Cahiers français n°331 Le financement de l'économie Quels modes de financement pour les entreprises ? Gilles Jacoud, Professeur de Sciences économiques, CREUSET, Université Jean Monnet Saint-Étienne Pour réaliser leurs activités économiques, les entreprises doivent se procurer des moyens de financement fondés sur la mobilisation de fonds propres ou le recours à l'endettement. Ces deux options sont complémentaires ou substituables et chacune d'elles peut se décliner selon plusieurs modalités. Gilles Jacoud rappelle à cet égard les transformations récentes du système financier et il expose les raisons pouvant guider les choix de l'entreprise. Le bilan d'une entreprise représente une photographie de sa situation financière à un instant donné. Il prend la forme d'un document comptable divisé en deux colonnes : l'actif et le passif. L'actif recense l'ensemble des avoirs de l'entreprise tandis que le passif en indique les moyens de financement. Comme tous les avoirs de l'entreprise ont, sous une forme ou sous une autre, été financés, le montant de l'actif est nécessairement égal à celui du passif. Une entreprise qui se développe voit s'accroître la valeur des avoirs qu'elle détient à l'actif, qu'il s'agisse de biens fonciers ou immobiliers, de machines, de stocks ou de créances diverses. À cet accroissement de la valeur de l'actif correspond nécessairement un accroissement identique du passif : l'entreprise a mobilisé des moyens de financement qui ont permis de réaliser cet accroissement. Quels sont ces moyens de financement ? Le financement peut tout d'abord être assuré sur fonds propres, c'est-àdire à partir des ressources engendrées par l'activité de l'entreprise ou apportées par ses propriétaires. L'entreprise n'aura alors pas à rembourser ultérieurement les sommes utilisées. Mais l'entreprise peut aussi recourir à l'endettement en empruntant les fonds à des créanciers. Généralement, ces deux modes de financement se combinent, aussi le passif des entreprises correspond-il à la somme de leurs fonds propres et de leur endettement. Analyser les modes de financement des entreprises revient à déterminer les possibilités de rassemblement de fonds propres et d'emprunt auprès des créanciers ainsi que les modalités d'arbitrage entre ces solutions. Le financement sur fonds propres On distingue deux types de fonds propres : - les capitaux apportés par les propriétaires au moment de la constitution de l'entreprise ou lors d'une augmentation de capital : leur mobilisation correspond à un financement par le capital ; - les bénéfices non distribués qui permettent de procéder à un autofinancement. Le financement par le capital La première opération de financement d'une entreprise se réalise au moment même de sa constitution. S'il s'agit d'une entreprise individuelle, le propriétaire fournit le capital qui permettra d'acquérir les divers éléments de l'actif. Hormis le cas d'une entreprise publique, où c'est l'État qui est propriétaire, il est généralement difficile à un seul individu d'apporter un capital important. C'est pourquoi plusieurs personnes peuvent être amenées à réunir le capital au moment de la création d'une entreprise. Les droits attachés à cet apport de capital dépendent du statut juridique de l'entreprise créée. Dans le cas d'une coopérative, aucun propriétaire n'est en mesure de revendiquer des droits supérieurs à un autre en se prévalant d'un apport plus substantiel. En revanche, s'il s'agit d'une société, le pouvoir exercé dans l'entreprise et la rémunération seront intimement liés au montant apporté par chacun. Les modalités de constitution du capital diffèrent en fonction du type de société : - Dans les petites sociétés, où la personnalité des associés est importante, il convient d'éviter que l'un d'eux se trouve engagé contre son gré avec des personnes qu'il ne souhaite pas voir participer à la vie de l'entreprise. Le capital est pour cela divisé en parts sociales. Ces parts sont des titres de propriété que chaque associé détient en nombre proportionne] à son apport et qui" ne peuvent être cédés à des tiers qu'avec l'accord des autres associés. Une telle logique prévaut notamment dans les sociétés à responsabilité limitée (SARL), où le nombre maximal d'associés est limité à cinquante et où la cession des parts nécessite l'accord d'une majorité de ceux-ci. Si les contraintes imposées pour la cession des titres de propriété constituent un atout dans les petites entreprises, elles risquent de devenir un handicap pour le financement des grandes. Pourquoi en effet investir des fonds dans une entreprise si au moment de les retirer l'opération est rendue impossible par la multitude d'avis favorables à rassembler ? - Pour éviter cet écueil, les sociétés appelées à regrouper un grand nombre d'associés, comme les sociétés anonymes [SA], ont leur capital divisé en actions qui, contrairement aux parts, sont librement cessibles. Le financement par le capital ne se limite pas à la période de création de l'entreprise. Avec le temps, une