Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset Dossier pédagogique réalisé par Laurence Lissoir 1 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset Il ne faut jurer de rien A quoi rêvent les jeunes filles? IL NE FAUT JURER DE RIEN de ALFRED DE MUSSET. Adaptation MARION BERNEDE et YVES BEAUNESNE Mise en scène : Yves Beaunesne. Avec Olivier Massart, Florence Crick, Alexandre Von Sivers, Olivia Smets et Fabian Finkels. DU 25/02/15 AU 04/04/15 Synopsis : Valentin aime l’alcool, le jeu et les femmes. Son oncle voudrait qu’il se marie avec Cécile de Mantes, jeune aristocrate dont la famille est ruinée. Mais, coureur de jupons, il doute des femmes pour avoir si souvent usé de leurs faveurs… Pour lui, se marier c’est prendre le risque d’être trompé. Il se refuse donc au mariage au grand désespoir de son oncle, le négociant Van Buck, qui paie ses dettes au jeu. L’oncle menace son neveu de le déshériter s’il refuse d’épouser la jeune Cécile. Pour lui prouver sa vérité, Valentin parie alors avec lui qu’il réussira à séduire la belle en trois jours – ce qui lui permettra de refuser qu’une jeune fille aussi facilement conquise puisse devenir sa femme ! « À quoi rêvent les jeunes filles ? », « Au pouvoir ! » Musset était romantique, il ne l’est plus. Musset croyait en l’amour, il se découvre trompé. Musset était confiant, il n’est plus que doutes. C’en est fini des passions brûlantes : c’est de guet-apens dont il s’agit à présent ! De batailles serrées avec pour armes, celles de la stratégie amoureuse moderne et pour pivots, un oncle hollandais contorsionniste et une future belle-mère aristocrate catcheuse. Courses poursuites, arrivées tumultueuses, brusques sorties, départs accélérés et chasses à l’homme. Avec une distribution au cordeau emmenée par Olivier Massart, ce Musset-là, c’est le mal d’être et le plaisir de vivre. 2 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset UNE COPRODUCTION DU THÉÂTRE LE PUBLIC ET DE LA COMÉDIE POITOUCHARENTES – CENTRE DRAMATIQUE NATIONAL, AVEC LE SOUTIEN DE LA DRAC POITOU-CHARENTES, DE LA RÉGION POITOU-CHARENTES ET DE LA VILLE DE POITIERS. PHOTO © BRUNO MULLENAERTS Assistanat à la mise en scène : Marie Clavaguera Pratx Scénographie : Laurent Peduzzi et Yves Beaunesne Costumes : Cidalia Da Costa Lumière : Baptiste Bussy Son : Christophe Séchet Maquillages : Catherine Saint-Sever Collaboration artistique : Marion Bernède En tournée: Théâtre d'Angoulême, Scène Nationale les 11 et 12/05/2015 Théâtre Auditorium Poitiers, Scène Nationale les 20 et 21/05/2015 Présentation du metteur en scène : Yves Beaunesne Après une agrégation de droit et de lettres, il se forme à l'INSAS de Bruxelles et au 3 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique de Paris. Il signe, en novembre 1995, sa première mise en scène en créant, au Quartz de Brest, Un Mois à la campagne d'Ivan Tourgueniev, repris au T.G.P. à Saint-Denis et en tournée en France et à l'étranger jusqu'en juin 2000. La pièce a été publiée aux Editions Actes Sud-Papiers dans une traduction et une adaptation qu'il a cosignées avec Judith Depaule. Le spectacle a obtenu le Prix Georges Lerminier décerné par le Syndicat de la critique dramatique. Il a mis en scène, au Théâtre-Vidy E.T.E. à Lausanne, Il ne faut jurer de rien d'Alfred de Musset, créé en novembre 1996, puis repris en tournée. En novembre 1997, il crée L'Éveil du printemps de Frank Wedekind au T.N.P.