Acta Universitatis Wratislaviensis No 3389 romanica wratislaviensia LIX Wrocław 2012 Justyna Łukaszewicz Université de Wrocław TRADUCTEURS DE THÉÂTRE — PORTRAIT DE GROUPE Ce portrait ne réunit pas tous les traducteurs travaillant actuellement dans le domaine du théâtre sur un territoire donné. Il ne s’agit ni d’une moyenne, ni d’une majorité, mais d’un échantillon qui est tout de même assez important et relativement homogène: 25 traducteurs (16 femmes, 9 hommes), presque tous (à l’exception d’une personne) traduisant vers le français et pour la plupart résidant en France (sauf quatre dont les pays de résidence sont l’Allemagne, la Belgique, la République de Macédoine et Malte)1. « Les traductologues ont montré l’importance de placer le traducteur au centre de la réflexion sur la traduction », rappelle Jean Delisle dans la présentation des Portraits de traducteurs réunis sous sa direction2. À la différence de ce recueil de textes consacrés chacun à un traducteur, l’idée de « s’immiscer dans la vie privée du traducteur »3 est étrangère à mon projet, mais il a le même « avantage de donner la parole aux traducteurs eux-mêmes »4. Le questionnaire qui leur a permis de s’exprimer comprenait des questions permettant d’obtenir des données objectives, telles que les études accomplies, les langues de travail ou le nombre de pièces traduites. Les informations plus subjectives ont été obtenues par des questions relatives aux plus grandes satisfactions et déceptions professionnelles ou au prestige dont on jouit en tant que traducteur de théâtre. Finalement, une réflexion théo1 Utilisant uniquement le courrier électronique, j’ai envoyé mon questionnaire à quelques traducteurs de ma connaissance ou par leur intermédiaire. J’ai mis aussi à profit l’annuaire électronique des membres de l’Association des Traducteurs Littéraires de France où j’ai sélectionné les traducteurs affichant le théâtre parmi leurs spécialités. Sur 82 courriels envoyés, j’ai obtenu 17 questionnaires remplis (presque 21%), auxquels il faut ajouter les réponses des personnes qui n’ont pas encore traduit de pièces (mais espèrent le faire un jour). J’ai écrit aussi à la Maison Antoine Vitez (Centre international de la traduction théâtrale, plusieurs fois mentionné dans les réponses au questionnaire, qui soutient les traducteurs entre autres en octroyant des bourses et coorganisant des lectures publiques) et à la Maison d’Europe et d’Orient. J’ai obtenu un questionnaire rempli grâce à cette dernière institution. 2 Les Presses de l’Ottawa, Artois Presses Université, 1999, p. 1. 3 Ibidem, p. 2. 4 Ibidem, p. 4. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 203 2012-09-03 15:08:41 204 Justyna łukaszewicz risante a été amenée par des questions invitant à se pencher sur des problèmes tels que l’adaptation confrontée à la traduction, la spécificité de la traduction théâtrale ou le statut du traducteur. Le projet initial visait une étude comparative, concernant aussi les traducteurs de théâtre polonais. Comme je n’ai obtenu que deux réponses à la version polonaise de mon questionnaire5, elles serviront seulement pour confirmer ou nuancer les tendances observées. Les paires de langues représentées dans le matériel recueilli sont très variées. Une personne traduit du français vers l’anglais et le maltais. Trois personnes traduisent du et vers le français, parfois en collaboration avec un autre traducteur. Cinq traducteurs traduisent de l’anglais et autant de l’allemand et de l’italien. Le grec est langue de départ de trois traducteurs. Le serbo-croate, le finnois, le suédois sont chacun pratiqués par deux traducteurs. Trois personnes traduisent de deux diverses langues vers le français (le macédonien et le serbo-croate, l’italien et le grec, le biélorusse et le russe), une pratique trois langues de départ (l’anglais, le finnois et le komi) et une quatre (le suédois, le norvégien, le danois et l’allemand). L’hébreu et le néerlandais sont également représentées. La part approximative des traductions théâtrales dans l’ensemble de l’activité traduisante des traducteurs concernés va d’une toute petite minorité (1–3%) à la presque totalité (98–99%), tandis que le nombre de pièces traduites varie de une à environ 200 (une vingtaine en moyenne). À peu près la moitié de la totalité des pièces traduites par ces traducteurs a été publiée et moins d’un tiers a été destiné dès le départ à un spectacle donné (traduite à la demande d’un metteur en scène). La durée de l’activité dans le domaine de la traduction s’étend, chez les traducteurs en question, de 6 à 54 ans. Dix-sept traduisent depuis 20 ans ou plus. Dans 10 cas, la durée de l’expérience en traduction