Limites des analyses conversationnelles dans les usages du web. Des risques d'une naturalisation des technologies Résume L'utilisation des technologies dites du web 2.0. dans les organisations suscite des transformations qu'on peut observer à deux niveaux. Le premier niveau est celui de la structure de la communication en réseau. Il peut être approché selon une analyse qui prendra en charge les dimensions sémiotiques et techniques. Un autre niveau à prendre en compte est celui des discours qui décrivent cette communication. L'expression même de Web 2.0., mais aussi les métaphores spatiales (du village à l'horizontalité) comme les représentations du message, de l'inscription sur la page d'écran, ou des actions que réaliseraient les usagers, renvoient à des discours d'accompagnement, porteurs de représentations idéologiques du réseau comme de l'organisation et de la communication. A cet égard, la reprise de schémas et concepts théoriques issus de l'analyse linguistique, qu'on parle d'interactions, d'identités, d'énonciation, de performativité ou de conversations sur les réseaux, porte en elle le risque de relever moins de l'analyse communicationnelle que des discours d'accompagnement des technologies. Ce texte revient sur des concepts de l'anthropologie de la communication, de la pragmatique et de l'analyse conversationnelle pour montrer les risques de leur utilisation sans précautions dans l'analyse de communications électroniques. Bruno Ollivier, Professeur en Sciences de l'Information et de la communication Université des Antilles et de la Guyane, UFR LSH BP 7209 97220 Schoelcher France [email protected] 1 Introduction Si la recherche en communication relève d'une interdiscipline, cette nature pose deux types de questions. La première touche à la définition des champs disciplinaires et aux frontières qui les séparent et à leurs validations respectives (Ollivier 2002). La seconde est celle de la validité scientifique des importations de concepts d'un champ à un autre. Le concept de champ est ainsi passé de la physique des particules à la sociologie, celui de flux de la physique, de l'économie et des mathématiques à l'informatique, et la question sera posée ici de l'importation de concepts d'origine linguistique, liés à la performativité, dans le champ de la communication des organisations. Ce texte vise à attirer l'attention sur les risques que peuvent représenter des importations de concepts qui à première vue semblent s'appliquer aussi bien dans en linguistitique qu'en communication, à propos des échanges présentiels comme avec internet alors que leur transposition relève plus d'un effet d'analogie que d'une approche scientifique précise. Dans ce domaine, l'approximation scientifique est facilitée par la puissance médiatique et dans les milieux professionnels des discours d'escorte des TIC, qui ne visent pas une étude rigoureuse, mais l'acceptation d'idées simples et présentées comme indiscutables pour étudier les TIC. Le développement des technologies dans les organisations et les relations interindividuelles est souvent approché selon le modèle implicite de ces discours d'escorte, qui suggèrent une continuité dans la nature des actions de communication, quel que soit le type de médiation, du corps à l'ordinateur, la technologie ne faisant qu'offrir de nouvelles possibilités pour réaliser des actions, voire des actes de langage. Le courrier électronique est ainsi représenté à travers l'analogie avec le courrier écrit, le chat et les commentaires sur les blogs ou autres pages de type Facebook à travers l'analogie avec les conversations, l'écriture sur des pages de forums informatiques comme ne s'il s'agissait que d'une nouvelle dimension offerte à l'échange, au débat, voire à la démocratie. Dès lors qu'on accepte l'idée (fausse) de cette continuité et la pertinence de ces analogies, il est tentant d'utiliser les concepts et théories développés dans la seconde moitié du XXe siècle à propos des interactions langagières entre êtres humains pour décrire la communication électronique et l'écriture sur un document informatique partagé, ce que sont une page Facebook ou un blog. On voudrait ici rappeler quelques jalons de l'histoire de l'anthropologie de la communication, de la philosophie du langage et de l'analyse de conversations, avant 2 de les confronter aux conditions réelles de production et de circulation de messages informatisés sur les réseaux et de marquer les limites d'une transposition de leurs concepts au Web contemporain, dans