SECOUSSES CIVILISATIONNELLES (VI) QUEL NOUVEAU PRINCIPE DE SENS ? DECONSTRUCTIONS Par Jean Cornil Je m’efforce au fil de ces modestes analyses d’apporter quelques éclairages sur notre époque qui oscille entre le cristal du slogan abusif et la fumée qui nous plonge dans le brouillard des repères évanouis. Conduire une vie ou une société en l’absence de carte risque vite le ravin. C’est pourquoi je pense, après beaucoup d’autres, que le retour sur les grands schémas structurant le passé est primordial. L’atmosphère privilégie certes l’amnésie, le « hic et nunc » qui voile les soubassements de longue durée et les continuités historiques. Raison supplémentaire pour entrevoir la généalogie de l’ambiance conceptuelle et pratique de ceux qui nous ont précédés. Après l’ajustement cosmologique, les promesses des monothéismes et le recentrage de l’humanisme et au delà des mille muances à apporter à tous ces récits de l’homme et de l’univers, vient le momentum d’un bouleversement profond qui transpire jusqu’à nos jours. Le principe de la déconstruction, qui émerge au XIX ème siècle et traverse tout le XXème, signifie que les constructions que l’humain a bâties pour apporter un sens à sa vie, sont en fait trompeuses et illusoires. Le monde n’a rien d’une architecture cosmique harmonieuse comme le concevaient les Grecs. Il n’y a pas plus un royaume de Dieu qui nous rachèterait de nos souffrances terrestres. Encore moins l’idée d’un homme totalement transparent à lui-même, capable par la raison de forger son libre-arbitre, sa liberté d’acte et de conscience. L’autonomie de l’homme, si chère à Descartes et à ses successeurs, va se révéler être un leurre, un fantasme, une fiction. Déjà Spinoza, au cœur du XVII ème siècle définira l’homme par le désir et un enchaînement de causes qui le déterminent de manière implacable. Et au XXème siècle, Michel Foucault, dans une formule, invitera à penser « la mort de l’homme ». Cette déconstruction des songes, le crépuscule des idoles, selon le titre d’un ouvrage fameux de Nietzsche, et puisqu’il faut la situer historiquement, commence avec la philosophie d’Arthur Schopenhauer. Le penseur allemand va critiquer profondément l’idée que le monde est rationnel et que l’existence a un sens. En fait, derrières les constructions grandioses des religions et des métaphysiques, il n’y a 1 que des « pulsions, des intérêts, des motifs cachés plus ou moins avouables » comme l’écrit Luc Ferry. La conscience étant trompeuse, il faut faire la généalogie des nobles valeurs qui nous animent pour mettre à nu ce que Schopenhauer appelle la volonté, ce torrent de forces aveugles, d’instincts non maîtrisés, de pulsions inconscientes. Et cette volonté s’oppose à la représentation où tout est clair, rationnel, lumineux, ordonné, scientifique. Mais c’est la volonté, le soubassement incontrôlable de l’iceberg, qui en fait prime et nous détermine. Comme l’écrit Nietzsche, « toute philosophie dissimule une autre philosophie, toute opinion est une cachette, toute parole peut être un masque ». Toute l’œuvre de Nietzsche apparait d’ailleurs comme la généalogie de tous les processus moraux, économiques, culturels, sociaux et pulsionnels qui nous traversent à notre insu. Il remet à plat l’illusion d’un homme pleinement libre, conscient et rationnel. Il dévoile les motifs inavoués qui guident nos actions et nos interprétations du réel. En ce sens, selon la fameuse formule de Paul Ricoeur, il inaugure le courant de pensée des « maîtres du soupçon », qui se poursuivra avec Marx et Freud. Il déconstruit tous les idéaux qui en leur nom, nient le réel et la vie au nom de valeurs prétendument supérieures. Dans son Zarathoustra, Nietzsche écrit : « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non ». Une douche glacée pour tous ceux qui rêvent que « la vraie vie est ailleurs ». Pour le philosophe du dionysiaque, le sens de l’existence transparait dans l’intensification des forces vitales contre toutes les religions et toutes les métaphysiques qui niaient la vie au nom d’arrière-mondes plus vrais et plus prometteurs. Philosopher à coups de marteau. Les coups de marteau vont poursuivre leur lent travail de sape tout au long de ce siècle. Avec Darwin et sa révolution évolutionniste, qui heurte de plein front la conception fixiste où les espèces naturelles ont été créées et définies de manière définitive par Dieu, et qui détruit l’image d’une nature stable et ordonnée par le rôle capital du hasard dans la transmission des variations de la lutte pour la vie, et par la transformation de la notion du temps où il n’y a plus le temps de l’origine créé par Dieu et puis celui de l’histoire de l’homme et de la nature. Ebranlement majeur qui met à mal toute finalité dans l’ordre des espèces et toute intention divine qui voyait une nature nécessaire, essentielle et