Croissance économique : la fin des
guerres de théories
Par Denis Clerc
Les cartes de la théorie économique,
qui opposait keynésiens et
néoclassiques, sont brouillées. Les
théories de la croissance endogène
puisent désormais leur inspiration
dans l'un et l'autre courant, dans la
lignée des analyses de l'économiste
américain Paul M. Romer.
La croissance économique est, à
l'échelle historique, quelque chose de
très récent : longtemps, les sociétés
ont été confrontées à des changements
si lents, si peu perceptibles que les
contemporains n'en avaient pas ou
peu conscience. Il n'en est plus ainsi :
depuis près de deux siècles, dans les
sociétés occidentales, le rythme
annuel moyen d'augmentation des
quantités produites est de l'ordre de
1,5 %, ce qui correspond à une
multiplication par cinq en un siècle.
Comment expliquer pareil
changement ?
Le fait est que les économistes ont eu
du mal à fournir une explication : les
classiques (économistes antérieurs à
Marx), parce qu'ils pensaient que le
mouvement n'était pas durable et qu'il
déboucherait sur un « état stationnaire
» ; Marx, parce qu'il ne croyait pas
que le capitalisme puisse survivre à
ses contradictions ; Keynes et
Schumpeter, parce qu'ils craignaient
que les tendances dépressives du
capitalisme finissent par prendre le
dessus, faute de coordination pour le
premier, par déclin de l'esprit
d'entreprise pour le second. Il est vrai
que les grandes crises (celles de 1873
et de 1930) et les guerres ont rendu le
mouvement long de croissance
économique chaotique et incertain.
Aussi, n'est-il pas étonnant que les
économistes se soient penchés
sérieusement sur l'analyse du
phénomène de croissance économique
assez tardivement, dans la seconde
moitié de ce siècle.
Solow : le progrès technique engendre
la croissance
En 1956, un économiste américain,
Robert Solow (prix Nobel en 1987),
proposa une théorie explicative de la
croissance économique qui connut un
grand retentissement. La croissance,
écrivait-il en substance, est comme le
sport automobile : il faut une voiture
disposant de carburant (le capital) et
d'un conducteur (le travail), mais cela
ne suffit pas à gagner la course.
Certes, pour augmenter la vitesse (le
rythme de croissance), on peut
appuyer sur l'accélérateur et
consommer plus d'essence. Mais
chacun sait que, passé un certain
régime, cet accroissement de
consommation n'engendre plus guère
de vitesse supplémentaire. Il en est de
même dans l'économie : pour
accroître le rythme de croissance, on
peut investir, mais, au fur et à mesure
que l'investissement augmente, le
surplus de production qu'il permet
d'obtenir (la productivité marginale,
dans le jargon des économistes)
devient de moins en moins important.
Arrive le moment la vitesse
obtenue ne peut être accélérée... sauf
à imaginer que l'on améliore les
performances du moteur. C'est le rôle
du progrès technique, qui, à long
terme, est donc le seul élément
capable d'engendrer une
augmentation, ou éventuellement une
réduction, du rythme de la croissance
économique. Le rythme de croissance
(Solow parle de la « pente du sentier
de croissance ») à long terme résulte
de l'augmentation de la population
active et du rythme du progrès
technique.
On peut se gausser de cette analyse de
la croissance qui, au fond, n'analyse
rien : le progrès technique est un
élément extérieur, dont on ne sait ni
d'où il vient ni pour quelles raisons
son rythme peut varier. Mais ce
modèle aboutit à une conclusion
claire et délivre un message optimiste.
La conclusion : il ne sert à rien de
trop investir, et l'investissement (donc
l'épargne) et la rémunération de
l'épargne doivent progresser au
rythme du sentier de croissance. Le
message : les pays en retard disposent
d'une sorte de joker, puisqu'ils
peuvent espérer voir leur croissance
économique s'accélérer au fur et à
mesure qu'ils maîtriseront le progrès
technique utilisé par les pays en
avance. Ce rattrapage leur permettra,
durant un temps, d'aller plus vite que
les pays en avance, jusqu'à ce qu'ils
soient au même niveau technique.