les organisations et ailleurs. Retour sur trois courants en linguistique et anthropologie de la communication. On s'attache ici à trois courants théoriques dont le vocabulaire est souvent repris, parfois sans renvoi précis aux écrits originaux, pour analyser la communication électronique. La première est l'anthropologie de la communication telle que la résume Dell Hymes (1927-2009) dans son modèle SPEAKING (1974, pp. 54-72). La seconde est l'école analytique d'Oxford qui développe la théorie des actes de langage avec Austin (1911-1960) puis Searle (1932-…). La troisième est l'école de l'analyse conversationnelle, née dans les années 1960 dans un contexte épistémologique marqué par la proximité avec l'ethnométhodologie, et développée par Harvey Sacks (1935-1975), Claire Blanche-Benveniste (1935-2010) et à sa manière Paul Grice (1913-1988). Dell Hymes et l'anthropologie de la communication L'apport de Dell Hymes tient à sa position, au confluent entre la sociolinguistique, l'ethnométhodologie et la linguistique à la fois structurale et chomskyenne, et à sa lecture particulière de la relation entre compétence langagière et performance in situ. On sait que le modèle Speaking propose d'aborder les situations de communication en prenant en compte le cadre et la scène (Setting and Scene), les participants à l'action de communication (P), les finalités de l'action (Ends), la séquence des actions (Act sequence), les clés pour l'interprétation (Keys), qui renvoient à l'esprit de la communication (à la solennité ou à l'humour par exemple) et interdisent une pure interprétation littérale des messages1), les outils (Instrumentalities) que sont les manières d'utiliser le langage en situation, les normes de l'échange (Norms) et le type d'échange (Genre). Il offre une grille issue de l'approche ethnographique et associe des catégories linguistiques, sociologiques et pragmatiques. Un des acquis fondamentaux des travaux de Hymes est d'expliquer comment fonctionnent des communautés linguistiques, qui se fondent à partir d'une même compétence de communication. L'école d'Oxford Complétant l'analyse linguistique classique qui se structure en trois niveaux syntaxique, phonétique et lexico-sémantique, et proposant un quatrième niveau 1 Renvoyant par là à l'opposition proposée par Watzlawick (Watzlawick et al.1972) entre contenu et relation dans la communication, la seconde seule permettant d'interpréter le premier. 3 pragmatique, l'approche d'origine plus philosophique d'Austin (1955/1970) et Searle (1969/1972) insiste sur le rôle du langage comme moyen d'agir sur la réalité, en opposant les fonctions du constatif et du performatif. La distinction entre niveaux locutoire, illocutoire et perlocutoire de la communication en situation, ainsi que les différentes catégories d'actes de parole (assertifs, directifs, promissifs, expressifs et déclaratifs) complètent ces analyses, proche de celles de Goffman, et forment la base de l'analyse pragmatique classique. Analyse conversationnelle L'analyse de conversation apparaît paradoxalement assez tard dans l'histoire de la linguistique, qui a longtemps pensé exclusivement le langage à partir des formes écrites de ses manifestations (Ollivier 1980). Dans les travaux de Sacks (1992) comme ceux de Blanche-Benveniste se voit soulevée la question de l'articulation des niveaux micro (interaction hic et nunc entre inter-locuteurs) et macro (sociologique et institutionnel). Mondada (2006) rappelle le lien originel entre l'ethnométhodologie et l'analyse conversationnelle, qui s'organise autour de la prise en compte de l'indexicalité et du contexte d'énonciation. Celle-ci questionne finalement la relation entre la forme linguistique et le pouvoir à partir de l'étude de l'interaction enregistrée. L'observation de l'oral enregistré montre que des catégories centrales dans l'écrit, comme la phrase, n'y existent pas, alors que les marqueurs de prise de parole, l'organisation de la circulation de la parole, les redites, les implicites énonciatifs, la lutte pour l'énonciation, bref les structures de micro interactions revêtent un rôle central (Cadiot et al. 1979). L'Analyse de conversation s'appuie sur des enregistrements et questionne d'un point de vue ethnométhodologique la manière dont le pouvoir et l'institution se construisent au cours des interactions. Le contexte de l'énonciation est ici fondamental pour analyser la production langagière. Mondada (2006) précise que « Toute pratique est irrémédiablement indexicale : l’action