théâtrale est égale ou presque à l’activité professionnelle de traduction. En moyenne, les traducteurs concernés ont commencé à traduire pour le théâtre 8 ans après le début de leur activité comme traducteurs. C’est donc un domaine qui semble exiger des traducteurs expérimentés. Quant aux traductrices polonaises, l’une traduit des pièces de théâtre du français (au début de sa carrière, elle le faisait surtout vers le français), l’autre de l’anglais. La part des traductions théâtrales dans l’ensemble de leur activité est, respectivement, de 80% et 99%. Chacune a traduit environ 100 pièces. Elles traduisent depuis 40 et 35 ans — l’une dans le domaine du spectacle depuis le début, l’autre y est arrivée au bout de 17 ans. Pour l’une, les pièces traduites pour un spectacle donné ou à la demande d’un metteur en scène constituent une petite minorité, pour l’autre — une grande majorité. 5 Je l’ai envoyé aux 18 traducteurs littéraires figurant dans l’annuaire des membres de l’Association de Traducteurs de Pologne (Stowarzyszenie Tłumaczy Polskich), à la rédaction de la revue Dialog (dédiée au drame contemporain et aux arts du spectacle) et au portail e-teatr.pl. Seul un contact personnel a permis d’obtenir les deux réponses. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 204 2012-09-03 15:08:42 Traducteurs de théâtre — portrait de groupe 205 En dehors des pièces de théâtre, la plupart des traducteurs (22) traduisent de la littérature, le plus souvent (dans au moins 16 cas) des romans ou des nouvelles (« qui représentent l’essentiel de la production littéraire traduite en France »6), mais trois personnes traduisent aussi des textes juridiques ou techniques. Ainsi, ils font éclater les divisions entre les métiers de la traduction7, puisque certains peuvent être qualifiés aussi de « traducteur technique » (2), « traducteur juridique » (2) ou « traducteur audiovisuel » (4). Le plus souvent, ce sont les traducteurs eux-mêmes qui choisissent les pièces à traduire. Ce domaine de la traduction semble donc particulièrement privilégié de ce point de vue et les réponses des traductrices polonaises confirment cette vision. Le choix est beaucoup moins souvent réalisé par des metteurs en scène ou des éditeurs, et ces deux figures sont ici à égalité. L’initiative revient encore plus rarement à une institution culturelle ou à un autre traducteur (chef d’équipe ou co-traducteur). D’après les informations recueillies, la proposition n’est venue qu’une seule fois de l’auteur de la pièce, dans l’espoir d’être joué en France. Quant aux activités précédentes ou parallèles à la traduction des pièces de théâtre, 16 traducteurs sont ou ont été enseignants (dont 13 enseignants universitaires, soit 52%) et 10 ont travaillé ou travaillent dans la recherche, relative au moins dans la moitié des cas au théâtre. Deux personnes ont travaillé dans le journalisme, deux occupent ou ont occupé des postes de responsabilité dans des actions culturelles, une est romancière. Sept personnes ont une expérience professionnelle du théâtre, dont quatre comme actrices et trois comme dramaturges. Seuls deux traducteurs n’ont jamais eu d’autres activités professionnelles en dehors de la traduction. La plupart des traducteurs ont fait — évidemment — des études en langues et lettres, mais il y a aussi dans le lot une personne diplômée d’architecture et un ingénieur. Très peu nombreux sont ceux qui ont suivi des formations préparant spécifiquement à la profession de traducteur: une traductrice a fait un master en traduction littéraire et une autre, un stage de formation au surtitrage de théâtre. Les questions fondamentales de l’enquête concernent la spécificité de la traduction théâtrale et la relation entre la traduction et l’adaptation. Il est significatif que les notions clés — l’oralité, la voix, le rythme, la musique, le naturel — apparaissant aussi bien dans les opinions de ceux qui insistent sur la spécificité de la traduction théâtrale que de ceux (4 traducteurs) qui sont d’avis que la traduction théâtrale ne se distingue pas fondamentalement voire pas du tout des autres types de traduction. Ces derniers disent faire attention à la voix (« Je traduis comme si mon texte allait être lu à haute voix. Un texte est toujours, avant tout musique », précise l’un d’eux) et/ou au rythme en traduisant toutes 6 D. Gouadec, Guide des métiers de la traduction-localisation et de la communication multilingue et multimédia, La Maison du Dictionnaire, Paris 2009, p. 99. 7 Présentés récemment dans D. Gouadec, op. cit. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 205 2012-09-03 15:08:42 206 Justyna łukaszewicz sortes de textes, avec, pour l’un d’eux, l’exception de la traduction de la poésie et pour un autre, une plus grande liberté dans la traduction théâtrale. Notons que la préoccupation de la « mise en bouche », évoquée le plus souvent, est le seul trait distinctif de cette sous-catégorie de la spécialité « traducteur littéraire » qui figure dans le guide des métiers de la traduction cité plus haut8. Néanmoins, pour se rendre compte que la frontière entre « spécificité » et « manque de spécificité » est très mince, il suffit de citer une des réponses: « je garde ce souci de “mise en bouche” même pour mes traductions non-théâtrales: après tout, Flaubert passait par le “gueuloir” sans écrire pour le théâtre ». Les traducteurs convaincus de la spécificité de la traduction théâtrale expliquent bien ce terme: il s’agit de « savoir donner aux personnages un texte sur lequel ils pourront avoir un ton naturel ». « Il faut également que les mots en eux-mêmes soient percutants, audibles, mis en valeur », qu’ils ne soient pas « trop difficiles ou peu naturels à prononcer pour les acteurs ». Certains traducteurs indiquent le pendant de ce problème: la spécificité du côté de la perception du public, c’est-à-dire « le caractère immédiat dont les choses doivent être comprises ». En effet, comme l’écrit Ginette Herry: Énoncé par des acteurs en jeu, le texte de leurs répliques doit être perçu jusqu’au fond d’une salle dans le fugitif hic et nunc de leur parole-action et de l’écoute-participation des spectateurs, dans une relation inscrite, donc, à la différence de la lecture, dans un temps irréversible. Aussi, le texte à jouer doit-il être parfaitement audible et pour cela prononçable [et] sans ambiguïté (…)9. Quant aux traductrices polonaises, l’une affirme que, pour traduire du théâtre, il faut avoir de l’imagination; l’autre parle, dans le même contexte, du sens de la scène, énonce l’exigence d’avoir « de l’oreille » et affirme « entendre » sans lire à voix haute. Le fond des deux réponses est probablement le même. Le traducteur d’un texte théâtral doit donc tenir compte des exigences des acteurs et du public, et peut-être faut-il aller plus loin: comme le dit l’une des personnes interrogées, il doit « être directement concerné par le théâtre ». Le traducteur qui a formulé cette opinion (40 pièces traduites, part des traductions théâtrales: 90%), avant de traduire pour le théâtre, y a travaillé en tant qu’assistant metteur en scène et metteur en scène, régisseur (stage manager), décorateur et peintre décorateur. Une traductrice qui a gagné son expérience du théâtre comme actrice, assistante à la mise en scène, metteur en scène et dramaturge formule ainsi cette implication du traducteur: « Il est dans une certaine mesure obligé de jouer ce qu’il traduit, d’en apprécier le rythme et le sous-texte (en vertu du principe que les acteurs ne jouent pas nécessairement seulement ce qui est écrit) ». Le traducteur en est sans doute d’autant plus capable s’il a une expérience du théâtre, professionnel ou amateur. C’est le cas de 9 des 25 traducteurs concernés (soit 36%). 8 Ibidem. G. Herry, « De la spécificité du texte théâtral et de sa traduction », Romanica Wratislaviensia 55, 2008, p. 152. 9 Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 206 2012-09-03 15:08:42 Traducteurs de théâtre — portrait de groupe 207 L’un de ceux qui n’ont pas ce genre d’expérience voit la spécificité de la traduction théâtrale (c’est-à-dire celle d’une pièce qui sera jouée) dans « sa nature d’entreprise collective » ou sont impliqués auteur, traducteur, metteur en scène, acteurs, ce qui rappelle la « traduction coopérative » prônée par Susan Bassnett10. Sur 25 traducteurs interrogés, huit ne collaborent jamais avec le metteur en scène ou les acteurs, cinq collaborent toujours avec le metteur en scène et les acteurs, douze (donc à peu près la moitié) collaborent occasionnellement avec le metteur en scène, tout comme les deux traductrices polonaises. En ce qui concerne d’autres types de travail d’équipe, cinq personnes traduisent en collaboration avec d’autres traducteurs, dont une toujours avec son mari, et pour une autre, la création d’un binôme de traduction et leur expérience de traduction en commun est la plus grande source de satisfaction. Enfin, quatre traducteurs collaborent toujours avec les auteurs vivants. Dans le domaine théâtral, l’adaptation est souvent opposée à la traduction, sans que les frontières entre les deux soient nettes11. Dans l’article « Traduction » du Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Jean-Michel Déprats écrit: « Traduire n’est pas adapter »12, mais dans le même dictionnaire, dans l’article « Adaptation », Anne-Françoise Benhamou