Durant cette phase de rattrapage, les
pays peuvent mettre les bouchées
doubles, en investissant massivement
: cet apport supplémentaire de capital
leur permet en quelque sorte de
choisir un sentier de croissance plus
pentu, qui est un raccourci pour
rejoindre les autres pays. Mais, une
fois le rattrapage effectué, c'en est fini
: le sentier de croissance ne peut plus
être accéléré, il ne sert donc à rien de
pousser les feux de l'investissement,
puisque c'est le rythme du progrès
technique nouveau qui détermine à
long terme le sentier de croissance. Le
modèle de Solow théorise l'expérience
des pays européens, qui, dans les
années 50, ont pu stimuler leur
croissance à coup d'investissements
massifs, en profitant de l'expérience
acquise par les Etats-Unis.
Il faut bien reconnaître, cependant,
que cette explication est un peu fruste.
D'où vient donc ce progrès technique
qui, chez Solow, descend du ciel ?
Paul M. Romer, un jeune économiste
américain, proposa, en 1986, une
explication : ce n'est pas autre chose
que le résultat de l'apprentissage par
l'expérience, du « learning by doing ».
Parce que c'est en faisant que l'on
devient capable d'améliorer, de
changer, bref de progresser. Romer,
évidemment, enfonce une porte
ouverte : il retrouve une analyse bien
connue de Kenneth Arrow (autre
économiste américain, prix Nobel en
1972 pour ses analyses sur la théorie
du bien-être), datant de 1962, et
s'appuyant notamment sur le fait que
la plupart des changements techniques
dans les façons de produire sont nés
de l'observation concrète de
l'expérience productive, du savoir-
faire des acteurs de terrain. En
d'autres termes, le progrès technique a
d'autant plus de chance d'être
important que l'économie est plus
développée, puisque les occasions de
perfectionnement et de changement se
multiplient. Dans le domaine de la
croissance aussi, le principe de
Matthieu s'applique : aux riches il sera
donné, aux pauvres il sera retiré.
Romer, contrairement à Solow,
avance l'idée que c'est la croissance
qui engendre elle-même le progrès
technique (et non le progrès technique
qui engendre la croissance), c'est-à-
dire que l'origine de la croissance est
endogène, qu'elle dépend de la vitesse
déjà acquise. Ce qui revient à dire que
les écarts entre nations, loin de se
résorber, peuvent avoir tendance à
s'accentuer.
Romer : la croissance dépend de
l'investissement et de l'apprentissage
par l'expérience
Ce n'est pas la seule conséquence du
modèle de Romer. La croissance,
désormais, dépend à la fois de
l'investissement et des connaissances
acquises par l'expérience. Romer
souligne que plus l'investissement
augmente, plus les connaissances
risquent également d'augmenter. Pour
un pays, maximiser l'investissement
devient donc un enjeu central : alors
que, chez Solow, la baisse de la
productivité marginale du capital
investi rendait l'investissement
supplémentaire de moins en moins
intéressant, chez Romer, le jeu
combiné de l'investissement et des
connaissances acquises par
l'expérience empêchent ce déclin.
Pour engendrer plus de croissance, il
faut donc pousser les feux de
l'investissement, ce qui se passe, dans
une économie de marché, par une
épargne supplémentaire préalable.
Romer retrouve une vieille conviction
des économistes classiques : l'épargne
doit précéder l'investissement, car,
sinon, le financement de
l'investissement n'est pas possible.
Keynes a passé sa vie à combattre
cette idée : l'épargne est une
conséquence de l'activité économique,
pas un préalable. Stimuler l'épargne
engendre donc, dans un cas (Keynes),
un freinage de l'activité, dans l'autre
(Romer), une accélération.
L'intervention publique peut être
bénéfique
Mais, alors que, chez les classiques,
cette conviction était au service d'une
vision libérale de l'économie - la main
invisible du marché transforme les
intérêts privés en richesse collective -,
chez Romer, les choses sont plus
compliquées. En effet, ce fameux
processus d'accumulation des
connaissances par l'expérience produit
des effets sur l'ensemble de la société
et non dans les seules entreprises il
prend naissance. En d'autres termes,
le savoir-faire acquis chez Apple
permet à des informaticiens de se
lancer à leur propre compte : c'est
bénéfique pour la collectivité, mais
pas forcément pour Apple. Les
économistes appellent « effets
externes » cette dissociation entre
intérêts privés et intérêt collectif. Et
ils soulignent que seule l'intervention
de l'Etat peut permettre une
conciliation, en incitant ou en
contraignant les entreprises à adopter
un comportement favorable à l'intérêt
collectif. Bien qu'élaborée dans un
climat néoclassique (l'offre trouve
toujours une demande suffisante pour
s'écouler, ce ne sont pas les
débouchés qui contraignent la
croissance, mais les facteurs de
production), l'analyse de la croissance
endogène débouche sur des formes
d'interventionnisme spécifique.
