Laurent Muhleisen
La Maison Antoine Vitez,
un toit pour les traducteurs
En 1989, les 6eAssises de la traduction littéraire en Arles avaient pour
thème la traduction théâtrale ; pour la première fois l’occasion était donnée à
des traducteurs spécialisés dans ce domaine – mais aussi à un certain nombre
de gens de théâtre – d’évoquer les particularités de cette activité. On savait
depuis quelque temps que traduire pour la scène n’est pas exactement la
même chose que traduire pour le livre, et tout au long des années 70 et 80, de
nouvelles approches, voire une nouvelle philosophie de la traduction
théâtrale s’étaient développées, portées par des pionniers dont il devenait
urgent qu’on entendît plus largement la voix. Des hommes et des femmes
comme Jean-Michel Déprats, Jean-Louis Besson, Denise Laroutis, Ginette
Herry, Pierre Léglise-Costa, et bien d’autres, avaient réussi, chacun de leur
côté et dans leur discipline, à faire sortir la traduction théâtrale du cadre
universitaire parfois rigide dans lequel elle était corsetée jusque là
abandonnant l’idée selon laquelle une bonne traduction devait avant tout
respecter les conventions et les traditions de la langue d’arrivée, en
l’occurrence le français – le « bon français » – au mépris de la musique, de
l’épaisseur, de la littéralité non seulement de la langue dans laquelle
s’exprime un auteur, mais aussi de l’usage – pouvant aller jusqu’au
détournement – qu’il en fait (ce qui n’est rien d’autre que la « langue » d’un
auteur). Cette sortie des conventions et des limites universitaires de l’époque
s’accompagnait d’un corollaire indispensable : l’établissement d’un dialogue
qu’on voulait fécond entre les linguistes qu’ils étaient et les praticiens du
théâtre – qu’ils fussent metteurs en scène, comédiens ou conseillers
artistiques (nos « dramaturges » au sens allemand du terme).
Théâtre
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Les discussions et les débats menés lors de ces 6eAssises firent prendre
conscience au monde des traducteurs littéraires du degré de fragilité dans
lequel évoluaient leurs « pairs » passionnés par la traduction théâtrale. Du
fait même de l’isolement du métier de traducteur et des aléas de l’édition, il
était difficile de répertorier les œuvres déjà traduites, retraduites, ou celles à
traduire, et plus encore de les mettre à la disposition – à cause justement du
désintérêt progressif des grandes maisons d’édition pour les collections
théâtrales – d’un public de professionnels ou d’amateurs de la scène. Certes,
certains théâtres commandaient des traductions, mais comment les entendre,
les retrouver, une fois les productions terminées ? En outre, le répertoire
mondial contemporain était loin d’être exploré dans toute sa diversité, et la
connaissance en France d’un auteur dramatique étranger dépendait moins de
la valeur de son œuvre que de la volonté d’un théâtre francophone de
produire une de ses pièces.
Mais il n’y avait pas que cela. On constatait également de nombreuses
négligences dans le domaine des droits des traducteurs de théâtre : contrats
de droits d’auteurs rédigés en des termes douteux, captation ou plagiat de
traductions, nom des traducteurs n’apparaissant pas sur les programmes ou
sur les affiches des spectacles… ; bref, dans cette zone relativement en
friche, des libertés étaient prises avec le droit moral, celui de la propriété
intellectuelle, et nombre de traducteurs se sentaient impuissants face à
certaines injustices dont ils étaient victimes. La reconnaissance du métier de
traducteur de théâtre avait encore du chemin à parcourir.