-Villeurbanne, présenté ensuite au Théâtre de la Ville à Paris, puis en France et à l'étranger jusqu'en avril 1999. Cette pièce a été publiée aux Editions Actes Sud-Papiers dans une traduction et une adaptation qu'il a cosignées avec Renée Wentzig. En novembre 1998, Yvonne, Princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, publiée aux Editions Actes Sud-Papiers dans une traduction qu'il a cosignée avec Renée Wentzig, a été créée au Quartz de Brest, puis présentée au Théâtre National de la Colline à Paris en novembre 1998 et en tournée en France et à l'étranger. Il a créé La Fausse Suivante de Marivaux au Théâtre-Vidy E.T.E. à Lausanne le 2 novembre 1999, création reprise au Théâtre de la Ville à Paris, et en tournée en France. Il a mis en scène à l'automne 2001 La Princesse Maleine de Maurice Maeterlinck qu'il a créé avec l'Atelier Théâtral Jean Vilar le 6 novembre à Louvain-La-Neuve dans le cadre de la présidence belge de la Communauté Européenne. Il le présente ensuite au Théâtre National de la Colline à Paris et en tournée en France. Il a dirigé les élèves de l'école de la Comédie de Saint-Étienne dans Ubu Roi de Alfred Jarry, un spectacle créé le 14 mars 2002 au Théâtre du Parc à AndrézieuxBouthéon. En janvier 2003, au Théâtre de l'Union à Limoges, il crée un diptyque autour de deux pièces en un acte de Eugène Labiche : Edgard et sa bonne et Le Dossier de Rosafol. Le spectacle sera présenté ensuite en province, à Paris et à l'étranger. Il crée le 23 mars 2004 Oncle Vania de Tchékhov au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines dans une nouvelle traduction qu'il a cosignée avec Marion Bernède. La pièce est présentée en tournée après un passage au Théâtre National de la Colline à Paris. Il a monté avec Christiane Cohendy et Cyril Bourgois Conversation chez les Stein sur Monsieur de Goethe absent de Peter Hacks, qui a été créé en janvier 2005 au Théâtre de Nîmes puis est parti en tournée. La pièce a été présentée au Théâtre de la Commune - C.D.N. d'Aubervilliers en avril 2005. Il a mis en scène Dommage qu’elle soit une putain de John Ford en janvier 2006 au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, en collaboration avec le Théâtre de la Place à Liège, dans une 4 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset nouvelle traduction qu’il cosigne avec Marion Bernède et qui est publiée aux Éditions des Solitaires Intempestifs. Le spectacle a été accueilli, après une longue tournée, au Théâtre des Quartiers d’Ivry, à l’automne 2006. Il a mis en en scène, en mai 2006, pour l’Opéra de Lille, Werther de Jules Massenet, avec Alain Altinoglu à la direction musicale. Il réalise en 2007 un diptyque sur Paul Claudel : il a créé au printemps Le Partage de midi à la ComédieFrançaise - repris au théâtre Marigny à Paris et en tournée internationale en 2009 - et à l’automne L’Échange, en collaboration avec le Théâtre de la Place à Liège et repris en tournée puis au Théâtre National de la Colline à l’automne 2008. L’Opéra de Lille l’accueille à nouveau, au printemps 2008, pour une mise en scène de Rigoletto de Verdi, sous la direction musicale de Roberto Rizzi Brignoli. Le spectacle sera repris en 2010 à l’Opéra de Dijon. Au cours de la saison 2008-2009, il propose, avec la collaboration des Gémeaux à Sceaux, une nouvelle version du Canard sauvage d’Henrik Ibsen dans une version française qu’il cosigne avec Marion Bernède et qui est publiée aux Editions Actes Sud-Papiers. Il a fait découvrir avec l’Ensemble Philidor, début 2009, à la Maison de la Culture de Bourges et en partenariat avec le Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet, une version pour instruments à vents du Così fan tutte de Mozart dirigée par François Bazola. Cette version, saluée dès sa création, entame une longue tournée en France et à l’étranger. Le Festival d’Aix-en-Provence l’invite à présenter l’été 2009 une nouvelle version d’Orphée aux Enfers d’Offenbach avec l'Académie européenne de musique. Il retrouve à cette occasion Alain Altinoglu à la direction musicale. Le spectacle sera repris ensuite en tournée. A l’automne 2009, il crée à Dijon une adaptation du Lorenzaccio de Musset. A l’automne 2010, à La Coursive de La Rochelle, il créera Récit de la servante Zerline de Hermann Broch, avec Marilù Marini, dans une nouvelle version française de Marion Bernède, et, au printemps 2011, On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset, à la ComédieFrançaise. Il a, parmi ses projets d’opéra, Carmen de Bizet en décembre 2012 à l’Opéra Bastille, avec Philippe Jordan à la direction