société peut être amenée à procéder à une augmentation de capital pour développer son activité. Elle émet alors de nouvelles actions, achetées soit par les anciens propriétaires, soit par de nouveaux actionnaires qui viennent élargir le cercle des associés et donc des financeurs. Pour éviter que leur pouvoir ne se dilue, les anciens détenteurs de titres sont incités à souscrire à l'augmentation de capital proportionnellement au pourcentage de titres qu'ils détiennent. - Les entreprises publiques ont, elles aussi, recours à l'augmentation de capital. L'émission de nouvelles actions pose toutefois un dilemme à l'État. Soit il achète lui-même les nouveaux titres émis, mais dans ce cas il faut qu'il dispose de ressources suffisantes pour financer l'augmentation de capital, soit il ouvre le capital au secteur privé, au risque de voir se réduire son pouvoir de contrôle sur l'entreprise. La France a contourné cette difficulté par la création en 1983 des certificats d'investissement, titres assimilables à des actions sans droit de vote, qui ont permis de recourir à des financements privés sans que l'État ait à renoncer à ses prérogatives en matière de contrôle des entreprises publiques. Des entreprises privées ont ensuite émis elles aussi ce type de titre. Les actions, qu'elles aient été acquises lors de la constitution de la société ou lors d'une augmentation de capital, peuvent être quotidiennement revendues et rachetées sur le marché financier. Leur cours, qui fait l'objet d'une cotation officielle si la taille de la société lui permet de répondre aux exigences de diffusion de l'information sur sa situation comptable et financière, varie en fonction des offres et des demandes dont elles font l'objet. La capitalisation boursière, qui correspond au nombre d'actions multiplié par leur cours, rend ainsi compte de la valeur estimée de l'entreprise. L'autofinancement Le développement de l'activité de l'entreprise permis par l'augmentation de capital favorise l'accroissement des bénéfices, lesquels seront distribués aux propriétaires du capital sous forme de dividendes. L'entreprise n'est toutefois pas tenue de distribuer tout ou partie des bénéfices. Elle peut choisir de les réinvestir dans son activité productive. Le financement des opérations réalisées par cette voie correspond à un autofinancement ou financement interne, par opposition aux autres modes qui font appel à des ressources extérieures à l'entreprise. Cette décision ne lèse pas les actionnaires puisque Pabserfce de dividendes est compensée par le fait que la valeur de l'entreprise dont ils sont propriétaires s'accroît du montant des bénéfices réalisés puis réinvestis. Les actions qu'ils détiennent prennent de la valeur et ils percevront une plus-value s'ils décident de les liquider sur le marché. La possibilité de recourir plus ou moins fortement à l'autofinancement dépend de la façon dont la valeur ajoutée, c'est-à-dire la richesse créée par l'entreprise, est répartie. La valeur ajoutée se partage entre trois types d'agents : les salariés sous forme de salaires et cotisations (la somme totale des salaires et cotisations sociales constituant la masse salariale), l'État sous forme d'impôts sur la production et l'entreprise elle-même sous forme d'excédent d'exploitation. Toutes choses égales par ailleurs, une compression de la masse salariale ou des impôts sur la production accroît l'excédent d'exploitation et renforce par conséquent le montant de l'autofinancement potentiel. Le recours à l'endettement Les entreprises ne financent pas leurs activités uniquement sur fonds propres. Elles peuvent aussi faire appel à des créanciers et s'endetter. Deux modalités sont possibles : - l'emprunt auprès des établissements de crédit, qui constitue une opération de financement indirect ou intermédié ; - l'emprunt sur le marché des capitaux, qui constitue une opération de financement direct ou désintermédié. L'emprunt auprès des établissements de crédit... En s'endettant dans le cadre d'une relation bilatérale avec un établissement de crédit, une entreprise obtient un financement complémentaire à celui qu'elle opère sur fonds propres. Une très grande diversité de prêts lui permet de se procurer des ressources appropriées au projet à financer. Pour de simples besoins de trésorerie à court terme, un découvert en compte courant peut suffire à pallier un décalage temporaire et une large gamme de crédits est utilisable pour faire face à des besoins passagers. Les modalités de crédit varient en outre en fonction des avoirs que l'entreprise fournit en garantie. Par une opération d'escompte, elle cède par exemple un effet de commerce à l'établissement de crédit qui lui apporte des liquidités. Par l'affacturage, elle va jusqu'à se décharger du recouvrement des créances qu'elle détient et n'en supporte plus les pertes éventuelles. Le financement des investissements est lui aussi possible par recours au crédit, le patrimoine de l'entreprise servant généralement de garantie. Comment l'établissement