L’élan donné par ces Assises persuada des traducteurs et des
professionnels de la scène de se regrouper en une association de traducteurs
de théâtre. C’est ainsi qu’en 1991 naissait la Maison Antoine Vitez, Centre
international de la traduction théâtrale, sous la houlette de Jean-Michel
Déprats et de Jacques Nichet, metteur en scène, alors directeur du Centre
Dramatique National des Treize Vents à Montpellier. Pour établir d’emblée
un lien entre ce toit que les traducteurs venaient de se construire et le monde
de la scène, la Maison Antoine Vitez installa son siège dans des locaux mis
à sa disposition par la mairie de Montpellier dans le prolongement de ceux
du théâtre des Treize Vents. Jack Lang, alors ministre de la Culture, soutint
d’emblée ce projet en faisant attribuer au Centre international de la
traduction théâtrale une subvention ministérielle de fonctionnement et
d’activités artistiques, subvention annuelle qui lui permet aujourd’hui
encore d’assurer sa mission.
La Maison Antoine Vitez est à ce jour, après plus de quinze d’années
d’existence, une association de traducteurs (environ 130 passionnés par la
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traduction théâtrale), répartis en comités de langue (il y en a plus de 20,
allant de l’islandais au japonais, en passant par le russe, l’hébreu, le chinois,
le moldave, etc.) et dont la tâche est d’explorer le répertoire étranger (le plus
souvent contemporain, sans que soient pour autant négligés les classiques
méconnus ou oubliés) dans le but de traduire des œuvres susceptibles
d’enrichir le répertoire théâtral en langue française.
« Tous les textes de l’humanité constituent un seul grand même texte
écrit dans des langues infiniment différentes, et tout nous appartient, et il
faut tout traduire », disait Antoine Vitez, grand homme de théâtre et grand
traducteur, auquel notre Maison a voulu rendre hommage en empruntant son
nom. Vitez ajoutait : « Écrire, traduire, jouer, mettre en scène relèvent d’une
pensée unique, fondée sur l’activité même de traduire, c’est-à-dire sur la
capacité, la nécessité et la joie d’inventer sans trêve des équivalents
possibles : dans la langue et entre les langues, dans les corps et entre les
corps, entre les âges, entre un sexe et l’autre ».
À la différence du roman ou de l’essai, le texte de théâtre est fait pour
être joué. C’est ici que s’exprime le vrai talent du traducteur de théâtre : il
inscrit la dimension de la scène dans son travail. Dans tous leurs choix, les
comités de langue de la Maison Antoine Vitez s’attachent à reconnaître cette
spécificité.
Grâce à ce travail d’exploration du répertoire étranger, le Centre
international de la traduction théâtrale a pu recenser plus de 400 pièces de
théâtre, dont il a financé la traduction. Chaque année, la MAV enrichit son
catalogue d’une moyenne de 25 traductions supplémentaires, qu’elle diffuse
auprès d’un grand nombre de théâtres, de compagnies et dans une dizaine de
centres de ressources en France et dans le monde francophone, à moins
qu’elle ne veille à les faire éditer.
Le texte de théâtre prend sa véritable dimension dans un corps, une
voix. Faire connaître une pièce inédite – relevant parfois d’une autre
tradition, d’un autre rapport au théâtre – c’est donc aussi la faire entendre, la
donner en lecture, la jouer. C’est ainsi que la Maison Antoine Vitez s’associe
à des théâtres et à des festivals pour y organiser des ateliers de traduction et
de mise en scène, des lectures publiques, des mises en espace, mais aussi des
rencontres autour d’auteurs étrangers, de courants et de tendances venus
d’ailleurs.
L’activité du traducteur de théâtre est, on l’a dit, solitaire, et il arrive
qu’il soit désarmé face à la gestion et à l’administration de ses droits. Avec
la complicité de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques
Théâtre
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(SACD), du Centre National du Théâtre à Paris et de la Société des Gens de
Lettres (SGDL), la Maison Antoine Vitez a établi des contrats types de
commandes de traduction ; pour encourager les femmes et les hommes de
théâtre à reconnaître et à respecter le métier de traducteur, elle a élaboré un
« code des usages pour la traduction théâtrale » disponible sur notre site
Internet dans la rubrique « Les loges ».
