QUATRIÈME SECTION Requête no 66299/10 Jan BANASZCZYK contre la Pologne introduite le 25 octobre 2010 EXPOSÉ DES FAITS Le requérant, M. Jan Banaszczyk, est un ressortissant polonais, né en 1944, résidant à Kętrzyn. Les circonstances de l’espèce Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. En 2005, le requérant, journaliste d’un bimensuel local, publia une série d’articles traitant de la situation dans l’hôpital de district de Kętrzyn. A la suite des publications le requérant fit l’objet des plaintes pour diffamation dont la première avait été déposée en novembre 2005 par M.S., responsable du service de chirurgie et directeur adjoint de l’hôpital de Kętrzyn, et la seconde en décembre 2005 par l’hôpital concerné. Le 9 janvier 2006, le requérant demanda au tribunal d’appliquer l’article 339 § 3 al.1 du code de procédure pénale, disposition qui prévoit la faculté pour le juge de tenir une séance (et non pas à une audience), lorsque les faits de l’affaire font apparaître que la procédure pourrait être abandonnée, en particulier en raison de l’absence de l’infraction. Le 17 février 2006, le tribunal régional décida du transfèrement de l’affaire du tribunal de district de Olsztyn au tribunal de district de Kętrzyn. Cette mesure, visant à faciliter la procédure, était justifiée par le fait que le domicile de la quasi-totalité des témoins se situait dans la compétence territoriale de cette dernière juridiction. Le 26 mai 2006, le tribunal régional rejeta le recours du requérant contre cette décision, faisant valoir une violation des dispositions sur la compétence matérielle des tribunaux, au motif que la décision incriminée était conforme à la loi. 2 EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BANASZCZYK c. POLOGNE Le 28 février 2007, le tribunal régional de Olsztyn rejeta la requête du requérant de récuser l’ensemble des magistrats et des assesseurs du tribunal de district de Kętrzyn, au motif qu’il n’avait pas établi qu’entre les personnes indiquées dans sa requête (qui n’étaient même pas participants à la procédure) et les magistrats concernés auraient existé des liens susceptibles de mettre en doute leur impartialité. Par un jugement du 24 mars 2009, le tribunal de district de Kętrzyn déclara le requérant coupable du délit de diffamation et le punit d’une peine de 6 mois de réclusion criminelle avec sursis à l’exécution pendant une période de mise à l’épreuve de 3 ans. Le tribunal obligea le requérant de s’excuser publiquement pour ses propos tenus à l’encontre de M.S. S’agissant de ce dernier, le tribunal retint le passage suivant de l’article « Où sont ces progrès » (« Gdzie ta poprawa »), publié en novembre 2005 : « (...) bientôt les juges s’occuperont sans doute du cas d’un garçon de 15 ans qui a subi le même traumatisme de la part du médecin placé par l’actuel responsable de l’hôpital sur le poste du docteur Kralkowski. Il est intéressant de rappeler par la même occasion que M.S. a déjà commis un dérapage sérieux avec des suites encore plus tragiques, à savoir le décès d’un patient, en raison de quoi il avait été interdit d’exercer pendant 4 ans. D’aucuns diraient qu’il s’agissait d’une fatalité, d’autres – de l’incompétence. Alors qu’on peut ajouter le troisième avis : autant l’une que l’autre (...) » [«(...) niedługo zapewne sad zajmie sie również sprawa 15 letniego chłopca, któremu podobna traumę zgotował lekarz ściągnięty przez aktualnego dyrektora szpitala na miejsce doktora Kralkowskiego. Nie pierwsza to wpadka. Warto przy tej okazji przypomniec, ze Mirosław Sieniakowski miał już powazna wpadke, która zakoczyla się jeszcze tragiczniej, bo śmiercią pacjenta, za co był pozbawiony prawa do wykonywania zawodu. Jedni w takiej sytuacji mowia o pechu, inni o braku kwalifikacji. A można dodac trzecia opinie: i jedno, i drugie (...) »] » « (...) et le plus important : le nombre de patients et d’opérations au service de chirurgie. Ces dernières, il n’y en a presque plus, alors que ce sont elles qui doivent générer des bénéfices ; celles, qui avaient été réalisées, ont eu une issue tragique pour les patients. Renseignez-vous sur le traitement prodigué au garçon de 15 ans, les méthodes employées par docteur Sieniakowski l’ont conduit à l’amputation d’un testicule à l’hôpital de Olsztyn. Le cas du patient décédé, admis pour cause des douleurs à la jambe, et opéré pour l’hernie (...) » [« No i najważniejsze ilość pacjentów i operacji na oddziale chirurgii. Operacji prawie nie ma, a te, co się odbyły, skończyły się tragicznie dla pacjentów. Proszę spytać o leczenie chłopca 15 lat metody dr Sieniakowskiego doprowadziły go do usunięcia jadra w szpitalu w Olsztynie. Zgon pacjenta, który przyszedł z chora noga, a operowano mu przepuklinę i zmarł (...)»] » S’agissant de l’hôpital de Kętrzyn, le tribunal jugea que le délit de diffamation avait été constitué par la déclaration suivante du requérant : « à l’hôpital de Kętrzyn il y a eu des décès suspects et des mutilations » (« w szpitalu