Il manque en effet dans le marxisme une psychologie, une théorie des motivations des sujets. Ou plutôt, le marxisme
n'apporte sur ce point que des éléments partiels de théorie6. Si le marxisme a critiqué et dépassé les théories utilitaristes et
contractualistes grâce à une approche en termes de rapports sociaux de production et d'histoire des forces productives, il a
largement partagé l'incapacité de ces théories à comprendre radicalement la logique des motivations des sujets.
Cette cécité sociopsychologique de la tradition des Lumières, c'est surtout Nietzsche, puis d'une part la psychanalyse,
d'autre part la phénoménologie, qui ont apporté les moyens de la guérir.
Pour comprendre la société par la psychanalyse, comprendre la psychanalyse par la phénoménologie
Notre recherche consiste pour une bonne part à expliciter la portée sociologique de la psychanalyse (ce qui, on y
reviendra, nécessite non seulement une théorie de l'inconscient, mais aussi une théorie du conscient, assez peu élaborée chez
Freud). Or nous avons constaté d'une part que pour ce faire il est nécessaire d'intégrer la psychanalyse dans une optique
phénoménologique, et d'autre part que la plupart des concepts et des perspectives qui apparaissent dans cette entreprise ont
une .grande parenté avec ceux formulés par Nietzsche.
Avant de présenter ces concepts sociopsychanalytiques, il nous semble utile de dire quelques mots de la façon dont nous
les avons découverts.
Eléments d'autobiographie d'un questionnement
En effet, ces concepts se sont présentés à nous comme des réponses adéquates aux difficultés, lacunes et
imprécisions que manifestent les théories sociologiques dans la compréhension des processus idéologiques. Un retour sur ce
questionnement fera mieux sentir, croyons-nous, l'intérêt de notre approche. Après tout, même s'il s'avère après discussion
que nos thèses sont fausses (ou pire, indécidables, comme le sont souvent les produits des raisonnements spéculatifs) au
moins auront-elles servi à mettre en relief certains problèmes euristiques.
De la difficulté à rendre raison des processus idéologiques, les approches sociologiques du sacré et de la religion sont le
meilleur exemple. Ainsi, lorsque Pierre Bourdieu étudie le champ religieux7 comme champ de concurrence entre plusieurs
entreprises de salut, son analyse, si éclairante soit-elle, ne nous dit pas pourquoi après tout il y a de la religion, ni ce qu'est la
religion. Les tentatives, comme par exemple celle de Durkheim8, ou celle de Marx9, pour comprendre la religion comme
l'expression d'autre chose qu'elle-même, nous laissent aussi insatisfaits : en expliquant comment un contenu social s'exprime
dans une forme religieuse, on n'explique pas comment une forme religieuse est en général possible ; en analysant les
fonctions du sacré dans la société, on n'explique pas ce qu'est en lui-même le sacré.
Or, comme on le sait, la théorie freudienne de la religion rend compte du caractère à la fois fictif, déréaliste, et
ordonnateur, illusoirement fondateur des croyances sacrées et des mythes : si les fictions sacrées sont une traduction
collective des fantasmes, et ,si les fantasmes fondent et ordonnent depuis l'inconscient les comportements de l'individu, on
peut comprendre que les hommes aient besoin de reconnaître à des fictions sacrées le pouvoir de fonder et d'ordonner les
comportements collectifs.
Or en lisant les textes de Serge Leclaire, nous y avons trouvé des concepts qui permettent à la fois d'étendre et de
préciser considérablement l'approche psychanalytique de la religion (et plus généralement des croyances et rituels collectifs).
On peut notamment expliquer la ritualité de la vie sociale à partir du concept de lettre. Si l'on considère les signifiants
sociaux comme autant de métaphores des lettres* de l'inconscient, c'est-à-dire des signifiants fondamentaux de la
jouissance*, on comprend l'attachement rituel à la forme même des signifiants sociaux, au-delà de leur fonction manifeste,
par exemple, utilitaire. Chez Leclaire, la jouissance est vue essentiellement comme une expérience d'excès, de rupture de
l'ordre signifiant, et la lettre est à la fois ce qui permet un accès au souvenir de la jouissance et ce qui interdit la jouissance.
Dans cette optique, on comprend le rôle fondateur de la transgression dans l'histoire des sociétés10 : si les désirs tendent à
répéter les formes de l'ordre signifiant, ils tendent aussi les transgresser vers la jouissance, et dans ces expériences peuvent
s'établir de nouveaux signifiants, de nouveaux rites. C'est ainsi notamment que l'on peut comprendre le prophétisme comme
appel à une transcendance qui bouleverse et refonde l'ordre du monde.
Nous avons donc adopté la théorie de la lettre selon Serge Leclaire parce qu'elle rend parfaitement lisible le
fonctionnement religieux de l'ordre social.
Allons plus loin : Leclaire montre comment dans la petite enfance c'est l'intervention d'autrui, guidée par son désir, qui
tout en provoquant la jouissance, inscrit dans la mémoire du sujet les lettres de cette jouissance. Ainsi la stabilité de la lettre,
son autorité de signifiant fondamental, sont garanties par le souvenir d'autrui dans l'inconscient. Par là, on comprend
pourquoi l'expérience du sacré, du “ tout-autre ”, selon le mot de Rudolf Otto, s'exprime le plus souvent par la croyance en
un autrui transcendant, en un dieu. La relation du sujet à autrui et à sa propre jouissance sont indissolublement liées. A ce
titre l'ordre de la chair* est social en son origine même. Et on comprend aussi par là que la coappartenance charnelle, qui fait
le fond de la relation à autrui, est inéluctablement marquée par l'expérience d'une altérité indicible, d'une différence qui
échappe à l'ordre signifiant.
L'intervention d'autrui pour provoquer la jouissance (ou plus généralement l'expérience excessive) et pour imposer les
signifiants sociaux comme lettres de la jouissance apparaît donc comme le moment fondateur (inéluctablement violent) de la
relation sociale et de la constitution du psychisme des individus. Or ce moment est clairement reconnaissable dans ce que les
ethnologues appellent les rites d'initiation. La théorie de la lettre rend donc parfaitement lisible l'efficace psychique et sociale
des rites d'initiation : on peut les interpréter comme des cérémonies où la collectivité s'efforce de contrôler l'inscription de la
lettre, en intégrant les individus à un univers signifiant, constitué le plus souvent sur le mode mythique. A partir de là, nous
avons entrepris de comprendre en général la production sociale de la subjectivité sur le modèle des rites d'initiation.
Exposons maintenant un résumé des résultats de cette recherche.