s’ajuste au contexte tout en le configurant par sa manière même de l’interpréter et de le prendre en considération. Elle est donc à la fois structurée par le contexte (contextshaped) et structurante pour lui (context-renewing) ». Finalement, comme le notent Dumoulin et Licoppe (2007), « l’analyse de conversation (AC) pointe les limites d’une approche analytique centrée sur l’énoncé isolé davantage que sur la manière dont celui-ci s’inscrit dans un contexte que son énonciation contribue à renouveler. [Elle] s’intéresse à l’analyse systématique des méthodes permettant aux acteurs de collaborer à produire en situation un tel acte de langage de manière reconnaissable et séquentiellement pertinente ». Mais, pas plus que l'analyse de Bourdieu (1982) pour qui la performativité n'est que la conséquence 4 des effets de la domination symbolique, elle ne peut rendre compte des arrangements sociaux et techniques en jeu dans une communication médiatée par les réseaux. Les trois théories ici rappelées trouvent leurs limites dès qu'on sort d'un contexte interactionnel présentiel, enregistrable et observable. En ce sens, on va voir que la technique et la performativité langagière s'avèrent irréductibles l'une à l'autre sauf à entrer dans le cadre de discours d'escorte soigneusement distillés. Les limites de ces théories face à la communication électronique Les concepts élaborés par ces trois courants ne sauraient en effet s'appliquer à la communication électronique qu'au prix d'approximations hasardeuses. L'inadéquation dee propositions de Hymes à la communication électronique. L'espace virtuel, le temps partagé, le village électronique, l'identité sur les réseaux, l'existence de communautés de communication, ne sont que des métaphores des discours d'accompagnement qui ne résistent pas aux exigences de l'analyse ethnographique. Les méthodes de l'anthropologie ne s'adaptent pas ipso facto aux machines. Que deviennent les catégories du modèle SPEAKING dans la communication par ordinateurs ? Le cadre de la communication " refers to the time and place of a speech act and, in general, to the physical circumstances". "Setting refers to the time and place of a speech act and, in general, to the physical circumstances". Le cadre réel est toujours celui d'individus devant leur clavier et leur écran. Mais il implique aussi, dans le cas de la communication informatisée, l'existence physique du fournisseur d'accès, qui peut verrouiller des sites, du propriétaire des sites (forum, Facebook, intranet d'entreprise etc.) qui gardera la trace numérique de tous les échanges, celles du système d'exploitation, des logiciels utilisés, de l'interface graphique qui formatent la communication, et les paramètres techniques (bande passante, taille et qualité de l'écran et du clavier…) qui conditionnent toute la communication. Avant d'être social, le cadre réel de la communication est technique. Les Participants sont pour Hymes l'énonciateur et l'audience. A supposer que celui qui écrit un texte à l'écran soit assimilé à un énonciateur, ce qu'on discutera plus loin, il est impossible de déterminer une audience ni dans le temps ni dans l'espace, faute de savoir qui aura accès au message, quand cet accès se produit, ni dans quelles conditions de délais. La mémoire en est en revanche intégralement gardée par le système et les lectures futures sont imprévisibles. 5 Les Finalités de la communication posent d'autres types de questions. Gustavo Gomez-Mejia (2011) montre que la communication sur Facebook, Youtube ou Myspace s'inscrit à la fois dans un cadre éditorial hérité de l'histoire de l'édition (découpage en rubriques de la page) et dans des formes architextuelles mises en place par les industries créatives de l'internet. Dans ce cadre, la subjectivité d'un énonciateur ne s'énonce qu'au travers d'un travail de projections identitaires balisé par des formes éditoriales et industrielles préexistantes à toute énonciation. La finalité de la production est en ce cas double. Pour l'usager, elle participe d'un désir d'énonciation et de repérage identitaire, pour les industries créatives de la production de contenus rentables. La séquentialité (A) des énoncés ne peut être comparée à celle de l'interaction en situation. Affectée automatiquement de marqueurs qui la situent à un niveau méta énonciatif (la date et l'heure du système, la désignation par le pseudo ou l'adresse l'électronique, l'organisation du haut et de bas de la page pour décrire une actualisation comme permanente), une suite