występowały podejrzane zejścia śmiertelne i okaleczenia »), ainsi que celle, formulée dans l’article « La descente aux enfers » (« Po rowni pochylej ») publié en septembre 2005 : « (...) la situation à l’hôpital devient dramatique, en attestent, entre autres, des décès, incompréhensibles pour des nombreuses personnes» (« w szpitalu tym sytuacja robi sie dramatyczna i znamionuja ja m.in. niezrozumiale dla wielu zejscia śmiertelne »). Le tribunal retint en revanche que les propos suivants du requérant: « la fuite des meilleurs spécialistes » (« ucieczka co lepszych fachowcow »), « pourvoi des postes sensibles non pas par voie de concours mais par nomination » (« obsadzanie co lepszych stanowisk nie w drodze konkursu, lecz mianowania »), « des syndicats se donnant de grands airs » EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BANASZCZYK c. POLOGNE 3 (« szarogeszenie sie zwiazkow zawodowych »), « changements au niveau du personnel selon le scénario écrits par les grands boss syndicaux » (« zmiany personalne wg scenariusza rozpisanego przez zwiazkowych bossow »), « le groupe putschiste hospitalier » (« szpitalna grupa puczowa ») n’avaient pas constitué de diffamation. Dans les motifs du jugement, le tribunal de district nota que les propos du requérant, laissant entendre que M.S. était responsable d’une erreur médicale dont le jeune patient F.Z. avait été victime, n’étaient pas avérés. Il n’était pas controversé qu’une erreur médicale s’était produite lors du traitement dispensé audit patient. Toutefois, elle n’était pas imputable à M.S. mais à un autre médecin qui l’avait par ailleurs reconnu lors d’une procédure pénale ayant abouti à sa condamnation pour mise en danger de la vie et santé du patient concerné. Il était vrai que M.S. était également sous le coup d’inculpation en rapport avec son implication dans le traitement dispensé à F.Z. ainsi qu’à deux autres patients. Toutefois, à la date de la publication des propos incriminés, son éventuelle responsabilité à ce titre n’avait pas été établie, étant donné que la procédure pénale y relative était pendante. Le tribunal jugea que la description dans l’article incriminée du traitement prodigué au second patient et celle des circonstances à l’origine de son décès ne correspondait pas non plus à la réalité, de même que l’implication, prétendue par le requérant, de M.S. à ce triste événement. Le tribunal nota que le requérant avait laissé entendre que M.S. n’avait pas des compétences requises pour exercer sa profession. Or, lors des débats, il avait produit les diplômes requis en matière de médecine. Le tribunal jugea que les déclarations du requérant au sujet des prétendus dysfonctionnements du service de chirurgie dont M.S. était le responsable n’étaient pas avérés non plus. Les données statistiques, recueillies auprès des sources officielles, faisaient apparaitre un certain nombre d’opérations réalisées et un seul cas de décès d’un patient survenu au sein dudit service. Le tribunal estima que le requérant n’avait pas prêté la diligence requise d’un journaliste, compte tenu du fait qu’il s’était appuyé sur les sources non objectives et manquant de crédibilité. La plupart des passages incriminés de son article avaient été repris d’une lettre anonyme destinée, entre autres, aux membres du conseil municipal et au maire de Kętrzyn. Son contenu avait fait l’objet d’un débat au sein dudit conseil lors de l’une des sessions. Le requérant ne s’était pas contenté d’informer les lecteurs sur le contenu de la lettre concernée. Au lieu de s’en distancier dans son article, il avait ajouté ses observations et commentaires dont le contenu laissait apparaître qu’il s’identifiait avec les propos cités et qu’il les considérait comme avérés. Outre la lettre en question, le requérant s’était appuyé sur le récit des faits concernant le traitement dispensé à F.Z., issus de son entretien avec la mère dudit patient. Or, naturellement ces propos ne pouvaient passer pour objectifs. Le requérant avait également évoqué sa conversation téléphonique avec un membre de l’ordre des médecins chargé d’instruire les dossiers disciplinaires. Toutefois, celui-ci avait nié avoir fourni au requérant une quelconque information au sujet de M.S. Le tribunal estima qu’un journaliste publiant les propos d’une gravité à l’instar de celle en l’espèce ne saurait se fonder exclusivement sur les récits et impressions subjectifs. 