de crédit se procure-t-il lui-même les sommes qu'il prête à l'entreprise ? Une première possibilité consiste pour lui à collecter les sommes disponibles auprès des agents à capacité de financement. Les dépôts et placements effectués par les ménages sont ainsi mobilisés pour accorder des prêts aux entreprises. Le grand nombre de déposants assure en outre à l'établissement de crédit que la probabilité de voir tous les déposants retirer leurs fonds en même temps est extrêmement faible. Aussi, bien qu'étant éventuellement engagé à court terme vis-à-vis de sa clientèle de déposants, il peut se permettre de mobiliser les sommes collectées pour accorder des prêts à une échéance plus longue. Cette opération d'intermédiation a deux avantages : tout d'abord, elle permet de financer des opérations à long terme à partir de sommes disponibles à court terme ; ensuite, elle permet de concilier les attitudes asymétriques des épargnants et des investisseurs face au risque, en rendant possible le financement de projets par nature risqués à partir de placements non risqués. L'intermédiation ne nécessite toutefois pas nécessairement le recours à l'épargne des déposants. Les banques ont en effet un pouvoir de création monétaire. Lorsqu'elles accordent un crédit à une entreprise, elles n'ont pas besoin de disposer au préalable de la somme qu'elles prêtent. Le crédit est accordé sous une forme scripturale : un simple jeu d'écritures conduit à créditer le compte de l'établissement bénéficiaire du prêt. La monnaie fournie à l'entreprise apparaît ainsi sous une forme immatérielle au moment même où le crédit est octroyé. Certes, les éventuels retraits de billets ou les paiements effectués par l'entreprise obligeront la banque à se refinancer en monnaie centrale pour une partie de la monnaie créée, mais l'intermédiation n'en correspond pas moins à une véritable création de liquidités réalisée par l'établissement de crédit. Le large recours à l'emprunt auprès des établissements de crédit caractérise une économie d'endettement, situation qu'a connue la France jusqu'à la fin des années 70. A partir des années 80, en délaissant le financement indirect auprès des intermédiaires que sont les établissements de crédit au profit d'un financement direct sur les marchés de capitaux, la France est progressivement entrée dans une économie de marchés de capitaux. ... ou sur les marchés de capitaux Les marchés de capitaux favorisent la confrontation entre l'offre des agents à capacité de financement et la demande des agents à besoin de financement. Ces derniers émettent des titres que les premiers achètent. C'est non seulement le cas pour les titres de propriété comme les actions, mais aussi pour les titres de dette [ex : obligations] par lesquels les entreprises peuvent emprunter sans recourir aux services des établissements de crédit. Pour leurs besoins à court terme, les entreprises peuvent se financer directement sur le marché monétaire. En France, alors que ce marché était auparavant réservé aux banques et à quelques autres établissements pour leur refinancement en monnaie centrale, il a été élargi dans les années 80 à d'autres intervenants. Aux bons du Trésor émis par l'État et aux certificats de dépôt émis par les institutions financières s'ajoutent désormais les billets de trésorerie émis par les entreprises. Si ce financement présente l'avantage de faire bénéficier les entreprises des taux du marché, a priori moins élevés que ceux exigés par les établissements de crédit qui incluent leur propre rémunération, il suppose néanmoins que les entreprises qui y recourent aient une taille importante. Au moment de l'ouverture du marché monétaire, le montant minimal d'un titre émis était d'un million de francs, soit environ cent cinquante mille euros actuels, ce qui ne rend guère possible l'accès des petites entreprises à ce marché. laquelle ils ne prennent pas part, ou souhaiter une perception régulière de revenus dont les priverait le réinvestissement des bénéfices. Mais une autre considération essentielle peut les faire pencher pour un financement par endettement. Pour les emprunts à long terme, les entreprises émettent des obligations. Elles reposent sur le principe d'un fractionnement de l'emprunt pour le rendre plus facilement accessible au public. Comparativement à l'actionnaire, qui détient un titre de propriété, l'acquéreur d'une obligation détient un titre de créance. Traditionnellement, cette créance procure un intérêt fixe, contrairement au dividende qui est lié aux bénéfices et à la politique de l'entreprise, et est remboursable à une échéance déterminée. Ces propriétés initiales des obligations ont toutefois tendance à s'estomper avec le recours à des titres hybrides, empruntant des caractéristiques à la fois aux actions et aux obligations. D'un point de vue financier, ce qui intéresse les détenteurs du capital, c'est ce que rapporte l'activité de l'entreprise par rapport aux fonds qu'ils ont engagés dans celle-ci. Ils sont sensibles à la rentabilité