Entrons un peu plus dans le détail ; ce qui distingue un traducteur de
théâtre d’un traducteur littéraire n’est pas seulement lié aux problèmes
d’oralité d’un texte, mais aussi, plus prosaïquement, à la question des droits
d’auteur. La traduction d’une pièce de théâtre ne se fait pas forcément en vue
d’une édition et compte tenu du tirage limité d’un volume de théâtre, les
droits générés (et, ipso facto les avances sur droits) seraient de toute façon
restreints. Mais le traducteur de théâtre n’est pas forcément pour autant le
parent pauvre de l’ensemble de la profession. Son revenu est en effet lié aux
droits de représentation – pour autant que sa traduction soit jouée ! Ces
droits sont généralement évalués à 40 % de la part revenant à l’auteur
(parfois 50), après déduction de celle que s’accorde l’agent de l’auteur,
lorsque ce dernier en a un. Selon l’importance du théâtre qui monte votre
traduction, le nombre de places de la salle où le spectacle est donné, la durée
de la programmation et celle d’une éventuelle tournée, ces droits d’auteurs
peuvent représenter des sommes plus ou moins confortables. Lorsqu’un
théâtre, un agent, voire un éditeur vous commande une traduction, le cas de
figure le plus fréquent est que le traducteur soit payé sous forme d’avance
sur droits, comme c’est le cas pour l’édition littéraire ; il ne commence à
toucher ses droits d’auteurs qu’une fois cette avance amortie.
Cependant, il arrive parfois que le traducteur soit confronté à une
volonté d’interférence d’un metteur en scène ou d’un dramaturge sur le texte
de sa traduction. Il n’est pas rare en effet qu’un metteur en scène souhaite
faire correspondre la « langue » d’une traduction à son projet dramaturgique,
négligeant au passage le phrasé et le style propres à un auteur, qu’un bon
traducteur ne saurait occulter. Il arrive aussi, et c’est normal, qu’un
traducteur et un metteur en scène (pour autant que ce dernier maîtrise la
langue d’origine !) n’aient tout simplement pas la même « lecture » d’une
œuvre. Dans le différend qui oppose alors le traducteur et le metteur en
scène, il est rare que ce dernier cède. Il le fera d’autant moins qu’il est en
position de force, et que les agents ou les auteurs eux-mêmes voient tout
l’intérêt (non seulement financier, mais aussi lié à la reconnaissance) qu’ils
ont à se plier aux exigences de celui qui portera une pièce à sa vraie finalité :
la scène. C’est là que l’art du dialogue entre le metteur en scène et le
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traducteur confine parfois à de périlleux exercices de diplomatie. Pourtant,
comme le rappelle justement Jean-Louis Besson dans un très bel article paru
dans la revue Critique en octobre 2005 : « De grands praticiens et directeurs
d’acteurs comme Louis Jouvet et Antoine Vitez n’ont cessé de l’affirmer ;
c’est à travers la matérialité d’un texte que l’acteur accède à l’expression et
au sentiment, et s’agissant d’une œuvre étrangère, il n’y parviendra que si le
traducteur a eu le souci de la “pneumatique” du texte, s’il a été sensible aux
rythmes, aux assonances, aux allitérations, aux ruptures, à l’ordre des mots,
à la courbe mélodique, à l’inscription du geste dans la phrase. »
La tâche du traducteur de théâtre est donc ardue, et le chemin de sa
reconnaissance à lui est parfois semé d’embûches. Mais deviendra
traducteur de théâtre tout individu passionné par le « corps » de la langue, la
matérialité du verbe, l’oralité des mots et des phrases. Il n’y a pas de recette
pour devenir traducteur, encore moins traducteur de théâtre. C’est surtout
une question de passion. Et c’est cette passion que nous essayons de
défendre et de transmettre à la Maison Antoine Vitez.
Laurent Muhleisen est directeur artistique de la Maison Antoine Vitez et
traducteur d’allemand. Il est également conseiller littéraire à la Comédie-
Française.
Théâtre
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