4 EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BANASZCZYK c. POLOGNE En conclusion, le tribunal jugea que les propos tenus par le requérant à l’encontre de M.S. étaient susceptibles de le discréditer aux yeux de l’opinion publique et d’altérer la confiance des patients en ses actions professionnelles. Le fait pour le requérant de les avoir publiés, alors qu’ils n’étaient pas avérés, avait constitué une transgression des limites de la liberté d’expression. Le requérant fit appel. Le 20 novembre 2009, le tribunal régional de Olsztyn rejeta une requête du requérant de récuser les magistrats chargés d’instruire son appel. Il nota que le fait pour ces derniers d’avoir antérieurement statué sur une question incidente, à savoir le transfèrement de l’affaire du requérant du tribunal de district de Olsztyn à celui de Kętrzyn, n’était pas de nature à impliquer leur partialité. Le tribunal se référa en outre aux déclarations des magistrats visés selon lesquelles des raisons, susceptibles de mettre en doute leur impartialité, n’étaient pas présentes. Par un jugement du 4 mars 2010, le tribunal régional de Olsztyn modifia celui du tribunal de district, pour autant qu’il concernait le délit de diffamation retenu en faveur de l’hôpital de Kętrzyn, en ce sens qu’il innocenta le requérant et en partie abandonna la procédure. Le tribunal jugea que les propos tenus à l’encontre de l’hôpital constituaient des jugements de valeur et s’inscrivaient dans le contexte plus général de la publication sur la situation globale au sein dudit établissement des soins. Les expressions telles que « les décès suspects », bien que attentatoires à la réputation de l’hôpital, devaient être considérés dans le contexte de l’article entier et du fait que de pareils cas isolés, sur lesquels le requérant avait porté un jugement critique, s’étaient réellement produits. Le tribunal régional confirma la condamnation du requérant pour diffamation de S.M., tout en substituant à la peine de prison infligée à ce titre par le tribunal de district une amende de 6 000 PLN. Le tribunal rejeta le grief du requérant portant sur le défaut d’examen par le tribunal de district de sa demande d’appliquer l’article 339 § 3 al.1 du code de procédure pénale. Le tribunal nota que, contrairement aux affirmations du requérant, les éléments recueillis lors de l’instruction ne permettaient pas de retenir d’emblée l’absence de l’infraction et que l’affaire n’aurait pas pu être résolue sans la tenue des débats. En tout état de cause, le fait que l’affaire avait été examinée à l’audience n’avait occasionné aucun préjudice au requérant, les droits des parties étant en effet mieux protégés en cas de tenue d’une audience qu’à une séance. Le tribunal rejeta également un autre grief du requérant, portant sur la prétendue violation de l’article 496 § 3 du code de procédure pénale (voir, les Griefs ci-dessous). Le tribunal retint que seule l’absence injustifiée du plaignant aux débats aurait pu donner lieu à l’abandon de la procédure, alors que ce n’était pas le cas en l’espèce. Pour ce qui était du grief du requérant portant sur la prétendue entrave à l’exercice de son droit de dire le dernier mot, le tribunal nota qu’en réalité, ce dernier se plaignait du rejet de sa demande de suspendre les débats après leur clôture. Or, ce rejet n’avait pas emporté de violation des droits de la défense, compte tenu du fait que le requérant, proprement avisé à l’avance de la date de la clôture des débats, avait pu préparer son intervention et, en EXPOSÉ DES FAITS ET QUESTIONS – BANASZCZYK c. POLOGNE 5 réalité, avait exercé le droit en question. Le refus de suspendre les débats était justifié par la nécessité d’éviter les retards inutiles. GRIEFS Citant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de son droit à un procès équitable consécutive : - au rejet de ses demandes tendant à la présentation des éléments de preuve et au trop bref délai imparti par le tribunal pour la présentation de certaines pièces ; - au défaut d’examen par le tribunal de district de sa demande formulée en vertu de l’article 339 § 1 al.1 du code de procédure pénale d’examiner l’affaire lors d’une séance; - à la poursuite de la procédure à son encontre, en violation de l’article 496 § 3 du code de procédure pénale, autorisant son abandon en cas de non-comparution injustifiée du plaignant aux débats ; - au fait pour le tribunal d’avoir entravé l’exercice de son droit de dire le dernier mot après la clôture des débats ; - au défaut de l’informer de son droit de se prévaloir de l’article 361 du code de procédure pénale (disposition qui, entre autres, garantit à l’accusé dans une procédure conduite à huis clos le droit de faire comparaître à l’audience deux personnes de son choix) ; - à l’examen de l’affaire, tant en première qu’en seconde instance, par un tribunal n’ayant pas de compétence à en connaître (sąd niewłaściwy). Citant l’article 7 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été condamné à tort pour diffamation, en dépit du fait que les éléments nécessaires pour que cette infraction soit constituée n’étaient pas présents. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression, consécutive au jugement du tribunal régional de Olsztyn du 4 mars 2010. QUESTION AUX PARTIES L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, consécutive au jugement du tribunal régional de Olsztyn du 4 mars 2010, at-elle été nécessaire dans une société démocratique et proportionnée, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention ?