Les nouvelles critiques du marketing
Jean- Emile Denis
Professeur ordinaire
de marketing et de marketing international
Hautes Etudes Commerciales
Université de Genève
Tél. : + 41 22 705 81 26
Fax : + 41 22 705 81 04
Ce texte aborde la question de la critique du marketing tel qu'il est enseigné dans les manuels
à l'heure actuelle. Il traite de trois courants particuliers : la contestation de certains éléments
fondamentaux du marketing ; sa défonctionnalisation annoncée dans l'entreprise; l'avènement
d'un consommateurisme post-moderne.
Le marketing fait périodiquement l'objet de controverses et de contestations. C'est
précisément le cas maintenant. Divers auteurs considèrent que les fondements mêmes du
marketing sont ébranlés et que le discours véhiculé traditionnellement sur le marketing n'est
plus approprié puisqu'il ne correspond plus aux préceptes théoriques et aux conditions
scientifiques de la gestion, à la réalité de la pratique et encore moins à l'évolution des
comportements des consommateurs et des clients. Ce texte a pour objet de faire le point sur
ces trois questions. Pour ce faire, un examen des critiques de l'approche marketing
traditionnelle portant sur trois propositions fondamentales sera effectué :
* le discours traditionnel du marketing management n'est plus approprié et ne satisfait
pas aux critères scientifiques de la gestion contemporaine;
* la pratique ne correspond plus au discours traditionnel du marketing management;
* les rapports entre le marketing et les consommateurs ont changé et ne sont pas pris
en compte de manière satisfaisante dans le discours traditionnel sur le marketing.
Par marketing management traditionnel on entend ici le marketing tel qu'il est présenté
et analysé dans les ouvrages à vocation pédagogique c'est-à-dire dans les manuels. Un examen
des principaux best-sellers, tant en France que dans les autres pays, et notamment bien sûr aux
Etats-Unis, révèle que ceux-ci véhiculent, à quelques nuances près, la même orthodoxie, que
l'on qualifiera ici de paradigme dominant du marketing contemporain (auquel on se référera
par la suite dans cet article sous l'acronyme de PDMC). Ce paradigme est exemplifié en
particulier par les ouvrages de marketing management écrits par Kotler pour les américains,
traduits et adaptés dans de nombreux autres pays et qui depuis presque trente ans marquent
l'adaptation du domaine à l'évolution des marchés ainsi qu'à celle des connaissances
scientifiques pertinentes au marketing (voir notamment Kotler 1997).
1
Un décalage entre le PDMC
et l'état des connaissances scientifiques ?
Des composantes fondamentales du marketing : approche et concept marketing
La ligne principale de pensée des critiques consiste ici à argumenter que le PDMC
n'incorpore pas, ou incorpore de manière insatisfaisante, les derniers développements dans le
domaine des sciences de la gestion et que, de surcroît même, il s'appuie sur des fondements
erronés. Marion (1993 et 1995) s'inscrit parmi ceux qui ont le plus systématiquement remis le
PDMC en cause. Parmi les divers éléments de sa critique, il relève notamment que certaines
"vérités" fondamentales présentées dans le discours du marketing ne s'avèrent pas des plus
légitimes après examen attentif. Deux points retiennent particulièrement l'attention : le
postulat de l'évolution historique du marketing et le concept de marketing lui-même. Ces deux
éléments sont absolument fondamentaux. Le premier établit la légitimité "historique" de
l'approche marketing et le deuxième constitue la pierre angulaire du marketing management.
Tout manuel de marketing procède immanquablement à la discussion de l'avènement du
marketing selon un processus d'adoption par les entreprises d'orientations successives
(production, produit, vente) avant de parvenir, éventuellement, à celle du marketing
proprement dit.
Selon Marion, l'origine de ce dogme qui remonte à 1960 est l'oeuvre de Robert J. Keith, un
cadre supérieur de la Pillsbury Company (Keith 1960). Marion estime que le processus décrit
par Keith ne saurait s'appliquer à l'ensemble des entreprises américaines ou a fortiori à celui
des entreprises localisées dans d'autres parties du monde. La révolution marketing de Keith
n'aurait jamais donc été qu'une révolution de palais (Marion 1993 149) et ne saurait être
transformée en vérité inattaquable comme les auteurs de manuels l'ont fait immanquablement
depuis. Pour Marion, les conséquences de cet abus sont graves :
"... the repeated use of Keith's rhetorical expressions by teachers and texbooks has
contributed at one point to the promotion of marketing. But, more importantly, the lack of
contingency in such a discourse has been the cause of a caricatural presentation of the reality
of marketing practices, and gradually of a certain suspicion as regards the foundations of
marketing management."(Marion 1993 150).
