nº 2002-01

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CAHIERS
D'ÉPISTÉMOLOGIE
Publication du Groupe de Recherche en Épistémologie Comparée
Directeur: Robert Nadeau
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal
Règles négatives et évolution
Paul Dumouchel
286e numéro
Cahier nº 2002-01
http://www.philo.uqam.ca
Cette publication, la deux cent quatre-vingt-sixième de la série, a été rendue possible grâce à la contribution
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Dépôt légal – 1e trimestre 2002
Bibliothèque Nationale du Québec
Bibliothèque Nationale du Canada
ISSN 0228-7080
ISBN: 2-89449-086-0
© 2002 Paul Dumouchel
Ce cahier de recherche a été publié grâce à l’assistance éditoriale de Guillaume Rochefort-Maranda, étudiant
au programme de maîtrise en philosophie à l’UQÀM.
Règles négatives et évolution
Paul Dumouchel
Département de philosophie
Université du Québec à Montréal
Case postale 8888, succ. Centre-ville
Montréal (Québec)
Canada H3C 3P8
Internet: [email protected]
RÉSUMÉ: Je propose de lire la distinction hayékienne entre systèmes de règles de conduites et
ordre sociaux dans le mécanisme de l’évolution culturelle à la lumière de la distinction en
biologie entre génotype et phénotype. Ce choix méthodologique permet d’apporter réponse à
deux question importantes: celle de la place de la sélection de groupe dans l’explication
hayékienne et celle du caractère lamarckien ou non de l’évolution culturelle. Cela permet aussi de
résoudre deux problèmes centraux des modèles darwinien de l’évolution sociale liés à la question
de la transmission des contenus culturels.
ABSTRACT: I propose to treat the distinction between systems of rules and social orders made
by Hayek in the context of cultural evolution as similar to the biological distinction between
genotype and phenotype. This methodological choice allows one to answer two fundamental
questions: the place of group selection in Hayek’s model and the lamarckian character or not of
cultural evolution. It also allows one solve two central problems of darwinien models of social
evolution linked to the transmission of cultural contents.
4
I
l n'existe, à ma connaissance, qu'un seul texte de Hayek entièrement consacré à l'analyse
conceptuelle du mécanisme de l'évolution culturelle. Il s'agit du chapitre 4 des Studies in
Philosophy, Politics and Economics
(Hayek 1967, p. 66-81) intitulé "Notes on the
Evolution of Systems of Rules of Conduct." Selon ce texte le mot ‘règle’ est "utilisé pour
représenter un énoncé par lequel peut être décrit une régularité du comportement de certains
individus." Peu importe, ajoute Hayek, si les individus connaissent au sens propre, c'est-à-dire,
s'ils sont conscients de la règle qu'ils suivent, ou s’ ils agissent simplement en accord avec elle
(Hayek 1967, p. 67)1. Le premier volume de Law, Legislation and Liberty (Hayek 1973, p. 43)
reprend à quelque chose près cette même définition des règles. Ce sont ces règles, nous dit
Hayek, qui sont culturellement transmises d'individu à individu et l’on doit penser que ce sont
elles qui sont sélectionnées par le mécanisme de compétition entre les ordres sociaux, en raison
des avantages qu'elles confèrent aux différents groupes qui en sont les porteurs. Nous avons donc
trois termes dans le processus hayékien de sélection culturelle: les règles, les ordres sociaux et les
groupes. La différence faite par Hayek entre ce qui est sélectionné et les éléments du mécanisme
par lequel la sélection s'effectue anticipe, nous le verrons plus loin, certaines distinctions
introduites récemment par les biologistes et les philosophes de la biologie dans l'analyse
conceptuelle du processus de sélection2. Or cette différence est manifestement importante aux
1
. Sauf indication contraire les traductions des textes de Hayek sont de moi, Paul Dumouchel.
2
. Par exemple, la distinction entre 'reproducteur' et 'véhicule' introduite par Dawkins (1982) ou celle plus ou
moins équivalente entre 'reproducteur' et 'interacteur' faite par Hull (1988) ou même, quoique de façon différente, la
distinction faite par Sober (1984) entre 'sélection de' et 'sélection pour'. Un ‘interacteur’ comme son nom l’indique
est ce qui interagit avec l’environnement et qui par cette interaction rend possible la sélection. Biologiquement
l’interacteur correspond grosso modo au phénotype. Le ‘reproducteur’ est ce qui à proprement parler est reproduit,
le gène, la séquence d’ADN par opposition aux phénotypes, aux organismes qui sont tous différents. L’importance
théorique de cette distinction en biologie est que seuls les reproducteurs parce qu’ils sont reproduits presque à
5
yeux de Hayek, puisqu'il la répète à trois reprises dans "Notes on the Evolution of Systems of
rules of Conduct" (Hayek 1967, p. 67, p. 71, p. 78) et qu'on la retrouve encore dans Law,
Legislation and Liberty (Hayek 1973, p. 44) ainsi que dans The Fatal Conceit (Hayek 1988,
p.14 & 16). Plus même, Hayek consacre une section entière, la deuxième, de "Notes on the
Evolution of the Systems of Rules of Conduct" à une analyse en neuf points de la distinction
entre les règles de conduites et l’ordre d’action du groupe (the order of action of the group and
the rules of conduct). Tout porte à croire donc qu’il ne s'agit pas là d'une distinction faite en
passant, et sur laquelle il serait revenu par la suite, mais au contraire d’une pièce essentielle de sa
compréhension du mécanisme de l’évolution culturelle.
Dans la suite de cet article, je me propose d’analyser la conception hayékienne de
l’évolution culturelle en prenant comme point de départ cette distinction fondamentale entre
règles de conduites et ordre social. Celle-ci suggère une mise en rapport des mécanismes de
l’évolution biologique avec ceux de l’évolution culturelle. En effet les neuf points de la section
deux qui expliquent la différence entre ‘systèmes de règles’ et ‘ordres sociaux’ laissent à penser
que Hayek conçoit cette différence un peu à la manière de la distinction faite en biologie entre
génotype et phénotype. Plus précisément donc, je me propose de relire “Notes on the Evolution
of Systems of Rules of Conduct” ainsi que la théorie hayékienne de l’évolution culturelle comme
si la distinction entre règles de conduites et ordres sociaux équivalait à la distinction entre
génotype et phénotype. Le comme si indique qu’il s’agit là d’un choix méthodologique dont la
l’identique peuvent faire l’objet d’une sélection au sens propre. Même si les interacteurs sont en un sens ce qui est
choisit, ils ne sont pas l’objet de la sélection parce qu’ils sont détruits à chaque génération et ne peuvent de ce fait
donner lieu au phénomène d’accumulation statistique typique de l’évolution. Quelques difficultés que puisse
présenter une telle façon de concevoir l’évolution biologique il est intéressant de noter que c’est à l’occasion de
tentative de proposer une théorie générale des phénomènes évolutifs dans quelque domaine que ce soit, biologique
ou autre, que Hull (1988) et Dawkins (1982) ont tous les deux développé les distinctions entre ‘reproducteur’,
‘véhicule’ et ‘interacteur’.
