Le progrès technique, clef d'une croissance durable
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La clef d'une croissance durable, nous dit Paul Romer, ce n'est ni un bon policy mix (la
politique contracyclique keynésienne), ni un taux élevé d'accumulation (comme dans le
modèle Harrod-Domar), mais le progrès technique.
En effet, à technologie constante, la croissance vient nécessairement butter sur le problème
des rendements décroissants. Tôt ou tard, certains facteurs deviennent limitants : le travail,
l'énergie, les matières premières, la terre viennent à manquer. Les goulets d’étranglement
se multipliant, il faut trouver de nouvelles combinaisons productives :
Une métaphore parlante est celle de la cuisine. Pour préparer un plat, nous combinons
divers ingrédients selon quelque recette. Mais si l’on s’en tient aux seules recettes
connues, la quantité que l’on peut cuisiner est limitée par l’offre d’ingrédients. Quand les
ingrédients viennent à manquer, la solution consiste à inventer de nouvelles recettes, qui
utilisent de nouveaux ingrédients ou font la part belle à ceux que l'on trouve en
abondance.
Paul Romer, art. Economic Growth, Fortune Encyclopedia of Economics (trad. par moi).
De ce point de vue, la révolution industrielle anglaise est un cas d’école :
L’augmentation de la production de biens manufacturés dans les structures
préindustrielles entraîne non seulement une demande de bois accrue, mais aussi un
besoin de plus en plus grand d’animaux de trait, concurrents, de par leur alimentation, des
hommes dans le partage de la production agricole. Elle exige aussi une consommation
intermédiaire croissante de matières premières agricole, dont la production ne peut
pareillement se développer qu’au détriment de celle des subsistances. Les quatre besoins
fondamentaux de la vie, pour reprendre la terminologie de Malthus -- nourriture,
habillement, logement, chauffage --, exercent des pressions concurrentes sur la
production agricole. La production industrielle ancienne est donc largement dépendante
du facteur terre et, en conséquence, soumise à la loi des rendements décroissants.
Patrick Verley : L’échelle du monde, essai sur l’industrialisation de l’Occident, 1998, Nrf Essais
Les anglais ont su découvrir de nouvelles "recettes" permettant de remplacer des ressources
devenues rares par de nouveaux moyens de production plus abondants :
Révolution
Industielle
demande demande  demande  demande
de Travail de bois de chevaux de fibres

Coûts de Production
Progrès Technique Commerce International
Mécanisation Charbon Coton
Mais l’économie n’en continue pas moins à subir la loi des rendements décroissants, même
en l'absence de facteurs limitants :
Exemple 1 : le capital technique
Un chariot élévateur est un engin très utile, et aussi longtemps qu’une entreprise n’est pas
bien équipée, investir dans l’achat d’un chariot supplémentaire demeure rentable.
Néanmoins, au fur et à mesure que croît le parc de chariots, le rendement marginal de ce
type d’investissement décroît rapidement. A la limite, un chariot de plus devient
complètement inutile. On en déduit que la croissance économique ne saurait venir de
l’accumulation continue des mêmes biens d’équipement.
Exemple 2 : le capital humain
Si j’ai arrêté mes études au lycée et si j’envoie mon fils à l’université, je suis en droit
d’espérer qu’il bénéficiera d’un meilleur niveau de vie que moi. Mais si chaque famille fait
de même, une telle stratégie vient butter sur le problème des rendements décroissants.
Pour le comprendre, supposons qu’il n’y ait eu aucune innovation technologique depuis le
18ème siècle, nous aurions eu beau scolariser toujours plus d’enfants, toujours plus
longtemps, accumulant ainsi du capital humain, on n’aurait eu que faire de tous ces
bacheliers dans une économie où l’on attelle encore les bœufs !
Paul Romer, Beyond classical & keynesian policy, Policy options, 1994 (trad. par moi).
Pour échapper aux rendements décroissants, il ne reste plus qu’à changer de technique :
Un nageur investit dans son temps de piscine un peu comme une économie investit en
capital. Il ne peut améliorer indéfiniment ses performances simplement en s’entraînant
davantage. Il y a des limites physiques au développement de la puissance musculaire et
des capacités d’aérobie. Pourtant, depuis les années 50, le nombre de records du monde
battus chaque année est à peu près le même. Et la raison en est la même en natation
qu’en économie : le perfectionnement des techniques. Ainsi, en 1875, date de la 1ère
traversée de la Manche à la nage, la brasse passait pour la meilleure technique du
moment ! Mais bientôt des nageurs australiens et anglais découvrirent et développèrent
une technique utilisée jusque là par les aborigènes et les habitants de Ceylan : le crawl.
ibid.