Un autre point de contention majeur pour Marion est l'ambiguïté qui entoure la notion
d'approche marketing et donc du concept de marketing. Celle-ci constitue un autre point
central du discours marketing dès ses débuts (essentiellement donc dès les années cinquante).
L'approche marketing consiste à orienter toutes les activités marketing (et aussi toutes celles
de la firme) vers la satisfaction des besoins du consommateur. De Drucker à Levitt l'argument
est repris avec force : l'entreprise n'existe que parce qu'elle a des clients (Drucker 1954) et, si
elle n'agit pas en conséquence, elle est inexorablement vouée à l'échec. Elle souffre donc de
myopie rédhibitoire (Levitt 1960). Marion explique que ce postulat implique que l'entreprise
procède selon un processus régressif (Marion1993 153) : elle identifie les besoins des
consommateurs puis elle conçoit des stratégies de mise en marché avant de lancer des
produits ou services correspondant à leurs attentes. Selon Marion ce processus implique trois
présuppositions :
* les besoins sont préexistants, les consommateurs savent ce qu'ils veulent et sont en
mesure d'exprimer ces besoins;
2
* la recherche marketing est en mesure de révéler ces besoins;
* la tâche de l'entreprise consiste à faire aux clients une offre qui saura les satisfaire.
Marion conteste leur validité : le marketing n'offre aucune théorie satisfaisante en ce qui
concerne l'existence des besoins; les clients ne peuvent connaître leurs besoins que lorsqu'ils
sont compétents pour le faire; la recherche marketing est certes utile mais néanmoins
insuffisante pour connaître les besoins; les entreprises ne répondent pas aussi simplement à la
demande et les manuels ne font que suggérer les étapes à poursuivre dans le développement
des produits.
L'orientation marketing proposée par Drucker et Levitt et reprise systématiquement dans les
manuels suggère simplement que cette approche constitue la meilleure marche à suivre pour
promouvoir le succès de l'entreprise. Comme le fait justement remarquer Marion, elle
n'implique pas une ignorance de la réalité socio-politique de l'entreprise dans laquelle des
coalitions peuvent se créer au service d'autres intérêts. Drucker et Levitt n'ont fait qu'affirmer
qu'il est impératif de rappeler aux dirigeants d'entreprise que la seule voie du succès passe par
l'adoption de cette orientation. Pour Marion cependant, la démonstration de cette proposition
ne peut être trouvée nulle part (pas même de manière satisfaisante dans un ouvrage aussi
célèbre que In search of excellence) :
"In fact, besides the relative satisfaction of customers, other equally important factors
could be suggested: the mastery of a technology, the setting up of alliances, the creation of
networks, regulations..." (Marion 1993 160).
Il serait intéressant de reprendre un à un tous les points soulevés par Marion. Ce qui
l'est plus encore toutefois, c'est de porter l'attention sur le registre sur lequel il travaille.
Marion s'attache avant tout à montrer que les fondements scientifiques de principes de base du
marketing sont chancelants : pas de démonstration satisfaisante des étapes vers l'avènement
inéluctable de l'orientation marketing ou de l'orientation effective de la firme vers le client (ni
d'ailleurs de la nécessité de cette orientation pour qu'elle réussisse).
Ce manque de fondements remet-il en cause le marketing ? Selon Marion oui. Les effets
rhétoriques des Keith et Levitt ont un effet pernicieux, entre autre, pour l'image du marketing
lui-même. Mais les Keith, les Levitt et les Drucker n'avaient pas comme souci de contribuer à
la construction scientifique du marketing. Ils voulaient avant tout convaincre des praticiens du
bien-fondé d'une orientation client et étaient prêts à user de moyens rhétoriques pour le faire,
comme en témoigne ce commentaire de Levitt (1975) que reprend Marion :
"Marketing myopia ... was intended as a manifesto... I tried to do it in a very direct, but
responsible fashion, knowing that few readers.... could stand much equivacation or hesitation.
I also new that the colorful and lightly documented affirmation works better than a tortuously
reasoned explanation."
Le problème ne réside donc pas dans la légitimité des principes de marketing qui ont
été avancés mais dans le fait que celle-ci n'a pas été scientifiquement établie.
