La psychiatrie biologique a fait des progrès énormes cette dernière décennie. Elle a également permis de mieux appréhender la problématique de la neurotoxicité inhérente à la pathologie bipolaire, mais aussi avec les traitements. Le point avec le Dr Pierre Oswald (CRP Les Marronniers, Tournai et CHU Brugmann). Troubles bipolaires La neurotoxicité: une réalité à soupeser au quotidien Irritabilité, insomnie, labilité émotionnelle sont des prodromes certes non spécifiques de l’accès maniaque. Quel est l’intérêt de leur détection précoce? Interview de Pierre Oswald*, par Dominique-Jean Bouilliez * CRP Les Marronniers, Tournai et CHU Brugmann Keywords: schizophrenia – manic phase – neurotoxicity Dr Pierre Oswald: Prévenir l’accès maniaque permet d’éviter au patient toutes les conséquences cliniques de l’état maniaque: labilité émotionnelle, irritabilité et donc souffrance pour lui et pour l’entourage. Rappelons ici que près de 50% des patients en phase maPierre Oswald niaque présentent des symptômes dépressifs et/ou anxieux objectivés par les différentes échelles de sévérité. Par ailleurs, cliniquement, la phase maniaque se complique presque toujours d’un épisode dépressif. La détection précoce permet aussi d’éviter au patient les conséquences sociales: perte d’emploi, hospitalisation, stigmatisation, isolement affectif, perte de revenus… Enfin, plus récemment, ont été mises en évidence les conséquences biologiques et cognitives de la répétition de l’état maniaque. Cet état, et sa répétition, fragilise l’organisme et en particulier le cerveau. Il existe donc un cercle vicieux qui s’intalle où le cerveau, plus fragile, devient plus vulnérable aux facteurs de stress qui précipitent l’état maniaque. Nous disposons maintenant d’éléments issus de la recherche neurobiologique qui confirment les données cliniques d’une aggravation clinique et cognitive lors de la répétition des phases maniaques. Quels sont les mécanismes biologiques qui expliquent la survenue d’un accès maniaque? La survenue d’un épisode maniaque est liée à une «explosion» endogène impliquant des neurostransmetteurs et des facteurs hormonaux, neurotrophiques et inflammatoires. Ces événements sont la traduction neurobiologique d’un stress. Parmi les facteurs de stress, on trouve les neurotransmetteurs dopaminergiques par exemple, les glucocorticoïdes, plusieurs cytokines et des facteurs neurotrophiques comme le N1862F BDNF. En bref, tout sujet qui présente à l’origine une fragilité génétique au développement d’un trouble bipolaire peut soit secréter «excessivement» ces facteurs de stress et ne 38 l Neurone • Vol 17 • N°7 • 2012 pas pouvoir y faire face, soit être inca- dysfonction endothéliale), il convient le traités sont sujettes à des biais impor- pable de se défendre face à ce «tsunami» plus possible de l’éviter! tants, tant elles diffèrent de celles sur neurobiologique. Ce débordement se patients traités par la sévérité moindre traduit cliniquement par un épisode ma- des symptômes. Et quel est le rôle de la dopamine dans cette neurotoxicité? D’un autre côté, que ce soit le lithium ou Comment peut-on définir la neurotoxicité? La dopamine semble également jouer un tés cognitives… rôle en tant que médiateur du stress oxy- Comme évoqué plus haut, l’épisode ma- Le concept de «charge allostatique» per- datif à travers un dysrégulation de l’ho- niaque per se est facteur de dégradation met d’approcher la notion de neurotoxi- méostasie des sous-types de récepteurs somatique et cognitive. Peu d’études cité de l’épisode maniaque. On peut dopaminergiques. existent pour faire la part des choses. définir la «charge allostatique» comme Le cercle vicieux est donc installé: le Mais citons ici les travaux de MP Del- le prix payé par l’organisme face à un stress répété agresse le cerveau déjà fra- Bello qui, investigant l’évolution structu- stress répété. On peut dès lors considérer gilisé du patient bipolaire. Sa charge al- relle de l’amygdale chez les enfants avec le trouble bipolaire comme une maladie lostatique augmente et diminue inexora- diagnostic de trouble bipolaire, a pu caractérisée par l’accumulation d’états blement sa capacité à se défendre. mettre en évidence une diminution sta- allostatiques dont la charge augmente In fine, la charge allostatique augmen- tistiquement significative de leur vo- avec le nombre d’épisodes. tant, les conséquences cliniques du- lume, alors que les sujets n’avaient ja- Les facteurs de stress évoqués plus haut rables apparaissent: dégradation co- mais été traités. sont à l’origine des facteurs secrétés vi- gnitive, développement de troubles Sans faire d’angélisme, il convient dès sant la protection de l’organisme. Par somatiques comme l’obésité, le diabète lors d’être prudent chez nos patients. exemple, face à un