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Journée d’études
« Otto Dix — Crois en tes yeux »
28. — 29.11.2016
Flavien Le Bouter
Un peintre dionysiaque.
L’influence de Friedrich Nietzsche sur l’œuvre d’Otto Dix
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Otto Dix a souvent affirmé qu’il n’était pas un homme de la parole et encore moins un
philosophe. S’il n’a pas cherché à élaborer une philosophie esthétique, il s’est
néanmoins efforcé tout au long de sa vie de donner des fondements philosophiques
à son activité créatrice. Il n’avait pas suivi de formation académique en philosophie ;
mais son énorme appétit de savoir, ses discussions dans les milieux artistiques et
intellectuels lui ont permis de réfléchir sa pratique picturale à partir de concepts
philosophiques. Dix a lu plusieurs philosophes : Schleiermacher, Kant,
Schopenhauer. La quête proprement philosophique de la vérité est chez Dix une
préoccupation constante. En 1966, il déclare en ce sens : « Je suis un homme des
yeux et non un philosophe. C’est pour cette raison que, dans mes tableaux, je
prends toujours position, que je montre ce qui est en réalité et ce qu’il faut dire pour
la vérité »1. On pourrait ainsi presque soutenir qu’il n’a pas façonné une philosophie
par des mots mais par des images, une philosophie iconique de l’art.
C’est la philosophie de Nietzsche qui a exercé sur son œuvre la plus profonde
influence. Tout au long de sa vie, Otto Dix a entretenu un échange avec l’œuvre du
philosophe. En 1965, il affirme : « Dès 1911, j’ai lu Nietzsche et me suis consacré de
manière approfondie à ses vues »2. On sait de son épouse Martha et de Fritz Löffler
que Dix lut avant tout Le Gai savoir, un livre qu’il a célébré, mais également Ainsi
parla Zarathoustra et Humain, trop humain. Lorsqu’il se porte volontaire pour
combattre dans les troupes de l’Empire allemand, il emporte avec lui une Bible et Le
Gai savoir. Cette fascination pour le philosophe est si grande que le jeune peintre
sculpte en 1911, à l’âge de 20 ans, un buste en plâtre du philosophe. Il est d’ailleurs
tout à fait significatif que l’une de ses dernières œuvres, réalisée en 1969, soit un
dessin de Nietzsche en crucifié.
I. Le principe de l’affirmation de la vie
Otto Dix manifeste dès sa jeunesse un enthousiasme pour le vitalisme et le principe
dionysiaque de Nietzsche qui magnifie les forces créatrices et destructrices de la vie.
Dans une lettre à un ami d’enfance datée de 1911, Hans Bretschneider, le peintre
1 « Otto Dix im Gespräch mit Horst Jähner » in Diether Schmidt, Otto Dix im Selbstbildnis, Berlin,
Henschel,1981, p. 266, traduction de l’auteur.
2 Dans un entretien avec Maria Wetzel de 1965. Cité par Dietrich Schubert, Otto Dix, Hambourg,
Rowohlt, 1991, p. 13, traduction de l’auteur.
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(alors âgé de 20 ans) fait l’éloge de l’art grec et écrit qu’il prête attention à son corps,
qu’il ne mange pas de viande, qu’il ne boit pas d’alcool et qu’il a cessé de fumer. Il
voit dans un corps sain la condition d’un « savoir sain ». Il cite Nietzsche et affirme :
« Je m’efforce actuellement de me faire mal et cherche les vérités désagréables »3.
Un tel engouement pour Nietzsche n’avait rien d’exceptionnel à cette époque.
Vers 1910, l’auteur du Zarathoustra était un philosophe à la mode. En 1896, sous
l’impulsion d’Elisabeth Förster-Nietzsche, la sœur du philosophe, des archives de
Nietzsche avaient été fondées et très vite implantées à Weimar. Des artistes majeurs
discutaient de Nietzsche. Hans Olde avait réalisé en 1899 une impressionnante et
célèbre gravure d’un Nietzsche rivé à son lit, au regard absent, portant une
abondante et broussailleuse moustache. Max Klinger avait sculpté en 1902 un
bronze du philosophe. Edvard Munch en avait réalisé un portrait en 1906. C’est dans
ce contexte que Dix cherche à devenir un artiste nietzschéen.
Que retient-il avant tout de Nietzsche ? Il semble surtout avoir été fasciné par
la représentation du surhomme. Cette notion a été l’objet de nombreux contre-sens,
notamment par les nazis qui ont pu y voir l’expression d’un homme supérieur, plus
fort que les autres. Otto Dix fut d’ailleurs exaspéré par cette utilisation à des fins
idéologiques du philosophe : « C’est pourquoi j’ai été si exaspéré quand les nazis se
revendiquèrent de lui, le comprirent, voulurent le comprendre, de manière
complètement fausse à partir de leur théorie du pouvoir totalitaire »4.
Pour comprendre la notion de surhomme, il faut préciser le sens de ce que
Nietzsche appelle la « volonté de puissance » (Wille zur Macht). L’ontologie vitaliste
nietzschéenne définit l’être comme vie et la vie comme volonté de puissance. Cette
dernière n’est pas appétit de pouvoir mais vouloir de son propre accroissement. Mais
l’analyse généalogique met en évidence deux types d’attitude à l’égard de
l’existence : d’une part, une force active, qui affirme la vie ; d’autre part, une force
réactive, une vie décadente, qui nie la vie. On la retrouve dans la morale chrétienne
qui méprise le corps et ses pulsions (la vie terrestre) pour magnifier un monde
transcendant. Le terme de surhomme signifie alors l’idée d’un dépassement d’un
type de vie prédominant dans la culture européenne, qui, sous l’autorité de la morale,
3 Cité par Olaf Peters, Otto Dix. Der unerschrockene Blick. Eine Biographie, Stuttgart, Reclam, 2013,
p. 31.
