Les Passagers de la Comète
"En 1948, avant d'écrire "la Cantatrice chauve", je ne voulais
pas devenir un auteur dramatique, j'avais tout simplement
l'ambition de connaître l'anglais". Dans ce but, Ionesco acheta
un "manuel de conversation franco-anglaise à l'usage des
débutants" qu'il étudia consciencieusement. Mais voilà qu'il y
découvrit des vérités qui le surprirent, bien qu'il les connut déjà.
Il apprit par exemple que la semaine avait sept jours, que le
plancher était en bas et le plafond en haut ; et, dès lors, il
comprit qu'il ne recopiait plus de "simples phrases anglaises
dans leur traduction française, mais bien des vérités
fondamentales, des constatations profondes."
L'auteur eut alors une illumination, il voulut communiquer à ses
contemporains ce qu'il avait redécouvert et que tout homme a
tendance à oublier, après avoir remarqué que les dialogues des
Smith et des Martin étaient proprement du théâtre. Il s'agissait
donc pour lui de faire une œuvre "spécifiquement didactique"
d’où l’aspect argumentatif faussement détaché qui prévaut dans
son oeuvre.
"...Pourtant, le texte de "la Cantatrice chauve" ne fut une leçon
(et un plagiat) qu'au départ. Un phénomène bizarre se passa, je
ne sais comment : le texte se transforma sous mes yeux,
insensiblement, contre ma volonté. Les propositions toutes
simples et lumineuses, que j'avais inscrites avec application sur
mon cahier d'écolier, laissées là, se décantèrent au bout d'un
certain temps, bougèrent toutes seules, se corrompirent, se
dénaturèrent. Les répliques, les unes à la suite des autres se
déréglèrent. Ainsi, cette vérité indéniable, sûre : "le plancher est
en bas, le plafond est en haut"".
Mais le mystère était déjà là, lorsque, en étudiant son manuel
d'anglais, il fut comme ébloui de la façon la plus irrationnelle par
ces vérités oubliées, et lorsqu'il fut poussé à les communiquer
par une force qui le dépossédait de lui, ainsi que le montre le
Piéton de l'Air : « - Bérenger : il y avait autrefois en moi une
force inexplicable qui me déterminait à agir malgré un nihilisme
fondamental. Je ne peux plus continuer. » Et cependant, le
simple fait d'exprimer cette impossibilité de continuer à écrire
est à l'origine du Piéton de l'Air. Le phénomène de la création
est totalement incontrôlé et jaillit des profondeurs les plus
secrètes de son être. Dorénavant, il est facile de comprendre
l'embarras d’Ionesco, lorsqu'on lui demande pourquoi il écrit. Il
voudrait bien le savoir lui-même ! Devant ce que son œuvre lui
révèle de lui et de l'homme, son esprit se perd en questions se
multipliant à l'infini, sans jamais lui donner de réponse, car
l'expression de sa vie ne peut que suivre celle-ci, sans jamais la
devancer, et donc sans jamais lui apporter de solution :
"L'écrivain est embarrassé par les questions qu'on lui pose
parce qu'il se les pose lui-même et parce qu'il s'en pose bien
d'autres, parce qu'il se doute aussi qu'il y a d'autres questions
qu'il pourrait se poser mais qu'il n'arrivera jamais à se poser ;
encore moins à leur répondre "
Mais l'interrogation de l'auteur devant son propre mystère
s'enrichit des questions que lui posent les réactions du public,
et qui le mettent ainsi en contact plus ou moins trouble avec le
monde des vivants, extérieur à l'univers stérile qu'il découvre en
lui. La gestation de La Cantatrice chauve l'avait fait souffrir dans
sa chair, dans ses os, et dans son sang : "En écrivant cette
pièce (...) j'étais pris d'un véritable malaise, de vertige, de
nausées."
Il avait cru "avoir écrit quelque chose comme la tragédie du
langage" !... Quel ne fut pas son étonnement de voir et
d'entendre rire les spectateurs qui n'y virent rien de plus qu'un
canular !... Toutefois, il remarque que « quelques-uns ne s'y
trompèrent pas qui sentirent le malaise ». C'est assez dire que
l'auteur sentait qu'il y avait autre chose dans cette pièce que
dans une simple comédie : « Je ne pensais pas que cette pièce
était une véritable comédie. En fait, elle n'était qu'une parodie
de pièce, une comédie de la comédie ». Il avait aussi
Enjeux de Scène
pression que ce comique était le fruit de tout cela
qui en lui restait trouble, et dont il souffrait : « Il n'y a
pas toujours de quoi être fier : le comique d'un auteur
est, très souvent, l'expression d'une certaine
confusion. On exploite son propre non-sens, cela fait
rire. Cela fait aussi dire à beaucoup de critiques
dramatiques que ce qu'on écrit est très intelligent. (...)
Si je comprenais tout, bien sûr, je ne serais pas
"comique" ». Pourtant, Ionesco cherche à tout
comprendre et il devient souvent comique, quand,
précisément au moment où il croit pouvoir être le
maître du monde par son imagination et son esprit, il
se heurte à un obstacle imperceptible, qui le fait
retomber dans la réalité... d'une corbeille à papiers,
par exemple ! comme c'est le cas pour Choubert dans
Victimes du Devoir. Le rire libère alors les spectateurs
de l'angoisse obscure de l'individu désirant échapper à
la finitude de sa condition, ce rire est aussi en Ionesco
qui se moque de lui à travers ses personnages, mais il
devient de plus en plus discret : "Oh, je me suis
toujours moqué de moi-même dans ce que j'écris ! Il
faut d'ailleurs avouer que j'y arrive de moins en moins,
et que je me prends de plus en plus au sérieux quand
je parle de ce que je fais... Je finis par tomber dans
une sorte de piège"
Il ne parvient plus à se libérer de lui-même,
s'enfonçant dans la souffrance. N'est-ce pas parce
qu'il se comprend de mieux en mieux, qu'il ne peut
plus rire de lui ? Et d'ailleurs, par cette cruauté tournée
contre soi inhérente au rire, ne cherche-t-il pas à se
déchirer et ne trouve-t-il pas finalement ce qu'il
cherche ? Disant au sujet du comique : "Je crois que
c'est une autre face du tragique", il semble que, là
seulement, il aille au cœur du problème : l'œuvre de
Ionesco n'est comique que, lorsqu'en cherchant à se
délivrer de ce qu'elle révèle de l'homme, le spectateur,
le lecteur, ou même l'écrivain lorsqu'il se moque de lui,
la fuient. Il ne paraît possible de trouver sa véritable
richesse, qu'en tentant de la regarder lucidement, elle
devient alors profondément tragique, mais d'un
tragique qui n'est pas irrémédiable, car l'auteur, après
de nombreuses années de douloureuses
pérégrinations en lui-même, développe
progressivement, jusqu'à la Soif et la Faim, au fond de
ses ténèbres, un foyer de chaleur et de lumière que
rien n'a pu éteindre : l'amour, solution du tragique,
dans la mesure où l'on accepte de faire vers lui le pas
difficile qu'il nécessite.