admet qu’« il devient impossible de départager traduction et adaptation » lorsqu’il s’agit de « retrouver (…) l’efficacité théâtrale du texte original »13. Pareillement, dans son Dictionnaire du théâtre, sous l’entrée « Traduction théâtrale », Patrice Pavis exprime la conviction qu’il faut distinguer nettement entre les deux pratiques, alors qu’à « Adaptation », il concède que tracer une telle frontière n’est pas facile14. J’ai demandé aux traducteurs si, pour eux, l’adaptation était une opération différente de la traduction ou un procédé employé souvent en traduction. La plupart (15) ont choisi la première option. Pour eux, selon la formule d’un de ces traducteurs, « l’adaptation n’est pas du ressort du traducteur mais du metteur en scène » qui, en adaptant la traduction pour la scène, peut par exemple « couper un peu pour que le texte soit plus rapide », alors que le traducteur, surtout s’il travaille pour l’édition, essaie d’être le plus fidèle possible. Pour six personnes, c’est une question de terminologie. Seulement pour quatre, l’adaptation est un procédé employé souvent en traduction, par exemple « pour des œuvres théâtrales anciennes, qui doivent être représentées devant un public contemporain ». Cependant, un des 10 Notion présentée par S. Bassnett (« Ways through the labyrinth: Strategies and methods for translating theatre texts », [dans:] T. Hermans (dir.), The Manipulation of Literature, Croom Helm, London 1985) et discutée récemment par William Gregory dans son article « Jouabilité: un concept indéfinissable, incontournable… traduisible ou intraduisible? », Traduire 2010, no 222: Traduire pour le théâtre. 11 Voir à ce sujet J. Łukaszewicz, « Introduction », Romanica Wratislaviensia 55, 2008, p. 10. 12 M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, L–Z, Bordas, Paris 1995, p. 900. 13 Ibidem, p. 14. 14 P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, Paris 2006 (éd. revue et corrigée, 2e éd. 1996), pp. 385 et 12–13. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 207 2012-09-03 15:08:42 208 Justyna łukaszewicz partisans de la distinction entre la traduction et l’adaptation observe que, « de toute façon, on adapte forcément quand on traduit », par exemple les formules de politesse ou les titres. Les deux traductrices polonaises partagent l’avis minoritaire: pour elles, l’adaptation est un procédé employé dans presque chaque traduction. L’une d’elles me fait remarquer que les Français utilisent fréquemment les termes « traduction » et « adaptation » comme synonymes… L’idée de l’adaptation est apparue aussi dans certaines réactions à la question sur le sens du compromis dans le travail du traducteur de théâtre, notamment la définition: « savoir adapter ce qui ne passerait pas en français ». Les réponses très variées, allant de « chose à éviter à tout prix » et « je ne pratique pas le compromis mais la négociation » à « une attitude absolument nécessaire à chaque étape de la chaîne de production d’une traduction », sont révélatrices de la compréhension du rôle du traducteur de théâtre. Pour l’auteur de cette dernière affirmation, il s’agit de dialoguer avec tous ceux qui reçoivent le texte, dont les acteurs et les metteurs en scène. Comme l’expriment d’autres traducteurs, il faut « écouter le metteur en scène » pour arriver à un compromis entre son interprétation et celle du traducteur. La conscience de l’importance du travail sur le texte avec le metteur en scène se traduit aussi par l’observation suivante: « Dans mon activité de traductrice de théâtre, le compromis signifie accepter que le texte nous échappe ensuite ». À la question sur les satisfactions professionnelles, quatre traducteurs n’ont pas apporté de réponse ou on écrit « aucune ». D’après les autres, la plus grande satisfaction d’un traducteur de théâtre, c’est — sans surprise — celle de voir ses traductions jouées et de constater que le texte fonctionne bien en français, que les acteurs apprécient son oralité et le disent efficacement (15 traducteurs). Deux traducteurs font part de leur satisfaction liée à l’aboutissement d’un projet concret (dans un cas, la création d’un spectacle, la publication de son texte et la sortie d’un DVD, dans l’autre, le fait que les acteurs, sous la direction d’un grand metteur en scène, « ont montré toutes les potentialités scéniques » d’une pièce jusqu’alors méconnue). Autant de traducteurs tirent de la satisfaction du fait de jouer leur texte eux-mêmes: jouer mentalement tous les rôles pendant le travail de traduction ou interpréter un rôle réellement, pendant une lecture publique et sur scène, avec une troupe reconnue. La satisfaction est bien sûr assez souvent (5 cas) liée à la reconnaissance et au prestige (nomination aux Molières, pièce traduite réalisée par un excellent metteur en scène, jouée par une grande troupe). Mais le seul fait de « travailler au théâtre avec les gens de théâtre » est déjà très satisfaisant. Face à diverses satisfactions liées à la création du spectacle, celle de la publication est mentionnée beaucoup plus rarement (2 cas). Sept personnes n’ont pas répondu à la question portant sur la plus grande déception dans leur activité de traducteur pour le théâtre ou ont écrit « aucune », ce qui laisse croire que, pour les traducteurs de théâtre, le bilan entre les déceptions et les satisfactions est positif. Comme cette question fait pendant à la préRomanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 208 2012-09-03 15:08:42 Traducteurs de théâtre — portrait de groupe 209 cédente, il n’est pas étonnant que plusieurs traducteurs indiquent les problèmes de la diffusion et, avant toute chose, la déception de ne pas voir jouer une pièce traduite (7). Quatre personnes mentionnent les difficultés à faire publier les traductions. Deux expriment le souci (qui doit être certainement plus répandu) et la difficulté de « placer » leurs traductions d’une manière ou d’une autre. En effet, « faire connaître, partager, monter, publier … c’est un autre métier, qui demande beaucoup de temps ». Une personne met en évidence le lien entre la publication et la représentation: Ma plus grande déception dans mon activité de traductrice pour le théâtre, c’est qu’il faille attendre la volonté d’un metteur en scène pour qu’une pièce soit traduite. Les maisons d’édition ne publient que des pièces qui sont jouées ou qui vont l’être. C’est la quadrature du cercle: comment les metteurs en scène peuvent-ils avoir envie ou l’idée de monter des pièces s’ils n’ont pas la possibilité de les lire ou n’en ont pas entendu parler? Une personne lie ses plus grandes déceptions à une défaillance de la part du metteur en scène, en particulier son incapacité à comprendre « la dynamique de l’écriture de l’auteur », et une autre aux défauts de son propre travail, constatés alors que la traduction était lue ou jouée par des acteurs. Plusieurs réponses touchent au manque de considération pour le travail comme phénomène général ou une injustice ponctuelle: — pas assez considérée, pas assez payée, pas assez recherchée — avoir été évincé pour avoir fait de l’ombre au traducteur principal — le peu d’écho suite à la publication d’une pièce alors que cette œuvre était attendue en France depuis des décennies… — Mon expérience de surtitrage (…) où le directeur [du] théâtre se fichait éperdument du travail des traducteurs et donnait le sentiment qu’une traduction du niveau de Google Translate allait suffire pour faire passer le sens de son travail scénique aux spectateurs. — Qu’on ait omis de mentionner mon nom de traductrice sur l’affiche et même dans les programmes, c’est un scandale hélas répandu… Ces doléances rejoignent celles qui apparaissent en réponse aux questions sur d’éventuels problèmes liés aux droits d’auteur et sur le prestige du traducteur. La fréquente absence du nom du traducteur sur l’affiche (ainsi que dans les annonces des spectacles dans les médias) est aussi mentionnée par une des traductrices polonaises. En ce qui concerne les droits d’auteur dans le domaine de la traduction pour le théâtre, sur 22 réponses fournies, treize traducteurs disent n’avoir jamais eu de problèmes. Les autres nourrissent toutes sortes de griefs: — Je n’ai jamais intenté de procès en cas de non-paiement des maisons d’édition car ça coûte trop cher et c’est trop compliqué encore. Mais certains l’ont fait et je regrette de ne pas l’avoir fait alors. On essaie de régler cela à l’amiable mais ça ne marche pas vraiment. — Il m’est arrivé d’avoir des problèmes relatifs aux droits d’auteur avec un metteur en scène qui voulait publier un DVD de spectacle tiré de ma traduction. — L’adaptatrice qui était aussi metteur en scène exigeait des droits d’auteur supérieurs aux miens…. C’est la SACD qui m’a défendue et a obtenu gain de cause. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 209 2012-09-03 15:08:42 210 Justyna łukaszewicz — Je me suis fait « voler » des traductions par au moins deux metteurs en scène indélicats: il s’agissait d’un auteur dans le domaine public. — [Un théâtre à l’étranger] ne voyait pas l’intérêt de rémunérer ses traducteurs (…) et (…) souhaitait que la part financière réservée aux droits d’auteur revienne entièrement à la direction du théâtre (quitte à léser également les auteurs de son répertoire). — Par rapport à des metteurs en scène qui s’inventent subitement traducteurs en « s’inspirant » de traductions existantes…; par rapport à des éditeurs qui considèrent qu’une subvention accordée au traducteur équivaut à-valoir…; par rapport à des agences qui s’imposent pour le partage des droits alors qu’elles ne font pas le travail de diffusion et de promotion des textes traduits… — [J’ai eu des problèmes] souvent et de toutes sortes! Une des traductrices précise: a) Je n’ai jamais eu de problèmes liés aux droits d’auteur. En France, tout le monde en a tout le temps. b) Il m’est souvent arrivé d’avoir des problèmes relatifs aux droits d’auteur, avec des éditeurs qui ne vous versent pas un sou et ne vous rendent jamais compte des ventes malgré les contrats; avec des gens de théâtre qui s’emparent de vos traductions, y changent une virgule et les signent de leur nom, bénéficiant ainsi des droits de représentation. Seul recours alors: la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) qui intervient comme élément neutre au nom de la législation et en vue d’une conciliation. D’autres traducteurs s’expriment dans le même sens: Le plus gros problème est celui du PLAGIAT. Beaucoup de metteurs en scène ou d’« amis » du metteur en scène s’improvisent traducteurs sans connaître un mot de la langue. Ou bien ils changent un ou deux mots, font un copié/collé de diverses traductions préexistantes et indiquent sur l’affiche « adaptation de… » sans citer bien sûr leurs sources. Il faut savoir qu’une pièce jouée est TRÈS profitable au traducteur (pourcentage à chaque représentation), donc beaucoup se servent du travail des autres et récupèrent l’argent. Cette pratique est de plus en plus répandue et je suis assez écœurée (…). Ainsi, les traducteurs en principe reconnaissent aux metteurs en scène le droit d’adapter leurs traductions, mais d’un autre côté, il y a une rivalité bien réelle entre les traducteurs et les adaptateurs et une forte rancune des premiers qui s’es­ timent lésés par les derniers. Cette rancune s’est fait fortement sentir non seulement dans les réponses au questionnaire, mais aussi en dehors de ce cadre, dans des échanges déclenchés par mon enquête. Ce sentiment d’injustice s’exprime aussi dans les réponses à la question portant sur la satisfaction du statut juridique du traducteur. La moitié de ceux qui ont répondu à cette question (11 sur 22) se disent satisfaits. Une personne fait le lien avec la question précédente: Il y a un problème de protection des droits du traducteur, mais qui n’est pas forcément solvable par une législation quelconque. Les problèmes viennent de la difficulté à prouver un éventuel plagiat, et de la vénalité des agents (certes, c’est leur métier) qui préféreront presque toujours qu’une pièce soit retraduite par un metteur en scène de renom (qu’il en soit capable ou non) plutôt que de protéger le travail du traducteur habituel d’un auteur. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 210 2012-09-03 15:08:42 Traducteurs de théâtre — portrait de groupe 211 Deux traducteurs sont d’avis qu’« en France, il n’y a pas de statut juridique du traducteur ». Une personne précise que: « pour la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), il est considéré comme un auteur et pour le fisc, les sommes reçues sont considérées comme des salaires irréguliers ». D’après les réponses à la question du prestige (22), les traducteurs de théâtre ne se font pas d’illusions. En effet, — [ils] sont de plus en plus interchangeables, et en dehors du théâtre de boulevard, ne comptent pas et ne sont pas perçus/appréciés ni par le public, ni par la presse. — En France, la critique ne dit presque jamais rien de la qualité (ou de la nullité) d’une traduction (et pas seulement pour le théâtre). — Il n’est pas si rare, dans les pièces jouées au théâtre, que le nom du traducteur n’apparaisse pas. On revient donc au problème de la reconnaissance par la mise en évidence du nom, vu qu’il arrive aux critiques, comme le déplore une des traductrices, de s’extasier devant le style d’un auteur sans mentionner que la pièce est traduite. Une autre s’insurge: J’estime qu’en tant que traducteur/trice de pièces de théâtre, mon nom doit impérativement figurer sur l’affiche, avant celui de la personne qui a, éventuellement, adapté mon texte. À la limite, j’accepterais d’être moins payée, mais je ne veux pas que mon nom soit omis. C’est parfois le cas de metteurs en scène ou d’acteurs qui « bidouillent » un peu mon texte, qui ne citent pas mon nom sur l’affiche, mais qui sont parfaitement en règle avec les droits d’auteurs! Le prestige est aussi lié à l’aspect financier sur lequel les jugements sont très différenciés, de « satisfaisant » (comme aussi pour les traductrices polonaises) jusqu’à l’opinion qu’il est impossible de vivre des seules traductions pour le théâtre. Une traductrice estime qu’elle jouit d’un certain prestige pour avoir fait connaître au public français un auteur étranger actuellement très prisé. Pour cinq traducteurs, leur prestige n’est pas important. L’un d’eux vise plutôt celui de l’œuvre, une recherche, « une utilité liée à la justesse de [son] travail d’intermédiaire » et pour une autre, enseignante-chercheur, « traduire est une manière d’être dans la représentation, dans le concret de la scène, ce qui est important pour comprendre les textes et les expliquer ensuite ». À cette vision du métier, principalement dans le milieu français, ajoutons d’autres points de vue européens pour mieux cerner certains des problèmes cruciaux apparus dans les réponses au questionnaire, dont notamment le rôle et le statut du traducteur de pièces de théâtre. William Gregory, comédien professionnel et titulaire d’un diplôme de traduction, spécialisé dans la traduction du théâtre hispanophone, a consacré récemment une étude importante aux questions du statut et de la reconnaissance des traducteurs de théâtre. Il y discute notamment le terme performability (jouabilité) qui, d’après lui, a servi aussi « à exclure le traducteur du processus de création théâ- Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 211 2012-09-03 15:08:42 212 Justyna łukaszewicz trale »15, par « la mise à l’écart des traducteurs multilingues au profit de l’adaptateur star monolingue »16. Telle est, du moins, la pratique fréquente en Grande-Bretagne: on fait appel aux traducteurs pour fournir des « traductions littérales » qui sont ensuite adaptées par des dramaturges anglophones, « créateurs du produit fini — et joué », alors que le traducteur est réduit au rôle « fonctionnel, mal payé et peu reconnu » et ne peut prétendre à aucun droit d’auteur17. Ces traducteurs littéraux, considérés comme linguistes ou universitaires « qui savent, certes, se repérer dans un dictionnaire, mais sont complètement largués avec les comédiens » ne peuvent pas espérer de se voir « nommé[s] sur la première de couverture d’un texte publié ou d’un programme »18. Un autre point de vue, quoique minoritaire, est cependant aussi représenté en Grande-Bretagne: le Royal Court Theatre « confie par exemple à des traducteurs la mission d’écrire directement pour la scène des versions anglaises » des pièces créées par « de jeunes dramaturges du monde entier » qu’il accueille en résidence19. L’auteur de l’article prône que, pour « qu’une telle politique devienne un jour la norme dans le théâtre anglophone »20, les traducteurs doivent démontrer qu’ils sont dignes d’être traités comme des hommes de théâtre et, à cette fin, il postule de juger les traductions théâtrales à l’aune de leur « potentiel dramatique »21. Ainsi, les traducteurs ne devraient pas céder à la tentation de se comparer aux acteurs, mais faire au mieux leur travail d’auteur, dans lequel rien ne peut « remplacer l’expérience, la pratique, les essais et erreurs »22. Un aperçu de la situation italienne est offert dans l’étude de Marie-Line Zucchiatti (conseillère à la traduction pour la scène auprès de divers théâtres italiens) publiée dans le même volume que celle de Gregory. On y apprend que, « à la recherche d’une efficacité scénique », « les professionnels du théâtre italiens préfèrent s’adresser à des auteurs dramatiques plutôt qu’à des traducteurs professionnels »23. Zucchiatti, après avoir rappelé, à la suite de Georges Mounin, que « la véritable traduction pour la scène, devant recourir à des procédés textuellement moins fidèles [que la traduction savante, universitaire ou critique] devient une “espèce de traduction-adaptation” »24, analyse les stratégies de trois « traducteursauteurs », hommes de théâtre ou collaborateurs de théâtres qui sont également professeurs d’université ou d’école d’écriture. 15 W. Gregory, op. cit., p. 7. Ibidem, p. 15. 17 Ibidem, p. 10. 18 Ibidem, p. 11. 19 Ibidem. 20 Ibidem, p. 12. 21 Ibidem, p. 18. 22 Ibidem, p. 19. 23 M.-L. Zucchiatti, « Auteurs dramatiques italiens traducteurs pour la scène contemporaine: stratégies traductives et instances re-créatives », Traduire 2010, no 222, p. 59. 24 Ibidem, p. 57. 