6
valeur est heuristique et exégétique.
Un choix qui repose sur l’hypothèse d’une influence
conceptuelle de la biologie évolutionniste sur Hayek, mais qui ne suppose pas nécessairement
d’analogie réelle entre l’évolution biologique et l’évolution culturelle3. Le premier avantage
d’une telle approche, c’est qu’elle permet de résoudre deux difficultés d’interprétation de la
théorie hayékienne de l’évolution sociale et culturelle. Premièrement la question de la place de la
sélection de groupe au sein de cette théorie et deuxièmement, celle du caractère lamarckien ou
non de l’évolution culturelle.
Cette approche crée cependant en revanche une difficulté
importante pour l’interprétation du texte d’Hayek, celle de comprendre comment les règles ainsi
conçues peuvent être transmises d’individus à individus. En conséquence, les bénéfices de cette
approche ne sont peut-être pas purement exégétiques. Au delà de l’interprétation exacte du texte
de Hayek la comparaison comme si avec l’évolution biologique peut nous informer au sujet de
certaines difficultés de toute explication des phénomènes culturels qui reprennent la structure
conceptuelle de la biologie évolutionniste4.
*
*
*
Hayek invoque trois raisons pour lesquelles il importe de distinguer entre les règles et les
ordres d'actions (orders of actions) auxquels elles donnent naissance. Premièrement, les ordres,
nous dit-il, peuvent être observés et décrits sans qu'il soit nécessaire de connaître les règles dont
3
. Je veux dire par là que même si on admet l’hypothèse d’une influence conceptuelle de la biologie
évolutionniste sur la conception hayekienne de l’évolution culturelle on n’est pas tenu d’en conclure que Hayek
pensait que l’évolution culture était en fondamentalement semblable à l’évolution biologique. Il n’est pas possible
dans le cadre de cet article de justifier textuellement, par exemple par l’analyse détaillé de la section deux de “Notes
on the Evolution of Systems of Rules of Conduct” (Hayek 1967, p.68 & 69), le bien fondé de ce point de départ
méthodologique. Il faudra donc juger de sa valeur à la lumière de la lecture qu’il permet du texte de Hayek.
4
. Il s’agit d’un type d’explications important en tant qu’idéal plutôt que par le nombre de ses représentants.
En effet, outre Hayek, je ne vois guère qu’un seul autre candidat sérieux, les travaux de David Hull (1988) sur
l’épistémologie évolutionnaire.
L’hypothèse des ‘mèmes’ proposée par Richard Dawkins (1976) est
malheureusement demeurée dans ses propres travaux à l’état de proposition intéressante mais vague et la plupart des
7
ils proviennent. Deuxièmement, le même ordre peut, en principe du moins, résulter de deux
ensembles de règles ou plus. Troisièmement, dépendant des circonstances un même ensemble de
règle peut donner naissance à des ordres différents, plus ou moins bénéfiques selon le cas. Toute
règle de conduite individuelle, nous dit-il, "peut se révéler avantageuse en tant que membre d'un
ensemble de règles, ou dans un ensemble de circonstances externes, et désavantageuse en tant
que membre d'un autre ensemble de règles, ou d'un autre ensemble de circonstances externes"
(Hayek 1967, p. 68). Or quiconque est familier de l'explication biologique de la sélection ne peut
manquer d'être frappé par l'analogie: les règles sont aux ordres plus ou moins ce que les gènes
sont aux phénotypes.
Premièrement, les phénotypes peuvent manifestement être observés sans qu'il soit
nécessaire de connaître les gènes ou les génotypes qui les déterminent. Deuxièmement, comme
le montre clairement la théorie des mutations neutres de Kimura, deux ensembles de gènes
différents peuvent donner lieu au même phénotype. Troisièmement, dans des environnements
différents les mêmes gènes s'exprimeront de façons différentes; il donneront lieu à des
phénotypes distincts. De plus, le même phénotype n’a pas le même degré d’adaptation (fitness)
dans tous les environnements. Hayek insiste aussi sur le fait que ce qui est utile à la conservation
du groupe ce ne sont pas les régularités d'actions des individus, mais l'ordre général qui en
découle.
Or il est intéressant que le texte de Hayek reproduise ici une difficulté ou du moins une
ambiguïté classique en biologie évolutionniste et qui a donné lieu au débat au sujet de l’unité de
analyses de la culture qui prétendent appliquer les modèles explicatifs de la biologie évolutionniste en restent à une
analogie superficielle et n’ont pas donné lieu à des résultats nouveaux ou contre intuitifs.
8
sélection. Dès le début du texte, Hayek nous dit que le but de ces notes “est de rendre claire la
distinction entre les systèmes de règles qui gouvernent le comportement des individus membre
d’un groupe ... et ... l’ordre ou régime d’action (order or pattern of action) qui en résulte pour le
groupe dans son entier” (Hayek, 1967, p. 66)5. Les règles forment donc système. Cependant il
est assez difficile de savoir à la lecture du texte en quoi les règles associées à un ordre social
donné constituent à proprement parler un système plutôt qu’un simple ensemble de règles. En
fait Hayek utilise souvent les deux termes de manière interchangeable et la plupart du temps il ne
parle que des règles individuelles. De même en biologie évolutionniste plusieurs auteurs insistent
sur le fait que la valeur adaptative d’un gène donné varie en fonction l’ensemble du milieux
génique, en fonction des autres gènes qui sont présent dans le génotype. C’est-à-dire que les
gènes forment système, d’autant plus que plusieurs gènes différents peuvent contribuer à la
formation d’un traits phénotypique complexe à valeur adaptative, comme par exemple la
rapidité6. La cible de la sélection, l’unité de sélection est alors généralement conçus par ces
biologistes comme étant l’organisme tout entier. D’autres biologistes au contraire, en particulier
G.C. Williams (1966) et R. Dawkins (1976), pensent pour des raisons qui ont en partie été
invoquées en notes (2) plus haut que seuls les gènes durent assez longtemps pour faire l’objet de
sélection au sens propre. Ce sont donc eux qui constituent la cible de la sélection, l’unité de
sélection. Ils ont aussi tendance à concevoir le génotype comme un ensemble de gènes plutôt que
comme un système. Ensemble dont la valeur dépend de la qualité des gènes individuels qui le
5
. C’est moi qui souligne, Paul Dumouchel.