de caractères résulte d'une production qui n'est plus le résultat d'une négociation en interaction (l'ordre de prise de parole n'existe pas) et dont l'ordonnancement, décidé par le système, dépend des paramètres et de la rapidité de la connexion au réseau. Les clés, qui renvoient à "tone, manner, or spirit of the speech act » passent dans l'écrit informatisé par des graphies codifiables au clavier. Sans doute ce niveau méta-discursif trouverait-il un faible équivalent dans l'utilisation possible des Smileys et de combinaisons de signes typographiques2. Le jeu avec les formes langagières et les codes offerts par le langage (Instrumentalities Forms and styles of speech) est singulièrement appauvri puisqu'il perd sa dimension analogique pour devenir digital. Toute communication se réalise dans le cadre d'une structure tabulaire, celle de l'architexte de la page informatique, à l'aide des seules touches du clavier. Les rares marges de manœuvre passent par des artifices typographiques comme la répétition de touches3. Les normes qui régissent l'échangent sont fondamentalement de nature technique. Elles s'imposent aux deux niveaux de l'organisation de la page et des champs et de l'organisation de l'échange par le webmaster. L'architexte 2 Comme :-)) ou :-(( 3 Les “Bravoooo” , “Ouiiii” etc. s'expliquant ainsi. 6 (Jeanneret, Souchier 1999) peut normer la taille des textes au caractère près, prescrire la langue utilisée, bannir ou censurer certains mots ou certains types d'images à l'aide de filtres automatiques. Le webmaster ou modérateur, interactant central invisible, peut aussi bien différer la diffusion d'un texte, que modifier celui-ci. Dans le cas extrême d'applications liées à Facebook, la machine peut énoncer en lieu et place de l'usager qui lui a délégué, souvent sans le savoir, cette faculté en acceptant des conditions générales d'utilisation (autre acte de langage supposé) d'un clic dans une case dédiée. Les normes, dès lors, sont celles du site, du webmaster et non celles d'un groupe social. L'énonciateur peut être une machine qui signe pour l'usager. Enfin, le type de discours est aussi défini par le type de page sur laquelle l'usager intervient. En ce sens, le type de site et son propriétaire définissent le niveaux de pertinence, d’ambiguïté acceptable, de concision exigible (Grice 2004). Les catégories proposées par l'ethnographie de la communication ne s'appliquent donc pas aux conditions d'une performativité en ligne. Le contexte technique, l'existence d'acteurs a priori invisibles (webmaster, fournisseur d'accès, modérateur, machines distantes…) et la structuration de tout échange par l'architexte imposent leurs conditions à toute communication électronique. Actes de langage et médiation technique. Toute médiation technique impose son format la communication qu'elle organise en ouvrant certaines possibilités en en restreignant d'autres. C'est à l'intérieur du cadre technique qu'il faut envisager la possibilité d'actes de langage, lesquels supposent un énonciateur réel, un contexte institutionnel réel, des destinataires précis et une temporalité identifiable. Or la technique, ici comme ailleurs, agit à la fois en amont, par une prédétermination des possibles de la communication, et au moment de l'action, par la représentation qu'elle induit chez les usagers et les rôles (Ollivier 2007). La communication n'est ainsi possible qu'à travers la structure de la page d'écran, l'utilisation obligatoire de l'interface clavier/ écran, et dans le cadre de la temporalité du réseau et sa structure propre, qui n'a rien d'une structure d'interaction présentielle humaine. La notion même de destinataire renvoie, dans le simple cas du courrier électronique, à des réalités complexes. Qu'on pense aux situations que crée la possibilité d'envoyer un message avec copie cachée (Cci), de renvoyer un message reçu, y compris en le modifiant et/ou en le commentant ou en changeant son titre, de récupérer la liste de 7 destinataires associée à un message si elle n'a pas été cachée pour l'utiliser à sa guise… On est ici loin du destinataire défini dans la communication linguistique. L'utilisation de la technique change par ailleurs les représentations que les usagers se font de l'action de communiquer donc leurs manières d'agir. Perriault (2002) avait montré comment la tenue de séminaires de recherche par visioconférence transformait la nature des actes de parole qui s'y produisaient, à cause de la relation des interactants au cadre technique lui-même. Aux