Le consommateur malin
face à la crise
TOME 2
Le consommateur stratège
Présentation des auteurs
Dominique Roux est professeur de marketing à l’Université Paris Sud et auteur des ouvrages Marketing et
Résistance(s) des Consommateurs (Economica, 2009) et Gestion du Design et Management d’entreprise
(Chotard, 1992). Elle compte également de nombreuses contributions scientifiques nationales et internationales
sur le thème de l’achat d’occasion et des formes alternatives et résistantes à la consommation. Membre du
comité de lecture de la revue Décisions Marketing, elle est actuellement rédacteur en chef invitée du numéro
spécial 2012 sur le thème « Résistance des consommateurs et pratiques des entreprises ». Elle a également piloté
un projet de recherche ANR sur ce thème de 2006 à 2010 avec 35 chercheurs français et européens. Elle
coordonne aujourd’hui un projet Picri-Région Ile de France sur la communication à destination du
consommateur, en partenariat avec le Centre Technique Régional de la Consommation (CTRC Ile de France) et
l’INC (Institut National de la Consommation).
Denis Guiot est professeur de marketing et directeur de recherche à l’Université Paris-Dauphine il dirige le
Master Marketing et Stratégie. Expert en marketing senior, ses travaux portent sur l’étude de l’influence du
temps sur le comportement du consommateur. Il a publié dans de nombreuses revues scientifiques françaises et
anglo-saxonnes. Co-auteur de l’ouvrage Comprendre le consommateur âgé (De Boeck, 2012) et membre du
comité de lecture de la revue Recherche et Applications en Marketing, il a coordonné le contrat de recherche
AMISURE avec de nombreuses entreprises et partenaires institutionnels. Aujourd’hui, ses travaux portent sur la
mise en évidence de formes alternatives de consommation, en particulier sur le marché des produits d’occasion.
Chapitre 1
Par-delà le miroir… de la scène marchande :
l’acheteur d’occasion au pays des merveilles
Dominique Roux et Denis Guiot
L'acheteur d'occasion, pour moi, c'est quelqu'un de malin. Ça n'est pas forcément un radin.
C'est quelqu'un qui paye les choses à leur juste prix. Et puis il y a un aspect curiosité aussi,
un aspect attachement aux objets. C’est quelqu’un qui sait regarder les objets... Mes parents
sont tous les deux brocanteurs. J’ai appris à aimer les objets. Chez moi, on ne jette pas. Et
c'est vrai qu’un sou est un sou. (Rémi, 32 ans, célibataire, journaliste)
La vignette précédente illustre assez bien la manière dont certains consommateurs d’occasion se définissent
eux-mêmes. En se qualifiant de « malins », ils confessent volontiers la dose de ruse, de débrouillardise, de
patience, de calcul et de réflexivité qu’ils déploient dans leurs décisions d’achat. Selon Delacroix, Guillard et
Darpy (2011), ils devraient être considérés comme une cagorie de radins, c'est-à-dire d’individus préoccupés
par l’idée de penser le moins d’argent possible. Cependant, derrière toute l’astuce que leurs discours mettent
en avant, il y a d’abord des confrontations pratiques autour d’un dialogue constamment entretenu avec la
distribution conventionnelle. Dans ses choix, l’acheteur d’occasion met en effet en balance, et souvent en
opposition, les qualités des produits, les caractéristiques des circuits, et plus largement encore, l’arrière-plan
symbolique et idéologique de la scène marchande. Il est donc loin d’être par les seules considérations
financières.
Une étude empirique réalisée auprès d’acheteurs de biens d’occasion sur une durée de quatre ans par le biais
de diverses approches ethnographiques (observations participantes et non-participantes), qualitatives
(entretiens en profondeur) et quantitatives (deux vagues d’enquêtes dans la gion parisienne et lilloise) donne
précisément à comprendre leurs motivations, leurs pratiques et le sens, souvent critique, qu’ils donnent à leur
consommation. Leurs discours voilent trois dimensions de leur « intelligence d’achat » : un « vouloir » relatif
à la recherche du juste prix, à la réallocation des penses et au temps de recherche du bien convoité ; un
« savoir » acquis en matière de connaissance des prix, de la valeur relative des offres et des circuits de
distribution ; un « devoir » échapper au système conventionnel pour des raisons de distinction et de
responsabilité. Avant d’examiner les orientations qui sous-tendent leur conception de « l’achat malin », nous
rappelons brièvement les éléments du contexte dans lequel le veloppement des structures d’échanges leur
permet précisément de satisfaire ces attentes.