6
. Voir à ce sujet le texte classique de E. Mayr (1961), ou Sober & Lewontin (1982) ou encore Dumouchel
(1993).
9
constituent plutôt que des caractéristiques du système qu’ils forment 7. Or il est intéressant que le
texte de Hayek par le recours au terme ‘système de règles’ suggère une hésitation similaire.
Cependant, malgré cette hésitation, il me semble qu’il faut concevoir la sélection des
règles de conduites selon Hayek plus ou moins à l'image de ce qu'on nomme la sélection génique
en biologie. Ce qui est sélectionné, la cible de la sélection, ou encore l'unité de sélection, ce sont
les règles dans un cas et les gènes dans l'autre. Les règles et les gènes sont encore dans les deux
cas ce qui est reproduit et transmis de génération en génération. Règles et gènes constituent aussi
la source ultime de la variabilité, les lieu des mutations. Les ordres d'actions (ou ordres sociaux)
tout comme les phénotypes sont les ensembles de qualités qui déterminent le succès des
interactions avec l'environnement. Ce qui interagit avec l'environnement ce sont les groupes,
lesquels, à l'instar des organismes individuels, sont en compétition les uns avec les autres. Les
groupes sont l'équivalent fonctionnel des organismes, ce que les biologistes nomment parfois les
véhicules ou les interacteurs8.
Enfin ce qui évolue, l'unité d'évolution comme disent les
biologistes et les philosophes de la biologie, ce sont, dans un cas les espèces, dans l'autre la
culture, mais probablement vaudrait-il mieux dire, les cultures. Mais si tel est le cas, si ce sont
bien les règles individuelles qui sont sélectionnées par un processus de compétition entre les
ordres sociaux en raison de l'avantage (de l'efficacité) plus ou moins grand(e) qu'elles leur
confèrent, alors il faut avouer qu'il n'y a pas de sélection de groupe chez Hayek, quelles qu'aient
7
. Voir à ce sujet la comparaison faite par Dawkins (1976, chapitre 3) entre les gènes individuels et les
équipes de rameurs. A la longue dit-il l’entraîneur remarquera que les mêmes rameurs se retrouvent dans toutes les
équipes gagnantes, de la même manière, le génotype gagnants contiennent les meilleurs gènes.
8
. Voir à ce sujet la note 2.
10
pu être par ailleurs ses différentes déclarations à cette égard9. Ce qui est sélectionné ce sont des
règles, pas de groupes.
Cette interprétation a en outre l'avantage de mettre en lumière ce qui m'apparaît comme le
problème le plus difficile que pose la sélection des règles de conduites. En disant, comme je l'ai
rappelé plus tôt, qu’il va utiliser le mot ‘règle’ pour désigner “un énoncé par lequel peut être
décrit une régularité de comportement de certains individus” (Hayek, 1967, p. 67), règles qui
n’ont pas besoin d’être conscientes, puisqu’il nous dit encore qu’il suffit que les individus
agissent en conformité avec la règle, Hayek définit les règles comme des hypothèses explicatives
de certains comportements observés. Mais si les règles ne sont que des énoncés par lesquels des
régularités de comportement de certains individus peuvent être décrites, si elles sont des
hypothèses du modélisateur de l’évolution culturelle, que veut-on dire lorsqu’on affirme que ce
sont les règles qui sont sélectionnées? Est-ce que cela signifie que ce sont ces énoncés qui sont
sélectionnés, et si oui, comment une telle chose est-elle possible? S'il n'est pas interdit d'affirmer
que la sélection naturelle, ou si on préfère que l'évolution temporelle d'une régularité, en un sens
détermine l'énoncé par lequel nous décrivons cette régularité, il est plus difficile de croire que ce
qui est proprement sélectionné et causal dans l'évolution d'un système c'est cet énoncé lui-même,
lequel après tout n'est qu'une hypothèse (de premier niveau) visant à décrire la régularité. Il
semble normal au contraire de supposer qu'il y a quelque chose (de matériel?) dans le système,
comme les gènes dans un organisme, qui produise (ou soit responsable) du comportement
9
. Par exemple, lorsqu’il affirme comme dans The Fatal Conceit "cultural selection operates largely through
group selection" (Hayek, 1988, p. 25). Pour une conclusion similaire quant à la place de la sélection de groupe chez
Hayek, bien que pour des raisons différentes, voir (Nadeau, 1998, p. 273). En effet Nadeau prétend que les
explications hayekiennent ne font intervenir que des actions individuelles et que c’est pourquoi la sélection de
groupes n’y joue aucun rôle. Mais Nadeau ne voit pas l’importance des règles et surtout il ne fait pas la différences
entre ce qui interagit et le cible de la sélection.
11
régulier observé. C'est alors à cette chose, par exemple un composant interne du système, que
ferait référence le mot règle, alors que l'énoncé de la règle décrirait le comportement régulier que
cette chose quelle qu’elle soit est censé par hypothèse causer (produire, déterminer, etc.)10.
Malheureusement ce n'est pas ce que nous dit Hayek. Apparemment, une règle selon lui n'est pas
une entité réelle appartenant au même univers que le comportement régulier qu'elle décrit, mais
une hypothèse du modélisateur. Comment une telle hypothèse peut-elle jouer un rôle causal dans
l'évolution réelle d'un ordre social?
On pourrait avancer afin de tenter d'éviter cette difficulté que ce qui est sélectionné à
proprement parler ce sont les régularités de comportement plutôt que les règles qui les décrivent.