16 Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 212 2012-09-03 15:08:42 Traducteurs de théâtre — portrait de groupe 213 Finissons sur une comparaison qui ajoute une perspective historique. La mention, dans la dernière étude évoquée, de doubles procédés et fonctions rappelle « la collaboration de divers rôles liés à l’écriture dramatique » et « l’effacement des frontières entre la traduction, la création et la polonisation » dans l’adaptation à la polonaise, pratique en vigueur, dans le domaine de la comédie, auprès des fournisseurs de répertoire des scènes polonaises du siècle des lumières et bien au-delà, à commencer par le plus grand d’eux, Wojciech Bogusławski, homme de théâtre par excellence25. Conclusions Le présent article constitue une modeste tentative de description de certains aspects de la réalité professionnelle des traducteurs de théâtre telle qu’ils la voient eux-mêmes. Le portrait qui s’en dégage montre des traducteurs expérimentés, traduisant généralement plusieurs types de textes, le plus souvent littéraires. Ils choisissent en principe eux-mêmes les pièces à traduire. Très rares sont les personnes qui ont toujours limité leur activité professionnelle à la traduction. Diplômés principalement en langues et lettres, ils se sont formés eux-mêmes à la profession de traducteur. Même ceux qui ne croient pas à la spécificité de la traduction théâtrale ont le souci de l’oralité et de la mise en bouche du texte. Plusieurs témoignent d’une implication théâtrale, plus d’un tiers ont fait du théâtre professionnel ou amateur, mais presque autant ne collaborent jamais avec le metteur en scène et/ ou les acteurs. Sans surprise, leur plus grande satisfaction est de voir leurs pièces jouées, et leurs déceptions sont liées aux difficultés de la diffusion. Ils ne nourrissent pas d’illusions à propos de leur prestige. Pour la plupart, la traduction et l’adaptation sont des opérations différentes, la deuxième étant du ressort du metteur en scène ou adaptateur. Cette dernière figure est perçue comme un concurrent déloyal privant le traducteur de reconnaissance symbolique (effacement de son nom) et financière. Pourtant, elle s’identifie souvent au metteur en scène auquel on donne généralement le droit d’adapter et avec qui on croit opportun de dialoguer. Parmi ceux qui ont participé à l’enquête, il y a un très grand pourcentage d’enseignants, en particulier universitaires, mais ce résultat peut être motivé par la solidarité professionnelle: il est fort probable que ces traducteurs-là aient été particulièrement stimulés à contribuer à une étude menée par une collègue. Faute d’information sur le nombre total de personnes traduisant des pièces de théâtre en français, publiées et/ou jouées en France, le degré de représentativité des données recueillies reste inconnu. Avec l’idée de donner à ce portrait un relief supplé25 À ce sujet, voir notamment D. Ratajczakowa, « L’adaptation en tant que domaine de la comédie polonaise du XVIIIe siècle dans le recueil des drames de Wojciech Bogusławski », Romanica Wratislaviensia 55, 2008, en particulier les pages 41–42 d’où proviennent les passages cités. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 213 2012-09-03 15:08:42 214 Justyna łukaszewicz mentaire grâce aux éclairages venant de l’extérieur, je lui ai juxtaposé d’autres vues sur la situation des traducteurs de théâtre en Europe, par le biais de deux témoignages polonais isolés et deux études, relatives l’une à la Grande-Bretagne et l’autre à l’Italie. Ces exemples montrent qu’il est souhaitable de cumuler les compétences d’auteur, de traducteur et d’adaptateur, ainsi que de collaborer étroitement avec le milieu théâtral26. A group portrait of theatrical translators Summary The article presents the results of a questionnaire in which I asked theatrical translators about e.g. their education, number of plays translated, opinion about the specific nature of translating for theatre, attitude to adaptations, the biggest satisfactions and disappointments related to working on translations of theatre plays. The comparison and interpretation of answers sent by 25 translators, mostly living in France and translating into French, are complemented by the points of view of two Polish respondents as well as by information about the profile of theatrical translators in the United Kingdom and Italy, information from the latest scholarly publications devoted to this field of translation. Key words: translator, translation, adaptation, theatre, questionnaire 26 J’espère que cette étude pourra renforcer l’identité des traducteurs travaillant dans ce domaine et constituer une référence pour de futures études consacrées à des communautés de traducteurs plus précisément circonscrites. Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à tous les auteurs des réponses au questionnaire pour leur confiance et le temps qu’ils ont consacré à partager, parfois très généreusement, leurs expériences et réflexions. Romanica Wratislaviensia 59, 2012 © for this edition by CNS Romanica 59-oprac.indb 214 2012-09-03 15:08:42