posthumes de la fin des
années 1870 et du début des années 1880 (à l'époque du Voyageur et
son ombre et d'Aurore essentiellement). Elle n'est pas une forme de
volonté au sens qu'a classiquement ce terme dans la tradition philosophique. Pas davantage la volonté de puissance ne signifie-t-elle le
désir de domination, ni l'aspiration au pouvoir une telle lecture,
relevant de la psychologique empirique la plus plate, supposerait un
clivage entre le désir, l'aspiration, la volonté d'une part et son objet
(visé) d'autre part, dualisme que Nietzsche récuse. Elle interpréterait
en outre de manière réductrice la puissance comme pouvoir ou autorité politique, formes subalternes de la puissance véritable, qui est
bien davantage maîtrise de soi. Enfin, elle indiquerait généalogiquement l'exact contraire de ce que pense Nietzsche l'aspiration au
pouvoir (que l'on n'a pas et n'est pas) traduit en effet à ses yeux une
forme de faiblesse et de manque, quand la formule de volonté de
puissance veut signifier la force surabondante. La volonté de puissance n'est donc pas recherche d'un attribut ou d'un état extérieur à
soi, mais processus d'intensification de ia puissance que l'on est.
C'est pourquoi les deux termes extrêmes de la périphrase doivent se
lire comme un tout.
** La volonté de puissance s'identifie à la notion d'interprétation.
L'idée centrale est donc celle d'un processus de maîtrise et de croissance «La volonté de puissance interprète quand un organe prend
forme, il s'agit d'une interprétation; la volonté de puissance délimite,
détermine des degrés, des disparités de puissance. De simples disparités de puissance resteraient incapables de se ressentir comme telles
il faut qu'existe un quelque chose qui veut croître, qui interprète par
référence à sa valeur toute autre chose qui veut croître. [ ... ] En
vérité, l'interprétation est un moyen en elle-même de se rendre
maître de quelque chose. Le processus organique présuppose un
perpétuel interpréter» (FP XII, 2 [148]). En outre, il convient de
prendre garde à toute interprétation moniste de la notion la volonté
de puissance est plurielle; elle n'est ni un principe ni un fondement,
et ne se donne que sous la forme d'un jeu multiple de processus
58
rivaux s'entre-interprétant, jeu qui n'exclut pas la possibilité
d'alliances ou de coalitions partielles. Ce sont ces traductions
particularisées de la volonté de puissance que Nietzsche (qui n'utilise
qu'exceptionnellement cette périphrase au pluriel) désigne par les
termes d'affects, d'instincts ou encore de pulsions «la volonté de
puissance est la forme primitive de l'affect, [... ] tous les affects n'en
sont que des développements» (FP XIV, 14 [121] ; voir aussi FP XI,
36 [31] «Chez l'animal, on peut déduire tous les instincts de la
volonté de puissance; de même, toutes les fonctions de la vie organique dérivent de cette source unique»). Si Nietzsche n'utilise
qu'assez parcimonieusement la formule de « volonté de puissance»
dans ses textes publiés, il en met en jeu la notion, en revanche, de
manière constante grâce à un réseau de métaphores et d'images qui
se relaient pour en souligner alternativement tel ou tel aspect de ce
processus interprétatif métaphore philologique, psychologique,
gastro-entérologique, neurologique, ou encore politique pour évoquer
les principales.
*** Dans la perspective philologique qui gouverne son questionnement, Nietzsche élabore une hypothèse de lecture qu'il substitue aux
doctrines philosophiques antérieures la réalité est interprétable
comme volonté de puissance et rien d'autre. Cette construction fait
l'objet d'une élaboration rigoureuse, dont le paragraphe 36 de Pardelà bien et mal, notamment, présente les étapes. Elle permet alors de
penser la réalité comme intégralement processuelle et homogène,
disqualifiant les interprétations illégitimes de l'idéalisme métaphysique, particulièrement la notion d'être et l'idée d'un monde transcendant.
59
Bibliographie sélective
Œuvres de Nietzsche
L'édition de référence des textes de Nietzsche a été établie par
Giorgio Colli et Mazzino Montinari Friedrich Nietzsche, Werke.
KI"itische Gesamtausgabe, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1967
sq.
À l'exception des textes de jeunesse et des textes philologiques, et avec un
apparat critique allégé, cette édition a été reprise en format de poche
Friedrich Nietzsche, Siimtliclze Werke, kritische Studienausgabe,
München-Berlin-New York, DTV-Walter de Gruyter, 1980, 15 volumes.
Les volumes de textes philosophiques de la Kritische Gesamtausgabe ont
été traduits en français sous le titre Friedrich Nietzsche Œuvres
philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1968-1997, 18 volumes.
Autres traductions des ouvrages publiés de Nietzsche
Le Gai Savoir, trad. P Wotling, Paris, Flammarion, GF, 1997
Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Librairie générale
française, 1972.
Par-delà bien et mal, trad. P Wotling, Paris, Flammarion, GF, 2000.
Pour une généalogie de la morale, trad. É. Blondel, O. Hansen-LliSve,
Th. Leydenbach et P Pénisson, Paris, Flammarion, GF, 1996.
Éléments pour la généalogie de la morale, trad. P Wotling, Paris, LGF, Livre
de poche, 2000.
Crépuscule des idoles, trad. É. Blondel, Paris, Hatier, 1983 ; édition complétée
à paraître en 2001.
L'antéchrist, trad. É. Blondel, Paris, Flammarion, GF, 1994.
Ecce Homo/Nietzsche contre Wagner, trad. É. Blondel, Paris, Flammarion,
GF,1992.
60
Commentaires
Blondel Éric, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986.
Granier Jean, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris,
Éditions du Seuil, 1966.
Kaufmann, Walter A., Nietzsche, Philosopher, Psych%gist, Anfichrist,
Princeton, Princeton University Press, 1950.
Müller-Lauter Wolfgang, Nietzsche, seine Philosophie der Gegensiitze und die
Gegensiitze seiner Philosophie, Berlin-New York, Walter de Gruyter,
1971.
Müller-Lauter Wolfgang, Nietzsche, Physiologie de la volonté de puissance,
Paris, Allia, 1998.
Schacht Richard, Nietzsche, London, Routledge and Kegan Paul, 1985.
Vattimo Gianni, Introduction à Nietzsche, Bruxelles, De Bœck-Wesrnacl,
1991.
Wotling Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995.
Wotling Patrick, La pensée du sous-sol, Paris, Allia, 1999.
Abréviations
Les Fragments posthumes sont désignés par l'abréviation FP, suivie
du titre de l'œuvre qu'ils accompagnent, ou du numéro du tome dans
l'édition Gallimard (de IX à XIV) lorsqu'il s'agit de volumes constitués
exclusivement de posthumes (c'est-à-dire pour les textes allant de l'été
1882 au début de janvier 1889). Cette désignation est suivie de la référence du fragment dans le tome cité (numéro de la série, puis numéro du
fragment à l'intérieur de la série).
FP du Gai Savoir renvoie ainsi aux séries de textes posthumes
recueillis à la suite du Gai Savoir dans l'édition des Œuvres philosophiques complètes (tome V).
FP X renvoie de la même manière au tome X de cette édition, qui
rassemble exclusivement les textes posthumes allant du printemps 1884
à l'automne de la même année.
62
Sommai're
Affect ...................................................................................... 7
AmorjatÎ ................................................................................. 8
Apollinien ............................................................................. 10
Apparence ............................................................................. 12
Art ......................................................................................... 14
Civilisation
16
Connaissance
17
Corps .................................................................................... 19
Culture .................................................................................. 20
Dionysiaque .......................................................................... 22
Élevage/Dressage
25
Esprit libre ............................................................................ 26
Éternel retour ........................................................................ 27
Force ..................................................................................... 30
Généalogie ............................................................................ 31
Instinct/Pulsion ..................................................................... 33
Interprétation ........................................................................ 35
Morale .................................................................................. 36
Nihilisme .............................................................................. 38
Philologie .............................................................................. 40
Philosophe ............................................................................ 42
Pitié ....................................................................................... 44
Plaisir .................................................................................... 45
Ressentiment ........................................................................ 46
Sens historique ..................................................................... 47
Spiritualisation ...................................................................... 48
Surhumain ............................................................................ 49
Valeur/Évaluation ................................................................. 51
Vérité .................................................................................... 53
Vie ........................................................................................ 55
Volonté ................................................................................. 56
Volonté de puissance ............................................................ 57
Il
Aubin Imprimeur
Achevé d'illlplimer en février 1001
N° d'impression L 61345
LIGUGE. POITIERS
Dép6t légal rénier 2(1) 1 Ilm
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