actions déclaratives, caractéristiques d'un séminaire de recherche, se substituaient des échanges sur le modèle des jeux télévisés, visant à occuper le plus de temps de parole possible face aux autres participants distants, vus comme des concurrents dans un jeu. Observant des procédures judiciaires menées via visioconférence, Mondada (2007) note pareillement l'imbrication du technique et de l'interactionnel dans la réalisation d'actes fondamentalement performatifs. Elle souligne que « loin de traiter la situation de communication par visioconférence comme transparente et comme un Ersatz de l’échange en face à face, les participants (…) s’orientent constamment vers la spécificité du dispositif technique, vers son imbrication dans et ses conséquences pour l’organisation de l’interaction, voire vers le caractère spécifique de l’organisation séquentielle de l’interaction médiatisée par visioconférence ». Les discours d'accompagnement des technologies visent, à travers des métaphores et des approximations, à les présenter comme transparentes et facilitant la communication. Ils occultent le rôle de la technique qui oriente les représentations que les usagers se font de la communication et structure le temps et la forme des échanges. C'est sur ces bases qu'il faut se demander dans quelle mesure les analyses développées par le paradigme linguistique dans l'analyse de conversation, la pragmatique ou l'analyse interactionnelle peuvent rendre compte de ce qui se passe. En réalité, le recours aux analyses linguistiques de conversation, aux concepts de la linguistique pragmatique, et à l'école analytique ne peut se faire qu'avec d'extrêmes précautions, au risque de tomber dans l'erreur d'une naturalisation des technologies, caractéristique des discours d'escorte technophiles et journalistiques. Discours d'accompagnement et naturalisation des technologies On sait que, pour définir la communication électronique, les discours d'escorte utilisent les termes de communication, d'échange (horizontal et libre), d'(inter)action, de conversation, de communauté. On parle à propos de communication sur des chats de prise de parole, de prise de position, de débats, de silences, d'acquiescement, de 8 discussion animée, toutes catégories utilisées pour décrire la communication présentielle orale. Le courrier électronique sert pour des échanges, des convocations, des évaluations, des rapports, tous actes qui relèvent du performatif. Sur les sites du web participatif, les expressions désignant des prises de position, des actes performatifs, des déclarations d'intention font florès. Au-delà de ces expressions du langage commun, la rigueur scientifique impose de prendre une distance et de préciser les concepts utilisables. Si la technique configure l'interaction, le risque existe en effet d'occulter, en utilisant des catégories rendant compte de l'action linguistique, un certain nombre de caractéristiques fondamentales de la communication électronique. On en rappellera ici quelques unes. L'espace joue un rôle fondamental. Il signifie distance et non plus lieu d'interactions. A la co-présence se substituent l'absence physique, éventuellement combinée avec une image écran et un son de type téléphonique. L'organisation du temps n'est pas la même. L'interaction langagière présentielle est séquentielle et continue. Un silence fait sens. L'interaction médiatée par la technologie ne l'est pas. Le temps qui sépare deux énoncés est marqué par l'horloge de la machine. Il peut durer des semaines. La temporalité qui apparaît à l'écran est le produit d'une part des conditions de connexion, d'autre part de l'organisation spatiale réglée sur une horloge électronique supposée commune aux utilisateurs. Le temps et l'espace communs de la communication tout comme l'ordre de prise de parole deviennent donc des fictions liées à l'organisation de la page de l'écrit d'écran. La structure de l'interaction médiatée par l'écriture à l'écran n'est plus analogique mais digitale4 et fondamentalement tabulaire. Un exemple caricatural en est Facebook, dans lequel le performatif "j'aime", signifié souvent par une simple icône, est seul autorisé quand "Je n'aime pas" n'existe pas. Ce qui tiendrait lieu d'acte de parole ne renvoie que lointainement aux actes de parole, un peu comme une icône renvoie à la réalité. Une page et un profil de facebook comportent des énoncés de forme assertive (je suis ici, je suis marié/célibataire/ situation compliquée...), directive (x vous demande de l'accepter comme ami), expressive (ce que je ressens en ce moment, j'aime…), promissive (j'assisterai à…), déclarative (je partage, Je pense que...). Mais les concepts d'énonciateur, d'énonciation, de contexte, d'ordre de la prise de parole, sont inapplicables. Si l'expression est celle d'un acte de parole, l'action réelle consiste à 4 Au sens de Watzlawick et al. (1972). 