musicale, et Madame Butterfly de Puccini au Grand Théâtre de Luxembourg. Et, parmi ses projets de théâtre, Roméo et Juliette de Shakespeare, qui inaugurera le nouveau Théâtre de la Place à Liège en mars 2013. Il a été nommé en 2002 directeur fondateur de la Manufacture - Haute École de Théâtre de la Suisse romande dont le siège est à Lausanne, qui a ouvert ses portes en septembre 2003 et dont il a assumé la direction jusqu’en 2007. Il enseigne au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, à l’Ecole professionnelle supérieure d’Art dramatique de Lille, au Conservatoire régional de Rouen et au Théâtre national de Pékin. Il vient d’être nommé 5 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset au 1er janvier 2011 directeur du Centre dramatique Poitou-Charentes. Yves Beaunesne est artiste accompagné à la MCNN pour la création de L'Intervention de Victor Hugo. Note d’intentions : Comment dénoncer ce qu'on a adoré ? Comment ne plus être ce que l'on était ? Musset était romantique, il ne l'est plus. Musset croyait en l'amour, il se découvre trompé. Musset était confiant, il n'est plus que doutes. C'est un Musset blessé qui écrit à trois reprises cette pièce qui a connu 1836, 1848 et 1853. C'est une histoire qui va de Louis-Philippe à Napoléon III, en passant par la Révolution de Février. Trois Musset en un. Mais la question fondatrice est toujours la même : "A quoi rêvent les jeunes filles ?" La réponse, au bout du compte, à bout de course, est : "Au pouvoir." La pièce est construite comme un plan de bataille dont les généraux sont femmes. Au soir du combat il y a mort d'homme, et le jeune adversaire est vaincu sur le champ qu'il s'était lui-même choisi, le champ du romantique. Mais les armes ne sont pas l'antique honnêteté féminine ni la naïveté juvénile. Ce sont celles de la stratégie amoureuse moderne. On ne parle que de "batterie pointée" et de "glorieuse campagne." C'est de guet-apens dont il s'agit. C'est l'échec d'un mode séduction que Musset envoie ad patres : le cynisme de commande. Valentin se dit impitoyable ; il se découvre souffrant. Il se croit roué ; il n'est que dandy. Il se veut blasé ; il s'éprouve candide. La rouerie est chez Cécile, et aussi l'imparable lucidité de celle qui sape avec délices, amour et orgues. La rouerie de Musset, elle, est de faire évoluer ses personnages dans les lieux de l'intime pour mieux faire résonner en ces lieux mêmes les mouvements lointains des désordres sociaux. Avec comme pivots un oncle hollandais contorsionniste et une future belle-mère aristocrate catcheuse. Il y aura un prix à payer, le prix de toute transgression sociale : un mariage. Et c'est le neveu de négociant à l'âme noble qui se vendra à la bourgeoise jeune baronne. Il ne faut jurer de rien, et encore moins des femmes. 6 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset Musset, à chaque fois, rédige à la hâte une nouvelle pièce qui toujours décrit la précipitation, sa cause et ses effets. Ainsi ira mon choix entre les différentes versions de la pièce, des bribes de sa correspondance et des bouts de scènes détournés de ses pièces en un acte : voler à la hâte ce qui m'arrange et me dérange. Car c'est une course poursuite avec arrivées tumultueuses, brusques sorties, départs accélérés, chasses à l'homme et disparitions fugitives. Il faudra travailler sur ce mouvement perpétuel et cette torsion de la cohérence qui troublait tant Sainte-Beuve. Il est vrai que Musset se fout de la vraisemblance, a un faible pour l'ellipse et ne s'encombre pas des modes. Bref, il prépare le chemin à Büchner. L'esprit se construit systématiquement contre l'opinion. Ce Musset-là, c'est le mal d'être et le plaisir de vivre. Yves Beaunesne. « Sans le rire, il n’y a pas de tragédie » Notes sur la mise en scène : C’est la rencontre de la nostalgie et de la modernité qui fonde l’univers d’Il ne faut jurer de rien. Je situe l’intrigue au début du XXe siècle, dans un comptoir proche de Pondichéry, pour créer une passerelle