vie professionnelle La médecine éclectique, entre l’expérience et la raison1 D. Chemla*, P. Abastado** L’ Antiquité grecque est marquée par la notion de “causes naturelles des maladies”, le corpus hippocratique rompant ainsi définitivement avec les pratiques médicales surnaturelles. Aristote oppose le raisonnement par induction et le raisonnement par déduction, préfigurant les débats passionnés qui font rage depuis plus de 2 000 ans sur la place respective de l’expérience et de la raison dans la théorie de la connaissance et dans la pratique médicale. Dès le IIIe siècle av. J.-C., différentes écoles médicales rivales, hellénistiques puis romaines, vont s’opposer parfois très violemment sur ce thème. L’école empirique est l’école de l’expérience, la pratique y est supérieure à la théorie, le “comment ?” est supérieur au “pourquoi ?”. Au fil des siècles, cette école de pensée va être progressivement méprisée et exclue de la médecine académique au profit de l’école dogmatique (école d’Alexandrie). C’est l’école de la raison, ou école rationaliste, pour laquelle le diagnostic et le traitement doivent se fonder sur des théories tentant d’expliquer les chaînes causales. Certains médecins refusent de choisir entre empirisme et dogmatisme, et se réservent le droit de choisir, pour chaque malade et selon les situations, l’attitude la mieux adaptée : ce sont les éclectiques. Homère, Hippocrate, Aristote 1 © Correspondances en Risque Car- dioVasculaire 2007;3:103-5. * EA4046-Université Paris-Sud, service d’explorations fonctionnelles, CHU de Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre. ** Cardiologue libéral, Paris. Homère (VIIIe siècle av. J.-C.) nous a laissé entrevoir, à l’origine, une médecine mythologique, religieuse et magique. Par la suite, au Ve siècle av. J.-C., le corpus hippocratique va introduire la théorie des quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire, phlegme), et les notions révolutionnaires de causalité naturelle et de prévision, qui rompent définitivement avec le surnaturel. Au IVe siècle av. J.-C., Aristote et les logiciens vont opposer le raisonnement par induction et le raisonnement par déduction ; ils auront ainsi une grande influence en épistémologie et en médecine, en parti- 194 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XI - n° 5 - septembre-octobre 2008 culier sur le diagnostic et le traitement. L’induction, qui va du particulier au général (raisonnement a posteriori), dépend de la constatation empirique de faits expérimentaux et débouche donc sur les notions de vraisemblance et de probabilité. La déduction, ou syllogisme, qui va du général au particulier (raisonnement a priori), débouche sur les notions de validité, de nécessité et d’universalité, au prix d’une grande dépendance vis-à-vis des propositions initiales, ou prémisses. La médecine grecque se divise alors en une médecine qui soigne par la diète (diététique), par les médicaments (pharmaceutique) et par l’action des mains (chirurgie). La place respective de l’expérience et de la raison dans la théorie de la connaissance médicale ne cessera d’être un sujet de débats passionnés. Dès le IIIe siècle av. J.-C., différentes écoles médicales rivales (ou sectes), hellénistiques puis romaines, vont s’opposer parfois très violemment sur ce thème. École empirique C’est l’école de l’expérience. Pour les médecins de cette école, la connaissance dérive de la mémoire de ce qu’on a déjà vu se produire souvent et de la même façon. Les sens, l’observation, la mémoire, les analogies sont plus importants en médecine que ne l’est la raison. La pratique est supérieure à la théorie, le “comment ?” est supérieur au “pourquoi ?”. Les théories et les chaînes prétendument causales ne sont que des hypothèses et des spéculations. Il faut soigner et non pas explorer, la vivisection est condamnée. La médecine empirique est fondée sur trois principes : l’expérience personnelle, l’histoire et l’analogie : ➤➤ l’expérience personnelle, ou autopsia, peut être fortuite, ou volontaire, ou mimétique, c’est-àdire fondée sur la répétition : le savoir médical se constitue par le nombre de ces essais ; ➤➤ l’histoire, ou historia, consiste à recueillir un maximum de données, à les comparer et à les vérifier ; vie professionnelle ➤➤ l’analogie, ou analogia, dans les maladies nouvelles, repose sur la recherche d’un élément semblable par rapport à des maladies déjà connues. Les deux apports de l’école empirique sont la qualité de la séméiologie et la qualité des prescriptions. La séméiologie, ou science médicale des signes, va aboutir à une description cohérente des symptômes, des syndromes et des maladies. Les prescriptions et la surveillance des effets des traitements vont être adaptées à l’expérience pratique, autant qu’il était possible à cette époque. Mais l’école empirique se heurte à de nombreux problèmes : comment gérer la masse de données accumulées ? Quand passer de la description aux conseils pratiques ? Comment accepter l’imprécision et l’incertitude associées aux analogies ? Au fil des siècles, cette école de pensée va être progressivement méprisée et exclue de la médecine académique. École dogmatique (école d’Alexandrie) C’est l’école de la raison, ou école rationaliste. Elle s’est développée à Alexandrie grâce à la bienveillance des pharaons d’origine grecque, les Ptolémées. Pour les médecins de cette école, les maladies ont le plus souvent des causes naturelles qui ne sont pas accessibles par l’obser-vation ni par les sens : en dehors des causes évidentes (froid, chaud, faim), les causes sont cachées. Le diagnostic et le traitement doivent se fonder sur des théories tentant d’expliquer les chaînes causales. La médecine dogmatique est fondée sur différents principes. La connaissance du fonctionnement interne du corps est capitale : les travaux en anatomie et en physiologie se développent, les