immuable. Le soupçon suivant viendra des analyses de Karl Marx et de Friedrich Engels sur la société industrielle et les stades du capitalisme. Les structures sociales sont chez l’homme largement inconscientes et il faut démasquer et démystifier l’opinion courante, la doxa, qui cache en fait l’idéologie de la classe dominante, la bourgeoisie, qui rend « naturels » et légitimes les rapports de domination et d’aliénation. Il convient donc de procéder à une analyse minutieuse de la réalité sociale pour démasquer les processus et les rouages que chacun a inconsciemment incorporés dans son logiciel mental. C’est la condition essentielle pour interpréter le monde et le transformer. Au XXème siècle, le sociologue Pierre Bourdieu tentera de mettre à nu tous les mécanismes de la reproduction sociale, notamment par l’école et les pratiques culturelles, qui justifient la domination par l’imposition de la violence symbolique. 2 L’étape supplémentaire du déshabillage de l’illusion rationaliste d’un homme totalement transparent à lui-même viendra avec la psychanalyse de Sigmund Freud. La découverte des deux grandes topiques de la psyché humaine montre que l’esprit ne se réduit pas à une instance consciente mais qu’il existe un inconscient complexe qui a sa propre logique et qui s’exprime sous la forme des rêves, des lapsus ou des actes manqués. Il y a une vie psychique élaborée et inconsciente qui d’une certaine manière et pour une grande part nous restera à jamais incompréhensible. C’est la lutte entres les instances de notre personnalité, le Ça, le Moi, et le Surmoi, qui forge notre équilibre mental, plus ou moins fragile selon les tempéraments. Notre corps et notre esprit sont le siège d’une guerre entre nos pulsions d’un côté, et les interdits sociaux et moraux, qui tentent sans cesse des compromis, de l’autre. Freud tirera de sa compréhension et sa nouvelle grille d’analyse de la psychologie de l’homme, des ouvertures plus sociétales sur le malaise de la civilisation ou le rôle des monothéismes dans la régulation entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Darwin, Nietzsche, Marx et Freud sont autant de piques acérées lancées contre la conception d’un homme libre, conscient, maître de soi et responsable. Les œuvres de ces penseurs mettent à mal, par la découverte des soubassements cachés, qu’ils soient naturels, économiques ou psychiques, la domination illusoire de la raison. Au XXème siècle, d’autres sciences humaines, comme la sociologie, la linguistique ou l’anthropologie dévoileront, chacune leur domaine, les structures préalables à l’homme et en vertu desquelles il pense et agit, tout en étant dans l’illusion d’une maîtrise parfaite de ses paroles et de ses actes. La déconstruction culminera avec la philosophie de Heidegger et son monde de la technique qui n’a plus que comme seule fin elle-même. Ce triomphe de la raison instrumentale est le point final à la liquidation de l’idéologie humaniste et rationaliste issue des Lumières. La déconstruction comme principe de sens traduit une nouvelle définition de l’homme. D’un être rationnel puis d’un sujet de Dieu, l’homme est devenu une créature soumise au poids des structures, déterminée par ses conditions sociales, son passé familial, ses désirs inconscients, sa langue, sa culture et son histoire comme l’exprime si bien Francis Wolff. Aujourd’hui avec l’homme cognitif des neurosciences, « l’homme assujetti » aux sciences humaines et sociales laisserait-il la place à un homme assujetti à ses gènes, aux performances de son cerveau et au poids de l’évolution biologique ? De l’homme structural à l’homme neuronal ? 3 Références Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, Grasset, 2002. Robert Misrahi, Spinoza, Médicis Entrelacs, 2005. Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne, Albin Michel, 2008. Frédéric Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Gallimard, 1974. Clément Rosset, Schopenhauer, Philosophe de l’absurde, PUF, 1967. Luc Ferry et Claude Capelier, La plus belle histoire de la philosophie, Robert Laffont, 2014. Frédéric Nietzsche, Par delà le bien et le mal, Union générale, d’Editions, 1977. Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Librairie générale française, 1983. Gilbert Hottois, De la Renaissance à la postmodernité, Editions De Boeck Université, 2002. Pascal Picq, De Darwin à Lévi-Strauss, L’homme et la diversité en danger, Odile Jacob, 2013. Gérard Duménil, Michael, Löwy, Emmanuel Renault, Lire Marx, PUF, 2009. Pierre Mounier, Pierre Bourdieu, une introduction, La Découverte, 2001. Roland Jacquard, Freud, PUF, 1983. Stéfan Sweig, Sigmund Freud, La guérison par l’esprit, Belfond, 1999. Jean-Marc Ferry et Justine Lacroix, La pensée politique contemporaine, Bruylant, 2000. Francis Wolff, Notre humanité, D’Aristote aux neurosciences, Fayard, 2010. 4