AGAPES par MARIN WAGDA Galactobourico, baklava et gtiffa Nous avons vu comme la bastella pouvait se sucrer et avons découvert que les feuilles de bricks paraissaient avec autant d’élégance aux desserts qu’aux entrées. En sus des bastellas sucrées propres au Maghreb, il existe trois autres desserts de même catégorie. Le galactobourico, le baklava et la gtiffa. Le galactobourico est une tourte grecque faite avec des feuilles de filo enduites de beurre fondu dans un moule dont elles dépassent, et garnies de semoule au lait sucrée. Cette semoule, additionnée d’œufs et de beurre, est parfumée de metaxa et de raisins secs qui y ont macéré. Le metaxa est officiellement défini comme un brandy ou une eau de vie de vin. À vrai dire, les canons de cette liqueur tendent à lui fixer jusqu’à sept étoiles pour attester de sa qualité, comme des généraux d’opérette avec leur profusion de décorations. Les bouteilles aussi restent de formes multiples et le profane ne dispose pas de normes bien nettes pour s’y retrouver. Les maisons de spiritueux importent ce produit en France, et il nous est possible de nous instruire sans faire un voyage en Grèce, où notre temps pourrait être mieux occupé aux charmes de la nature et d’une culture plus que profuse et plus que millénaire. Si l’on désire s’essayer au galactobourico, prenons le metaxa pour ce qu’il est, sans snobisme, si nous en trouvons. Si nous n’en trouvons pas, un bon cognac de notre incomparable vignoble, dont nous sommes si fats, le remplacera sans gêne. Une fois la farce de semoule au metaxa et aux raisins secs déposée au milieu des feuilles de filo, on recouvre comme l’on fait de toutes les bastellas, et l’on passe au four pendant trois quarts d’heure. On arrose ensuite d’un sirop additionné du jus et du zeste d’un demi citron et on laisse refroidir avant de déguster. Le baklava L’autre dessert aux feuilles de filo représente sans doute un des plus éclatant succès de la pâtisserie ottomane. C’est le baklava (prononciation turque) ou baqlawa (prononciation arabe), qui s’est répandu en Europe et en Amérique du Nord, où les émigrés hellènes, turcs et maghrébins l’ont importé en vagues successives. Les recettes sont multiples, sur une base homogène d’un feuilleté entourant une garniture sucrée de fruits secs hachés, amandes et 96 N° 1250 - Juillet-août 2004 noix le plus souvent, imbibé de miel ou de sirop de sucre. Il est possible cependant de distinguer nettement deux traditions. Il y a en effet le baklava gréco-turc, où s’imposent les feuilles de filo et où dominent les noix. Il y a ensuite le baqlawa maghrébin, où les amandes sont presque exclusivement utilisées et où le feuilleté se compose non de diouls ou malsouqas (voir Hommes & Migrations n° 1245), mais de feuilles faites d’une pâte de semoule et farine, mouillée d’un peu d’eau, avec beurre et œufs. Longuement pétrie, cette pâte est divisée en petites boules aplaties finement au rouleau. Dans la tradition gréco-turque, les feuilles de filo sont enduites de beurre et déposées dans le fond du plat les unes sur les autres, sans dépasser comme pour la bastella. On dépose ensuite un mélange d’amandes et noix hachées mais craquant encore sous la dent, avec sucre et cannelle. D’aucuns ajoutent gingembre, coriandre et clous de girofle, mais mieux vaut s’en tenir à une sage simplicité. On alterne ensuite couches de filo et mélange de fruits secs sucrés et épicés, jusqu’au revêtement final de feuilleté. On découpe en carrés ou losanges et l’on enfourne trente minutes. On prépare pendant ce temps un sirop parfumé de cannelle, voire d’un clou de girofle et allongé d’un peu de jus de citron. Ce sirop est versé sur le baklava sortant du four, on laisse refroidir au moins vingt-quatre heures, on découpe définitivement selon Le baklava (prononciation turque) les formes dessinées avant la cuisson et ou baqlawa (prononciation l’on sert le baklava en losanges, dans arabe), s’est répandu en Europe des godets en papier. Le reste n’est que variantes. Nous avons et en Amérique du Nord, où les émigrés dit que le Maghreb ne se servait pas de hellènes, turcs et maghrébins l’ont importé ses “feuilles de bricks” à lui pour cette en vagues successives. recette, mais utilise un feuilleté spécial pour son baqlawa. Le montage est ensuite le même, avec des feuilles beurrées et superposées sur lesquelles est déposée la garniture. Dans cette région, l’amande est le fruit sec quasi exclusif, mais l’Est de l’Afrique du Nord consent au mélange des noix et des amandes. Autre particularité, on n’alterne pas couches de feuilles et garniture. On se contente d’une seule couche centrale de feuilleté. Pour le reste, le sirop qui imbibe le baqlawa est de miel et de fleurs d’orangers au Maghreb et non de sirop et de citron. La cannelle est aussi une épice répandue, mais l’on peut s’en passer. Les formes en losange sont aussi de mise. La fantaisie est permise. Le miel peut aussi bien mouiller les feuilles de filo que le sirop. Le Liban, toujours audacieux, a osé depuis longtemps le baklava aux pistaches seules ou accompagnées de noix de cajou, avec l’eau de fleurs d’orangers systématique au Maghreb. On