étranger en humanité ». Cette problématique de l'étranger que Hayek a expérimenté dans son
corps, nous fournit une piste nouvelle de la vie dans la polis.
Étant étranger, tout humain est reçu et accueilli par l'autre et cet autre, à son tour, étant étranger
devient l'hôte bienvenu d'un étranger parce que reçu et accueilli par lui. Personne ne se considère
comme maître de la polis que quand il pratique l'hospitalité à l'égard des autres. Tout humain
dans la polis se révèle être l'étranger bienvenu parmi d'autres étrangers. La préposition parmi
exprime bien ce que l’hospitalité fait de chaque topos : une conjugaison de l'avec et le pour.
Cette conjugaison exprime une capacité d’accueil et de réceptivité active, une maturité d’un moi
qui, en quelque manière, fait place en lui à l'autre.
Néanmoins, il ne faut pas concevoir cet autre accueilli, en insistant, à l'instar de Levinas (1990),
sur l’altérité de l’autre en tant qu’autre ou comme Derrida (1997) sur le fait de
« l’inconditionnalité de l’hospitalité ». De la sorte, nous finissons par rendre impossible, voire
inconcevable, le geste de recevoir. Mais nous sommes appelés à le percevoir d’abord dans son
altérité « en tant que semblable » en adoptant la position médiane de Ricœur (1990). Car si l’on
suit la théorie de Levinas et Derrida, ou bien l’accueillant a l’illusion de pratiquer l’hospitalité,
mais en réalité il force l’autre à se modeler sur son mode d’être ; ou bien l’accueilli n’est
contraint à aucune condition, ce qui signifie l’effacement de l’accueillant réduit à abandonner
totalement ses convictions personnelles.
L'étranger semblable nous épargne à la fois l’apologie du même et l’exaltation de l’autre. Je le
reçois et je l'accueille non pas en cherchant à l’assimiler à ma façon de vivre, ni à le repousser
comme irréductiblement incompréhensible et menaçant, quand bien même la proximité
étymologique entre les mots latins hostis (qui donne « hostile ») et hospes (d’où vient l’« hôte »)
supporterait une telle interprétation. Et l'histoire de notre pays n'est-elle pas cette aventure de
l'hospitalité des étrangers comme des semblables, ni totalement les mêmes ni totalement les
autres. Entre l'excès de mêmeté et l'excès d'altérité, les étrangers du Liban n'ont-ils pas adopté la
position de Ricœur qui plaide pour une articulation réaliste des deux notions complémentaires,
empruntées à R. Koselleck (1985, 335-359), d’« espace d’expérience » et d’« horizon d’attente »?
En effet, ces étrangers, en refusant un repli dans les contreforts de l'ego, ont aménagé un espace
d'expérience où s'incarne leur horizon d'attente, selon la double condition d’une pratique
dialogique authentique, la « fidélité créatrice » à leurs propres racines et « l’écoute
interprétative » des partenaires.
Ainsi lorsque le « chez soi » se transforme en un « pour lui et avec lui » dans un mouvement de
décentrement, chaque étranger de la polis ne se recroqueville plus dans ses problèmes propres au
point de se rendre sourd aux souffrances de ses semblables, mais au contraire il se montre
solidaire des autres en assumant la responsabilité de leur destin.