Hasard, probabilités, incertitude, déterminisme, chaos…

Hasard, probabilités, incertitude,
déterminisme, chaos…
Roger Balian*
« ‒ Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
‒ Qu’est-ce qu’elle chante cette physique ?
‒ La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés du corps ; qui discourt
de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne
les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la
pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.
Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini. »
Molière, Le Bourgeois Gentilhomme.
La physique, science exacte ?
Depuis ses origines, la physique a progressé en s’appuyant sur
une mathématisation de plus en plus poussée. Cette « déraisonnable
efficacité des mathématiques », selon la célèbre phrase de Wigner, a
suscité de nombreuses discussions philosophiques. Une explication
plausible de la remarquable adéquation entre physique et
mathématiques pourrait être le développement en symbiose des deux
disciplines : chacune stimule des innovations chez l’autre, tout en
bénéficiant de ses progrès.
L’efficacité de l’arithmétique, de la géométrie, de l’algèbre et de
l’analyse a renforcé jusque vers la fin du XIXe siècle une conception
déterministe pure et dure de la physique. Dans ce cadre de pensée, les
propriétés d’un objet sont entièrement caractérisées par des grandeurs
physiques, qui prennent à chaque instant des valeurs numériques bien
définies régies par des équations fondamentales. Par exemple, le
mouvement d’un point matériel est décrit par sa position et sa vitesse
gouvernées par la loi de Newton ; les valeurs en chaque point d’un
champ électromagnétique sont gouvernées par les équations de
Maxwell. Ces valeurs des grandeurs physiques ne sont pas forcément
* Institut de Physique Théorique, Saclay. Académie des Sciences.
accessibles à l’expérience ; mais on admet qu’elles peuvent
théoriquement être définies avec une précision arbitrairement grande.
Le caractère mathématique rigoureux, d’apparence définitive,
des équations de la physique est probablement à la source d’une
illusion récurrente : celle de l’achèvement de cette science. Ainsi, en
1823, Jean-Baptiste Biot conclut-il la préface de son Précis
élémentaire de physique en notant que cest « une science faite,
fondée sur les rapports directs et numériques des résultats entre eux »,
et que « la progression rapide avec laquelle elle se complète tous les
jours peut faire regarder l’époque de sa stabilité entière comme peu
éloignée de nous ». Or, dès l’année suivante, Sadi Carnot fondera dans
ses Réflexions sur la puissance motrice du feu une nouvelle grande
branche de la physique : la thermodynamique. De même, on pensait
couramment vers 1900 qu’il ne restait plus guère qu’un problème
ouvert en physique, celui du rayonnement du corps noir ; sa solution
devait peu après donner naissance à la mécanique quantique !
La conception de la physique comme science exacte a peut-être
aussi contribué aux excès du scientisme, caricature du rationalisme
selon laquelle la science pourrait régler au mieux tous les problèmes
de l’humanité. Au XXe siècle, cette confiance aveugle en une
efficacité universelle des sciences a disparu, en dépit de leurs succès
dans l’explication de phénomènes de plus en plus variés, et de leurs
innombrables applications bénéfiques ; il nous faut malheureusement
lutter désormais contre la montée de l’irrationnel et contre le préjugé
inverse, la défiance envers la science…
Enfin, la perfection et la beauté des mathématiques utilisées pour
expliquer la réalité physique ont pu contribuer à favoriser une
conception quelque peu prométhéenne de la science : elle serait un
moyen de découvrir ce que sont les choses en soi. Einstein a défendu
cette position dans une célèbre controverse avec Niels Bohr ; selon ce
dernier, la science porterait seulement sur ce que nous pouvons dire de
la réalité, sur les images (en particulier mathématiques) nous
permettant d’approcher la nature de façon de moins en moins
incertaine. Comme nous allons le voir, la notion d’incertitude est au
cœur de plusieurs domaines de physique développés au cours du XXe
siècle, ce qui doit nous rendre modestes face au réel.
Les probabilités, ou la rigueur dans l’incertain.
Avant de pénétrer la théorie, l’incertitude a préoccupé depuis
longtemps les expérimentateurs. Afin de déterminer une grandeur
physique y, ils procèdent à des mesures répétées ; les résultats yk
obtenus ne sont pas exactement les mêmes, de sorte qu’on ne peut
concrètement attribuer une valeur numérique précise à la grandeur y.
Celle-ci n’est définie expérimentalement qu’avec une certaine marge,
et on utilise la théorie des probabilités pour manipuler l’ensemble des
résultats obtenus : en particulier, la valeur moyenne des yk observés
fournit une estimation de la grandeur mesurée, et la fluctuation
statistique ∆y, qui caractérise les écarts entre les yk, donne une idée de
l’incertitude.
De nombreuses théories physiques modernes présentent, elles
aussi, un caractère partiellement incertain, aléatoire. Les probabilités
sont donc devenues un outil majeur en physique théorique,
parallèlement aux autres branches des mathématiques (portant sur des
grandeurs parfaitement définies). Elles permettent d’effectuer, à partir
d’informations incomplètes, des prévisions aussi fiables que possible
et d’estimer leur qualité.