Malheureusement, plusieurs raisons militent à l'encontre de cette solution et de la lecture du texte
d'Hayek qu'elle suppose. Premièrement les régularités individuelles de comportement, nous dit
Hayek, n'ont pas en elles-mêmes de valeur sélective (Hayek, 1967, p.68). Mais si ces régularités
sont sélectivement neutres, comment peuvent-elles être sélectionnés? Manifestement, Hayek
pense que ce ne sont pas les régularités de comportement qui sont sélectionnées, mais les règles
qui les déterminent et qui déterminent différentes régularités dans différents environnements. La
deuxième raison tient à ce que Hayek nous dit au sujet de la structure particulière de ces règles de
conduites. Structure qui, il importe de le rappeler, joue un rôle fondamental dans sa critique du
socialisme. En effet, Hayek y insiste à plusieurs reprises, les règles qui rendent possibles
l'émergence de la 'grande société' sont des règles abstraites et négatives. Abstraites, c'est-à-dire
que comme les maximes générales, par exemple, 'tu aideras ton prochain', elles ne suffisent pas à
10
. On remarquera au passage que c'est un problème à certain égard équivalent qui a entraîné l'abandon
progressif du darwinisme au 19e siècle après son succès initial. Car ce n’est qu’avec la redécouverte de l'hérédité
mendéléienne et la synthèse du néo-darwinisme que les chromosomes vont être identifié comme l’élément matériel
responsables des caractéristiques observées et qui est transmis de génération en génération.
12
elles seules à déterminer un comportement particulier. Négatives, c'est-à-dire que comme, par
exemple 'tu ne mentiras pas', elles ont essentiellement la forme d'interdictions ou de prohibitions.
Or si ce sont les régularités de comportement qui sont sélectionnées, pourquoi tant insister sur la
structure logique des règles? Parce que des règles de structures différentes correspondent à des
régularités différentes dira-t-on.
Peut-être.
Mais, inversement, à une même régularité de
comportement donnée correspondent plusieurs règles de conduites de structures différentes. Plus
précisément, tout ensemble de comportements fini associé à une règle négative et abstraite peut
être décrit par une règle positive et précise (spécifiant les comportements particuliers), mais plus
longue. Si ce sont les comportements réguliers qui sont sélectionnés, pourquoi s'arrêter autant à
la structure logique de nos hypothèses descriptives qui causalement ne déterminent rien et
n'indiquent que notre préférence pour les descriptions courtes et ouvertes. La dernière raisons
pour laquelle il faut dire que ce sont les règles plutôt que les régularités de comportement qui sont
sélectionnées, c'est parce que une régularité de comportement, pas plus qu'un trait caractéristique,
ne peut à proprement parler être transmise. Si un comportement individuel peut être imité
comme tel, une régularité ne peut être transmise d'individu à individu que sous la forme d'une
règle, d'une instruction, d'une description abrégée quelconque. Sans règles, il n'y a pas de
transmission de comportements complexes ou de régularités.
L'insistance d'Hayek sur la
sélection des règles plutôt que des comportements reflète, je crois cette exigence conceptuelle
fondamentale.
Dès lors il faut penser que les règles, si elles sont d’une part des descriptions du théoricien
susceptibles de rendre compte de certaines régularités de comportement, correspondent d’autre
part à quelque chose de réel dans l’univers de ce qui est sélectionné et à quelque chose d’autre
que les régularités qu’elles décrivent. Mais à quoi ? Comme les gènes, elles sont ce qui est
13
transmis d'individu en individu. Or comme l'a bien vu Hayek si plusieurs descriptions peuvent
correspondre à une même régularité de comportement, ces descriptions ne sont pas pour autant
équivalentes sous tous les aspects. En particulier, il y de bonnes raisons de penser que certaines
règles seront plus favorables que d’autres à la mise en place d'un processus d'évolution. Ainsi,
une règle de conduite qui spécifie chaque comportement individuel dans toutes les circonstances
où il peut intervenir comporte au moins deux inconvénients majeurs. Premièrement, une telle
description est tellement longue qu'elle ne peut servir à déterminer que des régularités de
comportements relativement simples. Deuxièmement: la rigidité. Une règle spécifique qui exige
une description complète de la situation où elle s’applique risque de se révéler incapable de
s’adapter aux modifications de l’environnement, plus précisément toute modification de la règle
menace de la rendre inadapté à son environnement d’origine sans la rendre mieux adapté à un
milieu nouveau.
Cette règle en raison de sa précision réduit la possibilité de variations
individuelles dont se nourrit la sélection. La sélection naturelles des règles selon Hayek à l'instar
de la sélection biologique est un processus qui porte sur un très grand nombre de petites variation
plutôt que sur l'apparition subite de macro-mutation. Ce sont ces variations petites et nombreuses
que rend possible le recours aux règles négatives et abstraites, comme 'tu ne mentiras pas', règles
que chacun réalise d'une façon plus ou moins différente. C'est aussi ce qu'excluent, ou rendent
moins probable, les règles positives qui spécifient le même comportement pour tous. Tout
suggère donc que ce qui est passé entre les individus et hérités ce sont bel et bien des règles, des
hypothèses au sujet de certaines régularités de comportement. Mais comment une telle chose estelle possible?
*
*
*
14
Avant de continuer, il importe d’aborder la question du lamarckisme.
L'évolution
culturelle répète-t-on souvent est lamarckienne et Hayek lui-même dans The Fatal Conceit
affirme ,en se réclamant de Popper (1972), que "l'évolution culturelle simule le lamarkisme"
(Hayek, 1988, p. 25)11. La démonstration du caractère lamarckien de l'évolution culturelle est
généralement simple et directe. Lamarck dit-on c'est l'hérédité des caractères acquis. Mais les
caractéristiques culturelles, règles de conduites, technologies ou connaissances, ne sont
manifestement pas innées ou transmises génétiquement, or donc, l'évolution culturelle est
nécessairement d'une certaine manière lamarckienne, car ce qui est transmis par la culture est
acquis. Aussi évidente que puisse sembler cette démonstration, c'est oublier que la simple
hérédité des caractères acquis pose des problèmes importants et que ce qui est proprement
lamarckien c'est le mécanisme proposé pour les résoudre. En effet, il n'est pas avantageux que
toutes les caractéristiques acquises par un organisme au cours de son existence soient héritées par
ses descendants. Il est même préférable au contraire que la plupart d'entre elles ne le soient pas.
Ainsi il vaut mieux en effet que mes enfants ne naissent pas chauves, avec une dent cassée et une
dissection de l'artère vertébrale droit.