Dans les coulisses de la scène marchande : l’essor du marché de l’occasion
De sa racine occasio ce qui tombe et vient à propos , le marcde l’occasion est une très ancienne forme
d’approvisionnement qui connaît actuellement un regain d’intérêt en France comme dans d’autres contextes,
notamment anglo-saxons (Belk, Sherry et Wallendorf, 1988 ; Sherry, 1990a, 1990b ; Gregson et Crewe, 1997a,
1997b, 2005). Ce commerce puise ses racines dans un ensemble de marchés locaux et dans une économie de
redistribution organisés depuis le Moyen-Âge selon la rareté et la valeur relative des biens. Les professions de
chiffonniers, de brocanteurs et d’antiquaires y formaient une hiérarchie très formalisée de métiers consacrés à la
récupération, au recyclage et à la revente d’objets plus ou moins anciens, précieux et recherchés (Sciardet, 2002).
Cependant, le cloisonnement géographique et social de ces formes d’échange en limitait jusqu’à récemment la
portée. Aujourd’hui, les enseignes de biens d’occasion semblent représenter le prolongement moderne de
l’activité des brocanteurs traditionnels. Quant aux organisateurs de vide-greniers, ils apparaissent comme les
nouveaux promoteurs d’anciennes survivances locales – celles, par exemple, des marchés à réderies de la
Somme s’échangeaient les biens que les héritiers ne souhaitaient pas garder dans les familles (Debary et
Tellier, 2004), ou la Grande Braderie de Lille qui constituait historiquement le moment les domestiques
pouvaient vendre les effets donnés par leurs maîtres. L’essor d’Internet a parallèlement démultiplié les
transactions de gré à gré entre particuliers, créant ainsi des plates-formes d’échanges quasi-illimités sur le plan
spatial. L’apparition de ces nouveaux intermédiaires permet en effet de répondre simultanément à la rencontre de
deux désirs : celui d’un « vouloir vendre » où des individus résolvent le problème de saturation de leurs
intérieurs domestiques et de surabondance d’objets par la cession d’une partie de leurs biens ; et celui d’un
« vouloir acheter » de ceux qui y trouvent à bon marché une marchandise très acceptable, voire quasi-neuve
(Bauhain-Roux et Guiot, 2001).
Fondées sur le critère d’usage des produits et le désir du vendeur de s’en défaire, les transactions d’occasion
vont donc en s’accroissant pour un faisceau de motifs socio-économiques récemment mis au jour (Bauhain-Roux
et Guiot, 2001) : crises successives banalisant la recherche d’économie, de bonnes affaires, de promotions,
d’offres de remboursement (Odou, Djelassi et Belvaux, 2009) et de soldes (Gonzalez et Korchia, 2008) ;
détachement vis-à-vis du sentiment de propriété au profit de logiques de partage (Belk, 2010), d’échange (Bardhi
et Eckhardt, 2009) ou de don (Giesler, 2006) ; décloisonnement des échanges permis par Internet ;
préoccupations écologiques orientées vers la préservation des ressources et l’anti-gaspillage (Dobscha et Ozanne,
2001 ; Lastovicka et alii, 1999). Ces mutations technologiques, économiques et sociologiques ont ainsi entraîné
le développement de multiples circuits et intermédiaires de mise en relation : dépôts-ventes, enseignes d’achat
cash, sites internet d’achat/vente, sites d’enchères, organisations de brocantes, vide-greniers et marchés aux
puces, supports de presse spécialisés dans l’expertise et l’évaluation des biens, voire « rayons » d’occasion
ouverts par les boutiques traditionnelles spécialisées ou les sites marchands de commerces en ligne.