danger, notre cer- et les troubles cardiovasculaires. Tenant compte des risques liés directe- veau intègre et organise la réponse de Il y a donc un lien évident entre l’accu- ment aux médicaments, tout traitement l’organisme au travers des systèmes car- mulation des épisodes maniaques, la di- qui permet de diminuer le nombre d’épi- diovasculaires, métaboliques et immuni- minution de la capacité de réaction et sodes maniaques et donc la charge allo- taires. Mais quand le stress se répète et développement de troubles cognitifs et statique doit être soutenu et fortement que les réponses sont inappropriées, les somatiques. encouragé! Comment la différencier de la neurotoxicité du lithium et de certains antipsychotiques? Peut-on prévenir ces deux types de neurotoxicité? On connaît tous les effets secondaires du de l’épisode maniaque a un intérêt cer- lithium et de la plupart des antipsycho- tain: considérer que cet épisode a des tiques, sur les plans cognitif et soma- conséquences à très court terme, mais Durant un épisode maniaque, les fac- tique. Nous savons également d’après également des conséquences à long teurs de stress débordent un cerveau trop les études que le lithium, chez des vo- terme. Dans tous les cas, il s’agira de li- fragile, induisant une toxicité, caractéri- lontaires sains, diminue certaines fonc- miter le risque de rechute maniaque. sée par exemple par une réorganisation tions cognitives, comme la mémoire. Evoquons ici deux pistes. structurelle (atrophie de l’hippocampe Certaines études pointent également une •La piste médicamenteuse. Nous dis- via le BDNF ou dysfonction amygda- diminution de la créativité. Ces consé- posons actuellement d’un arsenal lienne par exemple). quences semblent être confirmées par imparfait mais qui a prouvé son effi- De récentes études pointent également certaines études d’imagerie, où, comme cacité. Premier principe: la médica- l’importance fondamentale du stress le valproate, le lithium diminue le signal tion doit toujours être priviligiée par oxydatif, dont on a démontré une aug- dans plusieurs zones cérébrales, tou- rapport à la non-intervention chez un mentation sérique de ses marqueurs (cal- jours chez le volontaire sain. Nous ne patient diagnostiqué bipolaire I, sur- cium binding protein B entre autres). disposons pas, à ma connaissance, de tout s’il est jeune. En effet, la charge Quand on connaît les dégâts d’un stresss plus amples données. allostatique risque d’augmenter si un oxydatif répété (dégradation de l’ADN, Les études sur les patients bipolaires non épisode devait se reproduire. Le niaque. les antipsychotiques, aucun n’a pu prouver une amélioration directe des capaci- facteurs de stress induisent non plus une protection, mais une (neuro)toxicité. La littérature évoque de plus en plus la neurotoxicité per se de l’accès maniaque. Comment l’expliquer? 39 l Neurone • Vol 17 • N°7 • 2012 La mise en évidence de la neurotoxicté choix de la médication est essentiel sodes maniaques. La psychoéduca- jouent un rôle plus important dans l’épi- et, idéalement, il faut se tourner vers tion a pour vocation également de sode initial que dans les épisodes sui- des médications dont les effets indé- permettre au patient de reconnaître vants. A ce jour, peu d’études ont confir- sirables métaboliques et cardiovas- les premiers signes d’une rechute, mé cette hypothèse. Il est évidemment culaires sont les plus contrôlés pos- eux-mêmes déjà neurotoxiques à bas séduisant de considérer que le phéno- sible. Dans le même ordre d’idées, bruit. mène de kindling induit une charge al- tant que faire se peut, il conviendra lostatique au départ liée aux événements d’éviter la surprescription et la poly- de vie stressants puis que les facteurs biologiques prennent le relais, sans lien facteurs augmentant la charge allo- Enfin, qu’en est-il du kindling? Et donc de la prévention des rechutes, même chez les patients bipolaires euthymiques? statique. Un sommeil de bonne qua- L’hypothèse du kindling a été dévelop- saire pour mieux comprendre les liens lité, une alimentation riche en anti- pée par RM Post dès 1992 mais plus fré- entre événements de vie stressants, oxydants et en oméga-3 par exemple quemment étudiée dans les troubles uni- sentiment subjectif de stress et consé- diminuent clairement et directement polaires que dans les troubles bipolaires. quences neurobiologiques objectives la neurotoxicité induite par les épi- Elle stipule que les stress psychosociaux des stress subis. thérapie, facteurs de stress oxydatif. • Et la piste psychoéducative, essentielle. Une bonne hygiène de vie a des conséquences directes sur les 40 l Neurone • Vol 17 • N°7 • 2012 évident avec d’éventuels stress perçus comme tels par le patient. Mais rien n’est prouvé. Un travail de recherche reste néces-