R. Manghi
R. Soulignac
D. Zullino
une question se pose
Jusqu’à la fin des années 90, les thérapeutes proposant des
soins pour les personnes dépendantes aux opiacés étaient con-
frontés à une population relativement jeune, à haut risque de
transmission de virus VIH et d’hépatite C, et pratiquant des
techniques de consommation très problématiques. Dans ce contexte, le risque
d’overdose était majeur. Cependant, depuis quelques années, bien que ces pro-
blèmes existent toujours, ils ont fortement infléchi et la fonction du soin se dé-
place d’une politi que très active de réduction des risques et des méfaits à
d’autres objectifs. Parmi les priorités d’aujourd’hui, on peut citer le vieillissement
de la population héroïno mane, les problèmes de polyconsommation, les abus de
benzodiazépines et la consommation compulsive d’alcool.
Mais surtout, un des défis majeurs est la difficulté pour ces patients de s’inscrire
dans un projet de vie qui fasse sens pour eux et qui leur permette une intégra-
tion dans la communauté citoyenne.
Ces réalités d’aujourd’hui font émerger davantage la nécessité d’une adapta-
tion de l’offre de soins plus orientée sur des approches psychothérapeutiques au
service du sens et du projet de vie du patient.
les débuts
L’histoire des thérapies basées sur la substitution débute dans la deuxième
moitié du XXe siècle. Au début des années 60, Dole et Nyswander1 ont fait la dé-
monstration de la pertinence, de la faisabilité et de l’utilité de recourir à la mé-
thadone comme produit de substitution dans le traitement de maintien des per-
sonnes dépendantes aux opiacés. L’utilisation de ces traitements est restée très
marginale pendant plusieurs années, car le principe de la substitution se heurtait
aux tenants encore majoritaires de l’abstinence comme seule voie de salut.
linvention du concept «réduction des risques»
Au début des années 80, le développement très rapide de l’épidémie VIH a
Opiates substitution programs : last chance
programs or deal for life quality ?
Substitution treatments have contributed to
a successful policy of risk reduction. These
treatments should now also include an «exis-
tential» dimension. Therefore the develop-
ment of a life plan for substance abuse pa-
tients becomes a main concern.
Therapist taking care of substance abuse pa-
tients should therefore ask themselves for
what purpose prescribe opiate substitution
treatments instead of just answering risk re-
duction issues. This shift requires us to move
from a logic of emergency with immediate
response to «passive» patients to a logic of
crisis asking the patients active participation
in their recovery process.
Rev Med Suisse 2013 ; 9 : 1669-71
Les traitements de substitution qui ont contribué à une politi-
que de réduction des risques efficace doivent actuellement
également s’inscrire dans une addictologie «existentielle».
Celle-ci donne une place centrale à l’élaboration d’un projet
de vie pour la personne souffrant d’addiction. C’est autour de
ce projet que les actes de soins vont s’inscrire.
Dans cette perspective, la question du thérapeute prenant en
soins des patients souffrant d’addiction ne va plus être seule-
ment de prescrire un traitement de substitution, mais surtout
pour quels objectifs le prescrire. Ce passage d’une réflexion
visant à la survie à une réflexion de soins orientée vers la vie
nous impose de passer d’une logique d’urgence avec réponse
immédiate pour un patient «passif» à une logique de crise de-
mandant au patient une participation active à son processus
de rétablissement.
Substitution aux opiacés :
programme de la dernière chance
ou pari sur la qualité de vie ?
réflexion
Revue Médicale Suisse
www.revmed.ch
18 spetembre 2013 1669
fait tomber les barrières par rapport à cette approche et le
traitement de substitution a été vu comme une mesure
préventive. Ce traitement visait à réduire les risques liés à
l’usage de matériel d’injection potentiellement infecté chez
les personnes qui consommaient des opiacés. Un rapport
de l’Organisation mondiale de la santé, fait en 1989, met
l’accent sur la nécessité de promouvoir les traitements de
substitution pour contrecarrer l’épidémie VIH.
La Suisse, dans le contexte des scènes ouvertes de la
drogue à la fin des années 80, a instauré la politique des
quatre piliers dès 1991. Cette politique unique au monde
propose de s’attaquer aux problèmes liés aux drogues à
travers quatre axes : la prévention, la réduction des risques,
le traitement et la répression. Cette politique en matière
de drogues a fait ses preuves et est définitivement inscrite
dans la loi depuis 2008. En ce qui concerne les traitements
de substitution, afin d’enrichir la palette déjà proposée de
traitements de substitution, la Confédération suisse dé-
bute en 1994 un projet très encadré en y adjoignant le trai-
tement de substitution à l’héroïne. Actuellement, la Suisse
compte 21 centres de prescription d’héroïne.2,3
Ce regard porté sur les traitements de substitution
comme étant une modalité de réduction des risques per-
dure même si, actuellement en Suisse, la problématique
VIH a clairement régressé. En 2013, une évaluation des pa-
tients du programme de prescription d’héroïne du Service
d’addictologie du Département de santé mentale et de
psychiatrie des HUG montre que 79% d’entre eux sont
séro négatifs pour le VIH. Le problème est plus lié à l’hépa-
tite C, qui touche 84% des patients.