entre l’ère romantique, la période d’avant-guerre et notre temps. Un comptoir loin du monde qui crée comme une île isolée à la manière du monde de La Dispute de Marivaux. A chaque époque son désenchantement. La nostalgie de la 7 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset pièce est rendue par la représentation d’un monde révolu. L’esprit de Tennessee Williams n’est pas étranger à cet univers, Musset et l’auteur américain ayant en commun le sens du tragique, violences et passions. Or l’époque que je voudrais montrer ressemble à celle de la génération Musset, pétrie d’espoirs et d’inquiétudes. L’un des paradoxes féconds de la pièce plonge le lecteur dans un XIXe siècle de fantaisie, mais réactualise tous les présents dès lors qu’on voit par-delà les quelques références historiques disséminées par Musset. J’essaye d’appliquer le principe mussétien au théâtre, formulé en tête d’A quoi rêvent les jeunes filles : « La scène est où on voudra ». La référence implicite aux débuts du cinéma et au théâtre de Tennessee Williams n’est pas un simple clin d’œil. Il s’agit de rappeler que ces années-là sont parfois considérées comme « romantiques », au sens où une certaine liberté gagnait la jeunesse, au sens où le besoin de vivre était ardent. La fin du XIXe et le début du XXe symbolisent une certaine fureur de vivre et la fièvre dans le sang. Le caractère atemporel de la pièce de Musset est toutefois souligné par le décalage entre les anciens et le duo des jeunes gens. Je prends le parti de ne pas tirer les anciens vers le farcesque des fantoches, mais plutôt de capter les réseaux d’affects qui unissent entre eux les membres d’une communauté. Les « parents » (la mère et l’oncle) ne sont pas de méchants automates, et doivent faire même preuve d’une certaine sobriété dans le comique, accréditant l’idée selon laquelle les rôles du théâtre de Musset sont souples à l’emploi, malléables à la scène. La dimension grotesque n’est pas absente de la lecture, mais c’est un grotesque sec, gris, papier froissé. Les anciens incarnent un clivage social auquel Musset était très attentif, entre la caste dominante intellectuellement (l’aristocratie), la caste dominante économiquement (la bourgeoisie), et la classe populaire, représentée ici par un curé de campagne. C’est la culture livresque contre la culture marchande et une forme de bon sens paysan. Musset insiste sur leur difficulté à communiquer. Tout en « dégurgitant » l’univers de Musset, il faut déplacer les enjeux d’un conflit dramatique qui est prêt à briser le destin de la jeunesse. Il faut faire le pari du « vrai » en n’enfermant pas les personnages de Musset dans une stéréotypie peu efficiente d’un point de vue dramatique et moral. Cécile et Valentin sont perçus dans leurs déchirements et leurs contrastes : les éducations de chacun, les besoins irrépressibles de vérité, de transparence, les désirs sensuels, les quatre cent coups de cette jeunesse inquiète se mue en fureur d’aimer et de 8 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset mourir. L’hybris – « Orgueil, le plus fatal des conseillers humains » –, comme dans la tragédie antique, condamne l’Homme à regarder sa condition dans les yeux de la mort. Musset invite à dépasser le clivage classicisme/romantisme ; derrière les affleurements de querelles adolescentes se dessinent les terribles choses de la vie. Entretien avec Yves Beaunesne : S.L. Pourquoi avoir choisi de mettre en scène Il ne faut jurer de rien après On ne badine pas avec l’amour et Lorenzaccio ? Etes-vous actuellement dans un « cycle Musset » ? YB. Je voulais monter Il ne faut jurer de rien pour raconter ces moments où les adultes ne sont pas là, laissant la jeunesse livrée à elle-même. Il ne faut jurer de rien représente un monde où les adultes, les parents ne sont pas là pour dire « oui » ou « non », et cette absence aboutit à toutes les tragédies. La pièce raconte aussi comment on se fabrique une première expérience, et ce qu’on fait de cette