Manifestement, pour qu'il y ait évolution seulement
certaines caractéristiques acquises doivent être héritées. Quelles sont-elles? Comment s'assurer
que seules celles qui sont utiles seront héritées et que le mécanisme de transmission n'emportera
pas aussi de génération en génération une grande quantité de caractéristiques délétères? La
réponse de Lamarck consiste à postuler que ne seront hérités que les caractères qui découlent des
efforts fait par les organismes afin de s'adapter à leur environnement. Ainsi, croyait-il, les
11
. En fait Popper écrit plutôt dans le texte auquel Hayek fait référence "Darwinism, we can say, simulates
Lamackism" (Popper, 1972, p. 149). C’est-à-dire, “le darwinisme, peut-on dire, simule le lamarckisme” ce qui
suggère, contrairement à ce que laisse entendre Hayek, qu’il ne s’agit pas là d’une particularité de l’évolution
culturelle, mais d’une caractéristique de l’évolution darwinienne en général, quel que soit le domaine où elle est
appliquée..
15
caractères acquis seraient précisément ceux qui sont utiles à l'organisme12. La solution de
Lamarck consiste donc à lier les trois processus de la sélection (dont il ne reconnaît pas
explicitement le rôle), de la mutation et de l'hérédité. Sont sélectionnés pour être héritées les
caractéristiques qui résultent des efforts que font les organismes pour s'adapter à leur
environnement. Pour le dire autrement, le coeur du lamarckisme c'est l'idée que les mutations ne
se font pas hasard, mais qu'elles sont au contraire guidées par l'environnement et que ce sont
précisément ces 'mutations guidées' qui constituent les caractéristiques acquises héritées. Cette
boucle de rétroaction entre les mécanismes de mutation, de sélection et d'hérédité typique des
processus lamarckiens permettrait aussi de comprendre la plus grande rapidité de l'évolution
culturelle par rapport à l’évolution biologique. En effet parce qu’elles sont guidés par les efforts
des individus pour s’adapter aux défis de leur environnement les variations dont se nourrit
l’évolution culturelle seront vraisemblablement, dès l’origine, plus proches du but poursuivit que
les mutations darwiniennes faites au hasard.
Or quoi qu'il faille penser de cette solution (nous y reviendrons à l'instant), il est clair que
l'évolution culturelle 'à la Hayek' n'est pas lamarckienne en ce sens là. Ce qui est important pour
lui c'est la sélection naturelle des règles. Les variations de ces règles ne sont pas guidées par
l'environnement; elles ne correspondent pas à un effort fait pour nous adapter. "Les règles de
conduite, nous dit Hayek, ne se sont pas développées parce qu'elles ont été reconnues comme les
conditions pour atteindre certains buts" (Hayek, 1973, p. 18). Bien au contraire, croire que
l'étude de l'environnement pourrait nous permettre de développer des règles mieux adaptées c'est
12
. Au sujet de Lamark et du lamarckisme en général voir Lamark (1809) et le premier chapitre de l’excellent
ouvrage de E. Jablonka et M. J. Lamb (1995). La position de Lamarck souffre de ce qu’il ne voit pas que ce
mécanisme à lui seul est insuffisant pour assurer une évolution adaptative et qu'il faut encore postuler que les
16
justement tomber dans l'erreur rationaliste que Hayek dénonce inlassablement. Selon lui, ce dont
se nourrit l'évolution culturelle ce n'est pas de nos efforts conscients pour nous adapter, mais de
mutations aveugles, de variations petites mais nombreuses des règles que nous fournit la
tradition.
Indépendamment de la question empirique de l'hérédité des caractères acquis l'échec de la
solution lamarckienne dans sa version biologique est évident du fait qu'elle n'exclue pas que mes
enfants naissent avec des corps aux pieds et un 'tenis elbow'13.
Les efforts que font les
organismes afin de s'adapter ne sont pas suffisamment perspicaces et les traits qui leur sont liés
trop nombreux et divers pour éviter que ne soient hérités de nombreux caractères délétères. Il
importe donc alors de faire intervenir un mécanisme de sélection naturelle qui effectue un trie
dans les caractères hérités au delà de la pré-sélection dû au mécanisme d’hérédité des caractères
acquis. Mais plus le rôle de la sélection naturelle sera important et plus il sera difficile de dire
que l’hérédité à laquelle nous avons affaire est véritablement lamarckienne, c’est-à-dire qu’elle
effectue un couplage entre l’environnement et le mécanisme de production des variations. La
version culturelle du lamarckisme pose exactement la même difficulté. Toutes les innovations
culturelles ne peuvent pas être héritées, et toutes ne le sont pas. Comment s'effectue le choix? Le
lamarckisme culturel consistera à dire que sont hérités les innovations qui découlent des efforts
que nous faisons pour nous adapter à notre environnement. Mais y a-t-il une seule innovation
dont on ne puisse dire qu’elle résulte des efforts que nous faisons pour nous adapter à notre
environnement? Certes tous nos efforts ne se valent pas et toute la question est de savoir par quel
organismes dont les efforts connaîtront un plus grand succès auront plus de descendants. C’est-à-dire faire intervenir
un mécanisme de sélection naturelle.
17
mécanisme s’effectue le tri entre les innovations retenues et celles qui sont rejetées. Affirmer que
ce mécanisme est lamarckien c’est croire que nous sommes capables de reconnaître parmi nos
innovations celles qui sont les meilleures et donc de guider en conséquence l'évolution de notre
culture? Mais une telle hypothèse va explicitement à l’encontre de ce que Hayek dit, comme l’on
remarqué la plupart des commentateurs14. En effet, prétendre que nous sommes suffisamment
intelligents ou savants ou rationnels pour déterminer consciemment l’avenir de nos sociétés
constitue l’essence même de l’erreur rationaliste, le coeur du “fatal conceit”. Sous peine
d’imputer à Hayek une contradiction grossière et fondamentale, il faut, je crois, reconnaître que
l’évolution culturelle telle qu’il la conçoit n’est pas lamarckienne.
Cette critique du lamarckisme culturel indique que les règles déterminant l’évolution des
ordres sociaux seront pour la plupart inconscientes. Ce ne sera pas consciemment que nous
choisiront entre elles, mais elles s’imposeront à nous en raison de leur plus grande efficacité, bien
souvent sans que nous ne sachions même quel règle détermine notre comportement. Ainsi que
Hayek le rappelle dans “Kinds of Rationalism” “dans toute notre pensée nous sommes guidés (ou
même déterminée) par des règles dont nous n’avons pas connaissance, et notre raison consciente
en conséquence ne peut tenir compte que de certaines des circonstances qui détermine nos
actions” (Hayek, 1967a, p. 87).