nécessité dun nouveau concept :
«laddictologie existentielle»
En 2013, l’accessibilité au traitement de méthadone est
facilitée et simplifiée. Le réseau prescripteur est très élar-
gi et comporte un grand nombre de médecins généralistes
installés en pratique privée. Il est donc légitime actuelle-
ment de se questionner sur ce qui fait la spécificité d’un
centre psychiatrique public proposant un traitement de
substitution.
Les patients dépendants aux opiacés ont actuellement
une offre de soins très variée, ils vieillissent et les théra-
peutes prescripteurs d’opiacés voient émerger des comor-
bidités psychiatriques qui étaient auparavant moins au
premier plan. Parallèlement à l’intérêt de poursuivre le dé-
veloppement d’approches originales permettant de traiter
conjointement les comorbidités psychiatriques et l’addic-
tion, la priorité en addictologie est de déplacer le focus des
soins sur la question du sens d’un traitement.
Dans cette optique, il est légitime de positionner les
soins dans une perspective existentielle, c’est-à-dire dans
une réflexion portée sur le projet de vie. Le traitement
psychiatrique et psychothérapeutique basé sur la substi-
tution s’intègre dans cette vision et porte une attention
particulière sur les objectifs du patient et les moyens pour
les concrétiser. L’accent n’est plus seulement mis sur la
substitution comme un moyen pour réduire les ravages
causés par les risques liés au comportement addictif, mais
se porte actuellement sur les apprentissages, eux-mêmes
au service du projet du patient.
La figure 1 résume ce propos en montrant que le con-
texte en Suisse a changé au cours des dernières décen-
nies. Les enjeux des années 80-90, confrontés à la forte
morbidité et mortalité en lien avec les overdoses et les
épidémie VIH, sont des objectifs de survie. La logique qui
sous-tend les approches thérapeutiques pour les patients
dépendants aux opiacés à ce moment-là est prioritairement
celle de maintenir en vie, de contrôler, stabiliser et possi-
blement d’infléchir l’épidémie VIH ainsi que d’améliorer
l’accessibilité aux soins.
Actuellement, les patients dépendants aux opiacés vivent
plus longtemps, les séroconversions VIH ont clairement di-
minué, l’accès aux soins s’est amélioré et on peut considé-
rer que la substitution à visée de réduction des risques est
un succès. Le défi actuel des thérapeutes est celui de guider
les patients dépendants aux opiacés et demandeurs d’un
traitement de substitution, dans un questionnement ap-
profondi de la vision qu’ils ont d’une vie qui ait du sens
pour eux, dans une perspective de réhabilitation et d’inté-
gration citoyenne.
substitution et autoprescription
Remettre le traitement de substitution au service d’un
projet de vie permet de sortir d’un rapport au traitement
qui se suffit à lui-même, qui devient son propre but et qui
est donc à risque d’être «fétichisé» et enjeu de pouvoir :
pouvoir ordonné par le thérapeute qui décide du moment,
de la dose, de la fréquence, des modalités de début de
traitement et de la reprise. Les seuls pouvoirs restant aux
patients étant ceux de l’obéissance ou de l’usage de la
force, ceci pouvant peut-être éclairer les nombreux pro-
blèmes d’incivilités.
Pour un patient qui consulte dans un dispositif psychia-
trique pour passer de la consommation de drogues illé-
gales à une prescription médicalisée, il s’agit d’initier une
démarche qui va le conduire à passer de la logique de la
fin à celle du moyen. En effet, la personne souffrant d’ad-
diction a comme but de consommer et les relations qu’elle
développe dans ce contexte sont des moyens pour parvenir
1670 Revue Médicale Suisse
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18 spetembre 2013
Figure 1. De la survie à la vie : le défi actuel des
thérapies basées sur la substitution
Années 80-90
Contexte
Problème de mortalitéq
(épidémie VIH, overdoses)
Logique de «maintien»,
«contrôle», «stabilisation»,
«assainissement», etc.
Logique de «développement»,
«déploiement», «créativité»,
«fertilité», etc.
Objectif
survie
Objectif
vie
Contexte
Survie garantie, qespérance de vie
mais : non-participation citoyenne
Aujourd’hui
Succès
Défis
Programmes
substitution
opiacés
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18 spetembre 2013 1671
à ses fins, c’est-à-dire la consommation de substances.