première expérience, décisive pour la suite de l’existence. Il ne faut jurer de rien a cela d’actuel qu’elle nous plonge dans l’idée d’une famille déchirée : Cécile n’a pas de père, Valentin n’a qu’un oncle, ils doivent construire leurs repères entre eux. C’est pourquoi, dans ma mise en scène, j’ai par exemple souhaité mettre l’accent sur le lien entre Cécile et l’abbé, qui tous deux évoluent dans l’environnement du château et sont proches de longue date. SL. Pourquoi avoir choisi comme cadre le début du XXe ? YB. J’ai le sentiment que les « anciens » de la pièce nous parlaient de la guerre qu’ils avaient connue, de cette expérience terrible qu’ils avaient vécue, période de privation à laquelle a succédé un vent de liberté et un besoin de dévorer la vie. Sans se rendre compte qu’une autre guerre point déjà à l’horizon. Les guerres laissent beaucoup de famille sans frère, sans père. J’ai choisi cet « ancrage » pour créer une atmosphère, non pour faire passer un message. Pour moi, ces années-là suggèrent une certaine fantaisie, la nécessité de tout remettre à plat. J’ajouterai également que je voulais aussi mettre l’accent sur la saison : l’été ; les jours raccourcissent bien qu’il fasse encore chaud. Il y a un côté nocturne du jour dans Il ne faut jurer de rien. 9 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset SL. Y a-t-il des indications particulières que vous avez données aux acteurs pour interpréter Musset ? YB. Nul acteur, nul metteur en scène ne peut aborder Musset sans certains préjugés. Or, je crois qu’il faut avoir le contact le plus brut qui soit avec lui : en se confrontant au texte, la matière pure et dure de son imagination créatrice. J’incite les acteurs à prendre le texte frontalement, en se défiant de ce mot redoutable : romantisme. L’interprète doit donc oublier la doxa (sur Musset, sur le romantisme), pour se défaire de préjugés et aborder Musset franchement. Avec Musset, je suis particulièrement sensible à son art de ponctuer qui donne un souffle au texte. Les envolées, les moments lyriques, le rythme sont toujours conduits par une très grande habileté à ponctuer – d’ailleurs dans les tirades, les points tardent toujours à venir, tandis que les exclamations sont nombreuses, de même que les interrogations. La prose de Musset met en valeur la formule de la période classique : protase, acmé, apodose. Techniquement, il faut négocier la montée en puissance, en s’appuyant sur la ponctuation de Musset et en la respectant. J’avais vu une mise en scène d’On ne badine pas avec l’amour où dans la dernière réplique prononcée par Camille – « Elle est morte ! Adieu, Perdican. » - les deux derniers termes « Adieu » et « Perdican » semblaient séparés par un point, ce qui produisait à peu près l’effet suivant : « Elle est morte, adieu. Perdican ! » Et la comédienne criait le nom de Perdican à la faveur d’une distorsion de la ponctuation. Une telle interprétation n’enrichit guère le sens. Je dirais que le théâtre de Musset exige presque des qualités de chanteur de la part de l’acteur, car pour accéder au naturel, il faut suivre sa prosodie finement travaillée. Il faut donc faire acte d’humilité quand on aborde Musset, se retirer en quelque sorte, pour laisser passer, laisser entrer la musique de sa prose. C’est là que le poète Musset s’exprime le mieux, quand on laisse la chance au texte de trouver sa respiration. Il a donc fallu trouver avec les comédiens une technique qui mette en valeur le caractère atemporel de sa langue, là où Musset se montre avant-gardiste. SL. Pensez-vous que la dimension tragique que vous voyez dans la pièce sous l’apparente légèreté parle au public d’aujourd’hui ? Y.B. J’ai en effet fait le choix de la gravité, même si le public, je l’espère, rira beaucoup, car je n’ai pas nivelé la part cocasse des anciens. Mais dans Il ne faut jurer de rien, le rire, c’est 10 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset aussi l’élément principal de la tragédie ; le tragique n’existe que parce