De fait, depuis une vingtaine d’années, le marché d’occasion connaît en France une croissance soutenue
+6 % en 2008, +8 % en 2009 (Desruelles, 2009) et pèse aujourd’hui entre 4 et 6 milliards d’euros, hors
vêtements et voitures#. Concernant cette dernière catégorie de produits, le Conseil National des Professionnels
de l’Automobile a évalué en 2008 à environ cinq millions le nombre de voitures d’occasion vendues chaque
année, contre deux millions de voitures neuves#. D’une manière plus générale, l’institut d’études et de sondages
BVA révèle# que 39 % de la population a déjà acheté un produit d’occasion, dont 16 % dans les 12 derniers
mois. Ce marché devient donc désormais un lieu d’approvisionnement de plus en plus fréquenté, posant une
concurrence nouvelle à la distribution conventionnelle. Les frontières de l’opposition symbolique entre riches et
pauvres s’étant estompées, l’étanchéité des circuits neufs et d’occasion n’est plus qu’apparente et souligne la
perméabilité des deux systèmes d’échanges. Si l’essor du marché de l’occasion est patent, la revalorisation de ce
qui est classiquement considéré comme un circuit parallèle de redistribution suggère donc de comprendre
l’évolution des rapports des individus aux objets, aux autres, à soi. Dans ce but, une exploration des motivations
d’acheteurs d’occasion de l’agglomération parisienne réalisée pendant quatre ans, complété ensuite par une
validation quantitative sur un échantillon de 708 répondants, permet d’éclairer le sens d’un nouveau
« consommer malin » (Guiot et Roux, 2010)#. Celui-ci s’exprime dans quatre directions que nous allons
illustrer : la patience et la maîtrise de soi ; l’expertise ; le besoin de distinction ; et la responsabilité.
Consommer malin : une affaire de patience et de résistance aux tentations marchandes
L’acheteur d’occasion est un individu « tactique » (Certeau, 1990). Face aux firmes qui possèdent un lieu de
pouvoir le marché d’elles formulent leurs stratégies et déploient leurs dispositifs, il ne dispose d’aucun
espace isolable et se trouve contraint de muer en ruses, en « occasions », ses manières de « faire avec » ce qui lui
est imposé. L’une des échappatoires habituelles est de refuser de payer le surcoût d’une marque, comme le décrit
l’un de nos répondants :
« Je n'aime pas payer le prix fort. Si je peux trouver la même fonction moins chère, je ne vais pas m'embêter
à aller payer plus cher. En ce moment j'ai besoin de baskets, besoin de baskets pour marcher et non pas pour
frimer. Il y a des modèles à 50 euros et des modèles à 500 euros. C'est la même démarche » (Rémi, H,
32 ans).
Une autre manière de résister aux incitations marchandes consiste à patienter, à attendre la bonne
« occasion » c'est-à-dire souvent la prochaine brocante ou à planifier un déplacement dans un pôt-vente
plutôt que dans le premier supermarché venu :
« Il m’arrive de me dire parfois : "Tiens, on va aller dans l'Yonne. On va attendre et peut-être qu'on va
trouver ça dans le vide-grenier". C'est vrai qu'on commence à avoir le réflexe de se dire que finalement, si on
attend, peut-être qu'on va le trouver d’occasion » (Sandrine, F, 44 ans).
Certains de ces discours opposent implicitement l’intelligence patiente de l’acheteur d’occasion à
l’impulsivité du « consommateur moyen », blâmant, moquant ou plaignant parfois le second de sa bêtise ou de sa
faiblesse. Le consommer « malin » reflète ainsi la satisfaction intrinsèque d’avoir pale juste prix des choses,
laquelle découle simultanément d’un grand contrôle de soi et d’un pari sur les dispositions d’autrui à succomber
aux « sirènes de la consommation » :
« Parfois, je me moque intérieurement des femmes qui ont mis des fortunes dans des tements que je
récupère à deux euros et je les trouve bêtes. C'est peut-être cela qui me plaît. Avoir l'impression d'être plus
intelligente que la moyenne et de posséder des choses que je sais que je ne pourrais pas, ou ne me
permettrais pas, de m'offrir neuves » (Alice, F, 42 ans).