*
*
*
13
. En effet, comme le montre bien E. Jablonka & M.J. Lamb (1995) il faut distinguer la question empirique
de l’hérédité des caractères acquis, phénomène qui semble aujourd’hui bien démontré (malgré le fameux ‘dogme
central’) et la question de l’importance biologique et du rôle évolutif de tels phénomènes.
14
. Par exemple Caldwell (1988), Leroux (1997), Nadeau (1998), Petitot (2000), Smith (1995), Vaughn
(1999).
18
Revenons maintenant à la question des règles et de leur sélection. Comment la sélection
des règles est-elle possible si celles-ci ne sont pas des entités réelles, comme le sont les
régularités du comportement, mais simplement des hypothèses du modélisateur? Et plus encore,
dans ces conditions de quel droit penser, comme le fait Hayek, que ce sont les règles plutôt que
les régularités de comportement qui jouent un rôle causal dans le processus d’évolution? Avant
de tenter de répondre à ces questions peut-être est-il utile de rappeler qu’un problème quelque
peu similaire existe, ou plutôt a existé, en biologie.
En effet, les gènes de la biologie
évolutionniste, ceux qui déterminent les caractères phénotypiques des organismes et donc leurs
avantages adaptatifs, ne correspondent pas aux gènes de la biologie moléculaire. Ces derniers
sont des bouts d’ADN séparés par des signaux de début et de fin de codage. Ils sont définis
matériellement par leur structure moléculaire. Les gènes de la biologie évolutionniste pour leur
part ne sont pas des entités moléculaires définies matériellement, mais des entités fonctionnelles
définies par leur rôle dans la production de certains caractères phénotypiques. Ainsi le gène
responsable d’un caractère phénotypique quelconque, par exemple la rapidité à la course, la
couleur des yeux est défini comme la séquence d’ADN quelle que soit sa longueur responsable de
l’apparition du trait en question. Or il n’est pas du tout nécessaire que les portions d’ADN qui
déterminent tel ou tel caractère forment une séquence continu. Elles peuvent au contraire être
séparées par des morceaux d’ADN qui codent pour d’autres caractères, ou même qui ne signifient
rien du tout. Plus généralement, plusieurs sections d’ADN peuvent collaborer pour la production
d’un caractère. Une des difficultés théorique qui en résulte est que, malgré nos prouesses en
ingénierie génétique, nous ne savons pas comment réduire les gènes de la biologie évolutionniste
aux gènes de la biologie moléculaire15. Or les gènes fonctionnels ne sont pas des entités
15
. Au sujet de la difficulté de cette réduction de la biologie mendélienne à la biologie moléculaire on peut
consulter Rosenberg (1994) ou Sarkar (1998).
19
matérielles qui peuvent être physiquement transmises d’un individu à un autre, ce qui est passé
entre les organismes ce sont les gènes matériels de la biologie moléculaire, le matériel génétique
qui est reproduit au cours de la méiose. C’est donc une hypothèse du biologiste qu’en héritant
des gènes moléculaires nous héritons aussi des gènes fonctionnels, que les gènes moléculaires
forment le substrat matériels des gènes fonctionnels, même s’il ne sait pas précisément comment
ce phénomène a lieu. Cette hypothèse donne aux gènes fonctionnels une “substantialité” ou une
“matérialité” qu’ils n’auraient pas autrement. Elle suggère qu’il existe bel et bien une entité
physique réelle qui corresponde au gènes fonctionnels et qui, en dernière analyse, rend
compréhensible leur pouvoir causal. Mais en l’absence de ce référent physique imparfait, les
gènes fonctionnels auraient autant de “réalité” que les règles hayekiennes. Ils seraient de pures
entités théoriques dont nous n’aurions pas plus de raisons de penser qu’elles correspondent à
quelque chose de réel agissant causalement au sein des organismes que nous n’en avons de croire
que les règles hayekiennes, qui sont des hypothèses du modélisateur décrivant des régularités du
comportement des individus, jouent un rôle causal dans l’évolution culturelle16.
Ceci dit, nous ne trouverons pas, je crois, d’entités matérielles qui sont passées entre les
agents et qui pourraient servir comme fondement réel du pouvoir causal des règles. L’hypothèse
que je propose est que aux règles qui sont des hypothèses du théoricien de l’évolution culturelle
correspondent des hypothèses inconscientes des agents qui déterminent les régularités de leur
comportement. Inconscience cognitive plutôt que freudienne en l’occurrence car elle n’exclut
pas que les agents deviennent conscients ou tentent d’exprimer consciemment les règles qui
16
. Historiquement les premiers référents matériels des gènes fonctionnels de la biologie mendélienne (et de la
biologie des populations) ont été les chromosomes observés au microscope.
20
guident leur comportement17. L’évolution culturelle, nous dit Hayek, procède par la sélection
des règles au sein des ordres, lesquels sont portés par des groupes. Or lorsque nous pensons aux
groupes agissant dans les phénomènes d’évolution culturelle nous viennent premièrement à
l’esprit des objets macro-sociologiques comme des peuples, des nations, des cultures,
l’économies de marché, le capitalisme, la civilisation romaine, le protestantisme, etc.. Cependant
Sober & Wilson (1998) dans un livre récent, ont suggérer que pour bien mesurer l’importance des
groupes au sein de l’évolution biologique, il faut se souvenir que la plupart d’entre eux
constituent des entités temporaires, d’une durée de vie plus courte que celle d’un individu. Je
crois qu’il en va de même pour ce qui est de l’évolution culturelle.
