Peu de temps après, Keynes et Hayek se lancèrent dans un duel intellectuel qui a
défini les contours du débat qui fait rage aujourd’hui encore sur la question de
savoir si les gouvernements doivent intervenir dans l’économie. D’abord dans des
revues spécialisées, puis dans des lettres privées, les deux hommes ont pointé et
paré. Hayek a donné le premier coup, ferraillant et vitupérant de manière caustique
et impitoyable tandis que Keynes, de 16 ans son aîné, estimait qu’il n’était pas
traité «avec la «bonne volonté» que tout auteur est en droit d’attendre d’un
lecteur».
La querelle s’était envenimée au point que des anciens se précipitèrent pour séparer
les deux duellistes. Arthur Pigou, professeur de renom à l’Université de
Cambridge, les réprimanda pour avoir «utilisé les méthodes du duel» et s’être jetés
l’un sur l’autre «comme des chats de gouttière».
Après y avoir consacré des hectolitres d’encre, Keynes finit par se lasser et le débat
cessa sans conclusion claire. Mais la bataille s’est poursuivie par procuration, avec
les disciples de Keynes, le «Cercle de Cambridge», qui savouraient leurs
empoignades avec les «Autrichiens» de la LES qui, eux, brandissaient l’étendard
d’Hayek.
Chacun des deux économistes avait juré d’imposer sa propre philosophie. Keynes a
publié son œuvre maîtresse en 1939, La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt
et de la monnaie, une œuvre complexe et souvent absconse qui incitait les jeunes
économistes américains, parmi lesquels Milton Friedman et John Kenneth
Galbraith (qui finiront sur les côtés opposés du clivage intellectuel et idéologique) à
appliquer le nouveau credo dans le New Deal de Franklin D. Roosevelt.
Les efforts d’Hayek pour écrire une œuvre majeure n’ont pas porté leurs fruits et il
a échoué à trouver la riposte parfaite à la Théorie générale.
Alors que Keynes avait l’impression d’avoir gagné la partie, il éprouva des doutes
quant à la volonté des politiciens d’appliquer ses idées à une large échelle, sinon
dans des circonstances extrêmes comme une guerre mondiale. Il n’a pas eu à
attendre longtemps. En réponse à l’expansionnisme d’Hitler, les démocraties se
sont lourdement endettées pour se réarmer avant que la tempête nazie n’éclate sur
l’Europe.
La Deuxième Guerre mondiale sembla confirmer la thèse de Keynes qui prétendait
que, si au plus bas du cycle économique, les gouvernements empruntaient et
dépensaient à une large échelle, ils pourraient être certains que le chômage ne
grimperait pas à des sommets douloureux. Entre 1945 et 1975, avec l’aide des
dépenses keynésiennes, l’Occident a bénéficié d’une prospérité sans précédent.
Mais loin de se laisser décourager par le succès de Keynes, Hayek a persévéré et
son livre La Route de la servitude (1944) a ouvert un deuxième front contre son
rival. Refroidi par les leçons de l’Allemagne d’Hitler et de la Russie de Staline,
Hayek a conclu que plus la taille d’un Etat était importante, plus la probabilité de
voir les droits individuels bafoués était grande.
Au milieu des années 70, lorsque les économies occidentales ont été confrontées à
la combinaison de l’inflation et de la stagnation, que l’on a baptisée «stagflation»,
le keynésianisme semblait avoir fait son temps. Les idées de Hayek ont été retirées
des rayons des bibliothèques, dépoussiérées et considérées d’un œil nouveau. Le
résultat en a été le monétarisme, conçu par Milton Friedman, tombé sous le charme
de Hayek et acquis à ses principes de conservatisme fiscal et de maintien des
gouvernements minces. Sous le monétarisme, l’inflation devait être contenue
uniquement en augmentant progressivement, et de manière prévisible, la masse
monétaire.
Accélérons la bobine jusqu’à la crise financière de 2008-2009, lorsque, comme
dans les années 1930, l’économie mondiale a dû faire face à une menace
existentielle et à l’effondrement imminent du système financier. George W. Bush et
ses alliés du G20 se sont instinctivement ralliés non pas à Hayek, mais à Keynes.
Ils ont soutenu les banques en difficulté avec des prêts gouvernementaux monstres
et évité une récession calamiteuse grâce à une relance économique keynésienne
pour laquelle ils ont dépensé des milliards de dollars.
Mais à peine les mesures ont-elles été mises en place que les électeurs en colère ont
éprouvé des regrets, en particulier les protestataires du Tea Party aux Etats-Unis,
qui ont demandé que la dette soit remboursée dans les plus brefs délais. C’était
comme si on avait servi un copieux repas à un homme mourant de faim avant de
vider immédiatement son estomac.