A partir du moment où elle demande des soins, la per-
sonne souffrant d’addiction obtient la possibilité de s’ap-
puyer sur le traitement pour développer, en collaboration
avec les soignants et d’autres personnes significatives, les
compétences nécessaires pour aller vers une vie qui fasse
sens pour elle. C’est dans ce contexte que la substance de-
vient traitement et qu’avec ce traitement le thérapeute va
s’autoprescrire. Ces liens subtils entre thérapeute, patient
et traitement ne peuvent prendre sens que dans l’élabora-
tion d’un projet, aussi informe soit-il encore au début de la
prise en soins.
Mettre le projet du patient plus que la substitution au
centre du processus thérapeutique nous pousse à consi-
dérer le patient comme compétent et partenaire de sa tra-
jectoire de soins et nous demande de faire preuve de créa-
tivité pour aller à la rencontre de ses besoins. C’est partir
du postulat que le patient souffrant d’addiction peut se
mobiliser vers une progression et non seulement être sta-
bilisé par une action thérapeutique. Le traitement de subs-
titution est support de cette progression.
réduction des risques : fin dune histoire
ou inclusion dans une autre histoire ?
On peut alors se poser légitimement la question sui-
vante : la réduction des risques a-t-elle fait son temps ? Il
est bien clair que ce n’est pas le cas et qu’on ne peut se
permettre d’avoir une attitude séquentielle pour des pro-
blèmes aussi complexes que ceux rencontrés chez les per-
sonnes souffrant d’addiction. En effet, sans réduction des
risques (aide à la survie), pas de projet de vie. Mais, sans
projet de vie, pas de sens à la survie.
La réduction des risques devrait s’articuler également
dans une réflexion qui peut permettre au patient de don-
ner du sens à des changements de comportement aussi
importants que ceux nécessaires à une gestion de sa vie et
de sa santé plus sécure. La perspective d’un changement
de vie mobilise des ingrédients divers tels que l’ambiva-
lence, la motivation, l’appropriation et l’engagement. Ces
éléments ne peuvent être travaillés ou mobilisés que si les
changements prennent sens pour la personne.
une addictologie daujourdhui
Une structure qui s’organise autour de la survie va privi-
légier la réflexion et les compétences de l’urgence. Dans ce
focus, en effet, le but est d’agir vite pour sauver la vie de la
personne, ou du moins de répondre au plus vite au débor-
dement émotionnel engendré par un sujet ou un système
qui ne peut plus faire contenant. Même si la logique d’ur-
gence est parfois une réponse dans laquelle le thérapeute
peut mettre du sens, elle ne favorise pas le changement et,
à la longue, participe à l’épuisement du système.
Si le regard se porte sur le sens et la qualité de vie, les
structures s’organisent dans une logique de crise.4 Dans ce
contexte, en effet, l’accordage qui se construit au fil des en-
tretiens ainsi que les moyens qui vont être déployés et ré-
gulièrement réévalués dans leur efficacité et leur pertinen-
ce par le système thérapeute-patient, font contenant car ils
sont centrés sur les souhaits du patient pour sa vie. La
question aujourd’hui ne se contente pas de savoir quelle
substitution donner mais cherche à savoir quelles nou-
velles perspectives vont permettre cette situation nouvelle,
quels projets de vie vont pouvoir enfin se réaliser. Les soins
vont donc s’articuler sur cette question en privilégiant un
accueil et une réponse rapide, une évaluation soignée et
un accent mis sur des projets individualisés et régulière-
ment auto-évalués par et avec le patient.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêt en relation avec
cet article.
Dr Rita Manghi
Rodolphe Soulignac, psychologue, psychothérapeute
Pr Daniele Zullino
Service d’addictologie, HUG
70C, rue du Grand-Pré
1202 Genève
Adresse
Implications pratiques
L’addictologie d’aujourd’hui va donner une place très parti-
culière à l’élaboration avec le patient d’un projet de vie qui
fasse sens pour lui
Les traitements de substitution d’opiacés, qui se sont histo-
riquement inscrits surtout dans une politique de réduction
des risques, vont ainsi trouver leur spécificité psychothéra-
peutique dans une approche qui intègre la réflexion sur la vie
que le patient voudrait avoir et les actions qui vont permet-
tre de s’y approcher
L’approche de réduction des risques devient un moyen dans
ce processus plus qu’un but en soi
Ce changement de focus permet de passer d’un traitement
de substitution d’opiacés à un traitement basé sur la substi-
tution d’opiacés
>
>
>
>
1 Dole VP, Nyswander ME. A medical treatment of
diacetylmorphine (heroin) addiction. JAMA 1965;193:
646-50.
2 * Manuel Traitement avec prescription d’héroïne :
directives, recommandations, informations. Berne : Of-
fice fédé ral de la santé publique, Unité dépendances et
sida.
3 Gossop M, Grant M, Wodak A (sous la dir. de).
The use of methadone in the treatment and manage-
ment of opioid dependence. Genève : OMS, 1989.
4 ** Despland JN, Besson J. De l’urgence à la crise.
Rev Med Suisse Romande 1991;11:67-73.
* à lire
** à lire absolument
Bibliographie
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