Afin de comprendre
l’évolution des règles de conduites, il ne faut peut-être pas tant s’intéresser aux Européens, aux
Espagnols, aux Anglo-Saxons et à tous ces vastes regroupements dont l’existence s’étend sur
plusieurs générations humaines, qu’aux petits groupes éphémères que nous formons avec d’autres
à d’innombrables reprises au cours de notre vie et qui ne durent souvent que quelques heures,
quelques jours ou quelques mois. Par exemple, les diverses associations temporaires auxquelles
nous appartenons pour la durée de tel ou tel projet. Dès que l’on conçoit ainsi les groupes
porteurs des règles, c’est-à-dire les interacteurs qui dans la sélection culturelle jouent le rôle
fonctionnel des organismes dans la sélection génique, on se donne les moyens de comprendre
pourquoi l’évolution culturelle est beaucoup plus rapide que l’évolution biologique, du moins
pour des espèces comme les nôtres. L’évolution culturelle offre alors en effet la possibilité de
plusieurs “générations” de groupes pour une seule génération humaine. On comprend aussi
pourquoi certaines formations macro-sociologiques, qui peuvent elles-mêmes résulter de cette
sélection des règles au niveau micro-sociologique, sont plus ou moins propices à l’évolution
17
. Vois ce que Hayek dit à ce sujet dans “Kinds of Rationalism” (Hayek, 1967a, p. 92).
21
culturelle, selon qu’elles facilitent ou empêchent la formation récurrente de ces groupes
éphémères. Enfin, on saisit aussi pourquoi l’évolution culturelle va apparaître subjectivement
aux individus comme n’étant que leur propre apprentissage. C’est qu’en un sens elle n’est rien
d’autre. Le processus par lequel chacun individuellement modifie ses règles de comportement,
en remplace une par une meilleure, donc de son point de vue apprend, répété sur plusieurs
individus et agrégé donne la modification de la fréquence de telle ou telle règle au sein d’une
population, c’est-à-dire son évolution au sens strict où la biologie des populations parle de
l’évolution comme modification de la fréquence des gènes au sein d’une population.
Dans ces petits groupes éphémères, par exemple, celui chargé de l’organisation d’un
colloque ou de l’élaboration d’une demande de subvention de recherche, nous mettons en
pratique dans nos interactions avec les autres membres du groupe et avec les individus que nous
rencontrons dans nos fonctions liées au colloque ou à la demande, des règles, des régularités de
comportement, des façons d’agir qui influent sur le succès ou l’échec de notre commune
entreprise. Chaque membre du groupe apporte dans l’association que nous formons une version
légèrement différente des diverses règles de conduites qui ont cours dans la société. Plusieurs de
ces variations sont sélectivement neutres mais certaines ne le sont pas, soit parce qu’elles sont
plus efficaces en fonction du but poursuivit par l’association, soit parce qu’elles sont plus
agréables ou plus faciles pour les individus, soit parce qu’elles augmentent le nombre de conflits
à l’intérieur du groupe, etc. Mais peu importe la raison précise, certaines de ces variations sont
sélectionnées au sens ou elles s’imposeront à l’intérieur du groupe. Lorsque le groupe se dissout,
d’autant plus qu’il a eut du succès ces mêmes règles seront reprises par les individus lorsqu’ils
formeront de nouveaux groupes, et on peut penser qu’ils participeront d’autant plus fréquemment
22
à de nouveaux groupes que les précédents ont eut plus de succès18. Il y aura aussi des tentatives
de la part des autres groupes d’imiter les règles appliquées par les groupes qui ont mieux réussit,
mais ces tentatives sont généralement plus coûteuses et moins efficace que le fait pour un groupe
d’intégrer un individu qui appartenait dans le passé à un de groupe qui a eu du succès. Les
individus sont alors comme des spores qui se détachent du groupe original pour aller former
d’autres groupes qui lui ressemblent, qui partagent les mêmes règles de conduites.
Dès lors, comment se fait le passage, la transmission des règles? Premièrement par
l’implantation au sein d’un groupe d’une variation particulière de la règle, c’est-à-dire par le fait
que cette version de la règle devient dominante au sein d’un groupe (et rien n’empêche qu’il
existe des règles récessives que les individus transportent d’un groupe à l’autre sans que celles-ci
soient manifestes dans tous les groupes ou ces individus interviennent) . Deuxièmement, les
individus membres du groupe qui ont assimilé une règle peuvent la propager par la suite aux
autres groupes qu’ils intègrent. Mais comment les individus assimilent-ils une règle, comment la
variation se répand elle premièrement parmi les membres du groupe, puis à l’extérieur de celui-ci
si une règle n’est rien d’autre qu’une hypothèse?
J’ai dit plus haut que si Hayek insiste sur le fait que ce sont les règles plutôt que les
régularités de comportement qui sont sélectionnées c’est parce qu’une régularité de
comportement ne peut pas être imitée ou transmise directement. Je puis imiter un comportement
particulier en présence duquel je suis ici et maintenant, ou un comportement qui m’est décrit,
mais une régularité n’est pas une chose présente. Ce n’est pas un comportement, mais une forme
18
. Dans les milieux universitaire, la participation aux équipes de recherche me semble être une illustration
claire de ce phénomène. Un individu qui a eut du succès dans ses demandes de recherches antérieures, pour quelque
23
qui apparaît dans une collection d’objets et qui non-seulement ne peut être décrite, mais ne peut
même être perçue qu’à l’aide d’une hypothèse. Plus encore, sauf pour les cas les plus simples
une régularité ne peut pas être saisit d’un seul coup mais doit être reconstruite.
Dans ces
conditions, une régularité de comportement ne peut se propager d’un individu à un autre sans
l’intervention d’une hypothèse, généralement inconsciente. Ce n’est que parce qu’il (que son
cerveau) fait une telle hypothèse inconsciente qu’un individu _ peut dorénavant manifester une
disposition à agir similaire à celle manifestée par l’individu _, dans des circonstances semblables
à celles ou _ la manifeste. Ce sont des règles, c’est-à-dire des hypothèses, qui sont sélectionnées
parce que ce sont des règles qui sont transmises. De plus cette forme de transmission ou de
reproduction des règles, tout comme dans le cas de la méiose et de la reproduction sexuelle
introduit une nouvelle source de variation. Ce n’est pas en tant qu’elles sont des hypothèses du
théoriciens, mais en tant qu’elles sont des hypothèses des agents que les règles sont causalement
efficaces dans le processus de sélection.
Si les systèmes de règles sont aux ordres sociaux comme les génotypes sont aux
phénotypes, les règles individuelles sont aux régularités de comportement des individus comme
les gènes sont aux traits phénotypiques. Cela permet de comprendre, ou plutôt de lever ce qui
apparaît à Dan Sperber (1996) comme l’obstacle le plus important à l’utilisation des modèles
évolutionnistes (ou sélectifs) dans le domaine culturel.