Ce regard critique est encore accentué par l’idée que le marché conventionnel n’offre pas nécessairement des
produits de qualité, contrairement au marché de l’occasion les objets ont traversé le temps et prouvé leur
solidité, leur aptitude à durer. Paradoxalement, alors que le risque de panne qui pèse sur l’objet usagé est
communément décrit comme élevé, c’est a contrario ici l’objet neuf qui pâtit d’une mauvaise image :
« [L’acheteur d’occasion], c'est un pirate, il se débrouille mieux que les autres. Il y a des couillons qui
achètent des voitures neuves et qui essuient les plâtres et toi t'arrives derrière quand tout est au point et tu
profites du même objet pour trois ou quatre fois moins cher. C'est assez jouissif » (Simon, H, 47 ans).
Ce sentiment d’être plus fort que la moyenne naît également d’une connaissance particulière des circuits
d’approvisionnement, voire de leur détournement (Schindler 1989 ; Mano et Elliott, 1997). Ainsi, Rémi,
journaliste de 32 ans, dit exploiter à son profit les dispositifs marchands classiques en braconnant dans le dos du
système (Certeau, 1990) :
« Je fréquente très régulièrement une grande librairie parisienne, juste pour regarder, consulter les
ouvrages, faire mon marché. Virtuellement, je veux dire, car ensuite je rentre chez moi et je vais sur Internet
pour chercher ces ouvrages sur des sites de vente d’occasion. C’est pareil avec les ordinateurs ou la photo.
Je lis les tests, je me renseigne sur les produits, je questionne les vendeurs et ensuite, je vais acheter sur
Internet. J’ai bien conscience que j’exploite les circuits neufs pour ensuite les contourner. Mais je ne vois
pas pourquoi j’irai payer plus cher des produits dont d’autres d’ailleurs sont contents aussi de se
débarrasser. Cela dit, si tout le monde était comme moi, ces magasins feraient faillite » (Rémi, H, 32 ans).
La perception de pouvoir et les capacités exprimées par certains acheteurs d’occasion en matière de choix, de
localisation et de sélection des offres est aussi affaire de compétences acquises ou développées dans le temps. Il
s’agit non seulement de savoir trouver le bon rapport qualité/prix, mais aussi de localiser l’objet, et le cas
échéant, de faire jouer des systèmes de pression et de négociation à l’égard des vendeurs.
A malin, malin et demi : l’expertise de marchand du consommateur d’occasion
Etre malin, c’est exercer une forme de pouvoir – étymologiquement en étant « mauvais », « méchant » ou du
moins « fin et rusé » à la fois sur les choses (qu’il s’agit de localiser et de soustraire, en esquivant
conjointement les pressions du système conventionnel), mais également sur les gens (en discutant les prix, les
qualités et défauts de la marchandise). L’exercice de ce pouvoir suppose une série de savoirs (Foucault, 1997)
explorer, repérer, sélectionner, expertiser, évaluer, marchander que l’acheteur d’occasion acquiert souvent
graduellement dans le temps. Ainsi, on ne naît pas acheteur d’occasion, on le devient. L’habitus familial,
l’initiation entre pairs, les hasards et les trajectoires de vie sont autant de modalités qui conduisent diversement
les individus à s’écarter des circuits classiques :
« L'occasion, je l'ai découvert par ma meilleure amie, qui se trouvait à Tours. Elle adore ça, j'ai suivi et elle
m'a fait voir. Elle a un truc à elle. Elle fait toutes les brocantes, tous les marchés, toutes les puces. Et elle m'a
emmenée dans tous les magasins spécialisés et c'est elle qui m'a fait découvrir tout ça » (Clara, F, 29 ans).
« Nous avons habité à Lille et c'est que nous avons découvert les brocantes. Il y en avait tous les week-
ends. C'était fantastique. Sans compter la grande braderie de Lille que nous avons fait deux années de suite
au moins et qui procure des joies incroyables. C'était un peu comme la caverne d'Ali Baba : des milliers de
choses à des prix dérisoires. Tout ce qu'un grand magasin ne pourra jamais procurer, ni en variété, ni en
prix » (Alice, F, 42 ans).
L’une des capacités les plus essentielles que doit acquérir l’acheteur d’occasion est d’abord celle de
l’expertise du produit savoir détecter un défaut, évaluer la justesse du prix demandé en regard de la valeur
objective ou subjective de l’objet. Le plus souvent visuel, ce savoir s’appuie sur une série d’indices et
d’inférences découlant de l’aspect du produit, mais aussi de son propriétaire :
« Aux étiquettes, on voit déjà ce qui est plus ou moins porté, neuf ou pas. Si l'étiquette était vraiment lavée et
relavée, les tissus usés ou les tâches, je ne prenais pas » (Clara, F, 29 ans).