qu’il y la présence du rire, qui permet d’avancer vers la tragédie. Je suis sûr que Florence Crick, Olivier Massart et Alexandre von Sivers ajouteront à la dimension comique de la pièce une part d'incongruité et de fantaisie qui favorise aussi l’émergence du tragique. Selon moi, Il ne faut jurer de rien n’est pas un drame ; le tragique domine, tout s’obscurcit progressivement. Et pourtant j’ai voulu qu’on sente, au-delà de la « poussée tragique », un printemps de la jeunesse qui transgresse les âges et les générations. Note de travail : Les vertiges d'une vie tourmentée Musset fait partie de mes amours d’adolescent. Je m’y suis attaché pour les mêmes raisons que celles qui m’ont conduit à le rejeter par la suite, me méfiant toujours plus d’un romantisme caricatural. Contrairement à l’image de Chateaubriand qu’on lui a accolée, ce n’est pas le poète maudit qui m’intéresse. La force de son écriture tient à la façon dont il y a mis sa propre chair, ce qui permet une réelle identification avec ses personnages, masculins ou féminins. Musset est une figure à part, captivante de par sa tendresse déchirée. Sa vie est une suite de hauts faits amoureux invraisemblables, c’était un Don Juan qui maniait la langue et l’esprit avec un pouvoir de séduction fascinant, et en même temps, cette vie est faite de ratages pitoyables, d’incompréhensions sans fin, de tristesse profonde. Son parcours, cyclothymique, en a fait un être difficile à appréhender. Sa correspondance, qui est d’une grande sincérité, nous rappelle à quel point sa personnalité était irradiante, il n’y a pas un nom du XIXe siècle qui n’ait eu une relation avec lui : tous les auteurs, de Sainte-Beuve à Victor Hugo ou Stendhal en passant par Lamartine, Mérimée, Vigny et bien sûr George Sand, les peintres, comme Delacroix, les musiciens, dont Liszt, Pauline Viardot, Offenbach, l’ont fréquenté. Mais il est vite apparu comme le mauvais garçon de l’époque. « Qui donc si je crie m’entendrait parmi la hiérarchie des anges ? Et en supposant que l’un d’eux me prenne sur son cœur, je succomberais de son existence trop forte. Car le beau n’est rien que le premier degré du terrible. Tout ange est effrayant » écrit Rilke dans sa première Élégie à Duino. Musset est un de ces anges maudits que nous croisons parfois dans nos vies, à la fois attirant et vénéneux, d’un pouvoir de fascination qui n’a d’égal que sa force de siphon. 11 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset Il vivait à une rapidité telle que personne ne pouvait rivaliser avec lui. À dix-sept ans, il écrivait déjà des choses invraisemblables de lucidité, d’envie et de déception, avec tout le despotisme de sa gourmandise, de son implacable besoin de vivre. Mais, comme le dit Offenbach, il est très vite devenu un véritable mort-vivant. À trente ans, sa vie était consumée après qu’il a écrit ses plus belles pièces, On ne Badine pas avec l’amour, Lorenzaccio, Les Caprices de Marianne, Fantasio, Il ne faut jurer de rien, et son grand roman, La Confession d’un enfant du siècle. Une exigence à toute épreuve Foncièrement anticlassique, Musset hérite d’une langue française de haute culture dans laquelle il introduit une liberté de ton inouïe, doublée d’une grande élégance. Musset maîtrise plusieurs langues étrangères et a une grande connaissance de la musique. Il s’inspire d’ailleurs de l’œuvre de Shakespeare qu’il lisait dans sa langue originale. Fort de cette érudition, il crée une rupture avec ses prédécesseurs tout en conservant une grande rigueur, comme en témoigne la tenue de sa ponctuation, extrêmement libre mais cohérente. L’acteur d’un Musset se retrouve face à une véritable partition musicale, avec des exigences techniques extrêmement précises. Dans cette langue, c’est le gaspillage, la perte qui donne de la valeur au résidu, au reste qui a survécu par grâce, distraction, hasard. Sans un peu de dissipation, le poète est avare, le vers prudent, la rime craintive. Mais il faut rentrer dans le lard du texte, sinon