En effet, selon lui, la différence
fondamentale entre la biologie et la culture est que dans le domaine de la communication
humaine la transmission d’une information ne conduit généralement pas à la reproduction à
l’identique de l’information transmise. Au sein de la culture, le processus de communication est
un processus de transformation et la reproduction stricte d’un contenu culturel doit être
raison que ce soit, a d’autant plus de chances de participer dans l’avenir à d’autres équipes de recherche.
24
considérée comme un cas limite plutôt que comme la norme. C’est pour cela, selon lui, que le
modèle darwinien de la sélection n‘est pas applicable à l’étude de la culture (Sperber, 1996, p.
101)19. Or cette difficulté je crois est plus apparente que réelle, plus précisément elle provient de
l’échec à distinguer entre gène et trait phénotypique ou entre véhicule et interacteur.
En
l’absence de cette distinction, il faut bien reconnaître que rien dans la nature ne se reproduit à
l’identique.
Tous les organismes sont différents les uns des autres et les mêmes traits
caractéristiques sont exprimés de façon différente, y compris chez des individus qui partagent le
même phénotype. La distinction entre génotype et phénotype postule que ce qui est transmis
entre les individus de génération en génération et hérité de façon suffisamment stable ne sont pas
des caractéristiques extérieures manifestes, mais des instructions pour la production de classes de
traits caractéristiques similaires, mais pas identiques.
De la même manière la distinction
hayékienne entre règles et régularités de comportement postule que ce qui est transmis et
sélectionné ce sont des hypothèses qui disposent les différents agents à manifester des régularités
de comportements suffisamment similaires.
Certes, dira-t-on, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse spéculative qui va bien au delà
de ce que nous livre l’observation directe de l’univers culturel. Cela vrai, cependant comme
l’enseigne l’histoire de la biologie, ces hypothèses spéculatives peuvent se révéler très fertiles
lorsqu’elles permettent des expériences falsifiables indépendantes, comme c’est le cas de celle
d’Hayek ainsi que le montre un article récent de Jean Petitot (2000)20.
19
. En fait l’argument est fondamental pour tout l’ensemble du projet de Sperber d’une épidémologie des
représentations. Il est développé longuement dans Sperber (1996, p. 58, 82-83, 100-1006).
20
. La première version de ce texte a été présentée comme conférence au colloque ‘Hayek et la philosophie
économique’ qui eu lieu au Centre Culturel de Cerisy-la-Salle en août 1999. Je voudrais remercier les participants à
ce colloque, en particulier M.-F. de Sousa, M. Lagueux, A. Leroux, A. Marciano, K. Mulligan, R. Nadeau, J. Petitot,
ainsi que deux évaluateurs anonymes de la revue pour leurs commentaires utiles.
25
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NUMÉROS RÉCENTS
François Blais : L’allocation universelle et la réconciliation de l’efficacité et de l’équité (No. 9901);
Michel Rosier : Max U versus Ad hoc (No. 9902);
Luc Faucher : Émotions fortes, constructionnisme faible et éliminativisme (No. 9903);
Claude Panaccio : La philosophie analytique et l’histoire de la philosophie (No. 9904);
Jean Robillard : L’analyse et l’enquête en sciences sociales : trois problèmes (No. 9905);
Don Ross : Philosophical aspects of the Hayek-Keynes debate on monetary policy and theory, 1925-1937 (No. 9906);
Daniel Vanderveken : The Basic Logic of Action (No. 9907);
Daniel Desjardins : Aspects épistémologiques de la pensée de J.A. Schumpeter (No 9908);
Daniel Vanderveken : Success, Satisfaction and Truth in the Logic of Speech Acts and Formal Semantics (No 9909);
Luc Faucher : L'histoire de la folie à l'âge de la construction sociale:
Étude critique de L'âme réécrite de Ian Hacking (No 9910);
Jean-Pierre Cometti : Activating Art followed by « Further remarks on art and “ arthood ”
in contemporary French aesthetics » (No 9911);
Daniel Vanderveken : Illocutionary Logic and Discourse Typology (No 9912);
Dominique Lecourt : Sciences, mythes et éthique (No 2001);
Claude Panaccio : Aquinas on Intellectual Representation (No 2002);
Luc Faucher, Ron Mallon : L’autre en lui-même : psychologie zombie et schizophrénie (No 2003) ;
Luc Faucher, Pierre Poirier : Psychologie évolutionniste et théories interdomaines (No 2004) ;
Christian Arnsperger : De l’altruisme méthodologique à l’animisme transcendantal :
le capitalisme comme pathologie du corps et de l’âme (No 2005) ;
Claude Panaccio : Subordination et singularité. La théorie ockhamiste des propositions singulières (No 2006) ;
Philippe Nemo : Miettes pour une philosophie de l’histoire post-historiciste (No 2007);
Pierre Milot : Nuages interstellaires déformés par des jets de matière – Culture scientifique
et culture littéraire (No 2008);
Michel B. Robillard : Temps et rationalité selon Jean-Pierre Dupuy : critique et solution de rechange (No 2009);
Benoit Godin, Yves Gingras : The Experimenter’s Regress : From Skepticism to Argumentation (No 2010);
Yves Gingras : What Did Mathematics Do to Physics? (No 2001-01);
Daniel Vanderveken : Formal Ontology and Predicative Theory of Truth. An Application
of the Theory to the Logic of Temporal and Modal Propositions (No 2001-02);
Peter J. Boettke, John Robert Subrick : From the Philosophy of Mind to the Philosophy of the Market (No 2001-03);
Robert Nadeau : Sur l'antiphysicalisme de Hayek. Essai d'élucidation (No 2001-04);
Steven Horwitz : Money and the Interpretive Turn : Some Considerations (No 2001-05);
Richard Hudson, Gisèle Chevalier: Collective Intentionality in Finance (No 2001-06);
Carlo Benetti: Smith et les mains invisibles (No 2001-07);
Michel B. Robillard: Compte rendu critique de Cognitive Adaptations for Social exchange
de Leda Cosmides et John Tooby (No 2001-08);
Maurice Lagueux: What does rationality mean for economists ? (No 2001-09);
Gérard Duménil et Dominique Lévy: Vieilles theories et nouveau capitalisme:
Actualité d’une économie marxiste (No 2001-10);
Don Ross: Game Theory and The New Route to Eliminativism About the Propositional Attitudes (No 2001-11).
Roberto Baranzini: Le réalisme de Walras et son modèle monétaire (No 2001-12).
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