« J'achète en fonction du vendeur. Je regarde les vêtements et les gens, et si les gens me paraissent bizarres,
alors là, ce n'est même pas la peine » (Lisa, F, 52 ans).
L’habileté à savoir trouver l’objet recherché constitue ensuite une deuxième forme de compétence qui
discrimine les acheteurs. Certains ont acquis une connaissance des différents circuits et les fréquentent en
fonction de la catégorie de produits recherchée. Comme Vincent, ils pensent « qu’on peut tout trouver
d’occasion » à condition de savoir où aller :
« L’électroménager, je ne l’achèterai jamais neuf parce que je le trouve par le journal d’annonces FUSAC.
Les gens sont d’un certain niveau socioprofessionnel, ils sont en France depuis un an et doivent brusquement
repartir aux Etats-Unis. On fait des bonnes affaires. Le matériel est toujours impeccable » (Rémi, H, 32 ans).
D’autres en revanche, segmentent les catégories de produits qu’ils savent ou non trouver d’occasion et
éliminent celles dans lesquelles ils ne se sentent pas à l’aise pour juger de l’état ou du prix des objets :
« Il y a toute une série d'objets qui est exclue de l'achat d'occasion parce qu'il y a des risques. Il y a peut-être
d'autres gens qui savent ne pas en prendre, mais moi je ne sais pas, donc je les exclus complètement pour ne
pas perdre de temps. Perdre du temps sur ces choses-là, ça ne m'intéresse pas. Ou de l'argent. Donc je vais
sur du neuf, forcément. Jusqu'au jour je m'apercevrai que je peux le contrôler en occasion et que j'y
arriverai aussi » (Claude, H, 48 ans).
Enfin, l’expertise de l’acheteur d’occasion consiste à savoir négocier le prix. Même s’il ne s’agit pas toujours de
payer l’objet convoité le moins cher possible, le « malin » consiste à contrecarrer les objectifs
d’enrichissement qui animent généralement le vendeur. Certains répondants critiquent ainsi durement ce qui, peu
ou prou, leur rappelle le système de profit dont les producteurs, les distributeurs et les intermédiaires marchands
classiques sont les emblèmes honnis. Lisa, par exemple, fustige, dans les brocantes, le comportement des
professionnels ou des particuliers trop cupides qui réintroduisent le calcul et l’intérêt dans des lieux qu’elle
souhaiterait marqués par l’authenticité et le contact humain. Faire des affaires ressort alors comme un
comportement qui viole le système de valeurs qu’elle espère y trouver, mais qu’elle reproduit pourtant,
paradoxalement, avec la même âpreté :
« Certains particuliers sont vraiment trop intéressés. Parfois, je leur dis : ‘écoutez, vous êtes là, c’est
sympathique. Vous n’êtes pas un commerçant sinon, prenez un commerce, vous n’avez rien à faire là !’. Et
aussi, souvent les antiquaires, enfin les vrais brocanteurs, ils sont ignobles, ces gens-là. C’est vrai que nous,
on n’est pas toujours particulièrement agréables non plus, parce qu’on prend cette habitude de la brocante
de payer très peu cher. Acheter, négocier, c’est quelque chose qu’on parvient à apprendre aussi. On n’en
sait pas autant qu’eux sur les objets, mais on n’en laisse pas trop raconter quand même » (Lisa, F, 52 ans).
Les compétences acquises dans les circuits d’occasion mettent donc parfois en lumière, chez les acheteurs, un
sens du calcul à la hauteur de celui qui est attribué aux professionnels. Pour de nombreux répondants, ce savoir
est le sultat d’une longue expérience de la comparaison des circuits (neufs et d’occasion) et de la rationalité
extrême qu’ils affichent dans leur processus d’arbitrage. Le système par lequel le marché tente d’agir sur eux en
produisant les conduites désirées est aussi, in fine, celui dans lequel ils acquièrent des savoirs qui alimentent
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