En résumé, une croissance durable passe par de meilleures recettes et de meilleures
techniques... Ce qui ne va pas de soi :
On imagine souvent que le progrès technologique survient en deux temps : une
découverte héroïque et puis une grande transformation économique. Ainsi, quand John
Bardeen, Walter Brattain et William Shockley ont inventé le transistor, cela aurait été
suffisant pour que nous suivions la fameuse loi de Moore
1
et descendions la courbe des
coûts tel un skieur sur une piste noire. La volution informatique en aurait découlé. (...)
Mais ce que la loi de Moore ne nous montre pas, c’est l’énorme quantité d’efforts investis
pour produire de meilleures puces ; elle nous empêche de voir que la rapidité des progrès
varie en fonction de la quantité d’efforts consentis.
L’autre face de l’imagerie traditionnelle de la découverte héroïque tient au caractère
nécessaire des grandes découvertes. Mais Robert Fogel, un éminent historien, a montré
que si le chemin de fer n’avait pas vu le jour au 19ème siècle, les américains auraient
investi massivement dans le creusement de canaux, la construction de routes, etc. Au
bout du compte, le rythme de croissance économique n’aurait pas été très différent. En
fait, il y a bien plus de voies de la découverte qu’on ne l’imagine. (...)
1
selon laquelle la puissance des microprocesseurs double tous les 18 mois.
Par suite, les prouesses technologiques comme le chemin de fer ou le transistor ne
constituent pas la cause de la croissance. Nos vies sont devenues meilleures parce que
quelque chose a poussé des hommes à chercher des moyens qui l’ont rendue meilleure.
Et ce quelque chose, c’est le marché et les incitations spéciales qu’il crée.
Toutes les opportunités existantes dans la nature demeureraient inexploitées si l’on
n’avait trouvé un moyen de motiver et de coordonner les efforts des hommes. Bardeen,
Brattain et Shockley n’ont pas cherché à rendre la vie des hommes plus plaisante. Ce
qu’ils voulaient, c’étaient obtenir pour leur compte, et celui de leur compagnie, un profit.
Ce faisant, eux et des milliers d’autres ont contribué à améliorer notre qualité de vie.
La clef de l’histoire des microprocesseurs ne se trouve donc pas du côté de la loi de
Moore, ni dans les dons uniques de certains inventeurs. La clef, c’est que les hommes ont
créé le système du marché qui, avec des institutions hybrides comme les Universités et
les laboratoires de recherche, a permis de convertir l’intérêt privé en une puissante force
capable d’améliorer la vie de tous. Cette invention humaine est beaucoup plus importante
que le transistor ou la machine à vapeur, car elle nous a donné ces inventions là et toutes
les autres aussi...
Paul Romer, "Incentives and Innovation" - Outlook, Sept 1998 (trad. par moi).
De là découle le rôle principal du bon Gouvernement. Pour maintenir l'économie nationale
sur le sentier de croissance, il revient à l'Etat de créer les conditions favorables à
l'innovation : en particulier, de bonnes universités pour les chercheurs et un bon
environnement économique pour les entrepreneurs.
Corollaire : pour que le progrès technique suive son cours, le bon Gouvernement doit veiller
à ne pas entraver le processus de destruction créatrice.
Le risque et le gain
Nous n’aurions pu au 20ème siècle augmenter autant notre niveau de vie avec les
techniques et les recettes de jadis. L’extension de l’ancien mode de production aurait tôt
ou tard épuisé le stock des ressources utiles, et les dommages collatéraux (ex. la
pollution) seraient peu à peu devenus insupportables. Pour le coup, les Cassandre qui
pointaient du doigt les limites de la croissance auraient eu raison.
Une croissance durable suppose la mise en œuvre de nouvelles façons d’exploiter des
ressources rares. Il fut un temps l’on ne savait utiliser l’oxyde de fer que comme
pigment dans l’art rupestre (comme dans les grottes de Lascaux). Plus tard, le silicium ne
servait qu’à la fabrication du verre. Aujourd’hui, nous utilisons l’oxyde de fer pour stocker
des données dans les disques durs de nos ordinateurs et le silicium pour fabriquer des
composants électroniques. Et il existe une infinité de découvertes de ce type,
d’opportunités technologiques, à exploiter. Du fait de ce processus incessant de
découverte, la croissance est virtuellement sans limites.