Cet emploi des probabilités va de pair avec l’idée que la théorie
ne porte pas sur des objets particuliers mais sur des phénomènes
génériques ; elle décrit non un objet unique mais un ensemble
statistique d’échantillons similaires. Si l’on s’intéresse à un objet
individuel, on doit imaginer qu’il est extrait d’un ensemble
probabiliste, soit réel (comme pour des expériences répétées en
physique), soit virtuel (comme pour des prévisions parmi le champ
des possibles en météorologie).
Les probabilités ont alors une double interprétation. Lorsqu’un
processus a été répété dans les mêmes conditions un très grand
nombre de fois, mais qu’il était susceptible de conduire à plusieurs
résultats différents pour une raison hasardeuse, la probabilité de
chacun de ces résultats s’identifie à la fréquence relative de son
obtention. Ainsi, lorsqu’un dé parfaitement symétrique est lancé une
infinité de fois, la face 4 apparaît en moyenne une fois sur six, et sa
probabilité est 1/6.
La seconde interprétation se réfère à la situation avant réalisation
de l’un des événements susceptibles de se produire ; leurs probabilités,
estimées à l’aide des informations dont nous disposons, servent alors à
effectuer des prévisions. Lorsque tous les événements possibles sont
sur le même plan et que rien ne favorise plus les uns que les autres, le
principe d’indifférence (ou de « raison insuffisante ») de Laplace
conduit à leur attribuer la même probabilité. Après brassage d’un jeu
de bridge, les 52 cartes peuvent être rangées de 52! façons, et il est
raisonnable d’assigner a priori la probabilité 1/52! à chacune d’entre
elles. Après avoir découvert ses propres cartes, puis pris connaissance
des annonces, enfin vu les cartes du mort, on est conduit à estimer une
nouvelle distribution de probabilité, afin d’établir une ligne de jeu en
évaluant par exemple les chances de réussite d’une impasse. En
physique, lorsque les lois, ou bien les données, présentent des
incertitudes, la prévision d’un phénomène suit une démarche similaire
et sa fiabilité peut être estimée grâce au calcul des probabilités. Le
hasard, c’est-à-dire ce que nous connaissons mal, entre ainsi dans la
science.
Les notions de probabilité et d’information sont liées : ne
disposant pas de la même information, le lecteur de revues hippiques
et le profane n’attribueront pas les mêmes probabilités aux résultats
possibles d’une course. La théorie de l’information est née de celle des
probabilités. On veut d’abord chiffrer la quantité d’information In
acquise en apprenant qu’événement aléatoire n, auquel on avait
attribué la probabilité Pn, est survenu. Plus Pn est faible, plus on a
gagné d’information. Par ailleurs, les quantités d’information acquises
lorsqu’on prend connaissance de deux événements indépendants
doivent s’ajouter, alors que leurs probabilités se multiplient. Il en
résulte que In doit avoir la forme logarithmique In = ‒ k ln Pn, où k est
une constante définissant l’unité d’information. Ensuite, on cherche à
mesurer l’incertitude, ou la « perplexité », d’un observateur qui, face à
diverses possibilités n non encore réalisées, n’en connaît a priori que
les probabilités Pn ; cette incertitude est la moyenne de l’information
qui serait acquise si l’on prenait connaissance a posteriori de l’une ou
l’autre de ces possibilités. L’expression résultante, l’« entropie
statistique » S = Pn In = k Pn ln Pn , introduite en 1948 par
Shannon lorsqu’il a fondé la théorie des communications, sert en
physique à estimer la quantité d’information qui manque du fait qu’on
ne connaît un système qu’à travers une loi de probabilité.
La physique quantique, triomphante malgré les incertitudes.
Notre théorie la plus fondamentale est aujourdhui la mécanique
quantique, élaborée dans la première moitié du XXe siècle. Elle n’a
jamais été mise en défaut ; d’autres sciences comme l’électronique, la
physique des particules ou la chimie reposent sur elle, son efficacité
est démontrée par ses applications. Et pourtant, paradoxalement, elle
fait conceptuellement intervenir des incertitudes incontournables.
Celles-ci portent sur la notion même de grandeurs physiques, qui a
pris une forme nouvelle nécessitant l’emploi de probabilités.
Considérons par exemple une particule de masse m pouvant se
déplacer sur une droite. En physique pré-quantique, il était permis de
penser que son état pouvait être caractérisé par deux grandeurs, sa
position x sur la droite et sa vitesse v, prenant toutes deux à chaque
instant des valeurs bien définies (même si en pratique ces nombres ne
peuvent être déterminés exactement). La physique quantique a
profondément modifié cette conception intuitive, issue de la physique
à notre échelle. Dans un état quantique, les deux grandeurs physiques
x et v ont quelque chose de « flou » : il est interdit d’imaginer qu’elles
puissent prendre des valeurs précises ; les valeurs de x et v sont
aléatoires, et ne peuvent être définies qu’avec une certaine marge,
mesurée par les fluctuations statistiques x et ∆v. Cet état quantique a
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