SAPERE AUDE !1 L’apprentissage ne se décrète pas, il ne peut être qu’une subtile combinaison entre d’un côté la richesse d’un milieu capable de solliciter, permettre et fournir et d’un autre côté la disponibilité d’une personne à faire acte d’apprentissage. Dans une école du 3ème type, l’enseignant n’est pas un instructeur, il tend plutôt à devenir un médiateur dans la structure. A ce titre, les relations de dépendance à son sujet risquent d’altérer le potentiel éducatif du contexte pédagogique construit. Le texte qui suit étaye cette idée en soutenant une autorité didactique de l’enseignant. Alain MARCHIVE est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université Victor SEGALEN-BORDEAUX 2. Il fait partie du laboratoire de Didactique et anthropologie des enseignements des sciences et des techniques. Ses champs et thèmes de recherche sont l’anthropologie de l’éducation et l’ethnographie de l’école, la philosophie de l’éducation et l’histoire des idées. Dans le chapitre « Effets de contrat et soumission à l’autorité2 », il s’intéresse aux conditions qui font de l’autorité de l’enseignant des situations d’apprentissages pour les élèves. Dans la culture éducative, l’autorité de l’enseignant prend diverses formes. Elle peut être épistémique, c’est à dire relative aux savoirs en jeu et à l’asymétrie qui existe à leur sujet entre enseignant et élève. Elle peut aussi être déontique, ce qui correspond au domaine des injonctions, des règles de comportement, des devoirs. Elle peut enfin être charismatique, c’est à dire relevant de la personne même de l’enseignant. L’autorité épistémique est insuffisante lorsqu’elle est fondée sur la seule détention de savoirs et sur leur exhibition. Il lui manque tout le caractère didactique qui s’attache à la transmission de ces connaissances et à leur apprentissage par l’élève. L’autorité déontique, même si elle est nécessaire de par l’existence même de l’école est aussi insuffisante. L’injonction à participer, à s’engager dans une tâche ne se décrète pas. Il en est enfin de même pour l’autorité charismatique qui ne peut prétendre à elle seule fédérer toutes les conditions à l’apprentissage. En 1978, Guy BROUSSEAU a identifié le concept de contrat didactique qu’il définit comme l’ensemble des comportements du maître qui sont attendus par l’élève et l’ensemble des comportement de l’élève qui sont attendus du maître. Alain MARCHIVE émet l’hypothèse qu’un certain nombre de difficultés scolaires rencontrées par l’élève sont dues à la prégnance de ce contrat didactique. Pour exemple, Alain MARCHIVE rappelle le cas de Gaël, scolarisé pour la seconde fois en CE1 et rencontrant des difficultés en mathématiques. Celui-ci semble dans l’impossibilité d’outrepasser les consignes et explications données par l’enseignante, quitte à s’y trouver enfermé : pour résoudre un problème soustractif, il emploie à contre sens une addition en argumentant : « Je fais comme j’ai appris avec la maîtresse. » « Sur le plan des connaissances, il existe une attitude où la dépendance offre le bénéfice non négligeable d’une sécurité : la connaissance, c’est toujours la connaissance d’un autre 1 Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! TALBOT L., « Pratiques d’enseignement et difficultés d’apprentissage », ERES, Ramonville Saint Agne, 2005, pp 180 – 192. 2 qu’il s’agit simplement de s’approprier. Il n’y a plus à rendre raison de ce que l’on tient pour vrai autrement qu’en invoquant l’autorité à laquelle on se réfère. » Ainsi, dans les situations mathématiques rencontrées, Gaël retrouve un certain nombre de congruences qui l’incitent à reproduire un modèle sans pour autant être amené à s’y engager. Ce rapport défensif aux connaissances lui permet d’échapper à leurs constructions. Le contrat didactique qui se lie entre enseignant et élèves apparaît alors comme la trace des exigences habituelles du maître qui conduit l’élève à décoder ce qu’il faut faire, ce qu’on attend de lui, indépendamment d’un engagement dans le problème posé. L’assujettissement à la situation se double d’une soumission à l’autorité magistrale, interdisant toute forme de pensée autonome. Il en est de même pour ce que l’on nomme « l’effet Topaze », celui qui consiste à donner à un élève la réponse à un problème qu’il n’arrive pas à dépasser, action qui lui interdit du même coup d’apprendre. A défaut de construire des situations qui permettent à l’élève d’apprendre, l’enseignant est contraint de donner ou d’imposer la bonne réponse. Cette stratégie révèle au moins autant les difficultés pour le maître d’enseigner que les difficultés pour l’élève d’apprendre. Les difficultés rencontrées par les élèves ne dépendent donc pas toutes de caractéristiques qui leur sont propres ou relatives à leur contexte social ou culturel. Elles peuvent être issues des situations didactiques apportées par l’enseignant. Pour dépasser ces barrières d’apprentissages, Alain MARCHIVE propose de s’attacher au développement de situation adidactiques. Il n’y apparaît pas de manière explicite l’intention d’enseigner. L’élève cherche à se rendre maître d’une situation que l’enseignant a construite de telle façon qu’il ne puisse atteindre ce but qu’en mobilisant ou en construisant les connaissances fixées. C’est le concept de dévolution