il vous égorge. Bien sûr dégraisser, mais même, l’os plutôt que la chair. Au regard de son renouvellement de l’écriture ancienne, je pense à la réflexion d’Arnold Schoenberg qui disait : "Bien des gens ne saisissant pas qu'il y avait eu évolution parlèrent de révolution." La liberté de ton de Musset est telle qu’il n’a jamais pu être du côté du pouvoir. Il s’en méfiait et s’est placé dans un rapport de force avec la censure qui l’a mené jusqu’à l’isolement le plus complet. S’il a été aussi peu représenté de son temps, c’est qu’il dépassait largement les conventions de l’époque. Quand il renonce à écrire pour la scène et prend le parti-pris d’un théâtre fait pour être lu, il publie ses plus grands textes sous le titre emblématique d’Un spectacle dans un fauteuil. Cette liberté lui a valu qu’ils ne soient montés qu’après sa mort. L’éducation et l'apprentissage de la vie 12 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset J’essaye de tisser un rapprochement historique fécond, en confrontant le début du XXe avec ce début du XIXe siècle et le développement d’un pouvoir industriel et financier modernes. Même si Musset ne s’est pas engagé en politique comme Victor Hugo, il confronte des classes sociales clairement définies dans une société libérale en pleine expansion. Cécile et Valentin, représentants de milieux où l’argent ne semble pas un problème, sont tenus par une éducation transférée, pour l’une à une forme de rigidité, pour l’autre à la vacuité d’une vie de garçon. Mais leur apprentissage de la vie, ils le font seuls, à travers un jeu de la vérité qui cause immanquablement des dégâts. L'engagement de Cécile et Valentin pour aller jusqu’au bout de leurs sentiments est bouleversant. Ils font leurs armes sur leur propre dos et en sortent immanquablement marqués, ce qui remet la notion de responsabilité au cœur de l’apprentissage. J’ai désiré retrouver une situation où la génération des parents est absente, représentative d'un manque d’échange et de confiance entre les générations - très fort dans cette pièce qui pointe du doigt une société reposant sur la loi du marché et sur un principe d’oligarchie avec des règles morales particulièrement hypocrites – tout autant que du chant des revendications profondes qui gronde sous les pavés, sur fond de conflits armés. Voilà des femmes et des hommes qui se posent de bonnes questions : comment vivre mes intuitions ? Qu’est-ce que la recherche de ma vérité implique ? Ce qui nous rapproche aujourd’hui de cette époque, c’est que nous vivons dans une société qui n’a pas besoin de nous, qui n’offre aucun futur, où tout s’achète. La vie de la plupart des êtres est un chemin mort et ne mène à rien. Mais d’autres savent dès l’enfance qu’ils vont vers une mer inconnue. C’est cette mer inconnue que recherchent éperdument ces personnages, des êtres sortis de la chair et du sang du poète, Chaque camp générationnel – jeunes et anciens – se rejoint dans une forme d’épicurisme et de cruauté. Je n’ai pas voulu exploiter le filon du grotesque que l’on lit parfois chez les anciens : ce sont de vrais caractères, avec les faiblesses de leurs forces. Comme par un effet de miroir, ils revivent leur enfance, avec ses chamailleries et sa violence. Ils ont leur souffre-douleur, tout comme les jeunes. Des deux côtés, la méchanceté est habitée d’une réelle jubilation à se battre à fleurets non mouchetés, à blesser l’autre par mots, par action et par omission. Mais surtout, des deux côtés, l’amour passe ou repasse, et on se met à espérer que cet amour soit un amour qui demeure. Cela se fait avec une part de rire, plus vive chez les anciens, plus cruelle chez les jeunes. Musset, qui s’oppose à tout ce qui mènera au mélodrame du XIXe siècle, s’en réfère 13 Le Carnet du Public – Il ne faut jurer de rien –Alfred de Musset aux maîtres, notamment Aristote pour qui la tragédie existe à condition qu’il y ait dans les éléments fondateurs les liens du sang et le rire. Sans le rire, il n’y a pas de tragédie. 14