peut en faire aussi aux noisettes, et le meilleur reste peut-être un baqlawa, avec le feuilleté maghrébin, une farce exclusivement aux noix, et mouillé avec du miel parfumé à la fois de jus de citron et d’eau de fleur d’oranger. “Fais ce que voudras”, et ne méprisons pas le baqlawa aux arachides des échoppes de pâtissiers maghrébins. Il mérite Agapes 97 respect, mais le brave consommateur hexagonal habitué à celui de l’épicier du coin doit en goûter de plus classiques pour prétendre à une expérience. Le Maroc n’a pas de tradition de baqlawa, même si le phénomène d’internationalisation des recettes l’a enclin à s’y introduire. Il a aussi bien, la gtiffa, dont il convient de relever la succulence au terme de ce voyage en pays de bastella. La gtiffa, tourte sucrée de Marrakech La gtiffa est une bastella sucrée de Marrakech, dont la farce est faite de petites dattes de la région, mêlées à des amandes et des noix en quantités égales (environ une livre de chaque). Les dattes dénoyautées, cuites à la vapeur et hachées, sont mélangées aux noix et amandes en poudre, avec de la cannelle, du beurre, de l’eau de fleurs d’oranger et de la gomme arabique. Le mélange est sucré avec miel, sucre, ou ce que l’on appelle du laasel sakkar (sucre inverti), épais sirop que les ménagères stockent dans des pots pour remplacer le miel. Il entre, dans cette recette, un autre ingrédient de la cuisine maghrébine traditionnelle, comparable par son usage à la gomme arabique, l’alun, qui donne une légère acidité et un peu d’astringence au laasel sakkar. Le monopole de la production et de la préparation d’alun en Méditerranée appartenait pendant le Moyen Âge à une région de l’Asie mineure : les rivages du golfe d’Izmir, avec les ports de Smyrne et de Phocée. Cette ville avait connu la gloire au VIe siècle avant Jésus-Christ et chacun sait que certains de ses colons sont à l’origine de Marseille. Toute la zone qui est aujourd’hui la Turquie est envahie au XIIe siècle par des tribus turques d’Asie centrale, mais les côtes résistent. Dès 1275, les Génois commercent dans le golfe et introduisent en Italie les techniques de l’alun. Alors que des principautés turques musulmanes dominent l’Asie mineure, Smyrne et Phocée, après les attaques des Turcs, des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, des troupes du pape et de Tamerlan, appartiennent à Gènes depuis le milieu du XIVe siècle, jusqu’à leur prise en 1417 par les Ottomans. Ces derniers descendent d’un chef de tribus de la région de Brousse, Osman 1er (1299-1326), fondateur de la dynastie qui régnera sur Constantinople du 29 mai 1453 au 3 mars 1924. La perte était majeure pour l’industrie de l’Occident chrétien. En effet, l’alun permettait aux colorants de s’accrocher aux tissus, il rendait les peaux imputrescibles et l’artisanat du papier s’en servait également. La prise de ces villes puis celle de Constantinople par une puissance musulmane furent donc de rudes coups pour la chrétienté. Mais le pape Pie II (1458-1464) put voir une compensation de la Sainte Providence dans la découverte, en 1462, à Tolfa, dans ses propres États, de mines d’alun qui allaient faire la prospérité du Saint Siège. En effet, les mines de Tolfa fournissent désormais d’importants revenus à la papauté, qui expédie le produit vers les centres textiles de Flandres et d’Angleterre. Des entrepôts du 98 N° 1250 - Juillet-août 2004 pape se trouvaient ainsi à Bruges et Anvers et les Génois furent longtemps les intermédiaires de ce commerce. Pourtant, à la fin du XVIe siècle, les marins de Saint-Malo s’imposèrent comme les distributeurs de cet alun, qu’ils échangent alors en Italie contre la morue qu’ils ont pêchée à Terre Neuve avant de retourner le vendre en Europe du Nord. Quant à la ménagère maghrébine, achetait-elle son alun aux négociants malouins, aux Génois ou aux marchands ottomans ? Nul ne saurait le dire car le commerce n’a ni âme ni religion. Il transcende toutes les frontières quand on ne le brime pas. Certains appellent cela liberté. Mais n’est-ce pas la liberté des loups dans la bergerie dans laquelle les pauvres brebis que nous sommes peuvent craindre d’être plus rudement tondues ? 䉳 Au sommaire du prochain numéro Enfants sans frontières N° 1251, septembre-octobre 2004 Comment protéger les enfants migrants ? Patrice Blanc La mobilité des jeunes roumains à l’heure de l’élargissement de l’Union Dana Diminescu Enfants en situation de “trafic” entre l’Albanie et la Grèce Daniel Stoecklin Mineurs isolés en zone d’attente Jean-François Martini L’expérience marseillaise de l’association “Jeunes errants” Jean Pierre-Deschamps Protection de l’enfance et droit d’asile, Angelina Etiemble Agapes Les enfants des demandeurs d’asile, entre désir d’intégration et crainte d’expulsion Jacques Barou L’accueil des mineurs isolés étrangers au LAO (Lieu d’accueil et d’orientation) de la Croix-Rouge à Taverny Maya Larguet La prise en charge des élèves migrants par l’institution scolaire : “Peut mieux faire” Claire Schiff Mais aussi des articles hors-dossier et des chroniques : Débats, Initiatives, Médias, Musiques, Agapes, Cinéma, Mémoire, Livres... 99