Première forme : l'intervention dans la
formation de la main-d'oeuvre. Car, si
Romer a mis l'accent sur l'expérience
engendrée par l'apprentissage, la
formation peut aboutir à des résultats
analogues : celui qui se forme devient
capable d'utiliser de nouveaux outils,
voire de concourir à leur amélioration.
C'est Robert Lucas - autre prix Nobel,
en 1995, pour ses travaux sur les
anticipations rationnelles (1) - qui
explora cette piste en 1988, dans la
lignée des analyses dites du « capital
humain ». Certes, celui qui se forme
touche les dividendes de sa formation,
puisque, en général, sa qualification
plus élevée lui permet d'obtenir une
rémunération également plus élevée.
Mais, dans la lignée des analyses de
Romer, le supplément d'apport
productif à la société dans son
ensemble dépasse le surplus de
rémunération que la personne qui s'est
formée peut espérer. Il y a donc bien
un effet externe, qui légitime que
l'Etat incite - par des bourses, par une
prise en charge d'une partie au moins
du coût de la formation - les individus
à mieux se former.
Mais ce n'est pas la seule intervention
potentiellement bénéfique : stimuler
l'innovation exerce un effet positif sur
la croissance. Le problème est que les
firmes n'effectuent des
investissements en recherche-
développement que si elles espèrent
en retirer des bénéfices. Or, si les
bénéfices en question sont collectifs,
les firmes ne seront pas, ou peu,
incitées à accentuer leurs efforts en
recherche-développement.
L'intervention publique peut changer
la donne, en permettant aux firmes
innovatrices de demeurer
propriétaires de leurs innovations,
donc d'obtenir un droit de monopole,
par le biais des brevets. Schumpeter,
déjà, avait souligné que le capitalisme
avance et fonctionne grâce à la
concurrence imparfaite qui garantit
aux firmes qu'elles seront
récompensées de leurs efforts
d'innovation. Vouloir supprimer ces
rentes de monopole, c'est scier la
branche sur laquelle le capitalisme est
assis. Romer, mais aussi P. Aghion et
P. Howitt retrouvent et développent
cette intuition, en soulignant le rôle
essentiel de la puissance publique
dans le financement et la protection
de la recherche-développement. Ces
deux derniers auteurs soutiennent
d'ailleurs qu'une innovation chasse
l'autre, que les découvertes d'une
firme rendent obsolètes les
précédentes découvertes d'une autre
firme, et que le pouvoir de monopole
instauré par les brevets n'est que
momentané et n'empêche nullement la
concurrence de s'exercer.
Simplement, c'est une concurrence de
type dynamique, par l'innovation, et
non de type statique, par les prix.
La fin des guerres de tranchée ?
Les théories de la croissance
endogène, on le voit, ont brouillé les
cartes de la théorie économique
habituelle. Cette dernière opposait
traditionnellement keynésiens et
néoclassiques. Les premiers insistent
sur les difficultés, voire
l'impossibilité, d'une coordination ex
ante (avant coup) au sein de
l'économie de marché, ce qui légitime
une intervention correctrice de l'Etat.
Les seconds soulignent au contraire
que les mécanismes de marché
permettent de répartir au mieux les
ressources existantes et d'engendrer
une efficacité maximale. Or, les
théories de la croissance endogène
puisent leur inspiration à la fois dans
l'un et dans l'autre de ces deux grands
courants. Des néoclassiques, elles
reprennent l'idée qu'il n'existe pas de
problème de demande, que davantage
d'épargne permet davantage
d'investissement, donc davantage de
croissance. Des keynésiens, elles
reprennent l'idée que sans intervention
publique, l'économie fonctionne en
deçà de son régime potentiel, et que
les mécanismes du marché ont besoin
d'être complétés. Sans doute pourrait-
on aller encore plus loin et montrer,
dans la même voie, que les
infrastructures publiques, l'existence
d'une fonction publique efficace et
compétente, et la socialisation des
dépenses
de
santé sont, elles aussi, des formes
d'investissements collectifs utiles à la
croissance. Mais cette dualité
d'inspiration montre à l'évidence que
la théorie économique contemporaine
commence à sortir de ses guerres de
tranchée et que, pour rendre compte
de sociétés complexes, elle a besoin
de dépasser les anciennes
oppositions.
(1) Voir l'article « Les belles
constructions des nouveaux
classiques », Alternatives
Economiques No 140, septembre
1996.
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