9 renseigner un champ informatique, en tous points semblable à une case de feuille de tableur, prédéterminé par un architexte dont l'objectif est de nourrir des bases de données destinées à l'industrie du marketing. Le remplissage d'un champ à forme fixe n'est pas un acte de parole car la logique de l'acte de parole trouve sa limite dans la forme tabulaire de la page. Liker un lien , est-ce un acte de parole ? On pourrait plutôt considérer métaphoriquement un clic de souris sur la case « J'aime » comme l'icône d'un acte de parole. La notion d'énonciateur renvoie à une signature électronique, voire à une machine pourvue du cookie adéquat ou disposant comme on l'a vu d'une « autorisation » de l'usager. L'identité de l'énonciateur est falsifiable à tous les niveaux (identité réelle usurpée, pertinence et véracité des indications invérifiable, canulars et anonymat, homme ou machine etc). Elle n'est fondée que sur la combinaison de champs tabulaires renseignés préalablement. Ces termes renvoient à des concepts au fondement des analyses classiques en anthropologie de la communication, en pragmatique et en analyse de conversation. Le vocabulaire de base est donc commun. Ceci posé, il n'est pas nouveau que l'usage de mêmes termes corresponde à une approximation scientifique voire à des contre sens complets. Toutes les catégories de l'analyse linguistique, de l'ordre de parole au contexte, de l'énonciateur au temps, de l'identité des interactants au destinataire renvoient, dans la communication électronique, à des métaphores. Conclusion. Si l'histoire des sciences montre le caractère souvent créatif de la migration de concepts d'une discipline ou d'un champ d'observation à l'autre, l'importation sans précautions de catégories produites par la linguistique et l'ethnographie de la communication à des échanges électroniques ne peut se faire qu'à certaines conditions. L'échange linguistique, tel que l'étudient l'ethnographie de la communication, la linguistique pragmatique et l'analyse de conversations, possède des caractéristiques irréductibles, qui ne sont pas forcément celles de l'échange électronique. L'échange linguistique est enregistrable. Il est produit par des êtres humains conscients, présents et interagissant à l'aide de leur corps et de leur appareil phonatoire dans le cadre de relations de pouvoir et d'institutions. Ce n'est ni une production de lignes de texte sur des pages informatiques sur un écran par des humains, des machines ou des logiciels, ni une écriture formatée par un architexte, censurée par un modérateur ou un webmaster, mise en forme automatiquement. 10 L'échange linguistique se produit dans un lieu et un temps donné, et son ordre est réglé par les interactants. Il se réalise dans un contexte observable, celui que définit cet espace temps. Une analyse fondée sur les catégories de la pragmatique doit donc se faire dans le contexte d'une observation de l'usager face à sa machine, et non à travers des analyses de productions informatisées, qu'elles soient textuelles, sonores ou iconiques. A évacuer le contexte réel des (inter)actions, une analyse perd en effet sa validité linguistique. Faute de quoi, cette importation participerait d'un ensemble de discours à visée idéologique, qui consiste à naturaliser la technique, en faisant passer le réseau, l'interface, l'architexte pour des réalités transparentes et sans conséquences, en prétendant retrouver sur les réseaux la communication et l'interaction humaines présentielles et en évacuant le rôle de la technique, du pouvoir qui lui est lié, des formes qu'elle impose et des illusions qu'elle génère. Bibliographie Austin J. L., (1962/1970), How to do things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955, Oxford : Urmson/ Quand dire c'est faire, Paris : Éditions du Seuil. Bourdieu P. , (1982) Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Paris : Fayard. Cadiot A., Chevalier J-C., Delesalle S., Garcia C., Martinez C., Zedda P. (1979, Vol. 42 n°1), « « Oui mais, non mais » ou : II y a dialogue et dialogue ». Langue française, La pragmatique, pp. 94-102. Gomez Mejia G. 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