Mais nous ne tirerons avantage de ces innovations que si nous acceptons de changer nos
modes de vie et nos façons de travailler. De tels changements peuvent être perturbants
(disruptive). Certains travailleurs verront leurs compétences dévaluées, d’autres devront
changer d’emplois, voire de carrières. On demande assez peu de peintres rupestres et de
souffleurs de verre de nos jours, mais la demande est forte en ce qui concerne les artistes
graphistes ou les techniciens dans l’industrie des semi-conducteurs.
Certes, nous pourrions conjurer tout risque en écoutant les néo-Luddites. Nous pourrions
fermer nos frontières, arrêter la course à la productivité, aux fins de préserver les emplois
actuels. Mais le prix que nous devrions payer serait considérable : nous devrions en effet
renoncer à la croissance.
Or, la croissance ne permet pas seulement l’augmentation du niveau de vie, elle contribue
aussi à mettre en valeur le meilleur de la nature humaine. Dans un monde sans
croissance, comme dans un jeu à somme nulle, une personne ne peut gagner que ce
qu’elle prend aux autres. Pensez-y. Dans un monde sans croissance, le seul moyen pour
vous d’offrir à vos enfants une vie meilleure sera de forcer les enfants des autres à une
vie moins bonne. Notre histoire est jalonnée de ce type de spoliations, petites ou grandes.
Mais dans un monde en croissance, il n’est plus illogique d’espérer un avenir meilleur
pour nos enfants et aussi pour tous les enfants du monde. La croissance économique
autorise tout à la fois l’ambition pour les siens et la générosité envers les autres.
Aussi, souhaitons que l’hystérie actuelle des médias autour du thème de l’insécurité
économique passe de mode. Si nous pouvons préserver un climat économique et social
qui tolère le risque et le changement, vous continuerez de vivre dans une économie qui
assure une augmentation continue du niveau de vie. Si vous avez des enfants, vous les
verrez bénéficier d’avantages matériels et tirer profit d’opportunités que vous ne pourriez
pas même imaginer aujourd’hui. Mais chacun de vous sera exposé au risque de perdre
son job. Et ceux d’entre vous qui travailleront dans les secteurs les plus dynamiques de
l’économie seront plus exposés que les autres ; en contrepartie, ils gagneront davantage.
Vous voyez, c’est encore « that trade-off thing ».
Risk and Return par Paul Romer (traduction personnelle) - Discours de remise des diplômes,
Albertson College, juin 1996
De ce point de vue, la France est mal partie :
Allergie au Risque
Cf. Gilles St Paul (Univ. de Toulouse) : L'allergie au risque coûte cher (Sociétal, janv.
2004) : http://www.geocities.com/gspaul_8047/soft/societal03.pdf
+ Misère de l’Université
Sur la crise de la recherche et de l'université, cf. le rapport de Philippe Aghion et Elie
Cohen (CAE janv 2004) : Résumé : http://www.cae.gouv.fr/lettres/CAE-2004.02.pdf ;
Rapport complet : http://www.cae.gouv.fr/rapports/46.htm ; Regards sur l'éducation,
OCDE 2004 : http://www.oecd.org/dataoecd/36/52/33716195.ppt [Cr du Monde : L'OCDE
souligne les retards de l'enseignement supérieur français :
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-379166,0.html ] ; Olivier Postel-Vinay
dans Commentaire, automne 2004 : La crise de la recherche française, état des lieux.
= Déclin de la France
Cf. Gilles St Paul : Le déclin économique de la France (Commentaire, Décembre 2003) :
http://www.geocities.com/gspaul_8047/soft/comm2.pdf
Quelques lectures complémentaires :
Sur l’économie politique du monde malthusien, cf. la 1ère partie du très bon cours d’histoire
économique de Gregory Clark à l’UC Davies :
http://www.econ.ucdavis.edu/faculty/gclark/ecn110a/110areadings.html
Sur l’histoire de la technologie et de la croissance, Cf. cette synthèse récente de Joël
Mokyr (Northwestern Univ.) dans une encuclopédie sur la croissance dirigée par Philippe
Aghion : http://www.faculty.econ.nwu.edu/faculty/mokyr/Durlauf.PDF
Pour des données de long terme sur la croissance, cf. cet article de Robert Gordon
(Northwestern Univ) dans la Revue de l'OFCE : Deux siècles de croissance économique :
L'Europe à la poursuite des États-Unis: http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/1-84.pdf
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