qui entre en jeu ici dans le sens où « plus le professeur dévoile ce qu’il désire, plus il dit précisément à l’élève ce qu’il doit faire, plus il risque de perdre ses chances d’obtenir et de constater objectivement l’apprentissage qu’il doit viser en réalité.3 » Ainsi donc, dès lors que l’autorité de l’enseignant implique des conduites de soumission, elle peut être considérée comme génératrice des difficultés de l’élève. A contrario, toute forme d’autorité qui suscite l’engagement volontaire de l’élève sans occulter les conditions didactiques nécessaires à l’appropriation des connaissances crée les conditions de réelles situations d’apprentissages. A partir du moment où un élève se soumet totalement à l’autorité de l’enseignant, celle-ci devient un obstacle à ses apprentissages : il y a confusion entre l’assujettissement à la situation et la soumission à l’autorité du maître. C’est pourquoi Alain MARCHIVE termine son propos en parlant d’autorité didactique qu’il définit comme la capacité de l’enseignant d’une part à obtenir la confiance et l’engagement de ses élèves et d’autre part à organiser et à faire vivre des situations adidactiques. Loin de se réduire à la personne de l’enseignant, à son pouvoir ou à ses savoirs, cette autorité didactique se déplace sur la situation d’enseignement et devient une des conditions de l’apprentissage de l’élève. Une situation adidactique est une situation d’apprentissage dans laquelle, « entre le moment où l’élève accepte le problème comme sien et celui où il produit sa réponse, le 3 BROUSSEAU G, « Théorie des situations didactiques », La Pensée sauvage, Grenoble, 1998. maître se refuse d’intervenir comme proposeur de connaissances qu’il veut voir apparaître. L’élève sait bien que le problème a été choisi pour lui faire acquérir une connaissance nouvelle, mais il doit savoir aussi que cette connaissance est entièrement justifiée par la logique interne de la situation et qu’il peut la construire sans faire appel à des raisons didactiques. Non seulement il le peut, mais il le doit aussi car il n’aura véritablement acquis cette connaissance que lorsqu’il sera capable de la mettre en œuvre de lui-même dans des situations qu’il rencontrera en dehors de tout contexte d’enseignement et en l’absence de toute indication intentionnelle.4 » Gérard VERGNAUD donne un exemple didactique d’une situation adidactique pour des élèves en CM1 qui doivent travailler sur la proportionnalité. Il utilise comme support un Tangram. « Il s’agit de découper les pièces dans du carton de façon à créer le même puzzle en plus grand tel qu’une longueur de 4 cm devienne une longueur de 7 cm sur le nouveau puzzle. Les élèves doivent trouver seuls comment découper les pièces du nouveau puzzle. Il faudra probablement plusieurs essais infructueux avant qu’ils élaborent un moyen sûr, qui donne la solution à tous les coups. L’enseignant, pendant ces essais et ces recherches, n’est là que pour les encourager mais ne donne aucun renseignement susceptible de les orienter vers une direction de solution, comme par exemple de leur faire remarquer qu’une longueur d’un des morceaux du puzzle original est double d’un autre du même puzzle. La proportionnalité des morceaux à découper est un moyen qui doit être élaboré entièrement par les élèves.5 » Ainsi, lorsque le puzzle est terminé, ce n’est pas le maître qui valide le produit mais bien la forme du puzzle qui est un carré ou pas. Dans une situation adidactique, c’est la situation de recherche qui suscite l’apprentissage. Le rôle de l’enseignant est d’apporter cette situation, d’en permettre la dévolution et d’entretenir le désir de s’y engager. Nous sommes bien ici dans le monde de la didactique dans le sens où d’une part il n’est nullement fait question de quelconque prise en compte de l’hétérogénéité dans le groupe et d’autre part la situation dépend grandement de l’introduction qu’en fait l’enseignant qui a pour intention l’appropriation de connaissances spécifiques, dans l’exemple donné, la proportionnalité. L’école du 3ème type est par essence adidactique. Elle a en plus la particularité que ce sont les enfants qui choisissent la plupart des situations qui vont faire l’objet de leur engagement, et que le rôle de l’enseignant n’est pas de penser la pertinence d’un support parmi d’autres mais plutôt d’entretenir la richesse d’un milieu permettant à la structure de la classe, par le processus d’auto-organisation, d’être un milieu perpétuel de sollicitations adidactiques. Dans les faits, répondre à un courrier Marelle, préparer seul ou avec d’autres une présentation, tenter de construire des objets roulants, faire une création maths, s’entraîner à une ceinture ou à un brevet, sont autant de situations correspondant à notre propos. Elles ont l’intérêt de ne pas dépendre de la tutelle de l’enseignant, de ne pas être guidée par quelconque protocole didactique, de trouver une évaluation dans la fin de l’activité, de permettre aux enfants des constructions de connaissances pouvant être mobilisés dans d’autres domaines de la vie de classe. BROUSSEAU Guy, « Théorisation des phénomènes d’enseignement des mathématiques, » Thèse de doctorat d’Etat, Bordeaux, 1986, p 39. 5 VERGNAUD G., « Apprentissages et didactiques : où en est-on ? », Hachette, 1994, p 75. 4