
 
que  des  « pulsions,  des  intérêts,  des  motifs  cachés  plus  ou  moins  avouables » 
comme  l’écrit Luc  Ferry. La  conscience  étant trompeuse, il faut faire la généalogie 
des nobles valeurs qui nous animent pour mettre à nu ce que Schopenhauer appelle 
la  volonté,  ce  torrent  de  forces  aveugles,  d’instincts  non  maîtrisés,  de  pulsions 
inconscientes.  Et  cette  volonté  s’oppose  à  la  représentation  où  tout  est  clair, 
rationnel,  lumineux,  ordonné,  scientifique.  Mais  c’est  la  volonté,  le  soubassement 
incontrôlable  de  l’iceberg,  qui  en  fait  prime  et  nous  détermine.  Comme  l’écrit 
Nietzsche, « toute philosophie dissimule une autre philosophie, toute opinion est une 
cachette, toute parole peut être un masque ». 
 
Toute  l’œuvre  de  Nietzsche  apparait  d’ailleurs  comme  la  généalogie  de  tous  les 
processus  moraux,  économiques,  culturels,  sociaux  et  pulsionnels  qui  nous 
traversent  à  notre  insu.  Il  remet  à  plat  l’illusion  d’un  homme  pleinement  libre, 
conscient et rationnel. Il dévoile les motifs inavoués qui guident nos actions et nos 
interprétations du réel. En ce sens, selon la fameuse formule de Paul Ricoeur, il 
inaugure le courant de pensée des « maîtres du soupçon », qui se poursuivra avec 
Marx et Freud. Il déconstruit tous les idéaux qui en leur nom, nient le réel et la vie au 
nom de valeurs prétendument supérieures. Dans son Zarathoustra, Nietzsche écrit : 
« Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui 
vous  parlent  d’espérances  supraterrestres ! Ce  sont  des  empoisonneurs,  qu’ils  le 
sachent ou non ». Une douche glacée pour tous ceux qui rêvent que « la vraie vie 
est ailleurs ». Pour le philosophe du dionysiaque, le sens  de  l’existence transparait 
dans  l’intensification  des  forces  vitales  contre  toutes  les  religions  et  toutes  les 
métaphysiques  qui  niaient  la  vie  au  nom  d’arrière-mondes  plus  vrais  et  plus 
prometteurs. Philosopher à coups de marteau. 
 
Les coups de marteau vont poursuivre leur lent travail de sape tout au long de ce 
siècle.  Avec  Darwin  et  sa  révolution  évolutionniste,  qui  heurte  de  plein  front  la 
conception fixiste où les espèces naturelles ont été créées et définies de manière 
définitive par Dieu, et qui détruit l’image d’une nature stable et ordonnée par le rôle 
capital du hasard dans la transmission des variations de la lutte pour la vie, et par la 
transformation de la notion du temps où il n’y a plus le temps de l’origine créé par 
Dieu et puis celui de l’histoire de l’homme et de la nature. Ebranlement majeur qui 
met à mal toute finalité dans l’ordre des espèces et toute intention divine qui voyait 
une nature nécessaire, essentielle et immuable. 
 
Le soupçon suivant viendra des analyses de Karl Marx et de Friedrich Engels sur la 
société industrielle et les stades du capitalisme. Les structures sociales sont chez 
l’homme  largement  inconscientes  et  il  faut  démasquer  et  démystifier  l’opinion 
courante,  la  doxa,  qui  cache  en  fait  l’idéologie  de  la  classe  dominante,  la 
bourgeoisie,  qui  rend  « naturels »  et  légitimes  les  rapports  de  domination  et 
d’aliénation.  Il  convient  donc  de procéder à une  analyse minutieuse  de  la  réalité 
sociale pour démasquer les processus et les rouages que chacun a inconsciemment 
incorporés dans son logiciel mental. C’est la condition essentielle pour interpréter le 
monde et le transformer. Au XXème siècle, le sociologue Pierre Bourdieu tentera de 
mettre à nu tous les mécanismes de la reproduction sociale, notamment par l’école 
et les pratiques culturelles, qui justifient la domination par l’imposition de la violence 
symbolique.