financière, c'est-à-dire à la partie de l'excédent d'exploitation qui leur revient rapportée aux fonds propres qu'ils ont apportés. Or, par un effet de levier, tout emprunt souscrit à un taux d'intérêt inférieur à la rentabilité économique (l'excédent d'exploitation rapporté à l'actif) élève cette rentabilité financière. Les choix de financement Parmi les diverses modalités de financement qui s'offrent à elles, qu'est-ce qui détermine les choix des entreprises ? Si le financement sur fonds propres est incontournable, le recours à l'endettement peut présenter une opportunité. Un financement sur fonds propres incontournable Le financement par le capital présente un double avantage pour l'entreprise : contrairement aux emprunts, il n'y a pas d'engagement de rémunération à verser ni de remboursement à prévoir à une échéance donnée. En outre, comme les créanciers récupèrent leurs fonds en priorité par rapport aux détenteurs du capital en cas de liquidation, l'existence du capital représente une garantie pour les créanciers. Ils acceptent d'autant plus facilement de prêter à l'entreprise que son capital est important. La différence de situation entre les créanciers et les détenteurs du capital justifie une différence de rémunération entre les deux, la rémunération des seconds incorporant une prime de risque supérieure à celle des premiers. Le recours au capital est indispensable pour une entreprise en création et une augmentation de capital est à attendre dès lors que l'entreprise se développe. Les excédents qu'elle dégage semblent devoir assez logiquement servir à un autofinancement. Techniquement, c'est la solution de financement la plus simple puisqu'elle ne nécessite ni un nouvel appel aux détenteurs du capital ni la recherche de nouveaux prêts, que ce soit sur les marchés de capitaux ou auprès des établissements de crédit. Elle est susceptible de satisfaire les propriétaires non seulement parce qu'ils récupèrent sous forme de plusvalues les bénéfices qui ne leur sont pas distribués sous forme de dividendes, mais aussi parce que dans bon nombre de pays la plus faible imposition des plus-values par rapport aux dividendes rend l'opération fiscalement avantageuse. Même les créanciers ne sauraient s'en plaindre puisque l'autofinancement accroît leurs garanties, l'actif se renforçant relativement aux dettes. Si ces arguments plaident en faveur d'un recours aux financements sur fonds propres, l'appel aux créanciers ne saurait pour autant être écarté. L'opportunité du recours à l'endettement Le financement sur fonds propres ne donne pas systématiquement satisfaction aux détenteurs du capital. Ceux-ci peuvent craindre la perte de leur pouvoir dans l'entreprise qu'occasionné toute augmentation de capital à Ce mécanisme s'explique très simplement. Supposons une entreprise dont l'actif, d'une valeur de 100 unités monétaires, est entièrement financé sur fonds propres. Si elle dégage un excédent d'exploitation de 10, soit une rentabilité économique de 10 %. Ce pourcentage correspond à la rémunération des apporteurs du capital. Supposons maintenant que cet actif de 100 soit financé pour moitié (50) sur fonds propres et pour moitié (50) par un emprunt contracté au taux de 4 %. Les 10 d'excédent d'exploitation ne reviendront pas intégralement aux détenteurs du capital puisqu'il faudra verser 50 x 4 % = 2 d'intérêt aux créanciers. Il ne reste plus que 8 pour les détenteurs du capital. En revanche, ces 8, rapportés aux 50 de capital apporté, représentent une rentabilité financière de 16 %, supérieure à celle qui résultait de la situation initiale. Le recours à l'emprunt améliore la rémunération du capital apporté par les propriétaires. Il les met toutefois à la merci d'une variation du taux d'intérêt qui, s'il devenait supérieur à la rentabilité économique, détériorerait leur situation. Plus que le choix de la structure de financement, c'est celui du projet à financer qui est important. Compte tenu des interconnexions entre les marchés de capitaux et les établissements de crédit, ainsi que des arbitrages possibles, une modalité de financement ne saurait se révéler durablement avantageuse ou pénalisante en comparaison avec une autre. Si l'actif de l'entreprise est rentable, les apporteurs de capitaux trouveront avantage à la financer quel que soit le choix opéré au passif. Franco Modigliani et Merton Miller ont montré en 1958 que sous certaines hypothèses, la valeur de l'actif économique que représente une entreprise dépend uniquement de la pertinence des investissements réalisés et non de la manière dont ils sont financés, ce qui revient à dire qu'il n'existe pas de structure de financement optimale résultant du partage entre financement sur fonds propres et par endettement. En effet, toute hausse de la dette de l'entreprise augmente le risque donc diminue la valeur des actions, de telle sorte que tout déséquilibre dans la création de la valeur produite par l'un ou l'autre des modes de financement engendre des arbitrages qui rétablissent l'équilibre.