vivisections sont favorisées, sur des animaux et parfois même sur des humains. Le raisonnement est capital, la logique est un élément essentiel de la démarche. Il faut enfin bâtir des théories en faisant certaines hypothèses et en développant des “modèles”. L’école dogmatique regroupe une grande variété de disciples selon la réponse à trois problèmes majeurs. De quoi est fait le corps ? Cette question aboutit à l’école des pneumatistes : ceux-ci font jouer un rôle central à l’air, qui, par la trachée, puis le cœur et les artères, gagnerait tout le corps. Quelle est la part de finalité dans le fonctionnement du corps ? C’est l’école des finalistes. Quelle est la puissance réelle de la raison ? Certains médecins soutiennent qu’il faut admettre une part d’empirisme, d’autres refusent de choisir entre empirisme et dogmatisme. Ils se réservent le droit de choisir pour chaque malade et selon les situations l’attitude la mieux adaptée : ce sont les éclectiques. Les apports de l’école dogmatique se situent dans les domaines de l’anatomie et de la physiologie. Au fil des siècles, cette école de pensée sera progressivement valorisée et représentera la médecine académique. L’opposition entre Galien et l’école méthodique L’Antiquité romaine est dominée par Claude Galien (131-201), l’héritier d’Hippocrate, d’Aristote et des stoïciens. Avec Claude Galien, qui développe la théorie des quatre humeurs d’Hippocrate, l’“humorisme” médical va devenir très doctrinal et le restera pour les quinze siècles à venir. Les autres sectes médicales continuent de se développer, comme les pneumatistes stoïciens, pour qui l’air extérieur devient le souffle intérieur, et les éclectistes. Les idées de Galien s’opposent à celles des disciples d’Épicure, ou épicuriens, regroupés dans les écoles des atomistes, et les adeptes de l’école méthodique. Ces courants de pensée regroupent des médecins opposés à la théorie des quatre humeurs et qui pensent qu’il existe une fragmentation de la substance, en atomes par exemple. Dans les conflits qui font rage au sein des écoles médicales gréco-romaines entre empiriques et dogmatiques, une troisième voie est aussi proposée par les méthodiques. Ils sont vus comme des provocateurs qui renient l’enseignement hippocratique. Pour eux, aucune cause n’est importante à connaître, et la médecine pourrait s’apprendre en dix mois. Par ses différents sens, le médecin perçoit des signes qui donnent des indications d’ordre thérapeutique. Entre l’observation et le traitement, il faut regrouper les signes en “communauté”. Les maladies sont divisées en deux groupes : maladies aiguës et maladies chroniques. Le nom de la maladie et les signes associés sont bien décrits, mais on renonce à connaître la cause de la maladie. C’est une médecine antihumorale, antiphysiologique. Seule l’approche thérapeutique intéresse les méthodiques, et certains conseils dans le domaine psychiatrique (traitements en douceur et refus des traitements de choc) seront redécouverts par les aliénistes du XVIIIe siècle. La Lettre du Pneumologue • Vol. XI - n° 5 - septembre-octobre 2008 | 195 LETTRE vie professionnelle Perspectives Pour en savoir plus... Dictionnaire de la pensée médicale. Sous la direction de Dominique Lecourt. Paris : Presses universitaires de France, 2004. Au XXI e siècle, le médecin doit raisonner, tout comme le faisaient ses maîtres médecins de l’Antiquité, sur le problème médical posé par son patient. L’approche empirique s’est enrichie de l’aide inestimable apportée par le raffinement et la précision des techniques de mesure et d’analyse, par les progrès de la statistique et par les méthodes de screening. L’approche dogmatique a bénéficié des quatre révolutions apparues simultanément dans la seconde moitié du XIXe siècle : la théorie de l’évolution (Darwin), la génétique (Mendel), la physiologie (Claude Bernard) et la biologie (Pasteur). Si le mot n’était pas porteur d’une connotation si péjorative, et si le risque de contentieux juridique n’était pas omniprésent par rapport à des “bonnes pratiques” et des méta-analyses dont les limites sont trop souvent occultées, nous pourrions raisonnablement avouer pratiquer au quotidien une médecine éclectique, et moduler dans notre stratégie thérapeutique la dose d’empirisme et de dogmatisme qui nous semble la mieux adaptée. Mais en amont, le raisonnement médical doit rester fondé sur une union entre la méthode hypothético-déductive héritée de Claude Bernard et un raisonnement logique et probabiliste. Que ce soit 196 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XI - n° 5 - septembre-octobre 2008 dans un contexte de diagnostic médical ou dans le contexte d’une expérience scientifique, la formulation de l’hypothèse est au centre de la démarche intellectuelle. Un grand logicien, Charles Sander Pierce, a aidé les médecins à comprendre que l’hypothèse ne naissait pas de rien, de novo. La réminiscence (Platon), l’intuition (Descartes), le sentiment (Claude Bernard) sont l’expression même du sujet, de ses expériences antérieures, de ses connaissances, de ses croyances. Ils sont également l’expression de la pratique analogique, de mécanismes statistiques et probabilistes, et de l’exercice critique de la raison selon le principe du “rasoir d’Occam”. Ce principe, énoncé au Moyen Âge par le franciscain anglais Guillaume d’Occam (1285-1349), indique que, dans une chaîne explicative, il faut choisir la solution la plus simple et trancher impitoyablement toutes les parties inutiles. Comme nous l’a appris Claude Bernard, dans ce raisonnement, la seule certitude est apportée par la réfutation de l’hypothèse par les faits. Lorsque les faits sont en accord avec les prévisions de l’hypothèse, il est certes permis d’accepter l’hypothèse, mais seulement à titre provisoire. Une leçon d’humilité s’impose en sciences et en médecine : le savoir n’est souvent que provisoire. ■