Que doit-on conclure ? Que des principes aussi fondamentaux que l'orientation
marketing ou que le concept de marketing sont des notions qui ne devraient pas être
véhiculées dans des manuels ou dans des enseignements ? Certains puristes défendront sans
doute ce point de vue. Mais c'est oublier que la gestion, en général, et celle du marketing, en
particulier, sont essentiellement des domaines normatifs, dans lesquels l'on s'efforce de
3
recommander des approches et des comportements sur la base d'observations de la pratique,
essentiellement des firmes dont le succès inspire l'émulation. Que la démonstration du lien
entre principes de marketing et performance ne soit pas faite de manière consistante n'invalide
en rien la pertinence de ces principes.1Tout au plus, ce vide scientifique ne permet pas
d'invoquer la validité scientifique puisqu'il ne pourrait s'agir que de jugements étayés sur un
sens commun fondé sur des évidences possiblement trompeuses.
En fait, le procès qui est fait au PDMC n'est pas adressé à la bonne enseigne. Ce n'est
pas l'à-propos des principes fondamentaux de marketing qui est remis en cause, c'est le corpus
du marketing scientifique qui, une fois de plus, est critiqué pour son manque de rigueur et de
profondeur. Cet état de chose, aussi regrettable soit-il, n'est pas près de changer. L'intérêt pour
l'élaboration d'une théorie générale du marketing ne fait pas de nombreux adeptes, même si au
cours des dernières années ce sujet a connu un modeste regain d'intérêt (Denis, Czellar 1996)
Le marketing mix
Une autre ligne de critique, cette fois pas à proprement parler scientifique mais tout au
plus pseudo-scientifique puisqu'exclusivement de nature taxinomique, remet en cause un
autre pilier du marketing, celui du classement des instruments dont l'entreprise dispose pour
atteindre ses objectifs marketing, à savoir les fameux "4P".
De nombreux auteurs ont invoqué que cette classification des instruments de politique
marketing est tout à fait inadaptée au développement de la science en marketing puisqu'elle ne
correspond pas à certains critères fondamentaux d'une bonne classification, à savoir comme
l'a invoqué Hunt (1983 et 1991), ceux d'exhaustivité et d'exclusivité selon lesquels les
catégories employées doivent contenir tous les objets recensés et doivent permettre de répartir
ceux-ci dans une seule d'entre elles.
La classification dominante du marketing mix est celle de McCarthy que tout le monde
connaît. Selon McCarthy, l'entreprise dispose de quatre instruments pour atteindre ses
objectifs marketing : le produit, le prix, la distribution et la promotion (McCarthy 1960).Cette
classification a survécu à quelques légères modifications près. Par exemple, Kotler regroupe
dans une rubrique "Stratégies de communication et de mix promotionnel" la publicité, la
promotion des ventes, les relations publiques et la vente personnelle (Kotler1991). Van
Waterschoot et Van den Bulte (1992) contestent cette classification et en proposent une autre
leur paraissant plus appropriée.
Ils identifient tout d'abord les fonctions génériques devant être assumées en marketing
par l'entreprise (configurer l'offre, déterminer la compensation de l'autre partenaire impliqué
dans l'échange, mettre l'offre à la disposition de ce dernier, communiquer avec celui-ci). Puis
ils rattachent à ces fonctions génériques les instruments dont l'entreprise dispose (instruments
produits, instruments prix, instruments distribution, instruments communication. Voir Figure
1). Ils font ensuite la distinction entre la nature fondamentale ou complémentaire d'un
instrument pour la promotion qui constitue l'élément du mix le plus controversé et, pour finir,
élaborent un marketing mix fondamental à quatre dimensions de base (la communication
remplace alors la
1 Quelque chercheurs, peu nombreux il est vrai, se sont quand même efforcés d'établir un lien empirique
ou conceptuel entre qualité du marketing et performance de l'entreprise. Voir à cet effet Deshpandé, Farley and
Webster 1993, Jaworski et Kohli 1993, Narver & Slater 1990, Ruekert 1992, Shapiro 1988
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Figure I – Relations entre le marketing mix et les fonctions génériques du marketing*
Eléments du
mix
Fonctions
génériques
Instruments
Produits Prix Distribution Communication
- Confirmation
des besoins xxxx x x x
-Détermination de la
contrepartie client x xxxx x x
- Mise à disposition de
l’offre x x xxxx x
- Eveil de l’attention et
influence de prédispositions
et préférences
x x x xxxx
*Adapté de van Waterschoot et Van den Bulle (1992).
Figure II – Classification de Marketing mix selon van Waterschoot et Van den Bulle
(1992)*
Mix Communication
Marketing mix Mix
produits
Mix prix Mix
distribution
Mix comm.
De masse
Mix
comm.
personnelle
Mix
relations
publiques
- de base
- mix
promotion
Mix
promotion
produits
Mix
promotion
prix
Mix
promotion
distribution
Mix
promotion
comm. De
masse
Mix
promotion
comm.
personnelle
Mix
relations
publiques
*adaptation de van Waterschoot et Van den Bulle (1992).
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