4 Ibid.
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est hostile aux valeurs de la vie. Le surhomme est ainsi celui qui sait que Dieu est
mort et qui cherche à développer des valeurs favorables à la vie. Le surhomme dit
oui à la vie.
Otto Dix fait sienne cette attitude affirmative à l’égard de l’existence. Dans son
Journal de guerre, il note ainsi : « L’artiste : quelqu’un qui a le courage de dire oui »5.
Dès les œuvres d’avant-guerre mais encore plus après la guerre dans sa période de
Dresde cet amour de la vie, du terrestre, des êtres humains avec leurs pulsions
occupent une place primordiale. L’érotisme de femmes plantureuses, de danseuses,
de prostituées, les bordels sont des thèmes récurrents à partir de 1920 [Suleika, das
tätowierte Wunder, 1920, huile sur toile, 162 x 100 cm, collection privée ; Erinnerung
an die Spiegelsäle in Brüssel, 1920, huile et glacis sur fonds d'argent sur toile, 124 x
80,4 cm, Paris, Musée d’art moderne George Pompidou ; Ich in Brüssel [1922,
aquarelle et crayon, 49 x 36,8 cm, Otto Dix Stiftung, Vaduz ; Mädchen mit Rose,
1923, aquarelle, 61 x 48,2 cm, collection privée]. Mais cet érotisme est néanmoins
chez Dix indissociable de la mort et même de la pulsion de mort [Lustmord, 1922,
eaux-forte, pointe sèche, 27,5 x 34,6 cm, Otto Dix Stiftung, Vaduz]. Il se montre en
cela plus proche de Freud que de Nietzsche : Eros se manifeste bien souvent avec
Thanatos.
II. Le buste de Nietzsche
C’est sous cette influence nietzschéenne qu’Otto Dix réalise en 1914 un buste de
Nietzsche, une des rares sculptures façonnées par le peintre. Le buste est réalisé en
plâtre d’une hauteur d’environ 60 cm et qui était recouvert à l’origine d’une peinture
vert foncé. L’idée semble lui avoir été suggérée par Richard Guhr qui était professeur
à la Kunstgewerbeschule de Dresde. Un tel travail faisait partie du programme de
l’école. encore, le thème n’était pas original. Dès 1895 et 1898, Siegfried
Schellbach et Max Kruse avaient réalisé des bustes du philosophe en plâtre et en
marbre. Otto Dix connaissait le bronze de Klinger. Le buste de Dix fut acquis par
Paul Ferdinand Schmidt pour le musée de la ville de Dresde ; en 1937, considéré
comme « dégénéré », il fut retiré de l’exposition et il fut vendu aux enchères à
Lucerne en 1939 par les nazis. Il a depuis lors disparu.
5 Cité par Otto Conzelmann, Der andere Dix, Stuttgart, Klett-Cotta, 1983, p. 131.
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Le buste de Dix présente cependant une incontestable originalipar rapport
aux sculptures antérieures de Nietzsche. Ce qui frappe tout d’abord est le
mouvement vers l’avant de la tête du philosophe, qui donne à la sculpture une
grande force expressive. La couleur verte devait accentuer cette expressivité. Olaf
Peters6 a de manière convaincante rapproché le buste d’un aphorisme du Gai savoir
(IV, § 310) qu’Otto Dix connaissait nécessairement et le philosophe assimile la
volonté à la vague (Wille et Welle). Le début de l’aphorisme fait incontestablement
penser à la dynamique du buste :
« Cette vague, avec quelle avidité elle s’avance, comme s’il s’agissait d’atteindre
quelque chose ! Il semble que quelque chose y soit caché, d’un très grand prix. Et
voici qu’elle revient avec plus de lenteur, encore toute blanche d’émotion… Mais déjà
s’approche une autre vague plus avide, plus avide, plus sauvage que la première…
Ainsi vivent les vagues – ainsi vivons-nous, nous autres êtres vivants ! ».
Le buste de Nietzsche peut donc être interprété comme une représentation de la
volonté de puissance, de l’affirmation de la vie. La suite de l’aphorisme donne une
caractérisation chromatique de ce vouloir et éclaire le choix de la couleur du buste :
« Eh bien ! Soyez donc courroucés ! Aussi haut que vous pourrez dresser vos
redoutables corps verdâtres, formez un mur entre moi et le soleil comme faites à
l’instant ! En vérité, déjà il ne reste plus rien du monde que le vert crépuscule, et de
verts éclairs. Dansez à votre gré, belles tumultueuses, hurlez de plaisir et de
méchanceté »7.
On peut aussi penser que ce vert permettait en même temps à Dix d’adopter la
radicalité chromatique de l’expressionnisme qu’il prisait à cette époque.
III. La figure du Christ
Cet amour de la vie que Nietzsche chante dans Ainsi parlait Zarathoustra s’oppose à
tous les contempteurs de la vie, notamment contre le christianisme. Mais alors la
figure du Christ est-elle omniprésente chez Nietzsche ? Il a été en effet souvent
6 Peters, 2013, op. cit., p. 33-35.
7 Nietzsche, Le gai savoir, IV, § 310.
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